Lettres de Madame de Sévigné/Édition Monmerqué, 1862/Volume 1/Avertissement

Texte établi par Monmerqué, Hachette (1p. i-xxiv).

AVERTISSEMENT.

DES ÉDITEURS.


M. Monmerqué, depuis le moment où il acheva, en 1818, sa première édition des Lettres de Madame de Sévigné, jusqu’au jour de sa mort, qui le priva de la joie si vive qu’il s’était promise, de publier lui-même la seconde, s’était consacré tout entier, avec la plus infatigable ardeur et le soin le plus curieux, à revoir son œuvre, à la compléter, à l’améliorer de toutes les manières. Il est impossible de feuilleter sans attendrissement l’exemplaire interfolié où il avait réuni, amoureusement plutôt que laborieusement (rien ne coûte à qui aime ainsi], les matériaux de l’édition nouvelle. Tout y montre que là était son trésor et son cœur.

Nous avons acquis de M. Monmerqué le droit d’imprimer cette édition nouvelle, et nous en faisons paraître aujourd’hui les deux premiers volumes, qui seront suivis des autres à de courts intervalles.

Il nous a semblé qu’aucun auteur n’était mieux fait que Mme de Sévigné pour ouvrir notre Collection des grands écrivains de la France. Elle nous transporte en plein dix-septième siècle, au milieu de la belle époque à laquelle les plus éminents d’entre eux appartiennent. Elle nous fait connaître, mieux qu’aucun d’eux peut-être, sous ses aspects divers, cette société qui les a formés et qu’ils expriment, qui leur a donné son empreinte, et qui, en partie, a reçu d’eux la sienne. Par son éducation, ses relations premières, le tour et les habitudes dominantes de son esprit, elle appartient à la première manière du grand siècle ; et en même temps elle a beaucoup de ce qui caractérise la seconde.

Mais nous n’avons point à la juger, à la louer ici : son nom en dit plus que tous les éloges. Notre objet est simplement d’exposer, le plus brièvement que nous pourrons, ce qu’est la nouvelle édition.

Depuis que le chevalier de Perrin, usant avec une très-libre hardiesse des pleins pouvoirs que se donnaient autrefois les éditeurs, a publié en 1734 et 1754 ses deux Recueils des lettres de Mme de Sévigné, le texte arrangé par lui est devenu chose sacrée, définitive et immuable, et toutes les impressions suivantes l’ont invariablement reproduit. On s’en rapportait aveuglement à lui. Mme de Simiane, qui sans doute était soucieuse plus que personne de la gloire de sa grand’mère, l’avait autorisé, encouragé, approuvé : que demander de plus ? À tort ou à raison, nous demandons plus aujourd’hui. Quand il s’agit de l’authenticité des textes, et surtout d’un texte qui tient une si grande place dans l’histoire de la langue et des lettres françaises, nous ne nous prêtons à aucun accommodement, et nous n’avons, ou du moins nous n’écoutons, qu’un seul scrupule, celui de la vérité et de l’exactitude parfaites.

M. Monmerqué, dans son édition de 1818, avait, lui aussi, pour un trop grand nombre des lettres publiées par Perrin, adopte son texte sans y rien changer. Les moyens de le corriger qu’il a eus depuis à sa disposition, lui manquaient alors en grande partie : les moyens évidemment plutôt que le désir ; car les différences qu’il avait remarquées à chaque ligne entre les autographes qui nous restent, qu’il avait pu voir, et les lettres épurées, polies, châtiées, par le fondé de pouvoir de Mme de Simiane, avaient nécessairement éveillé tout d’abord sa défiance. Il n’avait pas pu ne pas comprendre que le devoir d’un éditeur du dix-neuvième siècle ne ressemblait en aucune manière à celui que Perrin croyait avoir à remplir ; que si, trente ans, soixante ans même après sa mort, Mme de Sévigné appartenait encore à sa famille, aujourd’hui elle appartient à l’histoire, comme un des témoins les plus sincères, les plus fidèles de son temps, et que nous la voulons telle qu’elle a été, non telle que le dix-huitième siècle nous l’a faite. En effet, le système de Perrin une fois admis, il n’y aurait pas de raison de ne pas recommencer l’opération de rajeunissement tous les cent ans : il serait tout aussi légitime et tout aussi logique de rhabiller maintenant l’illustre épistolaire à la mode de 1861, qu’il l’avait été de l’habiller, pour nos grand’mères et nos bisaïeules, a la mode de 1734, puis vingt ans plus tard, comme l’a fait çà et là le chevalier, à celle de 1754. Et en ce temps-là on ne faisait pas les choses à moitié. On ne s’en est pas tenu à adoucir quelques libertés d’expression, fort peu choquantes (à part un très-petit nombre) pour qui a pratiqué tant soit peu le dix-septième siècle ; à retrancher telle confidence, telle médisance, blessantes pour les survivants ou les héritiers de la société que fréquentait et jugeait la marquise ; on ne s’est pas borné à enseigner les bienséances à la noble dame : on a voulu de plus lui apprendre la grammaire, lui interdire les négligences, les répétitions, beaucoup de hardiesses et de familiarités de construction, certains mots, certains tous qui avaient vieilli ou dont les grammairiens ne voulaient plus. En outre, on a tantôt supprimé, tantôt resserre, les taxant évidemment de commérages et d’inutiles longueurs, bien des pages charmantes par le laisser-aller et le détail infini, bien des causeries du plus aimable abandon[1].

Nous ne voulons pas faire ici le procès à l’éditeur qui se montra si téméraire à force d’être prudent et scrupuleux. Parmi les motifs qui l’ont fait agir, il en est qui, au temps où il s’acquittait de sa tâche délicate, n’étaient pas sans valeur ; d'autres étaient au moins spécieux. On nous dit qu’aujourd’hui encore il y a des esprits difficiles. amis des bienséances et de la correction, qui préfèrent les retouches et les arrangements de Perrin au premier jet, à la libre aisance de Mme de Sévigné. Nous aimons à croire que ceux-là même nous pardonneront d’avoir voulu, partout ou faire se peut, reproduire les lettres telles qu’elles ont été écrites. En voyant le texte original, on appréciera d’autant mieux l’œuvre du chevalier, ce qu’il lui a fallu de courage et de patience (de son temps on eut ajouté : de bon goût), pour corriger la nature, tempérer le génie, et « rendre plus coulant et plus agréable aux lecteurs vulgaires le style étincelant et hasardé de l’incomparable marquise[2]. » Puis son œuvre d’ailleurs, nous n’avons pas voulu la supprimer (elle caractérise l’époque où il vivait), et l’eussions-nous voulu, nous ne l’aurions pas pu. Les deux Sévigné vivront : celle qui est sortie des mains de Dieu, et celle que le chevalier avait refaite à sa guise. Cette dernière a été trop souvent, trop fidèlement reproduite, pour n’être pas assurée, elle aussi, de l’immortalité. Dans l’édition même que nous donnons aujourd’hui, elle tient une grande place. Trop de lettres, hélas ne nous sont parvenues que dans l’état où Perrin les a mises : il n’en reste point d’autographes, point de copies anciennes, point d’impressions antérieures à celles du milieu du dix-huitième siècle.

Nous venons de nommer les trois sources où M. Monmerqué a puisé pour préparer sa nouvelle édition. Ce sont les originaux autographes, les copies anciennes, les éditions antérieures à Perrin. Tout cet appareil critique que M. Monmerqué avait réuni, que nous avons augmente depuis sa mort, n’épargnant pour cela ni frais ni peine, et qui s’enrichira encore, nous avons lieu de l’espérer, pendant l’impression, sera décrit et apprécié dans la Notice Bibliographique, qu’on a renvoyée, pour être sûr de la faire bien complète, au dernier volume. Cette notice sera suivie d’une table indiquant, lettre par lettre, d’où a été tiré le texte de chacune d’elles, et marquant, par l’authenticité et la pureté plus ou moins grandes de la source, le degré de confiance qu’il mérite.

Nous nous contenterons ici de dire aux lecteurs que les autographes qui se trouvent, soit dans les bibliothèques publiques, soit dans les collections privées, dont les possesseurs ont montré, à peu près sans exception, la plus libérale bienveillance, ont été collationnés avec une scrupuleuse attention, et qu’on les a exactement reproduits, sans se permettre, comme on s’en était cru le droit jusqu’ici (même parfois dans l’édition de 1818), d’y changer un seul mot, une seule construction.

Les originaux autographes sont malheureusement bien rares aujourd’hui; mais un grand nombre des lettres pour lesquelles ce secours manque ont été revues sur des copies anciennes, dignes de foi, qui ont permis de combler beaucoup de lacunes, souvent très-considérables, de réparer mille négligences, de corriger une infinité d’altérations volontaires. De ces copies, l’une contient les lettres échangées entre Mme de Sévigné et son cousin Bussy Rabutin : elle est tout entière de la main de Bussy lui-même. Deux autres manuscrits, dont l’un est écrit aussi par Bussy, ont fourni pour deux périodes, l’une assez longue, de cette partie de la Correspondance, d’excellents moyens de contrôle. Le texte des lettres à Pompone sur le procès de Foucquet a été notablement amélioré d’après deux copies qui, pour la plupart des additions et des corrections, sont d’accord entre elles. Enfin, pour le vrai fonds de la Correspondance, pour les lettres à Mme de Grignan, M. Monmerqué avait découvert un vrai trésor : une copie manuscrite fort considérable qui, avec un très-grand nombre d’autres lettres de la mère et de la fille, en contient heureusement une assez longue, dont l’original est parvenu jusqu’à nous : ce qui a permis de constater la fidélité de la copie, que recommandent d’ailleurs d’autres caractères d’authenticité. Cette transcription est, grâce à Dieu, l’œuvre de gens ignorants, et qui, s’il leur arrivait çà et là de ne pouvoir pas lire ou de lire mal, ne songeaient pas du moins à corriger ni à remanier.

Après les autographes et les copies manuscrites, il reste une troisième source, moins pure et moins sûre, mais précieuse aussi cependant, et qui confirme très-fréquemment les leçons et les additions du manuscrit dont nous venons de parler: ce sont les éditions antérieures au chevalier de Perrin, dans lesquelles on a déjà pris, il est vrai, certaines licences, et où de plus la négligence et l’ignorance ont souvent altère le texte primitif, mais qui du moins n’ont pas été systématiquement corrompues par cette méticuleuse prudence et ce purisme malavisé qui se sont donné plus tard si libre carrière.

À l’aide de ces divers documents et instruments critiques, M. Monmerquè s’était livré à un sérieux travail pour constituer le texte de sa nouvelle édition. Avant de mettre sous presse, nous avons pensé qu’il serait sage, pour couronner son œuvre et pour que la sécurité fût entière, de procéder à une dernière et définitive collation des originaux, des copies, des impressions anciennes. Cette collation, M. Monmerqué se réservait sans doute de la faire lui-même, s’il lui avait été donné de présider à la publication. On a reconnu, dès qu’on l’a commencée, qu’elle était indispensable : elle a fourni de très-nombreuses et très-essentielles améliorations et des additions considérables, et elle a été faite avec un soin si sévère et si consciencieux, qu’on peut, nous le croyons, la nommer, comme nous le faisions tout à l’heure, à beaucoup d’égards définitive.

L’établissement d’un texte pur, véritablement authentique ou faire se pouvait, et partout ailleurs pris du moins aux sources les plus dignes de confiance, était, sans contredit et sans comparaison, la grande et principale tâche. Une autre cependant avait aussi, aux yeux de M. Monmerqué, beaucoup d’importance : c’était la révision du commentaire. Il s’était attaché à le compléter, à le préciser, à le rectifier où besoin était, profitant pour cela, soit de ses propres recherches, soit de celles qui ont été faites, depuis 1818, ou sur le dix-septième siècle en général, ou sur Mme de Sévigné en particulier. Parmi les dernières, nous n’avons pas besoin de nommer les savants et intéressants mémoires, malheureusement inachevés, de Walckenaer ; parmi les premières, le riche et précieux commentaire de M. Paulin Paris sur Tallemant des Réaux, les excellents ouvrages de M. Cousin, qui ont porté à un degré de perfection qu’on pouvait croire impossible, l’alliance de l’érudition à la fois la plus élégante et la plus sûre, et des qualités éminentes du grand écrivain : bien d’autres noms, qui seront cités avec reconnaissance dans les notes, mais que nous ne pouvons énumérer dans cet Avertissement avec les éloges mérités, se présenteront ici d’eux-mêmes au lecteur. Dans cette partie du travail, dans la révision des notes, rien non plus n’a été négligé pour que l’œuvre fût digne du nom qu’elle porte, et pour rester le moins loin possible de cette précision et de cette exactitude où M. Monmerqué s’efforçait d’atteindre, et dont mieux que personne il aurait approché de plus en plus par ces derniers soins, souvent si efficaces, qui précèdent immédiatement et accompagnent l’impression. Pour nous conformer ici à son plan, et ne pas dénaturer son œuvre, on a donné aux notes un peu plus de place qu’elles n’en doivent tenir généralement dans le reste de la Collection des grands écrivains de la France. Il voulait que la lecture des lettres de Mme de Sévigné pût devenir pour qui voudrait lire les notes avec le texte, un vivant tableau de la société dont elle racontait la vie intime et quotidienne, qu’on y fit connaissance avec tous les personnages, qu’on sût leur parenté, leurs relations de société, leur rang, leurs fonctions, qu’il y restât le moins possible de ces figures qui ne vous disent rien et ne vous intéressent point parce qu’on ne sait qui elles sont.

M. Adolphe Regnier, de l’Institut de France, qui s’est chargé de diriger toute la collection des grands écrivains français, avait, à notre demande, promis à M. Monmerqué, peu de temps avant sa mort et lorsqu’il était déjà bien affaibli par l’âge et par la souffrance, de l’assister dans la publication de son édition nouvelle. Cette promesse, il eût désiré la tenir telle qu’il l’avait faite. Autant il a regretté d’avoir à suppléer son vénérable confrère, enlevé trop tôt aux lettres et à ses amis, autant il eût été heureux de le seconder dans ces derniers soins, de révision et d’achèvement, dont nous avons parlé. Mais son regret ne l’a point empêché de remplir avec une courageuse persévérance un engagement que la mort avait fort étendu en même temps qu’elle le rendait plus sacré. Il n’a voulu se décharger sur personne de la révision complémentaire du texte et de sa constitution définitive, et n’a pas livré à l’impression une seule ligne, soit des lettres, soit des notes, sans avoir tout examiné et vérifié. Il a été secondé par deux honorables auxiliaires, dont l’assistance a été de nature très-diverse, mais le zèle également profitable, et dont nous l’avons souvent entendu se louer avec reconnaissance. M. Rochebilière, qui a eu pendant plusieurs années des relations d’amitié et d’étude avec M. Walckenaer, et qui avait été choisi par M. Monmerqué lui-mème pour le seconder dans ses recherches et achever de mettre en ordre les éléments de la nouvelle édition, a continué soigneusement cette tâche et la continuera jusqu’à la fin : il joint aux autres qualités qu’elle demande, ces traditions précieuses qui se composent des conseils et surtout des exemples des deux hommes éminents qui ont été ses premiers guides. Pour mettre la dernière main à l’annotation, un jeune professeur aussi instruit que modeste, M. Desfeuilles, a montré jusqu’ici et ne se lassera pas de montrer, sous la constante direction de M. Regnier, ce bon vouloir infatigable, et dévoué on peut le dire, qui chez lui fait valoir et féconde des qualités d’esprit et de goût aussi sûres que délicates. A ces noms nous devons joindre celui du fils aîné de M. Regnier, qui a secondé utilement son père pour la collation des textes et divers autres travaux préparatoires. Comme on le voit, rien n’a été épargné pour que cette édition vraiment nouvelle fût digne à tous égards de M. Monmerqué, et ce qui assurément, dirait-il tout le premier s’il pouvait parler ici à notre place, importe bien davantage, pour qu’elle fût digne enfin de Mme de Sévigné elle-même, autant du moins qu’il est possible encore après deux siècles bientôt, si peu ou si mal soucieux de sa gloire.

Toutes les lettres et tous les fragments de lettres qui ont été. publiés à part depuis 1818, en très-grande partie par M. Monmerqué lui-même, ont été placés à leur date dans la nouvelle édition. On y a aussi inséré le recueil de Millevoye (Paris, Klostermann, 1814, in-8°), en laissant toutefois de côté (ce que n’avait pas fait Gault de Saint-Germain, qui le premier a fondu ce volume dans l’ensemble de la Correspondance) les lettres qui n’intéressent ni de près ni de loin Mme de Sévigné. Les originaux des lettres contenues dans ce recueil existent encore et ont été tous collationnés de nouveau très-attentivement. Ils appartiennent pour la plupart à une noble famille, qui nous a gracieusement permis d’en envoyer prendre sur les lieux de nouvelles copies : c’était un soin nécessaire, car il s’était glissé dans la première impression un certain nombre de fautes, dont quelques-unes sont fort étranges.

Outre ces additions de lettres déjà imprimées ailleurs, mais dispersées, l’édition nouvelle s’est enrichie, grâce à de bienveillantes communications, dont nous ne pouvons assez ni nous féliciter ni nous montrer reconnaissants, d’un petit nombre de lettres inédites, publiées d’après des autographes de Mme de Sévigné qui ont été confiés à M. Regnier de la manière la plus généreuse.

Parmi les originaux qui se sont conservés, il y a quelques rares lettres d’affaires. On s’est bien garde de les exclure de la collection. Elles ont aussi leur importance, et à d’autres égards et particulièrement pour l’histoire de la langue.

Enfin, conformément au plan de M. Monmerqué, le nombre des lettres écrites à Mme de Sévigné a été également complété. Outre l’intérêt que plusieurs ont par elles-mêmes, elles contribuent toutes à nous faire connaître la société dans laquelle elle vivait, et quelques-unes, par leur style pénible et maniéré, font mieux ressortir encore le naturel et l’aisance de la charmante épistolaire[3].

Comme cette édition des lettres de Mme de Sévigné fait partie de notre Collection des grands écrivains de la France, elle sera accompagnée des annexes diverses que nous avons annoncé devoir être jointes à chaque auteur. Nous n’en rappelons ici que deux : la Table analytique, qui contiendra, sans une seule omission volontaire, toutes les mentions de noms de personnes et de lieux, d’institutions, d’usages, enfin tout ce qui peut prendre place dans une table alphabétique ; et le Lexique, où seront relevés les termes, les tours, les locutions propres à Mme de Sévigné ou à son temps.

M. Monmerqué se proposait de refondre la Notice biographique, ou plutôt d’en composer une nouvelle ; mais il avait trop différé l’exécution de ce dessein et n’a pu l’accomplir. La notice placée au commencement de notre premier volume est l’œuvre de M. Paul Mesnard, auteur de l’Histoire de l’Académie française et de la belle Introduction qu’on lit en tête des Projets de gouvernement du duc de Bourgogne. Ce n’est point à nous de nous étendre ici sur le mérite de cette biographie. Il est possible qu’avant de la lire on la trouve un peu longue : elle l’est beaucoup plus en effet que ne le voudrait le plan de la Collection ; mais ici une exception était légitime. Pour une correspondance où les relations de famille, d’amitié, de société, toutes les affaires du temps, soit publiques, soit privées, tiennent tant de place, une biographie détaillée est une introduction nécessaire, qui, réunissant les mille notions éparses, les change en un intéressant et lucide ensemble[4].

Pour que rien ne manque à cette nouvelle édition, on remettra gratuitement aux souscripteurs, avec le dernier volume, deux portraits, l’un de Mme de Sévigné, l’autre de Mme de Grignan, des vues des lieux intéressants par le souvenir de l’illustre marquise, des fac-simile de son écriture et de celle des principaux correspondants, les armoiries des quatre familles de Sévigné, de Rabutin, de Grignan et de Simiane.

Il nous resterait un devoir à remplir, que nous aimerions à accomplir sans délai, en tête du premier volume. Nous voulons parler des remercîments dus à toutes les personnes qui se sont intéressées a la nouvelle édition et ont montré leur obligeance par des communications, soit de lettres originales, soit d’autres manuscrits, par d’utiles informations et de bons conseils. M. Monmerqué avait trouve partout où il s’était adressé la plus bienveillante assistance et le plus empressé concours. Quand M. Regnier, pour plus de sécurité, comme nous l’avons dit, et pour pouvoir répondre personnellement du nouveau texte, a voulu tout revoir de ses yeux, prendre de nouvelles copies des originaux, collationner une dernière fois les anciens manuscrits, il a rencontre à son tour chez les possesseurs le bon vouloir le plus libéral et le plus encourageant. Sa reconnaissance et la notre est on ne peut plus vive, et c’est peur nous un sensible regret de ne pas l’exprimer dès à présent, comme il serait convenable, en disant ce que nous devons a chacun ; mais ici l’espace nous manque pour entrer dans le détail et faire connaître la nature de chaque service, de chaque communication : nous serions obligés de nous borner, ce que nous ne voulons pas faire, à une simple énumération de noms propres. Puis, d’autre part, nous espérons que la liste de ceux qui auront contribué aux améliorations diverses de cette édition s’allongera encore pendant que les volumes suivants imprimeront. Qu’on nous permette donc, pour que cette liste soit complète et circonstanciée, de renvoyer les remercîments nominatifs au dernier volume. Nous prions les personnes qui nous savent leurs débiteurs d’agréer, en attendant, quelque insuffisante qu’elle soit ainsi, l'expression collective de notre sincère gratitude.

L. Hachette et Cie.




___________


COMPARAISON
DES PRÉCÉDENTES ÉDITIONS
DES LETTRES DE MADAME DE SÉVIGNÉ
AVEC LA NOUVELLE.


Les deux spécimens qui suivent ont été choisis entre un très-grand nombre de lettres où les suppressions et les altérations ne sont pas moins frappantes. Pour le premier, le nouveau texte reproduit exactement l’autographe même de Mme de Sévigné qui est à la Bibliothèque impériale de Vienne en Autriche ; pour le second, il est tiré de la copie des lettres à Mme de Grignan, dont il a été parlé dans l’Avertissement.

LETTRE DE MADAME DE SEVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

NOUVELLE ÉDITION.

Aux Rochers, dimanche 21e juin (1671).

Réponse au 30e mai et au 2e juin.

ÉDITIONS PRÉCÉDENTES.

Aux Rochers, dimanche 21 juin 1671.

Enfin, ma bonne, je respire à mon aise ; je fais un soupir comme M. de la Souche ; mon cœur est soulagé d’une presse et d’un saisissement qui en vérité ne me donnoit aucun repos. Bon Dieu ! que n’ai-je point souffert pendant deux ordinaires que je n’ai point eu de vos lettres ! Elles sont nécessaires à ma vie : ce n’est point une façon de parler ; c’est une très-grande vérité. Enfin, ma chère enfant, je vous avoue que je n’en pouvois plus, et j’étois si fort en peine de votre santé, que j’étois réduite à souhaiter que vous eussiez écrit à tout le monde hormis à moi. Je m’accommodois mieux

Enfin, ma fille, je respire à mon aise, je fais un soupir comme M. de La Souche : mon cœur est soulagé d’une presse qui ne me donnoit aucun repos ; j’ai été deux ordinaires sans recevoir de vos lettres,

et j’étois si fort en peine de votre santé, que j’étois réduite à souhaiter que vous eussiez écrit à tout le monde, hormis à moi. Je m’accommodois mieux

d’avoir été un peu retardée dans votre souvenir, que de porter l’épouvantable inquiétude que j’avois pour votre santé. Je ne trouvois de consolation qu’à me plaindre à notre cher d’Hacqueville, qui, avec toute sa bonne tête, entre plus que personne dans la tendresse infinie que j’ai pour vous : Je ne sais si c’est par celle qu’il a pour vous, ou par celle qu’il a pour moi, ou par toutes les deux ; mais enfin il comprend très-bien tous mes sentiments ; cela me donne un grand attachement pour lui. Je me repens de vous avoir écrit mes douleurs : elles vous donneront de la peine quand je n’en aurai plus ; voilà le malheur d’être éloignés ; hélas il n’est pas seul.

d’avoir été un peu retardée dans votre souvenir, que dle porter l’épouvantable inquiétude que j’avois de votre santé ; mais, mon Dieu !

je me repens de vous avoir écrit mes douleurs : elles vous donneront de la peine quand n’en aurai plus. Voilà le malheur d’être éloignées : hélas ! il n’est pas le seul.


Mais savez-vous bien ce qu’elles étoient devenues, ces chères lettres que j’attends et que je reçois avec tant de joie ? On avait pris la peine de les envoyer à Rennes, parce que mon fils y a été. Ces faussetés qu’on dit toujours ici sur toutes choses s’étoient répandues jusque-là ; vous pouvez penser si j’ai fait un beau sabbat à la poste.

Vous me mandez des choses admirables de vos cérémonies de la Fête-Dieu ; elles sont tellement profanes que, je ne comprends pas comme votre saint archevêque les veut souffrir : il est vrai qu’il est Italien, et cette mode vient de son pays ; j’en réjouirai ce soir le bonhomme Coetquen, qui vient souper avec mai. Je suis encore plus contente du reste de vos lettres ! Enfin, ma pauvre bonne, vous êtes belle ! Comment ? je vous reconnoitrois donc entre huit ou dix femmes, sans m’y tromper. Quoi ! vous n’êtes point pâle, maigre, abattue comme la princesse Olympie ! Quoi ! vous

Vous me mandez des choses admirables de vos cérémonies de la Fête-Dieu ; elles sont tellement profanes que je ne comprends pas comme votre saint archevêque les veut souffrir : il est vrai qu’il est Italien, et que cette mode vient de son pays.

Enfin, ma fille, vous êtes belle !

Quoi ! vous n’êtes point pâle, maigre, abattue comme la princesse Olympie ?

n’êtes point malade à mourir comme je vous ai vue! Ah! ma bonne, je suis trop heureuse. Au nom de Dieu, amusez-vous, appliquez-vous à vous bien conserver ; songez que vous ne pouvez rien faire dont je vous sois si sensiblement obligée. C’est à M. Grignan à vous dire la même chose, et à vous aider dans cette occupation. C ’est d’un garçon que vous êtes grosse, je vous en réponds ; cela doit augmenter ses soins.
ah! je suis trop heureuse. Au nom de Dieu, amusez-vous, appliquez-vous à vous bien conserver.
Je vous remercie de vous habiller ; vous souvient-il combien vous nous avez fatigués avec ce méchant manteau noir? Cette négligence étoit d’une honnête femme ; M. de Grignan vous en peut remercier, elle étoit bien ennuyeuse pour les spectateurs. C’est une belle chose, ce me semble, que d’avoir fait brûler les tours blonds et retailler les mouchoirs. Pour les jupes courtes, vous aurez quelque peine a les rallonger. Cette mode vient jusques à nous; nos demoiselles de Vitré, dont l’une s’appelle, de bonne foi, Mlle de Croque-Oison, et l’autre Mlle de Kerborgne, les portent au-dessus de la cheville du pied. Ces noms me rejouissent : j’appelle la Plessis Mlle de Kerlouche. Pour vous qui êtes une reine, vous donnerez assurément le bon air à votre Provence ; pour moi, je ne puis rien faire que de m’en réjouir ici.
Je vous remercie de vous habiller :

cette négligence que nous vous avons tant reprochée, étoit d’une honnête femme, votre mari peut vous en remercier, mais elle étoit bien ennuyeuse pour les spectateurs.


Vous aurez, ma chère bonne, quelque peine à rallonger les jupes courtes; nos demoiselles de Vitré, dont l’une s’appelle de Bonnefoi de Croqueoison, et l’autre de Kerborgne, les portent au-dessus de la cheville du pied. J’appelle la Plessis Mlle de Kerlouche ; ces noms me rejouissent.

Ce que vous me mande : sur ce que vous êtes pour les honneurs est extrêmement plaisant. J’ai vu avec beaucoup de plaisir ce que vous écrive à notre abbé; nous ne pouvons, avec de telles nouvelles, nous ôter tout à fait l’espérance de votre retour. Quand j’irai en Provence, je vous tenterai de revenir avec moi, et chez moi : vous se-
rez lasse d’être honorée ; vous reprendrez goût à d’autres sortes d’honneurs et de louanges et d’admiration : vous n’y perdrez rien, il ne faudra seulement que changer de ton. Enfin, nous verrons en ce temps-là.

En attendant, je trouve que les moindres ressources des maisons comme la vôtre sont considérables. Si vous vendez votre terre, songez bien comme vous en emploierez l’argent ; ce sont des coups de partie. Nous en avons vendu une petite où il ne venoit que du blé, dont la vente me fait un fort grand plaisir et m’augmente mon revenu. Si vous rendez M. de Grignon capable d’entrer dans vos bons sentiments. vous pourrez vous vanter d’avoir fait un miracle qui n’étoit réserve qu’à vous. Mon fils est encore un peu loin d’entrer sur cela dans mes pensées. Il est vrai qu’il est jeune, mais ce qui est fâcheux, c’est que quand on gâte ses affaires, ou passe le reste de sa vie à les rapsoder, et l’on n’a jamais ni de repos, ni d’abondance.

J’avais fort envie de savoir quel temps vous aviez en votre Provence, et comme vous vous accommodez des punaises. Vous m’apprenez ce que j’avais dessein de vous demander. Pour nous, depuis trois semaines, nous avons eu des pluies continuelles ; au lieu de dire, après la pluie vient le beau temps, nous disons, après la pluie vient la pluie. Tous nos ouvriers en ont été dispersés ; Pilois en étoit retiré chez lui, et au lieu de m’adresser votre lettre au pied d’un arbre, vous auriez pu me l’adresser au coin du feu, ou dans le cabinet de notre abbé, à qui j'ai plus que jamais des obligations infinies. Nous avons ici beaucoup d’affaires ; nous ne sa-

Nous avons eu ici des pluies continuelles ; et au lieu de dire : Après la pluie vient le beau temps, nous disons : Après la pluie vient la pluie. Tous nos ouvriers ont été dispersés ;

et au lieu de m’adresser votre lettre au pied d’un arbre, vous auriez pu l’adresser au coin du feu.

Nous avons eu depuis mon arrivée beaucoup d’af-

vons encore si nous fuirons les états, ou si nous les affronterons. Ce qui est certain, ma bonne, et dont je crois que vous ne douterez pas, c’est que nous sommes bien loin d’oublier cette pauvre exilée. Hélas ! qu’elle nous est chère et précieuse. Nous en parlons très-souvent ; mais quoique j’en parle beaucoup, j’y pense encore mille fois davantage, et jour et nuit, et ou me promenant (car on a toujours quelques heures), et quand il semble que je n’y pense plus, et toujours, et a toute heure, et à tous propos, et en parlant d’autres choses, et enfin comme on devrait penser à Dieu, si l’on étoit véritablement touchée de son amour. J’y pense d’autant plus que très-souvent je ne veux pas parler de vous. Il y a des excès qu’il faut corriger, et pour être polie, et pour être politique ; il me souvient encore comme il faut vivre pour n’être pas pesante : je me sers de mes vieilles leçons.

faires ; nous ne savons encore si nous fuirons les états, ou si nous les affronterons. Ce qui est certain, et dont je crois que vous ne douterez pas, c’est que nous sommes bien loin de vous oublier :

nous en parlons très-souvent ; mais quoique j’en parle beaucoup, j’y pense encore davantage, et jour et nuit,

et quand il semble que je n’y pense plus,

et enfin comme on devroit penser à Dieu si on étoit véritablement touché de son amour. J’y pense, en un mot, d’autant plus que très—souvent je ne veux pas parler de vous. Il y a des excès qu’il faut corriger, et pour être polie, et pour être politique ; iI me souvient encore comme il faut vivre pour n’être pas pesante : je me sers de mes vieilles leçons.

....Quand il (mon fils) sera parti, nous reprendrons quelque belle morale de ce M. Nicole. Il s’en va dans quinze jours à son devoir. Je vous assure que la Bretagne ne lui a point déplu.

J’ai écrit à la petite Deville pour savoir comme vous ferez pour vous faire saigner. Parlez—moi au long de votre santé et de tout ce que vous voudrez. Vos lettres me plaisent au dernier point : pourtant, ma petite, ne vous incommodez point pour m’écrire ; car votre santé va toujours devant toutes choses.

Nous admirons, l’abbé et moi, la bonté de votre tête sur les affaires ; nous croyons voir que vous serez la restauratrice de cette maison de Grignan : les un gâtent, les autres

....Quand il sera parti, nous reprendrons quelque belle morale de Nicole ;

raccommodent ; mais surtout il faut tâcher de passer sa vie avec un peu de joie et de repos ; mais le moyen, ma bonne, quand on est à cent mille lieues de vous ? Vous dites fort bien : on se parle et on se voit au travers d’un gros crêpe…

mais surtout il faut tâcher de passer sa vie avec un peu de joie et de repos ; et le moyen, quand on est à cent mille lieues de vous ? Vous dites fort bien : on se voit et on se parle au travers d’un gros crêpe…

Voilà une folie que je pousserois loin ; mais je reviens, et je trouve que le château de Grignan est parfaitement beau : il sent bien les anciens Adhémars. Je ne vois pas bien ou vous avez mis vos miroirs. L’abbé, qui est exact et scrupuleux, n’aura point reçu tant de remerciements pour rien. Je suis ravie de voir comme il vous aime, et c’est une des choses dont je veux vous remercier, que de faire tous les jours augmenter cette amitié par la manière dont vous vivez avec moi et avec lui. Jugez quel tourment j’aurois s’il avoit d’autres sentiments pour vous ; mais il vous adore.

Dieu merci ! voilà mon caquet bien revenu. Je vous écris deux fois la semaine, et mon ami Dubois prend un soin extrême de notre commerce, c’est-a—dire de ma vie. Je n’en ai point reçu par le dernier ordinaire, mais je n’en suis point en peine, à cause de ce que vous me mandez. Voilà une lettre que j’ai reçue de ma tante.

Voilà une folie que je pousserois loin. Mais je reviens, et je trouve que le château de Grignan est parfaitement beau : il sent bien les anciens Adhémars.

Je suis ravie de voir comme le bon abbé vous aime ; son cœur est pour vous comme si je l’avais, pétri de mes propres mains ; cela fait justement que je l’adore.

Votre fille est plaisante….

Votre fille est plaisante….

Adieu, ma très-aimable bonne ; embrassez M. de Grignan pour moi. Vous lui pouvez dire les bontés de notre abbé. Il vous embrasse cet abbé, et votre fripon de frère. La Mousse est bien content de votre lettre ; il a raison, elle est aimable.

(La suscription de la lettre originale est : Pour ma très-bonne et très-belle, dans son château d’Apolidon.)

Mme de Sévigné.

Adieu, ma très-aimable enfant ; embrassez M. de Grignan pour moi. Vous lui pouvez dire les bontés de notre abbé.

NOUVELLE ÉDITION

Aux Rochers, ce 15° juillet (1671).

Si je vous écrivois toutes mes rêveries, je vous écrirois toujours les plus grandes lettres du monde ; mais cela n’est pas bien aisé : ainsi je me contente de ce qui se peut écrire, et je rêve tout ce qui se doit rêver : j’en ai le temps et le lieu. La Mousse a une petite fluxion sur les dents, et l’abbé une petite fluxion sur le genou, qui me laissent le champ libre dans mon mail, pour y faire tout ce qui me plaît. Il me plaît de m’y promener le soir jusqu’à huit heures ; mon fils n’y est plus ; cela fait un silence, une tranquillité et une solitude que je ne crois pas qu’il soit aisé de rencontrer ailleurs.

Oh ! que j’aime la solitude !
Que ces lieux sacrés à la nuit,
Éloignés du monde et du bruit,
Plaisent à mon inquiétude !

ÉDITIONS PRÊCÉDENTES.

Aux Rochers, mercredi 15 juillet 1671.

Si je vous écrivois toutes mes rêveries sur votre sujet, je vous écrirois toujours les plus grandes lettres du monde ; mais cela n’est pas bien aisé : ainsi je me contente de ce qui se peut écrire, et je rêve tout ce qui se peut rêver : j’en ai le temps et le lieu. La Mousse a une petite fluxion sur les dents, et l’abbé a une petite fluxion sur le genou, qui me laissent le champ libre dans mon mail, pour y faire tout ce qu’il me plaît. Il me plaît de m’y promener le soir jusqu’à huit heures ; mon fils n’y est plus ; cela fait un silence, une tranquillité et une solitude que je ne crois pas qu’il soit aisé de rencontrer ailleurs.


Je ne vous dis point, ma bonne, à qui je pense, ni avec quelle tendresse ; à qui devine, il n’est pas besoin de parler. Si vous n’étiez point grosse, et que l’hippogriffe fût encore au monde, ce seroit une chose galante, et à ne jamais l’oublier, que d’avoir la hardiesse de monter dessus pour me venir voir quelquefois. Hélas ! ma bonne, ce ne seroit pas une affaire ; il parcourt la terre en deux jours ; vous pourriez même quelquefois venir diner ici, et retourner souper avec M. de Grignan, ou souper ici à cause de la promenade, où je serois bien aise de vous avoir ; et le lendemain, vous arriveriez assez tôt pour être à la messe dans votre tribune.

Je ne vous dis point, ma fille, à qui je pense, ni avec quelle tendresse ; quand on devine, il n’est pas besoin de parler. Si vous n’étiez point grosse, et que l’hippogryphe fût encore au monde, ce seroit une chose galante, et à ne jamais oublier, que d’avoir la hardiesse de monter dessus pour me venir voir quelquefois. Ce ne seroit pas une affaire : il parcouroit la terre en deux jours. Vous pourriez même quelquefois venir dîner ici, et retourner souper avec M. de Grignan, ou souper ici à cause de la promenade, où je serois bien aise de vous avoir ; et le lendemain, vous arriveriez assez tôt pour être à la messe dans votre tribune.

Mon fils est à Paris ; il y sera peu : la cour est de retour, il ne faut pas qu’il se montre. C’est une perte qui me paroît bien considérable que celle de M. le le Duc d’Anjou. On me mande que ma petite-enfant est fort jolie ; que sa nourrice en a beaucoup de soin, et que ce petit ménage va en perfection. Je prétends le trouver tout établi chez moi à Paris ; c’est une chose ridicule que les petites entrailles que je sens déjà pour cette petite personne. Mme de Villars m’écrit assez souvent, et me parle toujours de vous : elle est tendre, elle sait bien aimer ; elle comprend les sentiments que j’ai pour vous : cela me donne de l’amitié pour elle ; elle me prie de vous faire mille douceurs de sa part : sa lettre est pleine d’estime et de tendresse ; répondez-y par une petite demi-feuille que je lui puisse envoyer. Ce détour est beau pour aller jusques à elle ; mais pour les affaires pressées que vous avez ensemble, il n’est pas besoin d’une plus grande diligence. La petite Saint-Géran m’écrit des pieds de mouche que je ne saurais lire : je lui réponds des rudesses et des injures qui la divertissent, et moi aussi. Cette mauvaise plaisanterie n’est point encore usée ; quand elle le sera, je ne dirai plus rien, car je m’ennuierois fort d’un autre style avec elle.

Mon fils est à Paris ; il y sera peu : la cour est de retour, il ne faut pas qu’il se montre. C’est une perte qui me paroît bien considérable que celle de M. le duc d’Anjou.

Mme de Villars m’écrit assez souvent, et me parle toujours de vous : elle est tendre et sait bien aimer ;

cela me donne de l’amitié pour elle. Elle me prie de vous dire mille douceurs de sa part ; sa lettre est pleine d’estime et de tendresse pour vous ; répondez-y par une petite demi-feuille que je lui puisse envoyer.

La petite Saint-Géran m’écrit des pieds de mouche que je ne saurois lire ; je lui réponds des rudesses et des injures, qui la divertissent ; cette méchante plaisanterie n’est point encore usée ; quand elle le sera, je ne dirai plus rien, car je m’ennuierois fort d’un autre style avec elle.

Nous lisons toujours le Tasse avec plaisir ; je suis assurée que vous le souffririez, si vous étiez en tiers : il y a bien de la différence entre lire un livre toute seule, ou avec des gens qui entendent et relèvent les beaux endroits et qui par là réveillent l’attention. Cette Morale de Nicole est admirable, et Cléopatre son train, sans em—

Nous lisons toujours le Tasse avec plaisir ; je suis assurée que vous le souffririez, si vous étiez en tiers : il y a une grande différence entre lire un livre toute seule, ou avec des gens qui relèvent les beaux endroits et qui réveillent l’attention. Cette Morale de Nicole est admirable, et Cléopatre va son train, mais sans empressement et aux

pressement toutefois, c’est aux heures perdues. C’est ordinairement sur cette lecture que je m’endors ; le caractère m’en plaît beaucoup plus que le style. Pour les sentiments, j’avoue qu’ils me plaisent aussi, et qu’ils sont d’une perfection qui remplit mon idée sur les belles cimes. Vous savez aussi que je ne hais pas les grands coups d’épée, tellement que voilà qui va bien, pourvu qu’on m’en garde le secret.

heures perdues : c’est ordinairement sur cette lecture que je m’endors. Le caractère m’en plaît beaucoup plus que le style ; pour les sentiments, j’avoue qu’ils me plaisent, et qu’ils sont d’une perfection qui remplit mon idée sur la belle âme. Vous savez aussi que je ne hais pas les grands coups d’épée, tellement que voilà qui est bien, pourvu que l’on m’en garde le secret.

Mlle du Plessis nous honore souvent de sa présence ; elle disoit hier qu’en basse Bretagne on faisoit une chère admirable, et qu’aux noces de sa belle-sœur on avoit mangé pour un jour douze cents pièces de rôti : à cette exagération, nous demeurâmes tous comme des gens de pierre. Je pris courage, et lui dis : « Mademoiselle, pensez-y bien ; n’est-ce point douze pièces de rôti que vous voulez dire ? On se trompe quelquefois. — Non, Madame, c’est douze cents pièces ou onze cents ; je ne veux pas vous assurer si c’est onze ou douze, de peur de mentir ; mais enfin je sais bien que c’est l’un ou l’autre, et le répéta vingt fois, et n’en voulut jamais rabattre un seul poulet. Nous trouvâmes qu’il falloit qu’ils fussent du moins trois cents piqueurs pour piquer menu, et que le lieu fût une grande prairie, où l’on eût tendu des tentes ; et que s’ils n’eussent été que cinquante, il eut fallu qu’ils eussent commencé un mois devant. Ce propos de table étoit bon ; vous en auriez été contente. N’avez-vous point quelque exagéreuse comme celle-là ?

Mlle du Plessis nous honore souvent de sa présence ; elle disoit hier à table qu’en basse Bretagne on faisoit une chère admirable, et qu’aux noces de sa belle-sœur on avoit mangé pour un jour douze cents pièces de rôti : nous demeurâmes tous comme des gens de pierre. Je pris courage, et lui dis : « Mademoiselle, pensez-y bien ; n’est-ce point douze pièces de rôti que vous voulez dire ? On se trompe quelquefois. — Non, Madame, c’est douze cents pièces ou onze cents ; je ne veux pas vous assurer si c’est onze ou douze, de peur de mentir ; mais enfin je sais bien que c’est l’un ou l’autre, » et le répéta vingt fois, et n’en voulut jamais rabattre un seul poulet. Nous trouvâmes qu’il falloit qu’ils fussent pour le moins trois cents piqueurs pour piquer menu, et que le lieu fût un grand pré, où l’on eût fait dresser des tentes ; et que s’ils n’eusseut été que cinquante, il fallait qu’ils eussent commencé un mois auparavant. Ce propos de table étoit bon ; vous en auriez été contente. N’avez-vous point quelque exagéreuse comme celle-là ?

Au reste, ma bonne, cette montre que vous m’avez donnée, qui al-

Au reste, ma fille, cette montre que vous m’avez donnée, qui

NOUVELLE ÉDITION.

alloit toujours trop tôt ou trop tard d’une heure ou deux, est devenue si parfaitement juste qu’elle ne quitte pas d’un moment la pendule ; j’en suis ravie, et je vous en remercie sur nouveaux frais ; en un mot, je suis toute à vous. L’abbé me dit qu’il vous adore, et qu’il veut vous rendre quelque service : il ne voit pas bien en quelle occasion ; mais enfin il vous aime autant qu’il m’aime.

ÉDITIONS PRÉCÉDENTES.

loit toujours trop tôt ou trop tard d’une heure ou deux, est devenue si parfaitement juste qu’elle ne quitte pas d’un moment notre pendule ; j’en suis ravie, et vous en remercie sur nouveaux frais ; en un mot je suis tout à vous. L’abbé me dit qu’il vous adore, et qu’il veut vous rendre quelque service : il ne voit pas bien en quelle occasion ; mais enfin il vous aime autant qu’il m’aime.


___________




Les lettres qui ne figurent point dans la première édition de M. Monmerqué sont marquées d’un astérisque.

Quand une lettre est donnée d’après un original autographe collationné pour cette nouvelle édition, ou d’après une ancienne copie, la source est indiquée entre parenthèses, en tête de la première note de la lettre.

Pour les lettres à Pompone sur le procès Foucquet, et pour les lettres de Bussy et à Bussy, on s’est contenté de dire une fois pour toutes, sans le répéter à chaque lettre, qu’elles sont tirées de copies anciennes qui ont fourni de nombreuses et évidentes améliorations.

Tous les détails particuliers, relatifs à la provenance et à l’état des manuscrits, seront insérés dans la Notice bibliographique. La Table générale des sources, qui sera contenue au dernier volume, indiquera l’édition où chaque lettre a été imprimée pour la première fois, soit intégralement, soit partiellement. Quand les manuscrits, ce qui arrive souvent, ne donneront pas les lettres entières, mais seulement des fragments, cette même table marquera exactement les parties qu’ils contiennent.


Indication des éditions d’après lesquelles sont cités les ouvrages auxquels on renvoie le plus souvent dans les notes.


Correspondance de Roger de Rabutin, comte de Bussy, édition de M. Ludovic Lalanne, 6 vol. in-12, Paris, 1857-1859.

Correspondance de Madame, duchesse d’Orléans, née princesse palatine, mère du Régent, traduction de M. G. Brunet, 2 vol. in-12, Paris, 1857.

Historiettes de Tallemant des Réaux, 3e édition, publiée par MM. Monmerqué et Paulin Paris, 9 vol. in-8°, Paris, 1854-1860.

Mémoires de Roger de Rabutin, comte de Bussy, suivis de l’Histoire amoureuse des Gaules, édition de M. M. Ludovic Lalanne, 2 vol. in-12, Paris, 1857.

Mémoires de Mademoiselle, duchesse de Montpensier, édition de M. Chéruel, 4 vol. in-12, Paris, 1859.

Mémoires de Madame de Motteville, édition de M. F. Riaux, 4 vol. in-12, Paris, 1855.

Mémoires du cardinal de Retz, édition de M. Aimé Champollion Figeac, 4 vol. in-12, Paris, 1859.

Mémoires du duc de Saint-Simon, édition de M. Chéruel, 20 vol. in-8°, Paris, 1856-1858.

Les autres Mémoires, quand il n’y a point d’édition expressément indiquée dans les notes, sont cités d’après la seconde série de la Collection publiée par Petitot et Monmerqué, 78 vol. in-8°, Paris, 1820-1829.

Walckenaer, Mémoires (inachevés) touchant la vie et les écrits de la marquise de Sévigné, 3e édition, 5 Vol. in-12, Paris, 1856.

Il n’est pas besoin d’ajouter que, pour les OEuvres historiques de M. Cousin, pour le Port-Royal de M. Saint-Beuve, et en général pour les ouvrages récents, les renvois, à moins que le contraire ne soit dit, se rapportent aux dernières éditions.


  1. On peut voir dans les spécimens comparatifs que nous avons publiés et qui sont réimprimés à la suite de cet Avertissement, jusqu’où ont été poussées les altérations. Il n’eût pas été sans intérêt d’étendre a toute la Correspondance cette comparaison du texte de l’édition nouvelle et des éditions antérieures ; mais il eût fallu pour relever toutes les différences, un bien grand nombre de notes critiques, qui auraient eu fort peu d’attrait pour la plupart des lecteurs. On a donc dû se borner à signaler les divergences curieuses et dignes de remarque. Il sera facile a tous de pousser plus loin le rapprochement, au moyen d’un exemplaire de Perrin ou de l’une des éditions qui ont suivi les siennes.
  2. M, Cousin, la Société française au dix-septième siècle d’après le Grand Cyrus, tome I, p. 254.
  3. Les additions faites à la Correspondance dans cette édition sont plus nombreuses que ne semblent l’indiquer les numéros des lettres comparés à ceux de la première. Plus d’une lettre dans celle-ci avait été a tort divisée et a été de nouveau réunie en un seul tout.
  4. M. Mesnard a joint à sa Notice un tableau généalogique, plus exact et plus complet que ceux qu’on avait publiés jusqu’ici.