Lettres de Madame Roland de 1780 à 1793/Appendices/S

Imprimerie nationale (p. 767-777).

Appendice S.


MENTELLE.

§ 1er

Nous avons établi[1] que le géographe Mentelle est l’ami de la dernière heure qui, sous le nom de Jany, assista Madame Roland en septembre et octobre 1793. Une biographie sommaire de Mentelle, considéré particulièrement dans ses rapports avec Brissot et les Roland, va compléter et vérifier cette démonstration.

Edme Mentelle, né à Paris le 11 octobre 1730[2], s’essaya d’abord dans la littérature, puis se tourna vers la géographie et l’histoire : ses Éléments de géographie sont de 1758. En 1760, il fut nommé « professeur de géographie et d’histoire » à l’École militaire. Mais il restait lié avec les littérateurs et les philosophes, et un pamphlet de lui contre les jésuites : Le portefeuille du R. P. Gillet, 1767[3], montre qu’il prit part à une des grandes batailles du temps. Il ne dédaignait d’ailleurs ni les modestes honneurs des Académies de province, ni les petites corrections de nom par lesquelles on se poussait dans le monde. L’Almanach de Normandie de 1768 nomme, parmi les associés-adjoints de l’Académie de Rouen, « M. de Mentelle, inspecteur de l’École royale militaire, à Paris ».

Quelques années après, nous le rencontrons avec le titre de « historiographe de M. le comte d’Artois »[4]. Il demeurait alors « rue de Seine, hôtel de Mayenne », et y resta jusqu’à ce que Roland, en 1792, lui eût donné un logement au Louvre. Il était aussi censeur royal[5].

Il avait épousé la fille d’un de ses collègues de l’École militaire, Mlle  Vincent, élève du musicien Clementi et elle-même artiste consommée.

Il connaissait déjà les Roland vers cette époque, soit par des rapports communs avec l’Académie de Rouen où Roland fut admis en 1780 comme associé à adjoint, soit par quelque rencontre chez Panckoucke, pour lequel ils travaillaient l’un et l’autre[6], soit tout simplement par les nombreuses relations littéraires dont nous allons parler. Roland, rendant compte à sa femme de ses courses dans Paris, lui racontait être allé au soir à une des assemblées littéraires de La Blancherie (son ancien amoureux) et ajoutait : « J’y ai trouvé M. et Mme  Mentel ; excessifs compliments ; de tes nouvelles ; invitations, etc… » (lettre du 22 novembre 1781, ms. 6240, fol. 113). Une autre fois, c’est Madame Roland qui écrit à son mari, le 22 mars 1784 : « Mme  d’Arbouville ressemble assez, par les traits à Mme  Mentelle… ».

À la brièveté de ces mentions, on voit que les Mentelle ne sont alors pour les Roland que des connaissances. Mais, avec Brissot, la liaison est intime ; Mentelle avait eu pour ami un négociant de Boulogne-sur-Mer, appelé Dupont, et était resté en relations avec sa veuve, qui, lorsque Brissot alla habiter Boulogne en 1778, le reçut chez elle, lui parla de Mentelle et lui en fit « le plus brillant portrait ». L’année suivante, Brissot revenant d’Angleterre, malheureux et découragé, elle l’adressa à Mentelle, auprès duquel le jeune publiciste trouva consolation et assistance. L’historiographe du comte d’Artois avait alors « réputation et aisance » ; sa maison était « le rendez-vous des talents et des arts » ; il se faisait chérir « par son zèle toujours actif pour ses amis ». C’est chez Mentelle que Brissot, dans les premiers mois de 1780, retrouve la fille aînée de son hôtesse de Boulogne, Mlle  Félicité Dupont, et qu’ils s’engagent l’un à l’autre. Mentelle les accompagne au cours de Fourcroy ; il introduit Brissot dans la société assez disparate de littérateurs et de savants qu’il réunissait chez lui : l’abbé de Chaupy, le celtisant Le Brigant, Perreau, depuis inspecteur général du Droit, le toulousain Villar, qui devint évêque en 1791, puis conventionnel et académicien, Pelleport, ancien élève à l’École militaire avant qu’il n’allât se faire libelliste à Londres, le grand Laplace et enfin Lavoisier[7]. Ajoutons que Mentelle était aussi lié avec Lagrange, Monge, d’Anville[8], ainsi qu’avec Dupont de Nemours, qui, après qu’il eut épousé la veuve du savant Poivre, lui remit, sur la vie du voyageur lyonnais, des notes qui furent communiquées à Brissot[9].

On faisait chez Mentelle d’excellente musique. Brissot parle plusieurs fois de ces concerts, où brillaient, avec la maîtresse de la maison, Clémenti « et d’autres célèbres clavecinistes », parmi lesquels un certain Desforges d’Hurecourt, qui porta le trouble dans le ménage. (Mém. de Brissot, I, 309 ; II, 57, 220.) Le bon Mentelle dut pardonner, car nous allons voir que sa femme était encore avec lui lorsque nous le trouverons, après 1792, logé aux Galeries du Louvre.

Deux traits attestent l’affection de Mentelle pour Brissot. Pendant le séjour du malheureux journaliste à la Bastille (juillet-septembre 1784), il fut un ceux qui pressèrent la « comtesse-gouverneur », Mme  de Genlis, d’intéresser le duc d’Orléans à sa délivrance. Il fit plus, il se porta garant. « Le sieur Brissot de Warville, — disait le rapport du lieutenant de police Lenoir à M. de Breteuil, ministre de la maison du Roi, — …est né de parents honnêtes et le sieur Mentelle répond de sa conduite… J’estime qu’il est juste de lui accorder sa liberté. »

Deux ans après, Mentelle est parrain du second fils de Brissot, Edme-Augustin-Sylvain, baptisé le 14 mars 1786. Dans l’acte[10], il est désigné ainsi : « Edme Mentelle, pensionnaire, rue de Seine.

Une pièce curieuse, étudiée par M. Étienne Charavay et publiée par M. Maurice Tourneux[11], nous explique ce titre de « pensionnaire ». Vers la fin de 1785 ou le commencement de 1786, M. de Breteuil, désirant encourager les littérateurs et les savants, s’était fait dresser une liste de noms, à côté de chacun desquels on trouve des appréciations et une décision. Voici ce qui concerne Mentelle : « Le plus estimable géographe du siècle ; les avances qu’il a été obligé de faire pour graver ses cartes l’ont ruiné. Il a fait des emprunts usuraires. Il demanderait une somme de 20,000 livres, dont la moitié en pur don, etc… » Et le ministre écrit au-dessous : « Souscrire pour 12,000 livres. En faire l’avance. »

L’aisance dont parle Brissot avait donc déjà fait place à cette gêne dans laquelle, malgré son intarissable production de libraire, Mentelle ne cessera de se débattre. Nous connaissons d’ailleurs une de ses coûteuses entreprises. C’est un globe, de trois pieds de diamètre, représentant à la fois les divisions naturelles et politiques de la terre, qu’il fit construire « durant les années 1786, 1787 et 1788 », dit-il dans une lettre du 1er octobre 1793. Ce globe était destiné aux études du Dauphin de France, mais, cet enfant étant mort le 4 juin 1789, Mentelle demanda et obtint l’autorisation de déposer son globe dans une salle du Louvre. Nous allons le voir s’en servir pour ses cours publics de 1791 et 1792[12].


§ 2.

Lorsque éclata la Révolution, Mentelle y apporta sa petite contribution, en réclamant la liberté de la presse (Tourneux, 10133) : il était trop lié avec Brissot pour ne pas le suivre au combat. Il perdait cependant beaucoup à la victoire : places, pensions, tout avait disparu. Une lettre inédite de Mme  Brissot (ms. 9534, fol. 343), sans date, mais qui doit être de 1790, représente les Mentelle « dans la plus grande gêne qui puisse exister. Madame donne des leçons, le mari fait un cours, mais le temps n’est pas propice ». Cette lettre nous apprend aussi qu’un de leurs fils venait de partir pour l’Amérique, en vue de s’y faire colon ou commerçant[13]. Brissot, qui n’était guère plus riche que Mentelle, mit du moins à son service toute la publicité du Patriote français. De janvier 1790, à la fin de 1792, nous voyons s’y succéder presque sans interruption des annonces : 1° des cartes de géographie que Mentelle met en vente, cartes d’actualité, telles que, par exemple, en septembre 1791, le comtat d’Avignon et l’île de Saint-Domingue ; en juillet 1792, les Pays-Bas ; en septembre, la Lorraine, etc… ; 2° des cours de géographie que Mentelle professe (six leçons, prix : 24 livres) d’abord chez lui, rue de Seine, n° 97, puis, à partir de mars 1791, dans une des salles du vieux Louvre.

C’est sans doute aussi sur la recommandation de Brissot que Roland, devenu ministre de V t

l’Intérieur, accorda à Mentelle (dont il n’avait dû garder qu’un bien faible souvenir) un logement au Louvre. C’était un des vingt-six logements pratiqués dans la grande Galerie. Les Mentelle occupaient le n° 11, entre le peintre Hubert Robert et l’orfèvre Ménière, à deux pas de Pierre Pasquier, l’ami des Roland, logé au n° 8. Les souvenirs d’un contemporain, recueillis par M. Olivier Merson[14], nous y font voir Mme  Mentelle, « courte, maigre, bavarde, prétentieuse, plus âgée que son mari, ayant le diable au corps pour la toilette, avec cela, pour les qualités de son cœur, très aimée des voisins et voisines… ».

C/est dans ce logement que Mentelle passa les sombres jours de la Terreur. Lié de longue date avec une foule de gens de lettres et de savants, et par suite avec un certain nombre de conventionnels, il continua de publier des cartes et de professer. On lit, au Procès-verbal de la Convention du 24 février 1793 : « Le citoyen Mentelle fait hommage à la Convention d’une carte géographique des Provinces-unies (toujours l’actualité ; Dumouriez venait de franchir la frontière hollandaise, 20 février) ; l’Assemblée décrète la mention honorable, l’insertion au Bulletin, et que cette carte, faite dans un très grand détail, sera déposée aux Archives ».

Puis, il recommence ses cours. Nous voyons (J. Guillaume, II, 136) qu’en juillet 1793 il avait au Louvre une salle pour son cours de géographie, avec une antichambre commune aux salles « où étaient conservées les porcelaines du ci-devant roi ». Sans doute, la salle qu’il avait déjà en mars 1791 et où son globe était déposé. Ce globe était déjà célèbre ; à l’automne de 1793, il est inventorié par la Commission des Arts, : « Procès-verbaux de la Commission des arts, séance du 22 septembre 1793 : la section de la marine remet un Procès-verbal sur le globe du citoyen Mentelle ». (J. Guillaume, III, 457.)

Le 1er octobre, Mentelle écrit au président du Comité d’instruction-publique de la Convention pour lui annoncer que « lundi prochain [7 octobre], à midi, il commencera son cours de géographie comparée et se trouverait bien honoré si le Comité désignait deux commissaires pour se rendre compte de sa méthode ». La lettre est signée « Mentelle, professeur public de géographie, cour du Louvre ». Le Comité désigne Grégoire et Romme (J. Guillaume, II, 520, 526-527), et, dès le lendemain de cette première leçon, le 8 octobre, ils en rendent compte au Comité : « Deux membres font leur rapport d’une séance de leçon de géographie donnée par le citoyen Mentelle ; ils exposent sa méthode et ses procédés. Ils font spécialement l’éloge de son globe, qui, par ses reliefs, rend sensibles les irrégularités diverses du globe terrestre… » (J. Guillaume, t. II, p. 599.)


§ 3.

Or, à ce moment même, Mentelle risquait sa tête, par fidélité pour Brissot, par reconnaissance pour les Roland.

Il allait voir Brissot, à l’Abbaye d’abord, puis à la Conciergerie (où Brissot fut transféré le 6 octobre). Il recevait ses communications et les transmettait aux amis du dehors. Le 28 septembre, Madame Roland lui écrivait : « Faites donc courir la lettre de B… » (la lettre écrite par Brissot, de l’Abbaye, le 7 septembre, à Barère, en réponse au discours prononcé par celui-ci dans cette séance du 5 où il fit « placer la Terreur à l’ordre du jour »). Cette lettre n’avait pu être imprimée : « Brissot ne trouva point à Paris, ne trouva point ailleurs, dans toute la France, un imprimeur assez courageux pour oser publier le démenti qu’il donnait à Barrère ; mais cet écrit existe ». (Mém. de Buzot, édit. Dauban, p. 25 ; morceau écrit aux premiers jours de novembre 1793.) C’est précisément pour cela que Madame Roland disait à Mentelle : « Faites donc courir… ». La lettre de Brissot ne fut imprimée qu’au commencement de 1795, par Riouffe, qui avait été un de ses compagnons de la Conciergerie. (Mémoires d’un détenu, p. 158 de la 2e édition.)

Mais Mentelle recevait de Brissot un dépôt autrement important : ses « Mémoires » eux-mêmes.

Champagneux (Disc. prélim., p. xlix-li) raconte que, dans un entretien qu’il eut avec Madame Roland à Sainte-Pélagie, le jour des funérailles de Marat (17 juillet), elle exprima le vœu que Brissot écrivit ses Mémoires : « Il a des vérités utiles à dire à ses contemporains et des leçons importantes à donner à la postérité ; il faut qu’il accomplisse cette tâche : elle sera plus douce pour lui quand il y sera convié par moi ». Et quelques jours après, elle lut à Champagneux une lettre qu’elle adressait à Brissot pour qu’il entreprît ce travail, lettre que Champagneux regrette fort de n’avoir pu « recouvrer ». Il ajoute : « L’exhortation de la citoyenne Roland produisit son effet ; Brissot écrivit des Mémoires auxquels il donna le nom de son Testament politique… Déjà cet ouvrage avait franchi les barrières de la prison : déjà l’impression en assurait une publicité très prochaine, lorsque Robespierre, qui en fut informé et qui en prévit les terribles effets, réussit à faire brûler toute l’édition et même le manuscrit… J’ai cependant ouï dire qu’un exemplaire fut sauvé, qu’il est entre les mains de R… et qu’il reverrait bientôt le jour. »

Il ne faudrait pas tenir ces renseignements pour très précis. Champagneux, incarcéré du 4 août 1793 au 12 août 1794, puis retiré en Dauphiné, ne revint à Paris qu’à l’automne de 1795 et, par conséquent, ne parle que par « ouï-dire » (en juillet 1799) de tout ce qui s’est passé entre ces dates extrêmes. Nous avons d’ailleurs constaté en d’autres circonstances qu’il dramatise un peu ses récits. En ne gardant de son témoignage que l’essentiel et en examinant, d’autre part, les Mémoires de Brissot tels que nous les avons, on arrive aux conclusions suivantes :

1° Que Brissot, à l’Abbaye, continua (nous ne disons pas commença) des Mémoires entrepris longtemps avant son incarcération[15]. Bien des pages de l’œuvre, telle que nous la possédons, ont été évidemment écrites en juin, juillet et août 1793. (Voir notamment I, 357 ; II, 135, 334 ; III, 191.) Nous avons d’ailleurs aussi, là-dessus, le témoignage de M. de Montrol, l’éditeur des Mémoires (Préface, p. xv) ;

2° Que ces cahiers, remis à des amis fidèles, « avaient franchi les barrières de la prison », mais qu’on peut douter qu’ils aient trouvé alors un imprimeur, quand la simple lettre du 7 septembre n’en pouvait trouver aucun. Dès lors, l’histoire de Robespierre faisant brûler l’édition et même le manuscrit ressemble fort à une légende. Le bruit recueilli par Champagneux permettrait tout au plus de supposer qu’un des dépositaires aurait brûlé les cahiers les plus compromettants, ceux qui visaient plus directement Robespierre, bien qu’il en reste encore d’assez véhéments.

3° Que si Champagneux se trompe en croyant qu’on avait sauvé « un exemplaire », c’est-à-dire un imprimé, et en le supposant aux mains de R… [probablement Riouffe], il savait cependant vaguement que l’œuvre subsistait[16] ;

4° Que le véritable dépositaire des manuscrits de Brissot, c’était Mentelle. Là encore, nous avons le témoignage particulièrement autorisé de M. de Montrol qui, le premier, trente-sept ans après, publia en 1830 les Mémoires de Brissot, à lui confiés par la famille. Dans sa préface (t. I, p. xix), il dit expressément : « Les manuscrits de Brissot étaient connus de tous les amis de sa famille. Ils ont été longtemps entre les mains de Mentelle, membre de l’Institut, et du géographe Pinkerton, qui avait eu le dessein de les publier en Angleterre ». Et plus loin (I, p. 308, note) : « Il [Mentelle] a eu longtemps dans ses mains le manuscrit de ses Mémoires, en marge duquel il a écrit quelques notes que nous avons conservées[17] ».

Il est donc hors de doute que Mentelle avait reçu les « cahiers » de Brissot, en un temps et dans des circonstances où il y avait péril. Cela rend singulièrement significative la phrase de la lettre que lui écrit Madame Roland au milieu d’octobre 1793 (Correspondance, lettre 550) : « Je ne veux point voir les cahiers de B… que lorsque vous en auriez un double ; il y aura toujours du danger dans les transports et il ne faut pas risquer une perte irréparable ».

Deux pièces fort curieuses des Papiers Roland (ms. 9533, fol. 232-238), provenant de la collection Villenave[18], toutes deux de la main de Mentelle, permettent de croire qu’il essaya même de faire appel aux Parisiens en faveur de son malheureux ami. L’une (fol. 237-238) est intitulée : « Aux patriotes qui recherchent la vérité ». Elle débute ainsi : « Peuple français, et vous, honnêtes Parisiens, vous tous dont il est si facile d’enflammer le cœur et d’égarer la raison, écoutez-moi et apprenez que ce Brissot, retenu aujourd’hui dans les fers et que l’on veut couvrir de l’indignation publique, est l’un des plus ardents amis de la vertu, de l’ordre et des lois… ». Suit un chaleureux plaidoyer, qui est surtout un exposé de la vie de Brissot. Est-ce un article de journal resté à l’état de projet, car aucune feuille n’aurait osé l’insérer ? Est-ce un placard destiné à être affiché clandestinement ? Nous ne saurions le dire. Tout ce que nous voyons, c’est que la pièce a été écrite entre le 23 juin 1793, jour où Brissot fut écroué à l’Abbaye, et le 13 juillet, c’est-à-dire avant l’assassinat de Marat, car Mentelle dit, avec une candide confiance : « Il avait connu autrefois Marat. Depuis, il connut Danton, Robespierre. Je défie ces trois hommes d’administrer aucun fait contre lui et de le signer ».

L’autre pièce (fol. 235) a pour titre : « Impartialité en faveur de l’innocence soupçonnée ». Elle est un peu postérieure, ainsi qu’on le voit dès les premières ligues : « Des hommes égarés et des méchants provoquent les sections de Paris pour obtenir de la Convention le jugement de Brissot… » (c’est le 4 septembre que les sections vinrent présenter cette demande à l’Assemblée).

Cet appel est plus court que le précédent et la forme n’en est pas moins naïve. Il y a un mot touchant. En rappelant que Brissot avait été emprisonné par la Cour en 1784, Mentelle dit : « Il y avait alors une prison célèbre, sous le nom de Bastille (hélas ! qu’y fait le nom ?) … ».


§ 4.

En même temps que Brissot, Mentelle voyait Madame Roland à Sainte-Pélagie et devenait son suprême confident[19].

Poussé par la reconnaissance et par la pitié, il était allé demander deux fois à Fouquier-Tinville, mais inutilement, l’autorisation de voir la prisonnière. Rencontrant un jour, dans une de ces visites, l’avocat Chauveau-Lagarde, qui avait précisément l’accès de la prison comme défenseur de la belle-mère de Pétion (voir lettre 545), il le chargea d’offrir à Madame Roland ses services. On convint dès lors qu’elle écrirait à Mentelle sous le nom de Jany. Dès le 28 septembre, elle le charge d’aller prendre et porter des nouvelles chez Mme Sophie Grandchamp ; elle lui fait passer la suite des cahiers de ses Mémoires particuliers, c’est-à-dire la fin du 4e cahier, le 5e et le 6e (le commencement était chez Bosc) ; vers le 4 octobre, envoi du 7e cahier ; le 8 octobre, envoi du 8e, des Dernières pensées et des deux lettres d’adieu pour sa fille et sa bonne ; après le 14 octobre, enfin, la prisonnière fait transmettre à Mentelle, admis dans sa plus entière confidence, sous le titre de Dernier supplèment, adressé nommément à Jany, ces cahiers aujourd’hui perdus qui étaient ses Confessions. Elle lui donnait mission de publier un jour, le plus tôt possible, tous ces écrits, en réservant toutefois les Confessions pour une époque plus éloignée, et lui faisait remettre en même temps le portrait de Buzot, puis, à la veille de l’échafaud, sa montre, son propre portrait et celui de Roland.

Mentelle répondait à tant de confiance par un dévouement infatigable ; il voyait les amis de la prisonnière : Mme Grandchamp, Bosc, Creuzé-Latouche, la bonne Fleury. Le jour où Madame Roland était conduite au Palais de justice, à l’ouverture du procès des Girondins (24 octobre), il parvenait à l’y entretenir un instant et à lui remettre un billet à la dérobée. Enfin il lui faisait parvenir des nouvelles de Brissot.

§ 5.

Le 8 novembre 1793, quand Sophie Grandchamp, après avoir vu passer la charrette qui menait Madame Roland à l’échafaud, rentra éperdue chez elle, elle y vit arriver Mentelle, et ils pleurèrent ensemble[20].

Jusqu’à la fin de la Terreur, Mentelle conserva dans son appartement du Louvre, au-dessus de la salle où siégeait « l’exécrable Commission populaire », à l’insu de sa femme (il la savait bavarde), les manuscrits de Madame Roland et ceux de Brissot. Les mauvais jours passés, il remit à Bosc tout ce qu’il avait reçu de la prisonnière[21], cahiers et portraits (moins celui de Buzot). Quant aux papiers de Brissot, c’est à la famille qu’il les remit plus tard, puisque c’est Anacharsis Brissot qui les fit publier par M. de Montrol en 1830.

Puis, Mentelle reprit sa vie ordinaire, laborieuse et honorée. En mai 1795, nous le trouvons secrétaire du Comité d’instruction publique de la Convention (Catal. de la vente d’Ét. Charavay, 1900, n° 259) ; il fut, vers la même époque, de la Commission des monuments. La Convention l’inscrivit sur la liste des savants auxquels elle accorda des secours pécuniaires. Il professa la géographie, conjointement avec Buache, à l’École normale de 1795. Il fut de l’Institut dès l’origine (classe des Sciences morales et politiques, section de géographie).

Au mois de mars 1800, Champagneux qui, retiré dans ses terres, venait de terminer son édition des Œuvres de Madame Roland, confiée à l’éditeur Bidault, envoya à Paris son fils Pierre-Léon pour surveiller la mise en vente et la publicité. Mentelle, informé de cette circonstance et croyant que c’était Champagneux lui-même qui s’était rendu à Paris, laissa pour lui, chez Bidault, la lettre suivante que le libraire, dès le lendemain, fit passer au jeune homme :


Paris, ce 4 ger. an 8 [25 mars 1800].
Citoyen,

Permettez-moi de vous exposer ici mes titres à l’avantage de recevoir un exempl. de la nouvelle Édit. des Mémoires de notre ami, l’infortunée Rolland. Fier de son amitié et sensible à tous les témoignages qu’elle m’en avait donnés, je me présentai deux fois à Fouquet de Tinville pour en obtenir la permission de visiter cette dame dans la prison. Sans éprouver de refus direct de sa part, je n’obtins pas cependant ce que je désirais. Mais Chavaud de La Garde, présent à l’une de mes visites à ce monstre, en parla à Mme R…, qui m’écrivit. Je parvins à la voir et je lui fis des visites fréquentes pendant que mon ami Bosc était lui-même poursuivi. C’est à moi qu’elle a confié ses Mémoires, sa montre et le portrait de son mari, le sien même que je garde, et j’ai conservé ces objets sacrés à l’insu de ma femme même, dans un logement du Louvre que Madame Roland m’avait accordé. Et pourtant j’avais au-dessous de moi cette exécrable Commission populaire. J’ai, depuis, rendu la montre et le portrait du père. J’avais prêté à M. Paquier (sic) celui de Mme R… parce qu’il devait, disait-il, le graver. Je crois en effet que vous feriez bien d’en faire faire un par Tardieu, qui réussit très bien dans ce genre, et je l’eusse fait, si j’en avais eu le moyen. Ce portrait figurerait très bien à la tête de ses Mémoires' et y ajouterait un nouvel intérêt. Il y a même une lettre imprimée adressée à Betzy, c’est le nom que je portais dans notre correspondance. Malheureusement, je lui ai trop obéi pour d’autres lettres qu’elle m’avait fait jurer de brûler ; je les ai bien regrettés depuis. Je n’ai pas eu le bonbeur de voir sa chère fille depuis. Je sais qu’elle est mariée, je crois, à M. votre fils. Je sais aussi qu’elle a fait présent des œvres de sa mère à un de mes amis (Désormery), commissaire à Senlis, et qui a pu lui rendre quelque service ; il en a été très touché.

Salut et entier dévoûment,


Mentelle,
Membre de l’Institut.
rue des Orties du Louvre, no 19[22].

Cette lettre comporte deux remarques :

1o Comment Mentelle, entre 1793 et 1800, ne s’était-il pas fait connaître de Champagneux ? Il faut ici se rappeler que Champagneux n’était sorti de prison qu’en août 1794, s’en était allé tout droit en Dauphiné, n’en était revenu qu’en octobre 1795, pour rentrer au ministère de l’Intérieur dans une haute situation, n’avait eu à s’occuper d’Eudora Roland qu’en juillet 1796, lorsque Bosc, s’expatriant, lui transmit la tutelle de la jeune fille, puis, destitué dans l’été de 1797, s’en était retourné définitivement à Bourgoin. Il n’avait donc passé à Paris que moins de deux années sur sept, et n’avait pas dû se mettre en peine de retrouver le confident d’événements intimes sur lesquels il semble bien qu’il préférait jeter un voile. Mentelle, de son côté, modeste et pauvre, n’était pas allé s’offrir.

2o Ce qui peut surprendre davantage, c’est que Mentelle ait confondu Jany avec Betzy, qu’il ait oublié, en mars 1800, le nom sous lequel il correspondait, en septembre 1793, avec Madame Roland. À cette étrange défaillance de mémoire, il n’y a qu’une explication, les 70 ans du vieux géographe.

Nous voulons croire que Mentelle obtint son exemplaire ; il l’avait bien gagné.


§ 6.

Il contiuua, presque jusqu’à sa dernière heure, à enseigner et à publier. Il n’avait pas les moyens de se reposer. En 1804, il professait la géographie à l’école centrale des Quatre-Nations, établie dans le ci-devant collège du Plessis, rue Saint-Jacques[23]. Louis Bonaparte avait suivi quelque uns de ses cours[24] ; Joseph lui demanda de diriger les études géographiques dfe ses enfants. « J’ai été admis dans l’intimité de la famille Bonaparte[25]. » Le premier Consul lui demanda de diriger la construction d’un nouveau globe terrestre, de trois pieds de diamètre, qui ne fut terminé qu’en 1811. Un jour, Bonaparte vint voir le globe, et quand Mentelle voulut le reconduire : « Restez donc, dit le général, on ne fait pas de façons avec ses collègues ». Ces anecdotes enfantines, recueillies par les amis de Mentelle, portent bien la marque de la période consulaire. Le vieux savant ne reçut d’ailleurs que des bienfaits de la puissante famille. Lorsqu’il dut se faire tailler de la pierre, en 1805, à 75 ans, Joseph et Louis lui envoyèrent chacun une pension de 1,500 livres[26].

Comme si cette redoutable opération l’eût rajeuni, il s’avisa, étant devenu veuf depuis quelques années, de se remarier avec la fille du comte de La Noue.

Il fut mis à la retraite en 1810, octogénaire, après cinquante ans de services.

En 1811, rédigeant sur sa vie quelques note, que Mme  de Salm a publiées à la suite de sa Notice de 1839, il n’eut garde d’oublier Brissot. Ces lignes, où Mentelle s’honore d’avoir été l’ami du conventionnel alors tant calomnié, méritent d’être citées :

« J’ai connu particulièrement l’estimable, le vertueux Brissot de Warville, qui avait épousé la fille d’un de mes amis (M. Dupont). Il a été bien mal jugé ou plutôt odieusement calomnié quand on l’a cru poussé par l’ambition. C’est au contraire, l’ambition et la jalousie de celui qui tyrannisait alors la France qui l’ont perdu. Il n’a eu contre lui qu’une tête trop ardente et le fanatisme de la liberté. Il eût consenti à vivre dans une chaumière, parce que c’eût été un état démocratique. C’était d’ailleurs la vertu même et l’homme le plus pénétré du désir de faire le bien. Puisse cette justice que je lui rends, parce qu’elle lui est due, avoir quelque influence sur ce que diront de lui les historiens du temps ! »

Et sa production de librairie ne s’arrête pas ! On trouvera, dans la France littéraire de Quérard, l’interminable liste de ses ouvrages. Qu’il suffise de dire qu’en octobre 1813, à 83 ans accomplis, il publiait encore une Géographie classique. Ce que vaut cette production, nous n’avons pas à l’examiner ici. Nous nous bornerons à dire que ces ouvrages, superficiels, mais d’une lecture aisée, ont constitué presque exclusivement, pendant cinquante ans environ, de 1780 à 1830, la littérature géographique de notre pays, et que, par leur esprit libéral, ils effrayaient l’inquisition espagnole[27] !

Décoré de la légion d’honneur par Louis XVIII en 1814, Mentelle mourut le 28 décembre 1815 et fut enterré aux frais de l’Institut, par une innovation dont nous avions (à tort) cherché l’origine dans son peu de fortune, et qui paraît n’avoir été que l’application d’une règle qu’il avait fait lui-même établir. Barbié du Bocage parla sur sa tombe[28]. Le Magasin encyclopédique de 1816 (I, 359) publia une notice sur lui, par le Dr  Larche, qui l’avait assisté à son lit de mort. Son éloge, composé par le secrétaire perpétuel de l’Académie des Inscriptions (il avait passé dans cette classe lors de la réorganisation de l’institut par le premier Consul), devait être lu à la séance publique de 1819, mais ne le fut pas, « faute de temps », dit l’article de Depping de la Biographie universelle. Il fut néanmoins inséré dans les Mémoires de l’Académie de cette année là[29]. C’est Raoul-Rochette qui le remplaça à l’Académie.

  1. Révolution française de janvier et mars 1896.
  2. Voir sur lui : Notice sur la vie et les ouvrages de Mentelle, par Mme  la princesse Constance de Salm, Paris, 1839, in-8o ; — Biographie Rabbe ; — Quérard, France littéraire ; — Biographie universelle (l’article est de Depping).
  3. Quérard, France litt.
  4. Almanach royal de 1778, p. 139.
  5. Ibid, p. 498. — Mais il ne figure déjà plus sur la liste en 1780.
  6. Mentelle allait donner à l’Encyclopédi méthodique, que dirigeait Panckoucke, son Dictionnaire de géographie ancienne (1783-1784, 3 vol. in-4o)
  7. Mémoires de Brissot, t. I et II, passim.
  8. Notice de Mme  de Salm.
  9. Mémoires de Brissot, II, 98-99.
  10. Publié par M. Ch. Nauroy. (Le Curieux, II, 78.) La marraine est Augustine Cléry, une parente de Mme  Brissot.
  11. « Un projet d’encouragement aux lettres et aux sciences », Revue d’histoire littéraire de la France, avril-juin 1901. — La qualification donnée à Mentelle peut aussi s’expliquer autrement : il avait une pension de l’École militaire ; Il en avait aussi une autre sur le Journal encyclopédique, dont il était un des rédacteurs. (Notice, de Mme  de Salm.)
  12. Ce globe est à la Bibliothèque nationale depuis 1877 (J. Guillaume, Convention, t. III, Introd., p. xcviii.)
  13. Mentelle fils, après quelques voyages, s’établit comme colon à Lexington, dans le Massachusetts. (Notice, de Mme  de Salm ; Discours de Barbié du Bocage aux funérailles de Mentelle, 1815.)
  14. Gazettes des Beaux-Arts, 1er mars et 1er septembre 1881.
  15. Il ressort de la simple lecture des Mémoires que maint chapitre a été écrit avant la Révolution. M. de Montrol dit d’ailleurs expressément (Préface, p. xv) qu’une partie avait été composée en 1785, sans doute durant ce séjour de trois à quatre mois que Brissot fit alors dans le Dunois, chez son ami de collège, le prieur Joliet (I, 401).
  16. Ce que Riouffe, avait eu et avait publié dès 1795, c’était, comme nous l’avons dit plus haut, la lettre à Barère du 7 septembre 1793.
  17. Voir, en effet, I, 277-278 ; II, 99, 390-391.
  18. Villenave a écrit en marge du fol. 237 : « Autographe d’Edme Mentelle, 1793 ; 9 brumaire an ii, 30 octobre 1793 ». Cette dernière date est celle de l’exécution de Brissot, mais on va voir qu’elle n’indique nullement le jour où la pièce fut écrite. Villenave a lu bien superficiellement.
  19. Tous les détails qui vont suivre ressortent d’une étude des documents même. Voir nos deux études sur « Jany », le dernier correspondant de Madame Roland » (Révolution française de janvier et mars 1896), et sur « Les manuscrits de Madame Roland » (Ibid, mars et avril 1897).
  20. « Souvenirs de Sophie Granchamps », Révolution française de juillet-août 1899. Cette circonstance est, pour l’identité de Mentelle et de Jany, une preuve qui corrobore celles que nous avions rassemblées en 1896. Ajoutons encore celle-ci : Madame Roland écrit à Jany (lettre 551) : « S’il [Buzot] parvenait jamais dans le monde heureux, où votre fils est cultivateur… ». Or, la Notice de Mme  de Salm et le discours de Barbié du Bocage nous apprennent que Mentelle avait en effet un fils colon en Amérique, et il ressort de la lettre de Mme  Brissot citée plus haut que c’est en 1790 que le jeune homme s’était expatrié. Enfin Mme  de Salm met au premier rang des amis de Mentelle « Brissot de Warville, le ministre Roland et sa célèbre femme ». Elle ajoute : « Sa sensibilité, que l’âge semblait augmenter, lui fit aussi recueillir chez lui quelques proscrits ».
  21. Un des premiers articles du compte de tutelle d’Eudora Roland, commencé par Bosc le 15 nivôse an iii-4 janvier 1795 (ms. 9533, fol. 135-138), porte : « Reçu par les mains de Mentelle, 300tt ».
  22. C’est l’adresse de la porte par laquelle on entrait dans les logements de la grande Galerie du Louvre, où Mentelle habitait toujours. Lorsque, en 1806, l’Empereur fit évacuer les Galeries, Mentelle alla se loger tout auprès, au no 2 de la rue du Doyenné.
  23. Almancach national de l’an xii, p. 691.
  24. En 1805, lorsque Mentelle publia son Atlas des commerçants, il en offrit un exemplaire à Mme  Louis Bonaparte, avec une lettre exprimant l’espoir « qu’il pourrait servir aux premières leçons » de son premier enfant (Napoléon-Charles, qui avait alors trois ans !). — Voir C. D’Arjuzon, Madame Louis Bonaparte, in-8o, 1901, p. 137.
  25. Notes de Mentelle, publiées par Mme  de Salm.
  26. Mme  de Salm, Notice.
  27. Elle interdit le Cours de Géographie de Mentelle. (G. Desdevises du Désert, Notes sur l’inquisition espagnole au XVIIIe siècle, Paris, 1899, p. 61. — D’après les archives des Affaires étrangères, à Paris.)
  28. Funérailles de M. Mentelle, le 31 décembre 1825. (Pariis, Didot, s. d. in-4o.) C’est le discours de Barbié du Bocage. On y lit : « M. Mentelle a le premier sollicité l’établissement d’une certaine pompe dans nos funérailles et de notre inhumation dans un lieu particulier. Il était naturel qu’il trouvât lui-même sa sépulture dans le lieu qu’il avait indiqué… ».
  29. Voir, dans l’article de Depping de la Biographie littéraire, VI, 47, la longue liste des ouvrages de Mentelle. — Voir surtout : 1° Notice sur la vie et les ouvrages de Mentelle, par Mme  la princesse Constance de Salm (Paris, Didot, 1839, in-8o) ; 2° un article très complet de la Biographie Rabbe.