Lettres de Madame Roland de 1780 à 1793/Appendices/M

Imprimerie nationale (p. 709-713).

Appendice M.



LE BEAUJOLAIS, DE 1784 À 1790.

§ 1er. Le Seigneur.

Le Beaujolais faisait alors partie de l’apanage du duc d’Orléans, qui y exerçait, avec plus d’application qu’on ne le pourrait croire, ses droits, d’ailleurs bien réduits et à peu près purement honorifiques, tandis que la petite province, de son côté, essayait, autant qu’elle le pouvait, de recourir à son seigneur contre l’administration centrale.

Ainsi, lorsque l’édit Maupeou, du 22 février 1771, démembra le Parlement de Paris au profit de six Conseils supérieurs, auxquels ressortiraient les justices secondaires, c’est au duc d’Orléans que le bailliage de Villefranche s’adressa, dès le 6 mars, pour offrir sa démission collective plutôt que de ressortir au Conseil supérieur de Lyon.

« Notre tribunal, Monseigneur, — disaient les conseillers de Villefranche. — est juge naturel de votre domaine du Beaujolais. Toutes les contestations relatives aux droits utiles et de suzeraineté de votre Altesse Sérénissime et ceux de ses fermiers dans cette Baronnie sont portés devant vous, et les appels de nos jugements ont jusqu’ici ressorti au Parlement de Paris…[1] »

Une députation, dont faisait partie le chanoine Dominique Roland, conseiller-clerc au bailliage, partit pour remettre cette adresse au duc d’Orléans en personne. Le bailliage n’aboutit d’ailleurs qu’à se faire supprimer par un édit de juin 1771. (Lors du rétablissement des Parlements, en 1775, il fut réinstallé sous le titre de sénéchaussée.)

Quand il s’agit de nommer un recteur de l’Hôtel-Dieu, c’est au Conseil de S.A.S. le duc D’Orléans qu’on s’adresse[2].

C’est également lui qui choisit le maire de Villefranche, entre trois candidats présentés par le conseil général de la commune. En 1788, son choix va se porter sur Charles-Antoine Chasset, un futur membre de la Constituante et de la Convention. Chasset, avocat à la Sénéchaussée, n’avait pourtant été présenté que le second. Mais il n’en fut pas moins désigné par le duc d’Orléans, dont il semble bien avoir été alors l’homme de confiance. Le procès-verbal de son installation le dit assez :

« Ce jourd’hui, 28 mars 1788, Messieurs Platter, Delacoste et Denis, échevins, assemblés à l’Hôtel de Ville, à la manière accoutumée, s’est présenté M. Chasset, avocat au Parlement et à la Sénéchaussée du Beaujolais, qui a dit que S.A.S. Mgr le duc d’Orléans l’ayant honoré de son choix pour remplir la place de maire pendant quatre années, etc… En conséquence, il requiert à ce que le brevet qui lui a été accordé par ladite Altesse le 1er du présent mois soit enregistré sur les registres de l’Hôtel la Ville, etc…[3] »

À peine installé, Chasset eut à s’occuper d’une entreprise chère au duc d’Orléans, la fondation d’une Société philanthropique. Il s’agissait d’organiser, à côté de la charité exercée jusque-là presque exclusivement par les couvents et les paroisses, un essai de charité laïque, et le duc d’Orléans, franc-maçon, ami des philosophes, s’était mis partout, dans tous ses apanages, à la tête de ce mouvement, dont il avait confié les soins d’exécution à son chancelier Ducrest, assisté alors de Brissot[4]. La « Maison philanthropique[5] de Villefranche, sous la protection de Monseigneur le duc d’Orléans », fondée le 1er janvier 1788, eut pour secrétaire Chasset lui-même. Le duc d’Orléans lui attribua une subvention annuelle de 2,000 livres[6].

Ces indications suffisent pour marquer les liens qui existaient entre la maison d’Orléans et la petite capitale du Beaujolais et expliquent que Madame Roland, dans ses démarches pour les Lettres de noblesse, ait songé un instant à recourir à cette protection. (Voir lettres 122, 123, etc…)

Nous la voyons aussi, dans l’hiver de 1785 à 1786 (lettres 212, 214, 216), s’occupant de procurer des renseignements au doyen du chapitre de Villefranche, Châtelain-Dessertines, pour l’oraison funèbre du duc d’Orléans qu’il devait prononcer. À Villefranche, c’était affaire d’importance.


§ 2. La Capitale.

C’est dans cette petite cité de 8,000 à 9,000 âmes[7], dont nous avons essayé ailleurs d’esquisser la physionomie vers la fin du XVIIIe siècle[8], que Madame Roland vint s’installer à l’automne de 1784. Ainsi que nous l’avons dit, l’inspecteur, bien qu’attaché à la généralité de Lyon, obtint de n’avoir dans la grande ville qu’un pied-à-terre, près de l’Intendance, et de résider effectivement à Villefranche, dans la maison de famille ; économie notable pour son budget.

Cette maison existe encore, sur la Grande-Rue, au n° 181, à l’angle de la petite rue Sainte-Claire. Elle est vaste et profonde et se prolonge, avec des cours et dépendances, jusqu’à une rue de derrière (appelée aujourd’hui rue Roland). Il y avait même, au delà de cette rue, d’autres dépendances et un jardin[9] allant jusqu’aux remparts. Le logis principal paraît dater du XVIe siècle. Dans la cour intérieure, à côté d’un puits, est encastrée dans la muraille une pierre où l’on voit sculptée une main tenant un panier de fleurs avec la légende añe cropet, 1594. L’escalier, qui se développe dans la cour, parait être du temps d’Henri IV. Mais d’élégantes ferrures, soit à la rampe de l’escalier, soit aux balcons des fenêtres, et surtout de jolies boiseries dans la salle à manger sont du style Louis XV et attestent que les Roland, après avoir acquis la maison des Bottu de La Barmondière (ms. 9532, fol. 207) en avaient remanié et embelli l’aménagement.

C’était une maison de rapport ; il y avait des locataires, probablement le directeur et le receveur des aides, occupant le rez-de-chaussé. La vieille mère, Thérèse Besaye de Montozan, et le frère aîné, le chanoine Dominique, étaient installés au premier étage. Roland et sa femme s’établirent au second.


§ 3. Le Clos.

Le domaine rural de la famille Roland était à deux lieues de Villefranche, sur la paroisse de Theizé. Quand on se dirige de Villefranche vers le Sud-Est, par la route qui remonte le joli ruisseau du Morgon et s’élève ensuite sur les premiers coteaux du Beaujolais, on arrive à une sorte de plateau mamelonné, couvert de vignes, où sont dispersés des hameaux, des manoirs, etc… C’est là que se trouve le Clos, désigné sur la carte de l’État-Major sous le nom de « Château ». On est à une altitude de 300 mètres environ, tandis que le bourg et l’église de Theizé, qui s’élèvent sur la colline en face, sont à plus de 400 mètres. Le paysage environnant a été décrit avec infiniment de grâce par Lamartine (Les Girondins, livre VIII). Il n’y a qu’un trait inexact, les bouleaux. Dans sa description du rustique manoir, juste en son ensemble, surtout pour le temps où elle a été faite (voilà plus d’un demi-siècle), il y aurait plus à rectifier. Une lettre de Lanthenas à Bosc, du 26 octobre 1784, que nous avons trouvée dans la collection Morrison et qui a été publiée récemment dans une revue départementale[10], complète fort bien, dans sa précision prosaïque, et met au point le tableau où le poète a vu tant de choses[11].

Le manoir du Clos, bien qu’il eût des appartements de maître, où l’on pouvait même recevoir des amis, était avant tout une maison d’exploitation rurale, avec cellier, pressoirs, écuries, hangars, caves, etc. Outre quatre domestiques attachés à la maison, cinq

vignerons, Jean Pradel, Jean Brossette-Berthier, Antoine Bardin, Claude Sivelle et Claude Perrusel, cultivaient le domaine à mi-fruit[12]. Au fond du jardin était une petite chapelle pour le chanoine. Pas d’arbres : le chanoine, ne songeant qu’au rapport, les faisait abattre (lettre 248). Vue bornée : ce n’est qu’en sortant du jardin et en s’avançant dans le clos vers l’Orient qu’on aperçoit la vallée de la Saône et le superbe horizon qui l’encadre.

§ 4. Les relations.

Partageant son temps entre la grande et triste maison de Villefranche et la retraite fort rustique, un peu sauvage[13], mais reposante du Clos, — avec quelques rares séjours à Lyon, — Madame Roland vécut là cinq ou six années. Ses relations avec le monde bourgeois de Villefranche, chanoines de la collégiale, officiers de la sénéchaussée, de l’élection, fonctionnaires des aides, etc., ne paraissent pas avoir tenu beaucoup de place dans sa vie ; en arrivant, elle dut faire la tournée de visites obligatoire (lettre 168) ; elle vit plus particulièrement, outre les Preveraud de Pombreton, parents de son mari[14], les hommes qui avaient du goût pour les lettres, l’aimable doyen Dessertines, le bon et vieil avocat Pezant, les frères Pein, etc. Parmi les femmes de sa société, nous ne distinguons guère que Mme de Longchamps, et surtout une excellente jeune femme de Mulhouse, Mme Braun, dont le mari, appelé par Roland, venait de fonder aux portes de la ville, sur la paroisse de Béligny, au lieu dit de La Quarantaine (ancien hôpital des pestiférés), une manufacture de toiles peintes ou indiennes[15]. On pourrait aisément, en recueillant tous les traits épars dans la Correspondance, refaire le tableau de ces années de vie provinciale, mais ce détail intéresserait surtout les lecteurs de la petite ville qui en fut le cadre. Au fond, Madame Roland se tenait le plus possible en dehors de la « canaille caladoise »[16]. — c’est ainsi qu’elle appelle insolemment (lettre 230) la société de la ville, dont elle fait ailleurs une description assez piquante (lettre 230). Elle regardait plus loin : vers Lyon, en raison des relations considérables que Roland s’y créait, — vers Paris, où elle correspondait assidûment avec Bosc et Lanthenas, en attendant de correspondre avec Brissot lui-même. Comme à Amiens, elle était excédée des dîners à accepter et à rendre, des « éternelles mangeailles » (lettre 282). Elle allait cependant au bal (lettre 277). Mais ce qu’elle préférait de beaucoup, c’était de recevoir, — à Villefranche, les beaux esprits de Lyon qui y venaient à l’occasion de la grande séance annuelle de l’Académie (lettres 201, 203), — au Clos, en automne, à l’occasion des vendanges, ses belles connaissances lyonnaises (lettres 256, 307, 308).

Un prêtre de Lyon, l’abbé Guillon de Montléon, qui a connu les Roland à cette époque, et qui a beaucoup écrit sur l’histoire de Lyon pendant la Révolution, a publié, sur le séjour des Roland à Villefranche et à Lyon, quelques pages fort malveillantes[17]. Sans discuter une à une ses assertions (qui contiennent souvent, connue toutes les satires, une part de vérité), nous en retiendrons une seule, à savoir, que les rapports seraient devenus bientôt fort difficiles entre les Roland et la société bourgeoise de Villefranche : « On leur attribuait une satire venue de Paris, sur un grand nombre de personnes les plus distinguées de la ville, qui s’étaient trouvées dans un bal auquel on avait invité Monsieur et Madame Roland. Toutes ces personnes étaient désignées malignement dans ce pamphlet par des signes de musique ou des noms d’instruments, et si bien qu’on ne pouvait les y méconnaître. Telle dame était la blanche, telle autre la noire ; celle-ci la croche, celle-là le soupir, etc. Tel homme était la flûte traversière, tel autre la clarinette ; celui-ci le hautbois, celui-là le cor de chasse, etc. Les beaux esprits de Villefranche s’en vengèrent, en faisant arriver, chaque jour, soit de Paris, soit de Lyon, des épigrammes, des chansons satiriques à l’adresse de Monsieur et Madame Roland. Toutes les portes leur étaient fermées ; on les voyait de si mauvais œil, qu’ils ne pouvaient plus rester à Villefranche ; le chanoine leur donna la jouissance d’une maison de campagne qu’il avait à quelques lieues de la ville… »

Nous ne croyons guère à la satire anonyme. Ni Roland, ni sa femme n’étaient gens à prendre des détours pour maltraiter qui leur déplaisait. Mais ce que nous avons dit plus haut montre assez que, presque dès le début, la Parisienne avait pris en dédain son milieu provincial, et on peut bien admettre qu’elle le laissa voir. Quant à la rupture ouverte, elle eut lieu assurément, mais pour une autre cause plus profonde, en 1789, au moment de la Révolution. Tout ce monde d’officiers royaux, qui vivait de l’ancien régime et qui ne voulait pas disparaître, ne pouvait qu’être ardemment hostile à quiconque se vouait aux idées nouvelles. Les lettres des 7 août et 1er septembre 1789 à Brissot (324, 328) et du 25 août 1789 à Bosc (326) font voir où les choses en étaient venues. La discorde pénétra jusque dans la famille de Roland, au point qu’en novembre 1790 (lettre 391), le chanoine Dominique et sa belle-sœur, logés sous le même toit, ne communiquaient plus ensemble. Mais la lettre du 8 septembre 1791 noua montre les deux frères réconciliés.

  1. Exil en Beaujolais de Lamoignon, par P. de S.V. [Saint-Victor], Lyon, Perrin, 1883, p. 23 et suiv.
  2. Voir, dans la Révolution française de novembre 1896, les Roland en Beaujolais au XVIIIe siècle, par L. Missol et Cl. Perroud.
  3. Archives municipales de Villefranche, registre des délibérations municipales.
  4. Mém. de Brissot, II, 432, — Cf. Revue rétrospective, t. I. 2° série, 1835, p. 317.
  5. Alm. du Lyonnais de 1789, p. 170.
  6. Arch. municip. de Villefranche, GG, 60. — Disons ici que, bien que Chasset ait eu forcément des rapports avec les Roland (il était d’ailleurs leur voisin, car sa maison et au n° 168 de la Grande-Rue), il semble qu’il n’y ait jamais eu liaison ; Madame Roland ne le nomme qu’une fois (lettre 388). — Il y eut aussi une Société philanthropique à Lyon en 1789. (Voir Appendice N.)
  7. Robert de Hesseln, Dict. universel de la France, 1771.
  8. Les Roland en Beaujolais au XVIIIe siècle.
  9. « Vos fraises et vos cerises se gâteront, si vous ne venez pas bientôt », écrivait Mme Braun à Madame Roland, le 13 avril 1791.
  10. Velay-Revue, 22 décembre 1900, article de L. Vissaguet sur Lanthenas.
  11. Voir, dans les Roland en Beaujolais au XVIIIe siècle, une anecdote sur la façon dont Lamartine interprétait les documents.
  12. Inventaires des 18-20 août et 27-30 septembre 1793, Archives du Rhône, Q, séquestres du district de Villefranche. Un des descendants d’Antoine Bardin était encore régisseur du domaine en 1880.
  13. Voir Souvenirs de Sophie Granschamp.
  14. La mère de Georges Préveraud était une Roland, Antoinette Roland de la Roche. Arch. mun. de Villefranche, GG, 37, registre des années 1749-1754.
  15. C’est en 1782 que Théodore Braun, de Mulhouse, marié en 1768 avec Marthe Hofer (voi lettres 253 et 269), était venu s’établir à Béligny, probablement sur la sollicitation de Roland. Le catalogue du fonds Costes, de la bibliothèque de Lyon, mentionne (n° 17653, mais la pièce ne se trouve plus à la bibliothèque) une lettre de Roland, sans suscription, « en faveur du sieur Braun, Suisse de Mulhouse, qui vient établir une manufacture à Villefranche , Lyon, 5 janvier ». Il est probable que Roland demandait pour son ami moins une autorisation, puisque Braun était à Villefranche depuis cinq ans déjà, qu’une faveur à laquelle sa qualité de protestant pouvait mettre un obstacle. (Cf. lettre 267.)
  16. Les habitants de Villefranche s’appelaient alors et s’appellent encore aujourd’hui les Caladois, probablement à cause de la grande chaussée en pente, empierrée et dallée, — route de Paris à Lyon, — qui traverse la ville.
  17. Mémoires pour servir à l’histoire de la ville de Lyon pendant la Révolution, Paris, Beaudouin frères, 1824, 2 vol. in-8o, t. I, p. 55-60.

    C’est là qu’il reproche à Roland d’avoir proposé à l’Académie de Lyon d’utiliser les corps des morts pour faire « de l’huile, avec le procédé usité à Paris pour les débris des animaux ! » Nous avons dit, dans l’Appendice H, ce qu’il faut penser de cette fable, qui serait odieuse si elle n’était inepte.