Lettres de Madame Roland de 1780 à 1793/Appendices/L

Imprimerie nationale (p. 688-708).

Appendice L.



LANTHENAS.

Lanthenas aussi serait intéressant à étudier, non pas seulement parce qu’il a été, pendant treize années au moins, le familier des Roland, mais encore en raison de son rôle dans la Révolution, dont il a été un des plus désintéressés serviteurs. Mais une monographie complète excéderait les limites d’un Appendice. Elle sera faite d’ailleurs, nous l’espérons, par M. Ernest Vissaguet, qui a déjà tracé, dans une revue provinciale, publiée au pays même de Lanthenas, une très solide esquisse du sujet[1]. Nous ne nous attacherons donc ici qu’à bien marquer les rapports de Lanthenas avec les Roland, en ne prenant dans les autres traits de sa vie, que ce qui sera vraiment nécessaire pour compléter l’ensemble du tableau.


§ 1er. Sa Jeunesse.

François-Xavier Lanthenas est né au Puy, le 18 avril 1754[2]. Son père, Joseph Lanthenas, âgé alors d’environ 47 ans, était marchand cirier. François était le dernier de douze enfants, dont la plupart durent mourir jeunes, car nous n’en rencontrons plus tard, dans les lettres de lui qui subsistent[3], que deux seulement, Jean-Antoine, son frère aîné, qui lui servit de parrain, et une sœur, mariée au Monastier.

Il fit ses études au collège du Puy, dirigé, depuis l’expulsion des Jésuites, par des séculiers. Mais ces études durent être bien médiocres, si l’on en juge par son lamentable style. En tout cas, elles se prolongèrent peu, car, avant qu’il eût accompli ses seize ans, au commencement de 1770, on le mit en apprentissage dans une maison de commerce de Lyon[4]. Apprentissage des plus rudes : son père ne lui servait que 800 livres de pension, et il était tenu, après avoir passé sa journée au maniement des marchandises, à suivre le soir des cours d’écriture, de change, d’allemand, d’italien et d’anglais. En 1774, son noviciat terminé, il fut commis chez MM. Huicque et Bouvard, qui ne tardèrent pas à le faire voyager d’abord en Allemagne et en Hollande, puis en Italie, où on le chargeait de chercher des débouchés non seulement pour les soieries de Lyon, mais aussi pour les dentelles de fil du Puy. Il quitta Lyon en octobre 1776 et se rendit en Italie par la Suisse.

Roland, parti pour l’Italie au mois d’août précédent, se trouvait alors à Florence. Quelques allusions des Lettres d’Italie donnent à penser que c’est à Naples ou en Sicile, dans l’hiver de 1776 à 1777, que l’inspecteur des manufactures et le jeune commis voyageur se rencontrèrent et se prirent d’amitié. Lorsque Lanthenas, le premier, regagna la France, ils se promirent de se revoir à Lyon. La vue de l’Italie, les entretiens de Roland avaient achevé de le dégoûter du métier de marchand. « Il revenait, souffrant, chargé de livres, d’estampes, avec une curiosité qu’il ne se connaissait encore pas et une inclination singulière pour les sciences naturelles. » (Paul Le Blanc.) Prétextant son état de santé, il quitta ses patrons et se mit à suivre les cours de physique et de mathématiques de M. de Villers, membre de l’Académie de Lyon, auquel il avait été recommandé par un riche banquier, ami de la science, Nicolau de Moutribloud.

Quand Roland revint d’Italie, à la fin d’août 1777, il retrouva Lanthenas, à Lyon, et se décida à l’accompagner au Puy, pour déterminer le vieux marchand cirier à permettre à son fils de quiller le commerce pour les étides de médecine. Le voyage dut se faire dans les tout premiers jours de septembre 1777[5]. Roland l’a raconté dans la 42° de ses Lettres d’Italie[6]. L’accueil fut cordial ; on emmena Roland à la campagne, « au Collet, ce pittoresque ermitage que les Lanthenas possédaient depuis plusieurs siècles aux portes de la ville », à côté des Orgues d’Espaly, entre le bassin de la Borne et la plaine de Polignac, et, seize ans après, Lanthenas aîné s’autorisait auprès de Roland de ce souvenir (ms. 6241, fol. 252). Mais l’inspecteur ne put obtenir pour son jeune ami l’autorisation désirée. Ils revinrent ensemble visiter, à Villefranche et au Clos, la famille de Roland, puis Lanthenas rentra à Lyon pour s’y remettre à contre-cœur au commerce. C’est de là qu’il écrivit à Roland, le 15 septembre 1777, une longue lettre (ms. 6241, fol. 255-254), pleine de détails tellement particuliers, qu’on n’arrive pas à les expliquer tous. On y voit, du moins, qu’il songeait dès lors à passer en Amérique, à Philadelphie, avec un de ses amis qui se trouvait alors à Saint-Domingue, et qui, « depuis quarante ans courait partie de l’Amérique ». « Je trouve dans ma famille, disait-il, dans ma position actuelle ou celle que je pourrai prendre dans la suite, tant de choses qui répugnent a mon caractère, que c’est encore la perspective que je trouve pour moi la plus agréable… » El plus loin : « Dans certains moments je voudrais, ainsi que vous, pouvoir me passer de tout secours de mes parents, qui mettent à chaque instant ma sensibilité à l’épreuve… ».

D’après M. Paul le Blanc, « c’est seulement en 1780 que Lanthenas obtint de son père l’autorisation d’étudier la médecine ». Nous le trouvons en effet, dans l’été de cette année, installé à Paris, rue Saint-Jacques, en face Saint-Yves, à l’hôtel de Lyon, que tenait « la bonne Madame Bussières », c’est-à-dire dans l’hôtel où descendait l’inspecteur d’Amiens et où il était, précisément alors, installé pour plusieurs mois avec sa jeune femme. (Lettre 5.)

§ 2. L’Étudiant.

Dès le premier jour, entre Lanthenas, logé sous les toits, et les Roland, occupant au-dessous un appartement modeste, mais moins inconfortable, l’intimité fut complète, paisiblement fraternelle. Madame Rolaud, dans ses lettres, l’appelle « le frère », « le petit frère ». Lui, de son côté, la nomme « la sœur », « la petite sœur, sorella ». D’autres fois, surtout quand Roland tient la plume, c’est « le camarade », « le compagnon », « le fidèle Achate ». Toute la correspondance nous montre Lanthenas vivant ainsi dans l’ombre des Roland et réalisant, comme dit Sainte-Beuve, « l’idéal du famulus ». Madame Holand dit d’ailleurs dans ses Mémoires (II, 246) : « Je le traitai comme un frère, je lui en donnai le nom… ».

Ses lettres à Roland, à Madame Roland, à Bosc, qu’on trouvera éparses aux ms. 6238-6243 et 9532-9534, sans parler de celles que nous avons pu lire dans la collection Alf. Morrison, nous font assister à la vie d’étudiant. Un extrait suffira pour en donner une idée : « L’anatomie m’occupe du matin au soir. Si je n’apprends pas, ce n’est pas faute d’être sur les bancs, je vous assure ; je m’y trouve assez bien. Quand le docteur m’ennuie, je pense à autre chose. Je suis seul au milieu de ce monde et, quand je reviens du dedans de moi-même, j’écoute encore un peu… Le temps passe, c’est beaucoup…. Addio, sorella » (à Mme Roland, 19 janvier 1782). Roland, qui habitait à côté de Lanthenas dans ses fréquents voyages à Paris, écrivait de même : « Le compagnon est dans les cadavres jusqu’au cou. Son humeur n’en est pas égayée. Je crois qu’il surmontera difficilement les dégoûts de cet état » (7 janvier 1782, ms. 6240, fol. 127). Et, un autre jour (ibid. 98) : « Il est dix heures du soir, le dimanche, après souper. M. Lanthenas auprès du feu, rêvant… ». Un trait peindra cette vie commune des deux amis : « En arrivant à l’hôtel, écrit Roland à sa femme (7 février 1782), j’y ai trouvé le chanoine, ton oncle [l’abbé Bimont]. Nous avons, en trio, dans ma chambre, fait un souper, de raisiné, sans nappe ni serviettes, sur le bout du banc… ».

Lanthenas nous apparaît dès lors tel qu’il sera toute sa vie, mélancolique, rêveur, d’activité très intermittente, et irrésolu.

Les Roland l’avaient déjà lié avec Bosc, qui le mit en relations avec quelques savants. Avec lui, il court Paris, il fait les commissions de ses amis d’Amiens, il voit « le bon M. Parraud », traducteur et disciple de Swedenborg, et il incline de plus en plus à un mysticisme philosophique, si ces termes peuvent aller ensemble, qui n’est qu’une transformation des idées religieuses dans lesquelles il avait été nourri. Il croit à Mesmer, tout en suivant, pour le contrôler, le cours d’électricité du physicien J.-B. Leroy ; mais c’est à Mesmer que vont ses préférences, et il songe sérieusement, au moment de s’établir médecin, à acheter « la doctrine », c’est-à-dire le secret du thaumaturge, pour vingt-cinq louis (c’était le prix en 1784).

Il fallait cependant se faire recevoir docteur. À Paris, c’était difficile, car il manquait des inscriptions à Lanthenas, qui n’avait commencé ses études qu’en 1780 et n’avait été reçu maître ès arts qu’en avril 1784 (voir lettre 124). Mais les Facultés de province étaient là-dessus de meilleure composition. Lanthenas hésita entre Montpellier et Reims : finalement, il se décida pour Reims, après s’être préparé assez singulièrement à l’épreuve finale en faisant avec les Roland un voyage de six semaines en Angleterre, et en s’arrêtant encore à Amiens au retour (voir Avertissement de l’année 1784 et lettre 159). C’est le 13 septembre 1784 qu’il fut reçu docteur dans cette Université dont la complaisance était légendaire. Sa thèse, écrite en latin suivant l’usage du temps, avait pour sujet : « Les causes éloignées de toutes les maladies, et le plus souvent même leurs causes prochaines doivent être imputées à l’éducation ». C’est un mélange de considérations de morale et d’hygiène, où l’influence de Rousseau apparaît à chaque page.


§ 3. Retour au Puy.

Le moment était venu de s’établir. Le vieux marchand du Puy réclamait son fils avec instances et menaçait d’ailleurs de lui couper les vivres. Lanthenas, sans s’émouvoir, commença par venir rejoindre à Paris les Roland, qui quittaient alors la Picardie pour le Beaujolais ; le 23 septembre, il était avec eux à Longpont, puis il rentrait à Paris, puis enfin arrivait au Clos en octobre, et y demeurait trois semaines. Le 1er novembre, il écrivait a Bosc, de Villefranche : « Je quitte nos amis après-demain matin ; je passerai deux jours à Lyon, et j’en partirai, j’espère, jeudi [4 novembre], pour être au Puy samedi 6 novembre ». (Collection Morrison.) En réalité, il n’y arriva guère que du 8 au 9 décembre. « Je suis ici depuis quinzaine », écrivait-il, du Puy, à Bosc, le 24 décembre. Encore un mois de retard. Il musait en route avec délices.

Trois lettres à Bosc, de la collection Morrison, qu’a publiées M. Vissaguet, nous le montrent se morfondant au Puy durant près d’une année, traité en mineur (à trente ans passés) par ses vieux parents et son frère aîné, agitant les projets les plus divers : tantôt il songe à passer en Amérique (où il n’avait pas cessé de correspondre), tantôt il parle d’entrer dans les bureaux du fermier général Tronchin, qu’il connaissait déjà en 1784 (voir lettre 105). En attendant, il s’occupe vaguement d’histoire naturelle, recueillant des lichens pour Bosc, allant chercher des grenats au riou Pezouillou (ruisseau voisin du Puy), explorant la grotte de Saint-Vidal, etc… Les lettres de Roland à Bosc, de la même collection Morrison, dépeignent bien la situation du pauvre docteur au milieu des siens :

16 janvier 1785. — Il n’est pas aussi aisé que vous le pensez au bon et sensible Lanthenas de prendre le parti que vous dites [rompre et retourner à Paris]. Il y a bien des ménagements à prendre, de terribles préjugés, non à vaincre, cela n’est pas possible, il serait au moins inutile d’y travailler, mais à ménager. Puis le père est fort vieux ; la mère l’aime beaucoup ; il faut rester pour tirer parti des circonstances ; puis on s’habitue, on s’identifie (sic) ; on fait quelque chose, quoi que ce soit, ou l’on ne fait rien ; finalement, on reste, à moins que de grands intérêts ne viennent fortement ébranler, ce qui n’arrive guère aux trempes très douces, que l’ambition n’agite pas.

14 février. — Le pauvre Lanthenas est dans le chagrin, son abominable frère tourne la tête au vieillard, de qui le coffre est d’autant meilleur qua sa tête s’en va à vau-l’eau. Nous faisons l’impossible pour le soutenir, le consoler, l’encourager à prendre patience…

Lanthenas finit par obtenir de ses vieux parents la permission de quitter Le Puy, pour aller s’établir ailleurs, sans doute en conservant la pension qu’ils lui avaient servie jusque-là. Madame Roland écrit à Bosc le 2 août 1785 : « Eh bien, le pauvre Lanthenas est donc délié ? Nous le verrons, j’espère, dans quelque temps ». Et, le 8 août : « J’espère l’avoir a la campagne, où nous irons le mois prochain ».

Dans cet isolement moral du Puy, sous l’étroite dépendance où le tenaient son père et son frère aîné, Lanthenas avait ressenti plus vivement que jamais toute l’inégalité de la condition des cadets devant la loi, surtout dans les pays de droit écrit comme était le Velay, et il avait entrepris d’écrire là-dessus. Sa lettre à Bosc, du 26 décembre 1784, parle déjà de ce « petit travail », en ajoutant qu’il ne pouvait le laisser sur sa table (le vieux père regardait dans ses papiers et ouvrait ses lettres !) Nous allons le voir poursuivre, dans son séjour auprès des Roland, la préparation de cet ouvrage contre le droit d’aînesse.


§ 4. Séjour au Clos et à Villefranche.

En effet, Lanthenas, une fois « délié », commença par aller retrouver ses amis, espérant sans doute que leurs conseils l’aideraient à prendre un parti. Roland écrivait à Bosc, de Villefranche, le 29 septembre 1785 (collection Morrison) : « J’arrive de la campagne, où j’ai déjeuné, avant de partir, avec ma moitié, mon frère, et l’ami Lanthenas… » Et, cinq jours après (4 octobre, ibid.) ; « Nous devons, le docteur seigneur Lanthenas et moi, aller passer à Lyon trois semaines ou un mois en novembre et décembre, revenir ici jusqu’après les Rois, qu’il ira vous joindre à Paris pour y recommencer ses caravanes. Car, quoique docteur et émancipé, porteur de sa fortune et maître de ses droits, le voilà redevenu jeune homme, errans et vagabons » (sic).

C’est dans la paisible retraite du Clos, à l’automne de 1785, — puis à Lyon, dans le petit appartement des Roland, place de la Charité, à partir du 15 novembre, — que Lanthenas termina l’année, correspondant activement avec Bosc[7], s’entretenant avec Roland, cadet de famille comme lui, des injustices de la loi au profit des aînés, et continuant à écrire contre eux le réquisitoire commencé au Puy l’année précédente. Dans sa lettre du 29 octobre à Bosc, il parle en effet de refondre ce qu’il a écrit au Puy sur le droit « qui m’accable l’esprit autant qu’il rogne ma fortune… Nos amis jugent maintenant le sujet bon ; mais j’ai besoin de mettre plus d’ordre et de dessein, avec plus de précision. Il est diablement difficile, mon ami, de faire quelque chose de bon… ».

À la fin de décembre, Roland et Lanthenas revenaient de Lyon à Villefranche, où Madame Roland les avait précédés de quelques jours. Il semble que le jeune docteur ait alors songé à s’établir médecin dans la petite capitale du Beaujolais, pour ne pas quitter le ménage. Le 23 novembre, Madame Roland écrivait, de Villefranche, à son mari, alors à Lyon avec Lanthenas ; « Ne songe-t-il point à se faire enregistrer ici à son retour ?… » Et, de fait, l’enregistrement eut lieu. L’Almanach de Lyon de 1786 mentionne, parmi les médecins de Villefranche, « M. Lanthenas, maître ès arts et gradué en l’Université de Paris, docteur en médecine », et cette mention subsiste aux almanachs suivants jusqu’à la fin, c’est-à-dire jusqu’en 1790.

Mais ce dessin ne tint pas, et Lanthenas semble bien ne s’être fait enregistrer que par précaution. Déjà, le 29 octobre, il parlait à Bosc de retourner à Paris ; le 15 décembre, il charge son ami de lui retenir un logement, « où je voudrais, dit-il, n’être pas aussi tristement que je l’étais à l’hôtel de Lyon » ; il annonce son départ pour le 1er janvier, mais avec l’intention de ne rester à Paris que jusqu’en juin [1786].

On va voir une fois de plus qu’il était de ceux qui laissent couler les heures et les jours. Ce départ, indiqué d’abord pour le 1er janvier 1786, n’eut lieu, en réalité, que le 19 (Roland à Bosc, 20 janvier 1786, coll. Morrison), et ce séjour à Paris qui devait n’être que de six mois, dura plus de quatre années. Roland connaissait bien son ami. En annonçant à Bosc son départ, il disait ; « Il s’en ira, ne sais trop comment, piano, piano… ».


§ 5. Retour à Paris (1786-1790).

Lanthenas avait prié Bosc de lui trouver une chambre « dans le quartier Saint-André-des-Arts, plutôt dans le voisinage du Pont-Neuf ». C’est pour cela sans doute qu’il alla demeurer rue Thévenot, 31, c’est-à-dire entre la rue Montorgueil et la rue Saint-Denis, plus près de Bosc, il est vrai.

Là commence la période la plus obscure de sa vie.

Sa mère meurt le 30 août 1786, son père le 23 août 1787[8], sans qu’il les ait revus. Roland écrivait à Bosc, le 15 septembre 1786 (coll. Morrison) : « Le pauvre Lanthenas a perdu sa mère. Avant de mourir, elle a fait pour lui comme qui dirait à peu près rien. Chacun veut y avoir part, et [je doute] en conséquence que ce soit beaucoup. C’est une pitié, tous fesse-mathieu… ». On peut présumer néanmoins que, tant par suite des avantages qu’on lui avait assurés en 1785 que par ce qu’il put recueillir de la succession de ses parents, Lanthenas gardait une certaine aisance. Dans une lettre à Bancal du 16 juin 1790 (ms. 9534, fol. 238), il déclarait posséder au Puy un bien de 15,000 livres, un capital de 24,000 livres dans une commandite chez un négociant de la ville (Mathieu Bertrand), sans parler des 15 ou 20,000 livres de bénéfices à retirer de sa liquidation. Les Lanthenas étaient des marchands riches et entreprenants pour l’époque. Ils expédiaient jusqu’en Amérique[9].

D’autre part, le docteur, tout en laissant des fonds chez Mathieu Bertrand, semble aussi s’être mis dans les affaires à Paris. Plusieurs allusions de la Correspondance donnent à penser qu’il était entré, probablement comme intéressé, pour y faire valoir sa « légitime », chez le fermier général Tronchin. Les lettres inédites de Roland à Bosc, de là collection Morrison, confirment cette conjecture : « Lanthenas ne nous a rien dit de sa grosse prospérité. Quoi qu’il en soit, je lui souhaite de tout mon cœur de la fortune. Je crois qu’il a assez de sensibilité et de philosophie pour n’en jamais abuser » (8 novembre 1786). — « Notre Crésus en herbe… » (18 décembre). « Je n’entends plus parler de ce docteur qui a déserté les drapeaux d’Esculape pour passer sous ceux de Mercure » (29 décembre). Mais Madame Roland n’avait pas foi dans l’esprit pratique de son mélancolique ami. Dès le début, elle disait (lettre 251) : « Plaise au ciel qu’il ne jette pas sa légitime au vent, car il finirait par se déménager de ce monde dans un accès de noir ». Lanthenas n’en vint pas à cette extrémité, mais il dut se retirer assez vite de ces entreprises, car, dès 1787 ou 1788 au plus tard, il n’en est plus question.

En même temps, il songeait à se marier. Une lettre de lui à Bosc, du 4 novembre 1785 (ms. 6239, fol. 262), permet de croire qu’il avait en vue Mlle de Pouzol, fille du lieutenant particulier du présidial du Puy (qui devint maire de la ville en 1790). Diverses indications (lettres 220 et 221, avril 1786, et 241) montrent que ses amis, auxquels il soumettait sa correspondance sentimentale, ne l’encourageaient guère. L’affaire dura néanmoins. Le, 16 juillet 1787, Roland lui écrivait encore : « Nous avons lu votre lettre à la bégueule ; je vous la renvoie. Elle est telle qu’il convient à de grandes prétentions, à beaucoup de vanité et tout autant d’inconséquence. Cette irritable langoureuse se ferait un plaisir et finalement un besoin de vous tourmenter. Tenez-vous en garde contre ce fléau, le plus affreux pour un homme sensible. Ce ne serait pas aux Muses de le chanter, mais seulement aux Eumènides… » Comment se décider au mariage après de si effroyables prédictions ? L’irrésolu Lanthenas attendit pendant tout le reste de sa vie.

Et cependant, désœuvré, curieux de voir et de savoir, il courait Paris. Ce timide, mélancolique connaissait infiniment de gens, et dans les mondes les plus divers. Par l’évêque du Puy, dont son frère aîné faisait les affaires[10]. Il avait accès dans le monde ecclésiastique et avait procuré aux Roland, dans leurs sollicitations de 1784, la connaissance de Dom Blanc, procureur de Saint-Martin-des Champs (v. lettre 123) : par son ami, le swedenborgien Parraud, il semble avoir été mis en rapport avec ces sectes d’illuminés qui pullulaient alors et qui préparaient à leur manière la Révolution. Nous avons vu ses relations avec le fermier général Tronchin. Sa lettre à Bosc du 29 octobre 1785 nous apprend que déjà il connaissait Léonard Bourdon, alors avocat au conseil du Roi ; à la fin de 1787, nous le trouvons en relations suivies (ainsi que Bosc d’ailleurs) avec le baron de Servières, qui s’occupait d’arts industriels, et qui paraît avoir eu alors auprès de Loménie de Brienne un crédit dont il s’agissait d’user en faveur de Roland (voir au ms. 9534, fol. 204-210, la correspondance échangée à ce sujet ; cf. lettre 287). Lanthenas continuait en effet à partager avec Bosc le soin de faire à Paris les commissions des Roland. C’est dire que le jeune naturaliste était toujours sa liaison la plus habituelle. Leur amitié était vraiment fraternelle : c’étaient les lettres de Bosc qui avaient soutenu Lanthenas dans son exil du Puy. Par lui, il connut et Creuzé-Latouche, et Bancal des Issarts (tous habitaient le même quartier, ce qui alors, comme nous l’avons dit, favorisait singulièrement les relations), et aussi Garran de Coulon.

C’est aussi vers cette époque, à la fin de 1787, qu’il rencontra Brissot, s’attacha à lui et servit de premier intermédiaire entre le publiciste et l’inspecteur des manufactures. C’est Madame Roland qui nous l’apprend dans un cahier inédit de ses Mémoires (voir plus loin l’Appendice P., Brissot.)

Aussi Lanthenas fut-il un des premiers adhérents de cette « Société des amis des Noir », que Brissot fonda, en février 1788, avant de partir en mai pour son voyage aux État-Unis. C’est Brissot lui-même qui l’y présenta (Mém. de Brissot, III, 88) en même temps que l’anglais Robert Pigott, que nous retrouverons plus loin (cf. lettre 312).

Au milieu de toutes ces relations, il arrivait à Lanthenas, toujours lent à agir et négligent de nature, de paraître oublier ses amis du Beaujolais. Les plaintes reviennent assez souvent dans la Correspondance, ainsi que dans les lettres inédites de Roland. Ce n’était plus le temps où Madame Roland se plaignait qu’il eût laissé passer « douze grands jours » sans écrire (lettre 178, 9 février 1785). Il semble que sa correspondance, fort ralentie en 1786, plus encore en 1787, n’ait repris d’une manière suivie qu’en 1788. La Révolution approchait, et tous ceux qui l’attendaient resserraient leurs rangs.


§ 6. Les débuts de la Révolution.

À partir des premiers événements de 1789, toute la vie de Lanthenas semble se mouvoir entre Brissot, les Roland, Bosc et Bancal.

Dès le début, il est un des rédacteurs habituels du Patriote français. Il lui communique les lettres qu’il reçoit du Puy (voir les nos des 13 et 2 août, 6 décembre 1789, 27 mai 1790, etc.,), il lui donne des articles, mais il y traite surtout les questions qui lui tiennent le plus au cœur. — l’abolition de la traite des noirs, la liberté indéfinie de la presse et l’abolition du droit d’aînesse.

Son livre sur ce dernier sujet, commencé, comme nous l’avons dit, dès la fin de 1784, continué au Clos en 1785, parut enfin[11] en août 1789 « à l’imprimerie du Cercle social, rue du Théâtre-Français, no 4 », et fut mis en vente « chez Visse, libraire, rue de la Harpe, 3 livres ». Il était longuement intitulé : « Inconvénients du droit d’aînesse, ouvrage dans lequel on démontre que toute distinction entre les enfants d’une même famille entraîne une foule de maux politiques, moraux et physiques, par M. Lanthenas, docteur en médecine et de la Société des amis des noirs de Paris », il fut annoncé dans le Patriote français du 18 septembre.

Disons tout de suite que cette conquête de la Révolution, l’égalité des partages entre les enfants, telle qu’elle est réglée par nos lois, nous paraît due surtout à l’action persévérante de Lanthenas. Après que la Constituante lui eut accordé une première satisfaction en abolissant le droit d’aînesse par la loi du 15 mars 1790, mais « en laissant subsister les autres règles et sans établir un régime successoral construit de toutes pièces » (E. Chénon, Histoire générale de Lavisse et Rambaud, t. VIII, p. 492), nous le verrons poursuivre la réalisation intégrale de la réforme, qui ne fut complétée que par les lois des 8 avril 1791, 4 janvier et 7 mars 1793, et qui ne fut consacrée que par l’article 745 du Code civil.

Nous avons donné, dans la Révolution française de mai 1898, un relevé des articles fournis par Lanthenas au journal de Brissot. Nous ne pouvons qu’y renvoyer, encore que relevé reste incomplet. On peut dire que cette collaboration fut incessante.

Quatre lettres de Lanthenas à Bancal des Issarts, des 4 juin, 13 et 17 juillet, 4 août 1789, qui se trouvent au ms. 9534, fol. 214-221, nous montrent les deux amis dans tout le feu de l’action. Bancal est électeur de Paris, il fait partie au 14 juillet du comité permanent siégeant à l’Hôtel de ville. Lanthenas songe à se porter candidat à l’assemblée communale dont les élections régulières se préparent. Il tient son ami au courant de tous les bruits de la rue (Bancal était allé demeurer depuis peu sur la rive gauche) ; il lui dit un mot significatif : « Les amis des Sociétés que nous avons souvent réunies… ». On voit apparaître ici les conciliabules secrets où s’était élaborée la Révolution.

Dans un autre de ses billets (ms. 9534, fol. 212), qui doit être d’avril 1790, Lanthenas écrit : « Nous avons aujourd’hui un congrès de Creuzet [Creuzé-Latouche], Garran. Warville [Brissot], D. [Dantic, c’est-à-dire Bosc], Mme G. [Sophie Grandchamp], Mme Dille [de Warvile, Mme Brissot], et Mlle Dupont [une des belles-sœurs de Brissot.] » Ces quelques lignes révèlent son milieu habituel.

Une série de lettres au ms. 9534, fol. 222-242, adressés par Lanthenas à Bancal des Issarts, qui était retourné dans son pays, à Clermont-Ferrand, nous tiennent au courant de ce qui s’agitait dans ce milieu et forment le complément des lettres que Madame Roland, de sa province, adressait à ses amis engagés à Paris dans la lutte. Lanthenas fait passer à Bancal les nouvelles de Paris, lui sert d’intermédiaire pour les articles envoyés au Patriote, lui raconte longuement tous ses efforts, pétitions, motions, démarches auprès des députés, etc., pour faire triompher la cause des cadets, et surtout l’entretient de son grand projet d’association agricole, dont nous avons déjà dit un mot dans l’Appendice précédent. Brissot devait en être et avait même rédigé le programme, qu’on trouve, écrit de sa main, au ms. 9534, fol. 356-358 des Papiers Roland. Nous l’avons publié, avec les extraits des lettres de Lanthenas qui en sont le commentaire, dans la Révolution française de mars 1902. On devait se régénérer en commun par la vie aux champs, la culture du sol, monter en même temps une papeterie, une imprimerie, avec une bibliothèque, une grande salle de réunions, auxquelles Lanthenas parlait d’adjoindre un café et un club patriotiques.

L’intimité avec les Roland était redevenue ce qu’elle était en 1785. Tous avaient la même fièvre. C’est à Lanthenas que Madame Roland écrit, le 6 mars 1790 : « Guerre ! guerre ! guerre ! » C’est à lui et à Bosc, toujours en commun, que Roland adresse ses lettres (25 janvier, 2 mars, 15 mai 1790, inédites, coll. Morrison). Bosc ne recevait pas une lettre des Roland qu’il ne la communiquât à Lanthenas, et réciproquement ; plus d’une fois, le premier destinataire y ajoute quelque réflexion au passage. Il arrive même que la lettre, écrite à l’un, se continue par un post-scriptum pour l’autre. Par exemple, dans la lettre du 22 mars 1790, adressée à Bosc, Roland ajoute ; « Ami Lanthenas. Elle dit qu’on en est à la lettre M du paiement des rentes, et c’est une Marie ». Lanthenas est redevenu, on le voit, le famulus des Roland et va toucher pour eux, à l’Hôtel de ville, leurs petites rentes.

Avec Bosc et Bancal, il forme un « triumvirat », c’est l’expression dont Madame Roland se sert à chaque instant. Triumvirat politique, d’abord et surtout ; ils sont les lieutenants de Brissot. Mais aussi, comme on vient de le voir, association d’intérêts. Et toujours la collaboration au Patriote continue ! Tantôt pour quelque puérile motion (sur la nécessité de frapper des liards pour pouvoir faire 48 aumônes avec la 12 sous, n° du 4 juin 1790), tantôt pour l’abolition de la traite (n° du 8 juin), une autre fois pour d’écrire la fête patriotique donnée au bois de Boulogne pour l’anniversaire du serment du Jeu de paume (n° du 23 juin), mais avant tout pour continuer la campagne contre l’inégalité des partages. Lanthenas convoque des meetings, fonde même une Société, le Patriote du 14 juillet 1790 annonce « qu’une réunion se tiendra chez M. Viaud, avocat, rue de Hautefeuille, 22, à laquelle sont conviés les puînés et les fils de famille des pays de droit écrit ». Dans le n° du 20 juillet, on lit : « La Société des Amis de l’union et de l’égalité dans les familles, dont la première assemblée s’est formée le 16 courant chez Viaud, avocat, s’est ajournée à mercredi 21, dans la salle particulière au lycée, au couvent des Cordeliers, faubourg Saint-Germain. On y fera une seconde lecture de l’adresse à l’Assemblée nationale, proposée par F. Lanthenas… ». Puis, le 14 août, c’est encore, dans le Patriote, un article de Lanthenas sur le même sujet, « abolition du privilège des aînés ».

Mentionnons aussi, à l’actif de cette année 1790, sa brochure intitulée : « L’Amiral (apologiste de la traite des noirs) réfuté par lui-même, par un ami des blancs et des noirs, mars 1790 ». Nous avons dit que Roland présenta à l’Académie de Lyon cette réfutation du voyageur lyonnais Harcourt lamiral.


§ 7. Retour au Clos (août 1790-février 1791).

Malgré les objections — d’ailleurs relatives — que faisaient les Roland au grand plan d’association agricole de Lanthenas, celui-ci, qui croyait y avoir converti Bancal, résolut de se rendre avec lui auprès de ses amis, qui d’ailleurs l’y conviaient, pour les amener à une association définitive. Bancal était précisément venu à Paris, pour y représenter son département à la Fédération du 14 juillet 1790. Lanthenas et lui se mirent en route et arrivèrent au Clos le 28 août (lettres de Roland à Bosc, collection Morrison).

Ils y passèrent, tous réunis, le mois de septembre. Bancal s’en retourna le 2 octobre en Auvergne, mais Lanthenas, heureux d’avoir retrouvé ses amis, sa vie d’autrefois, lent d’ailleurs à se déterminer, prolongea son séjour dans le rustique domaine[12], soignant les malades (cf. lettre 554, à Jany), prêchant la Révolution au petit vicaire de Theizé, puis allant fréquemment à Lyon pour la prêcher ainsi dans les clubs et y organiser des Sociétés populaires — une par quartier — aboutissant toutes à un Comité central plus démocratique que la Société des Amis de la Constitution, trop bourgeoise et trop hésitante. Les Sociétés populaires, où l’on entrait sans cotisation, et qui semblaient à Lanthenas le seul moyen d’organiser la démocratie, sont une des idées auxquelles il reviendra sans cesse.

C’est du Clos, et parfois de Villefranche et de Lyon, que sont datées douze lettres de la collection Morrison, adressées à Bosc, et qui le pignent bien dans la ferveur de son apostolat. La place nous manque pour les reproduire. Un seul extrait (lettre du 27 novembre 1790) en donnera une idée : « J’ai fait un voyage à pied, de Lyon à la Chartreuse de Sainte-Croix, entre Rive-de-Gier près Saint-Chamond et Condrieu. J’ai traversé des montagnes intéressantes et j’ai, tout le long de ma route, catéchisé les paysans. J’ai vu exercer la garde nationale d’un village appelé Longes, à une lieue de cette Chartreuse, et j’ai appris avec satisfaction que la municipalité de ce village venait de dépenser 1,500 livres pour armer ses citoyens. Je n’ai cessé d’inviter partout à en faire de même et j’ose croire que ma mission patriotique ne sera pas sans fruit… »

Il y a aussi, aux Papiers Roland, ms. 9534, fol. 243-248, deux lettres à Bancal, du 4 octobre (Bancal avait quitté le Clos deux jours auparavant) et du 9 novembre 1790. Dans celle-ci, il rend compte d’une visite qu’il a faite au prieuré de Montroman, près Villefranche[13], joli bien de moines, dont il fait une description fort agréable, et qu’il propose encore d’acheter en commun.

Signalons aussi une lettre de Brissot, du 18 septembre 1790 (ms. 9534, fol. 54), que Lanthenas reçut au Clos, et nous aurons relevé tout ce qui se rapporte à ce séjour. Quant à son rôle à Lyon dans cet hiver de 1790 à 1791, il a été très suffisamment indiqué par M. Wahl, dans son livre que nous avons si souvent cité. Ajoutons seulement que, tout en évangélisant les ouvriers et les paysans, Lanthenas ne se lassait pas d’écrire ; il adressait de Lyon au Courrier de Provence (n° 231, p. 62) des « Réflexions sur le peuple, par rapport à la Révolution ». Il dit, dans une lettre à Bancal, du 26 octobre (voir ci-dessus, p. 185) : « J’ai envoyé dernièrement à Brissot un article pour son journal, que j’ai intitulé ainsi : Quand le peuple est mûr pour la liberté, une nation est toujours digne d’être libre. » M. Dauban (Étude, p. ccli) s’est moqué de ce titre, après l’avoir d’ailleurs défiguré. Or Lanthenas, qui travaillait alors à faire l’éducation de la démocratie lyonnaise, sait bien ce qu’il veut dire en opposant les termes peuple et nation. Seulement, selon son habitude, il n’a pas su être clair, et c’est pour cela, sans nul doute, que Brissot n’a pas inséré.

Roland, sur ces entrefaites, devenu officier municipal de Lyon, avait été chargé par la ville d’aller demander à la Constituante que la dette municipale fût déclarée dette nationale. Il se mit en route avec sa femme le 10 février 1791, et arriva à Paris le 15. Lanthenas les accompagna.


§ 8. Lanthenas aux Jacobins.

Il se logea avec ses amis à l’hôtel Britannique, rue Guénégaud, et reprit aussitôt son rôle de publiciste et d’agitateur. On a vu d’ailleurs que, pendant les cinq mois passés en Beaujolais et à Lyon, il ne s’était guère arrêté.

Il poussait avec ardeur quatre idées :

1° L’armement des citoyens actifs, pour s’imprimer les armées permanentes. Il y reviendra en septembre 1792 ;

2° La suppression du privilège des aînés (voir ci-dessus, p. 178 et 217, ses lettres des 15 octobre 1790 et 10 janvier 1791, à Bancal ; Cf. Patriote français, des 15 novembre et 6 décembre 1790, 17 janvier 1791).

3° L’organisation des Sociétés populaires, cadre de la démocratie, et foyers d’instruction commune (Patriote des 24 décembre 1790, 17 janvier, 5 et 14 février 1791) ;

4° La liberté indéfinie de la presse. C’est un principe qu’il tenait de ses amis, les quakers anglais, particulièrement de Robert Pigott, et aussi du célèbre publiciste David Williams. (Voir Patriote du 10 février 1790, et Supplément ; Cf. lettres des 13 août 1790, 5 août 1791.)

Pendant toute l’année 1791, il prêche ces idées (Patriote des 28 février, 14 mars, 4 mai 1791) ; mais c’est surtout la dernière qui l’occupe le plus. Il demande « que les délits de la presse, à moins qu’ils ne soient compliqués d’une intention prouvée de nuire à la chose publique ou à un particulier, ne puissent être punis et réparés que par l’opinion… ». (Lettre à Bancal, du 10 janvier 1791.) Il était impossible de passer avec plus de candeur à côté du problème.

Dans le salon de Madame Roland, rue Guénégaud, il avait rencontré Robespierre, et lui avait confié un manuscrit sur les sociétés populaires et la liberté de la presse (ces deux idées se tenaient dans son esprit par un lien assez logique ; son malheur, c’était de ne pas savoir mettre les choses en ordre bien apparent). Le député d’Arras, en revenant un soir de la rue Guénégaud à son logis de la rue de Saintonge, oublia le manuscrit dans un fiacre[14]. Désespoir du pauvre auteur. « C’était le travail de plusieurs mois. » Le Patriote du 17 mai publia une annonce pour réclamer le manuscrit perdu. Robespierre n’avait d’ailleurs que faire de l’élucubration de Lanthenas. La veille du jour où il l’égarait, il avait prononcé aux Jacobins, le 11 mai, un grand discours pour la liberté de la presse. (Aulard, II, 396-411.)

Quelques semaines après, Lanthenas avait refait sa brochure, et le Patriote du 10 juin en publiait une partie en supplément : « Principe sur la liberté indéfinie de communiquer ses pensées, par F. Lanthenas, docteur-médecin, citoyen français » ; puis, le 24 juillet, aux Annonces, le Patriote signalait : « De la liberté indéfinie de la presse, par F. Lanthenas… », et le 12 août publiait un compte rendu de l’ouvrage.

Le livre avait paru en effet le 17 juin ; « De la liberté indéfinie de la presse et de l’importance de me soumettre la communication des pensées qu’à l’opinion publique. Adressé et recommandé à toutes les sociétés patriotiques, populaires et fraternelles de l’Empire français, par E. Lanthenas, docteur-médecin, citoyen français. — À Paris, chez Visse, libraire, rue de la Harpe, et Desenne, libraire, au Palais-Royal, 17 juin 1791. — 37 pages in-8o. — De l’imprimerie du Patriote français, place du Théâtre-Italien ». L’ouvrage se terminait par un « Mode de loi proposé, si l’on est obligé d’en faire, et mesures pour obvier à tous les inconvénients de la presse, par les mœurs et l’instruction ». (À la dernière page, est un P.S., du 23 juin.)

Lanthenas se répandait dans le monde des journalistes, le Patriote ne lui suffisant plus. Nous le voyons (lettre 432) en rapports avec Tournon, avec Robert, qui dirigeaient alors ensemble le Mercure national et les Révolutions de l’Europe réunis : il figure parmi les rédacteurs de la Feuille villageoise (Tourneux, 10571) ; lorsque la Chronique du mois se fondera, en novembre 1791, il en sera un des principaux collaborateurs. En même temps, il va aux Jacobins et, dès le mois de juillet, il y est nommé membre du Comité de correspondance. Il obtient même que, le 16 juillet, les Jacobins envoient à toutes les sociétés affiliées une adresse pour leur recommander son livre (Aulard, III, 21-24).

Mais, à ce moment même, il avait à jouer un rôle plus hardi. La Société des Jacobins ayant arrêté, dans sa séance du 15 juillet, d’adresser une pétition à l’Assemblée pour demander la déchéance de Louis XVI, Lanthenas fut, avec Brissot, Laclos, Réal, etc., un des six commissaires désignés pour la rédiger[15]. On sait comment cette pétition, rédigée par Brissot, mais altérée par Laclos, fut remplacée par une autre, œuvre de Robert et de Bonne-ville, qui amena la sanglante journée du 17 juillet au Champ-de-Mars. Les amis de Lanthenas, dans les jours de répression qui suivirent, songèrent un instant à lui faire quitter Paris (lettre 446 ; cf. au ms. 9534, fol. 254, une lettre à Bancal, qui doit être du 19 juillet).

Il existe au même manuscrit de nombreuses lettres écrites, en cette année 1791, par Lanthenas à Bancal. Elles permettent de le suivre dans son rôle de combattant. Il fut du petit nombre des résolus qui, après l’affaire du Champ-de Mars, empêchèrent la Société des Jacobins de se dissoudre. Il écrivait, le 19 juillet : « Je fus chercher hier Buzot, Pétion, Robespierre, pour venir aux Jacobins… ». C’est bien vraiment un sergent de bataille.

Cependant, les élections pour la Législative allaient avoir lieu. Lanthenas imagina de se présenter dans la Haute-Loire, bien qu’il n’y fût pas éligible. La Constitution de 1791 exigeait un an de domicile, et il y avait plus de six ans qu’il avait quitté Le Puy. On trouvera dans la Correspondance (lettres 456 et 457), ainsi que dans les lettres inédites dont nous venons de parler, des renseignements sur ce projet, qui n’aboutit pas et ne pouvait aboutir[16], mais dans lequel il nous apparaît tout à fait réconcilié avec ton frère aîné, dont il s’était plaint si souvent.

Battu de ce côté, Lanthenas revint à son projet d’acquérir un bien national en vue d’un établissement agricole. Cela ressort de plusieurs passages de la Correspondance et mieux encore d’une intéressante lettre adressée par lui à Bancal, le 14 octobre 1791 (ms. 9534, fol. 270), où il rend compte d’un petit voyage qu’il vient de faire « pour voir en Normandie une très belle abbaye, avec des terres autour, dans une vallée couronnée par la forêt, nationale de Lyons. Cette abbaye se nomme Mortemer… la maison serait excellente pour une éducation nationale… Il ne s’agissait pas d’un mince morceau : l’acquisition devait aller à 434,800 livres, et tous les apparts réunis de Bancal, de Roland, de Lanthenas, de Pigott, etc., auraient eu peine à y atteindre. Mais il évaluait le revenu minimum a 16,500 livres et ajoutait : « En faisant dans la maison une éducation nationale rurale, on pourrait aisément doubler ces produits ».

Ce projet resta en route, comme tous les autres. Nous avons dit que chacun des amis finit par acheter de son côté. Lanthenas fit lui-même une acquisition, probablement dans les environs de Gisors, c’est-à-dire non loin de Mortemer (ms. 9534, fol. 293 et suiv.).

L’année 1791 se termina pour lui par un désagrément, comme il lui en arrivait souvent : un manuscrit, sur les origines historiques du droit d’aînesse, qui était comme le préambule de son livre de 1789, offert par lui en hommage à l’Assemblée législative le 4 décembre 1791, fut perdu « par la négligence inconcevable des secrétaires de l’Assemblée alors en fonctions ou par celle des bureaux »[17].

En 1792, son rôle parait grandir. Nous le trouvons plus souvent, sinon tout à fait au premier plan (il n’y convenait pas), du moins plus en lumière : dès le 30 décembre 1791, les Jacobins, où jusqu’alors il avait souvent de la peine à obtenir la parole (lettre 456), le nomment commissaire avec Bancal, Bosc et Tournon, pour organiser, dans l’intervalle des séances, des lectures et des conférences. Il prend la parole dans les séances des 6 et 9 janvier ; le 17, il entre de nouveau au Comité de correspondance avec Bosc, Bancal et Louvet ; le 24, il est nommé vice-président, avec Guadet pour président, Bancal et Louvet pour secrétaires. Le 15 février, nous le retrouvons au Comité de correspondance avec Bancal, Louvet et Roland. Le 29 février, il est député, avec Robespierre, Chabot et Bancal, pour représenter la Société aux matinées du dimanche, consacrées à l’instruction du peuple, que vient d’organiser la Société fraternelle du faubourg Saint-Antoine (Aulard, III, 303-418, passim).

Il fréquentait d’autre part au comité de la place vendôme, qui réunissait, chez Mme Dodun, Vergniaud et ses amis de la Législative, et c’est peut-être lui (voir ci-dessus, p. 418) qui y mit en avant le nom de Roland, quand on cherchait un ministre de l’Intérieur.

Quoi qu’il en soit, aussitôt le ministère de Roland constitué (23 mars) et la scission déclarée entre Robespierre d’une part, et de l’autre le ministère Girondin et ses amis, Lanthenas n’hésite pas à prendre parti. Nous avons déjà signalé (Avertissement de 1792) une lettre de lui, fort vive, où il se déclare pour Guadet et accuse Robespierre « de perdre la liberté ». Le champ de bataille, aux Jacobins, demeura à Robespierre. Mais Lanthenas transporte son action ailleurs. Il devient, plus que jamais, le factotum de Roland[18] auprès duquel il semble installé, sans titre officiel, comme un secrétaire particulier (voir ci-dessus, p. 401). Disons

aussi le factotum du parti. À la veille du 10 août, une petite feuille royaliste (le Journal à deux liards), citée par les Goncourt[19], nous le montre régalant de bière et de liqueurs, au Caveau du Palais-Royal, les fédérés arrivant à Paris. Le jour de l’insurrection, c’est lui que Petion envoie deux fois, de la mairie à l’Hôtel de ville où siégeaient les chefs du mouvement, pour réclamer avec instances d’être « consigné » « par une force imposante », afin de sauver sa responsabilité[20].

§ 9. Lanthenas au ministère et à la convention.

Au lendemain de la victoire, Roland, rentrant au ministère, y ramène Lanthenas avec lui, mais cette fois dans une situation officielle, et lui confie la troisième division (Alm. nat. de 1793, p. 130). Madame Roland prétend (lettre 534) qu’il n’y fit qu’embrouiller le travail. Elle écrivait cela dix mois après leur rupture. Nous inclinons cependant à croire qu’elle disait vrai : Lanthenas n’était évidemment guère propre à la besogne administrative.

Il ne l’avait d’ailleurs acceptée qu’en attendant mieux : la loi du 11 août 1792 ayant supprimé la condition de domicile, à se présenta aux élections pour la Convention et au Puy et à Lyon. Le 2 septembre, il était élu député de la Haute-Loire ; le 9, député de Rhône-et-Loire. Il opta pour ce dernier mandat. Mais à ne se démit pas pour cela de ses fonctions au ministère. Il s’y fit simplement suppléer par Faypoult, et y conserva son logement, ainsi que nous le verrons plus loin. Au cours de cette année 1792, sa plume trop féconde ne s’était guère arrêtée ; après avoir inséré ses articles dans la Chronique du mois, il les publiait à part, souvent revus et augmentés. Énumérons[21] :

Des sociétés populaires, considérées comme une branche essentielle de l’instruction publique, par F. Lanthenas (28 février 1792). Extrait de la Chronique du mois. Paris, chez les directeurs de l’imprimerie du Cercle social. 1792, an iv de la Liberté, in-8o (Tourneux, 9041).

Publié à part et distribué en avril 1792 (Écrits et discours de F. Lanthenas, t. I, Avertissement).

De l’influence de la liberté sur la santé, la morale et le bonheur, dans la Chronique du mois de juin 1792. — Publié ensuite à part, au Cercle social, rue du Théâtre-Français ; prix : 10 sous, et 12 sous, franc de port — distribué aux Jacobins, etc. (En septembre 1793, il en restait des exemplaires à l’imprimerie.)

Nécessité et moyens d’établir la force publique sur la rotation continuelle du service militaire et la représentation nationale sur la proportion exacte du nombre des citoyens. — Chronique du mois de septembre 1792 ; puis brochure à part, chez les directeurs de l’imprimerie du Cercle social : offert à la Convention dans les premiers jours de sa session, vers la fin de septembre 1792 (Écrits et discours, t. I, Avertissement).

Des élections et du mode d’élire par listes épuratives. — Chronique du mois du 1er novembre 1792, puis tiré en brochure et distribué à la Convention.

Cette brochure, imprimée avec une autre de hersaint et une autre de Brissot (À tous les républicains de France), en un volume de 80 pages par les directeurs de l’imprimerie du Cercle social, fut expédiée aux sociétés populaires des départements par le ministère de l’Intérieur. Mais elle ne fut pas partout bien accueillie. Le 17 novembre, la Société des Amis de la liberté et de l’égalité de Fontenay-le-Comte écrivit aux Jacobins de Paris qu’elle avait brûlé les trois brochures, et les Jacobins, le 25 novembre, votaient de cette pour être envoyée aux sections et aux sociétés affiliées (Tourneux, 9337, 9576-9578). Ainsi Lanthenas était encore classé parmi les Girondins. C’était le moment, au contraire, où il se séparait d’eux.


§ 10. Rupture avec les Roland.

Comment Lanthenas en vint-il à se séparer de ses compagnons d’armes et à rompre avec les Roland ? Madame Roland (Mémoires, II, 246) n’indique qu’une cause : sa jalousie au sujet de Buzot. Nous croyons qu’elle a vu juste, mais que cette cause ne fut pas la seule. Il y eut aussi un dissentiment politique profond, qui ne fut pas seulement la conséquence de cette jalousie, mais qui la précéda, l’accompagna et l’exaspéra. Les actes humains sont presque toujours complexes, et assurément ce fut ici le cas. Roland et ses amis, surtout Buzot qui venait de passer un an en province et en rapportait une sourde irritation contre Paris, prétendaient suivre une politique relativement conservatrice ; Lanthenas, poursuivant ses idées sans tenir aucun compte des difficultés pratiques, lié par son passé révolutionnaire, resté en contact avec beaucoup de Montagnards, demandait au ministre de se porter à gauche et s’irritait de ne pas l’obtenir. Les billets si curieux que nous publions (lettres 508 à 520) nous font assister aux explications irritées qui eurent lieu entre lui et Madame Roland. Ils ne sont pas datés, sauf le dernier, qui est du 20 janvier 1793. Mais divers indices nous ont amené à conclure qu’il faut placer les autres en novembre et décembre 1792. Une phrase de Lanthenas confirme notre conjecture, « L’on m’a vu, écrivait-il en août 1793[22], au mois de novembre, au sein de la Convention, plongé dans la plus profonde tristesse, pendant les succès d’un parti[22] ». Qu’on rapproche ces mots de ce qu’écrit Madame Roland : « Il prétendait se mettre entre le côté droit dont il blâmait les passions et le côté gauche dont il ne pouvait approuver les excès » — nous conservons les soulignements — et on verra que le parti visé par Lanthenas n’est autre que celui de ses anciens amis. Nous avons donc, par lui-même, la date de la rupture.

La page de Madame Roland que nous avons citée se termine par un mot terrible : « Il fut moins que rien et se fit mépriser des deux parts ». Il est certain que le malheureux Lanthenas, sévèrement jugé par les amis dont il s’était éloigné à l’heure où le péril fondait sur eux, tenu à distance par les vainqueurs qui ne voyaient en lui qu’un rêveur importun, traîna pendant l’année 1793 une existence désolée.

Après la condamnation de Louis XVI, où il vota la mort, — mais avec sursis et cinq ou six conditions restrictives, — après la démission de Roland, il s’efforça de s’isoler de la lutte et de se consacrer tout entier aux questions d’éducation nationale. Il avait été élu, le 13 octobre 1792, membre du Comité d’instruction publique de la Convention ; il y fut maintenu, à divers renouvellements successifs, jusqu’au 6 octobre 1793, jour où il fut éliminé. (C’est le 3 octobre que la Convention avait voté la proscription en masse de la Gironde ; le moment était mauvais pour lui.) Nous ne croyons pas devoir essayer ici de retracer son rôle dans cette grande commission : c’est un sujet en dehors de notre cadre, mais qui vaudrait d’être étudié, et dont on trouvera tous les éléments dans la grande publication de M. J. Guillaume, Procès-verbaux du Comité d’instruction publique de la Convention nationale.

Des documents, publiés par M. Léon Marillier dans la Revue critique du 3 mars 1884, et qui se trouvent aujourd’hui au ms. 6241. fol. 252-254, nous font assister, en février 1793, à une suprême et amère explication entre Roland et Lanthenas. Le frère aîné de celui-ci, le marchand du Puy, ne recevant plus de ses nouvelles, eut l’idée (ne sachant rien d’une rupture qui n’avait pas éclaté dans le public) de s’adresser à Roland, par une lettre du 8 février. Roland renvoya la lettre à Lanthenas (qui n’avait pas encore quitte l’hôtel de l’intérieur), avec un billet ainsi conçu :

Quoique logé près de six mois sous le même toit, je vous ai très peu vu, je n’ai été nullement au courant de vos pensées ; seulement j’ai été informé que nous différions toujours davantage d’opinion ; d’après cela, il me serait impossible de répondre d’une manière satisfaisante à Monsieur votre frère ; je ne puis lui mander que ce que je vous mande à vous-même et je ne vois que vous qui puissiez satisfaire à ses questions. Ignorant des faits mêmes, je dois me garantir des conséquences. Je crois seulement, et je le crois fermement, que vous êtes à mon égard ce que vous avez voulu être. Si ce n’est pas le fruit d’une mûre réflexion, c’est celui d’une apathie réfléchie. Cause et effet, vous avez constamment nourri et fortifié cette disposition qui me semble dans votre croyance avoir fixé votre caractère. Puisse cette disposition d’esprit et de cœur des choses et des hommes concourir à votre bonheur !


R.

Un mois après, Lanthenas ayant fait imprimer un nouvel ouvrage. Bases fondamentales de l’instruction publique (20 mars 1793), et ayant obtenu qu’il fût distribué par ordre de la Convention vers le milieu d’avril, en envoya un exemplaire à Roland avec une note ainsi conçue :


J’ai fait ajouter la feuille 3 à l’exemplaire ci-joint que j’ai effectivement adressé à Roland, ce que j’ai cru devoir être sensible ; j’ai désiré qu’il vît par sa lecture s’il a eu véritablement raison d’abandonner un ami dont la constante amitié datait de dix-huit ans pour des amis nouveaux que son élévation seule lui a faits, dont la sotte vanité et la marche insensée l’enveloppant de toutes leurs sottises l’ont seules rendu l’objet des persécutions qu’il a souffertes et dont il est encore l’objet.


F. Lanthenas.

Roland répondit par une lettre où il commence par faire l’apologie de son ministère, et qui se termine par ces lignes :

Je reviens à vous ; vous dites que je vous ai abandonné pour de nouveaux amis. Rappelez-vous donc que c’est vous qui vous êtes éloigné de moi. Rappelez-vous donc qu’interpellé dans l’Assemblée même, vous avez justifié un mensonge, une infamie par un silence approbatif ; et cela uniquement par peur, par lâcheté ; vous avez abandonné un ami de vieille date à l’insolente persécution d’une horde de brigands dont vous craigniez l’influence, et c’est à moi que vous osez dire que c’est là de la prudence !

Non, Lanthenas, la vertu triomphera, dussions-nous tous périr ! L’histoire nous vengera. Elle me vengera, moi en particulier. Les lâches, les brigands peuvent tuer mon individu ; ils ne tueront pas ma mémoire…[23]

L’ancien ministre se trompait en attribuant « à la peur, à la lâcheté » l’éloignement de Lanthenas, tandis qu’il y avait d’autres causes que Madame Roland connaissait mieux. Mais son ignorance à cet égard fait comprendre son profond ressentiment de l’abandon inexpliqué de son ami.

Dans la séance des 13 et 14 avril, Lanthenas fut des 92 députés qui votèrent contre la mise en accusation de Marat. Cela n’empêcha pas que le lendemain, 15, lorsque les commissaires des sections de Paris, conduits par le maire de Paris, et ayant à leur tête, comme orateur, le jeune Rousselin [de Saint-Albin], vinrent demander à la Convention d’exclure de son sein vingt-deux députés brissotins, le nom de Lanthenas figurât sur cette liste. Mais ce timide ne s’effraya pas : le 16 mai, en pleine Convention, il s’attaquait à Marat, à ce Marat que, un mois auparavant, il avait défendu au nom des principes : « C’est toi, lui dit-il dans une apostrophe irritée, c’est toi qui es un aristocrate, car tu veux la contre-révolution en prêchant le meurtre, le pillage… ». Ce seul moment suffit à justifier Lanthenas du reproche de lâcheté.

Au 2 juin, il était encore sur la liste des Vingt-deux, dénoncés par le département de Paris, que Barère invitait, au nom du Comité de salut public, à se démettre volontairement de leur mandat. Il se démit en ces termes : « Nos passions, nos divisions, ont creusé sous nos pas un abîme profond. Les vingt-deux membres dénoncés doivent s’y précipiter, si leur sort, quel qu’il soit, peut le combler et sauver la République ». C’est alors que Marat intervint pour demander, non pas la suspension, mais l’arrestation des vingt-deux, en ajoutant qu’il fallait retrancher de la liste Ducos, Dusaulx et Lanthenas, « Lanthenas, pauvre d’esprit, qui ne mérite pas que l’on songe à lui ». Cette pitié insultante de Marat est plus dure encore que le dédain de Madame Roland et ne nous parait pas plus méritée.

Le malheureux Lanthenas, rejeté et ballotté ainsi entre les partis, prêchant la paix au milieu de passions exaspérées, ne parvenant à se faire écouter de personne, ne comprenant rien visiblement à la tempête au milieu de laquelle il se débattait, fit une dernière et vaine tentative : du 7 au 9 août, il faisait distribuer à la Convention un opuscule ainsi intitulé :

« Motifs de faire du 10 août un jubilé fraternel, une époque solennelle de réconciliation générale entre tous les républicains, en consacrant une déclaration des devoirs de l’homme, des principes et maximes de la morale universelle, par F. Lanthenas, député à la Convention nationale. Imprimerie nationale, 1793, in-8o, 78 pages. Prix, 1 livre. » — L’ouvrage avait pour objet, dit-il, « de prévenir les malheurs de Lyon et d’arrêter les désastreuses conséquences du 31 mai ».

§ 11. Épilogue.

Nous ne nous étendrons pas sur le reste de la vie de Lanthenas. Il se trouvait plus isolé que jamais : Bancal était, depuis le 1er avril, prisonnier des Autrichiens, auxquels l’avait livré Dumouriez ; Roland fugitif, Brissot à l’Abbaye, Madame Roland à Sainte-Pélagie ; Bosc ne le connaissait plus. Ceux de ses compagnons de lutte qu’avait épargnés le 2 juin étaient décrétés d’arrestation le 3 octobre, et lui-même, éliminé le 6 octobre du Comité d’instruction publique, où il avait cru trouver un refuge, n’avait plus qu’à se faire oublier. En septembre-octobre, comme pour faire son testament politique, il rassemble en un premier volume ses Écrits et Discours[24] ; en décembre, il donne une traduction d’un autre ouvrage de Thomas Paine. Le Siècle de la Raison. Au printemps de 1794, il se retire à la campagne. Il ne reparaît qu’après la chute de Robespierre. Il se remet alors à écrire et à prêcher sa morale républicaine, mais à prêcher dans le vide. Il se plaint amèrement de n’être écouté de personne[25].

La publication des Mémoires de Madame Roland par Bosc (avril-juin 1795) dut éveiller dans son âme de tristes pensées, d’autant plus que Bosc, dans une note de son Avertissement, avait eu pour lui un mot très dur dans sa simplicité. En annonçant qu’il publierait la correspondance de Madame Roland et en regrettant de n’y pouvoir faire entrer « quelques lettres d’un très grand intérêt », qu’il ne retrouvait pas, il ajoutait : « Il est possible que plusieurs soient restées entre les mains de Lanthenas, avec qui cette correspondance était fréquemment commune. Il y mettait alors, et avec raison, une fort grande importance, mais aujourd’hui !… ».

Ce doux et poignant reproche (Bosc avait d’ailleurs atténué les passages des Mémoires concernant Lanthenas) alla à son adresse, comme on va le voir.

Le 25 floréal an iii — 14 mai 1795, quelques semaines après la publication de Bosc. Lanthenas faisait paraître :

« nouvelle déclaration de la morale républicaine ou des devoirs de l’homme et du citoyen, — objet constitutionnel, — et projet de loi pour la promulguer et lier par elle les opinions religieuses et les cultes au soutien de la république ; par F. Lanthenas, membre de la représentation nationale ; — suite aux moyens qu’il a proposés de vaincre les obstacles à la République et de l’organiser, – à Paris, chez Maret, libraire, au jardin de l’Égalité ; » 121 p. in-8o (Mais si l’avant-propos est daté du 25 floréal — 14 mai, les dernières pages n’ont été écrites qu’après le 8 prairial — 27 mai.)

On y retrouve toutes les idées confuses de Lanthenas ; mais ce qui frappe le plus, c’est évidemment qu’il est hanté, depuis le livre de Bosc, par le souvenir des Roland. Les pages 9-12 ne sont qu’un long cri de regrets. Il affirme que les diverses publications dans lesquelles, de juin à octobre 1793, il avait cherché comme un refuge, avaient pour objet d’empêcher de « faire juridiquement massacrer des hommes précieux, des patriotes innocents ou malheureux et point criminels… » (p. 10). Il en espérait « un bon effet sur les esprits égarés, qui poussaient à l’échafaud les plus malheureuses et les plus innocentes victimes de la Révolution » (p. 11-15). — « Pour redresser les mouvements dangereux imprimés à la Révolution par ses fanatiques et ses ennemis, j’ai cru, je l’avoue, qu’il fallait des moyens adroits et une conduite soutenue, plutôt que l’inertie et l’emportement, lorsque surtout leur torrent grossi était devenu trop impétueux et ne pouvait plus être arrêté par la faible opposition de quelques individus… » Toujours la molle justification, si durement jugée par Madame Roland !

Puis, après avoir rappelé que, lui aussi, « s’attendait toujours à voir son nom inscrit sur la liste des proscriptions », il ajoute : « Le temps viendra peut-être où je dirai aussi ce que j’ai vu, ce que j’ai fait, ce que j’ai senti ; où j’exposerai avec sincérité les véritables motifs de ma conduite à toutes les époques de la Révolution, mais ce sera, si je le puis, lors seulement que la République sera consolidée… » (p. 15).

Il « commence à croire qu’il n’y a point trop de la loi et de la morale, de toutes les deux mises en action avec une égale vigueur, pour neutraliser les inclinations perverses… ». Nous voilà loin de la liberté indéfinie de la presse ! Il parle de «  l’existence devenue monstrueuse de la Société des Jacobins !! » (Déclaration, p. 12). Il dit ailleurs : « Trois charlatans, Cagliostro, Mesmer et Robespierre… » (p. 12). Lui, le mesmériste enthousiaste de 1782 à 1784 !

Il proclame l’utilité des croyances religieuses ! « Déploierai-je le tableau de l’histoire, pour prouver les bons effets de la religion consolatrice ? etc… » (p. 22-23). Il essaie une réhabilitation du Rolandisme (p. 30). Il dit plus loin : « Le courage passif essentiellement, dans toutes les circonstances, celui de l’homme vertueux… » (p. 109) ; et il écrit, dans son projet de loi en 28 articles, un article ainsi conçu : « Il sera établi à Versailles une maison d’instruction, où les fonctionnaires qui auront fait des fautes seront envoyés en exil, et où seront enseignés les principes et le développement de la République, par ceux de la justice et de l’humanité… » (art. 27, p. 118).

Nous n’avons ni à raconter son rôle à la Convention pendant le reste de la session, ni à donner la liste de ses autres publications. Notons seulement que, élu au Conseil des Cinq-Cents par le département d’Ille-et-Vilaine, il ne siégea que dix-huit mois, ayant été éliminé par le sort au premier renouvellement du Corps législatif (25 mai 1797).

Il y a, au ms. 9534, dix-sept lettres de lui à Bancal des Issarts, allant du 27 octobre 1796 au 16 décembre 1798. Bancal, revenu de captivité, siégeait, lui aussi, au Conseil des Cinq-Cents, dont il sortit en même temps que son ami. Il venait de publier son livre Du nouvel ordre social fondé sur la religion où il exposait, entre autres thèses, — lui, l’ancien hôte du Clos en septembre 1790, — « que les femmes ne doivent jamais se mêler des affaires publiques ». Ces lettres de Lanthenas vaudraient la peine d’être dépouillées.

Il avait été nommé commissaire du Directoire près l’administration municipale du n° arrondissement de Paris. Cela assurait son existence, et c’était nécessaire, car, loin de s’enrichir par la Révolution, il semble y avoir perdu la plus grande partie de son patrimoine. La gêne appraît en plus d’un endroit. Sa santé était d’ailleurs ruinée. Dans sa dernière lettre, du 16 décembre 1798, il dit tristement : « J’espérais tous les jours t’écrire moi-même, mais tous les jours cela m’a été également impossible, les forces du corps et même quelquefois celle de l’esprit me manquent absolument. Je prends cependant le parti de faire écrire celle-ci… »

Il mourut à Paris, dix-sept jours après le 2 janvier 1799#1.

Dans la dernière année de sa vie, persévérant dans l’idée à la fois religieuse et laïque qui l’avait toujours hanté, il publia un livre intitulé, Religion civile proposée aux républiques pour lie des gouvernements représentatifs, Paris, an vi, 1 vol. in-12. Le commissaire du Directoire près l’administration centrale de la Seine, Mathieu, dans un rapport au ministre de l’Intérieur du 12 mars 1798, après avoir fait l’éloge des associations théophilanthropiques, ajoutait « L’ouvrage du citoyen Lanthenas, intitulé ; La religion civile pourrait fournir matière a quelques lectures dans les Sociétés de ce genre que les cantons ruraux voient naître ». (Adolphe Schmidt, Tableau de la Révolution française, t. III. p. 107.)

Quelques jours après sa mort, le 19 janvier 1799. Dupin, successeur de Mathieu, écrivait à son tour : « La Société des Noirs [c-à-d. des Amis des Noirs], qui tenait ses séances chez le citoyen Lanthenas, se réunit, depuis la mort de ce dernier, dans un local que le ministre de la Marine lui a donné… » (Ibid., p. 362.)

  1. Velay Revue, nos du 1er décembre 1900 au 1er février 1901.
  2. Archives municipales du Puy. E. 56, fol. 104,v°.
  3. Aux deux séries des Papiers Roland, dans la collection Alfred Morrison, etc.
  4. Pour tous ces détails de la jeunesse de Lanthenas, nous avons pour guide un érudit distingué, M. Paul Le Blanc, qui, dans ses Variétés historiques et biographiques (Auvergne et Velay), Le Puy, 1885, lui a consacré un chapitre (p. 32-41). M. Paul Le Blanc a eu des notes de la famille et en a recueilli la tradition orale.
  5. Et non en octobre 1778, comme l’a cru M. Paul Le Blanc.
  6. Datée du 20 octobre. Mais ce ne peut être la date du voyage. Roland reconnaissait lui-même que son livre était plein de fautes d’impression.
  7. Lettres des 14, 29 octobre, 11 novembre, 10, 15, 16, 23 décembre, collection Morrison ; 4 novembre et 4 décembre, ms. 6239.
  8. Arch. munic. du Puy, E, 98.
  9. Germain Martin, La grande industrie en France sous le règne de Louis XV, p. 250-253.
  10. Germain Martin, loc. cit.
  11. Il dit à ce sujet : « Un ouvrage, probablement le dernier mutilé par la censure, que la Révolution me permit ensuite de publier dans son entier ». (P. 7 de son libre sur la Liberté indéfinie de la presse, publié deux ans après, en juin 1791.)
  12. Il y a, au Clos, un chambre qu’on appelle encore maintenant « la chambre de Lanthenas ».
  13. Commune de Denicé.
  14. Dans ses Mesures de salut public, espèce de revue mensuelle qu’il publia après la chute de Robespierre, de septembre 1794 à février 1795, et qui n’eut que quatre numéros, il accuse l’ex-tyran de lui avoir très perfidement soustrait ! (N° 1, p. 16.)
  15. Mém. de Brissot, IV, p. 432 et suiv. L’éditeur a défiguré le nom de Lanthenas, qu’il appelle Lanttunat.
  16. Voir aussi les articles de M. Vissaguet, déjà signalés. Ils rendent très bien compte de la situation locale.
  17. Page 135 de sa traduction des Droits de l’homme, de Thomas Paine, 1792.
  18. Le Patriote du 5 avril 1792 annonce la formation d’une Société économique, ayant pour président Hell (ex-Constituant), et comptant parmi ses membres, à côté de Roland, déjà ministre, l’inséparable Lanthenas.
  19. Hist. de la Soc. franç. pendant la Révolution, p. 189.
  20. Mémoires de Madame Roland, t. I, p. 291.
  21. Mentionnons encore un « Plan pour établir, sur une colonisation faite à la Louisiane, un système d’assignats », remis à la fin de 1792 à Lebrun (Mesures de salut public, n° IV, p. 20, dans les Écrits et discours). Mais signalons surtout sa traduction de la seconde partie de la Théorie et pratique des Droits de l’homme, de Thomas Paine. La première partie avait été traduite, en 1791, par François Soulès. Lanthenas traduisit la seconde partie, qui parut sous ce titre : « Théorie et pratique des Droits de l’homme par Th. Paine, secrétaire du Congrès au département des affaires étrangères pendant la guerre d’Amérique, auteur du Sens commun et des Réponses à Burke, traduit en français par F. Lanthenas, D. M., et par le traducteur du Sens commun [Griffet de la Baume]. À paris, chez les directeurs de l’imprimerie du Cercle social, rue du Théâtre-Français, n° 4 ; à Bruxelles, chez Lemaire, 1792, l’an iv° de la Liberté ; in-8o de 168 pages ». L’ouvrage fut annoncé dans le Patriote français des 22 mars et 3 avril 1792.
  22. a et b Motifs de faire du 10 août un jubilé fraternel, p. 35.
  23. Nous abrégeons la citation.
  24. Le deuxième volume des Écrits et Discours ne parut qu’à la fin de 1795.
  25. Il raconte lui-même qu’un de ses collègues lui disait, en prairial an iii (mai-juin 1795) : « Vous donnez des plans qui seraient peut-être bons pour la Lune ».