Lettres de Madame Roland de 1780 à 1793/Appendices/E

Imprimerie nationale (p. 594-616).

Appendice E.


ROLAND À AMIENS.

§. 1er. L’Inspecteur.

Le Mémoire des services de 1781 et les Inventaire des Archives locales, tant d’Amiens que de la Somme, nous fournissent une ample moisson sur le rôle de Roland à Amiens pendant les dix-huit années qu’il y passa (1766-1784).

Élevé à l’école des Trudaine, instruit d’ailleurs par une pratique incessante des affaires, il favorise en toutes circonstances la liberté de l’industrie et du commerce. Ce n’est pas un théoricien a priori ; il s’exprime durement sur les Économistes, sur « Quesnay et sa triste secte » (Dict. des manuf., III, 2-3). Sa doctrine est toute expérimentale, c’est uniquement de Trudaine et de Turgot qu’il se réclame, en un temps où tous deux étaient morts, et où il n’y avait aucun profit à les louer.

Dès les premières pages de son Dictionnaire des manufactures (t. I, Disc. prélim., p. xxv), il rappelle qu’au commencement du règne de Louis XV, et jusqu’au temps de l’administration de M. Fagon[1], les manufactures furent presque aussi négligées que vers la fin du règne de Louis XIV, « et c’est à M. Trudaine, l’un des plus grands administrateurs qu’ait eus la France, qu’est due leur restauration ».

Au tome II, page 248, à propos d’un mémoire adressé par lui à son administration, en 1762 : « Un magistrat, droit je ne citerai jamais assez la rectitude de jugement et les grandes vues d’administration, si, par les qualités de son esprit et de son cœur, il ne m’eût fait tant aimer mon état, et laissé de la perte de sa personne un souvenir si constant et si amer, M. Trudaine, accueillit mon mémoire et loua mon zèle, avec ce ton qui encourage et qui rend tout possible… ».

Et au tome III, Disc. prelim., p. lxi « Comme un génie tutélaire de l’industrie française parut M. Trudaine, dans l’administration de cette partie ; il calma les uns, imposa silence aux autres, éclaira et contint tout le monde ; et c’est sous l’administration de ce grand homme que les manufactures occupèrent ce haut degré de splendeur qui fera à jamais époque dans les fastes de notre industrie et de nos arts… ».

Il ajoute un peu plus loin, en parlant de Turqot, « l’ami et, j’ose le dire, le disciple de Trudaine[2]… ».

Voyons maintenant de quelle manière, disciple de Trudaine, lui aussi, et son « agent d’exécution, il opéra en Picardie :

Sa nomination est du 16 juillet 1766. Mais il ne se pressa pas de se rendre à son nouveau poste ; en septembre, il faisait un voyage en Provence, pour s’instruire de l’industrie de cette région. Il dut arriver à Amiens en novembre.

Dès son arrivée, précédé des lettres les plus flatteuses de l’Intendant du Languedoc, muni des attestations les plus honorables des fabricants de Clermont-de-Lodéve, plein des devoirs et des droits de sa nouvelle fonction, il se met à l’œuvre et commence par provoquer une sorte, d’enquête générale sur l’industrie de son nouveau ressort.

La situation était des plus troublées. Depuis qu’en 1762 un arrêt du Conseil avait permis la fabrication dans les campagnes, les fabricants et marchands d’Amiens, atteints dans leur privilège exclusif, avaient été en révolte perpétuelle. On avait même vu le Parlement de Paris, par un arrêt du 11 janvier 1764, ordonner « l’exécution des règlements de la manufacture d’Amiens », c’est-à-dire aller contre l’arrêt du Conseil du 11 septembre 1762, qui autorisait la fabrication dans les campagnes ! On voit que la monarchie absolue n’excluait pas l’anarchie. Il y avait eu des émeutes bruyantes, dont Trudaine et l’Intendant n’avaient pas eu raison sans peine. Les privilégiés d’Amiens avaient fini par céder à peu près, mais, dès l’arrivée de Roland, ils vont remettre en avant leurs vieux griefs :

L’assemblée générale des « gardes en charge, corps et communautés des maîtres saiteurs, hautelisseurs et houpiers » de la ville d’Amiens, consultée par le sieur Roland de La Platière, inspecteur des manufactures entrant en fonctions, déclare « que le plus grand relâchement s’est introduit dans l’exécution des règlements, et que de nouveaux règlements rigoureusement exécutés sont nécessaires », 2 décembre 1766 (Ivent. des Archives de la Somme, C, 245).

Suivent les délibérations : 1° de l’assemblée des notables de la ville, 6 décembre ; 2° de la communauté des marchands des trois corps réunis, 9 décembre ; 3° de la Chambre de commerce de Picardie, même jour. Toutes s’accordent à signaler la décadence de la fabrication, à en voir la principale cause dans l’ordonnance de 1762, qui a permis l’introduction de la manufacture dans les campagnes, et à réclamer l’exécution des anciens règlements « dans toute leur pureté ». C’est une protestation indirecte contre les libertés accordées par Trudaine à l’industrie.

Roland, après s’être rendu compte de l’état des choses, adressa à Trudaine, le 25 décembre 1766, un long rapport, dont nous continuons à emprunter l’analyse à l’Inventaire des Archives de la Somme de M. Georges Durand (Ibid).

« Précis de mes opérations depuis que je suis à Amiens, et réflexions sur une partie des objets qui y ont rapport », par M. Roland. — À son arrivée à Amiens, il ne connaissait pas l’état désastreux où se trouvait l’industrie ; il a voulu y porter remède. Il s’est informé de toutes parts sur les causes du mal. De l’aveu de tous, la première cause est dans la liberté indéfinie laissée à l’industrie et qui a dégénéré en licence. « L’on a souvent abusé des idées qu’il convient d’attacher à ce mot sacré. Par exemple, la liberté, relativement au commerce vu en grand, peut et doit être générale, indéfinie ; à l’égard des manufactures, elle doit être restreinte, il faut l’accorder tout entière quant au goût des étoffes, au choix, à la disposition des nuances, des dessins ; il faut, au contraire, être très rigide sur tout ce qui en étend et assure la consommation, comme les longueurs, les largeurs et la qualité. Ce serait le sujet d’un mémoire intéressant que de déterminer la différence entre commerce et manufacture, d’assigner la portion de liberté qu’il convient d’accorder à chacun, de poser des principes certains sur des objets si intéressants, de fixer les idées avec netteté sur chacun. » Les plaintes de ceux qu’il a consultés auraient eu une bien autre énergie si elles avaient été émises « après les incendies, les vols et les assassinats qui désolent cette ville, car il n’est personne qui n’attribue ces horreurs à la misère du peuple ». Il s’est aussi renseigné dans les pays, en France ou à l’étranger, où s’expédient les étoffes d’Amiens. Il est résulté de ces informations que ces étoffes étaient tellement mauvaises, qu’on était obligé de les refuser. C’est à tort qu’on a voulu chercher une autre cause du mal dans la liberté de fabriquer accordée aux habitants de la campagne. On ne pouvait la leur refuser. Ils n’ont du reste apporté à l’industrie d’Amiens qu’une concurrence peu sérieuse. Il fait voir par des chiffres la diminution croissante du nombre des pièces fabriquées à Amiens et du prix de ces étoffes ; il donne ensuite le résultat d’une inspection qu’il a faite dans Amiens et les environs ; partout il a éprouvé de la résistance : au Pont-de-Metz, on en vint jusqu’à l’injurier. Il a encore d’autres points importants à exposer ; il remet « à les traiter de vive voix pendant mon séjour à Paris, ou par mémoire après mon retour, ainsi que de ceux tout aussi importants qui regardent les villes, bourgs et campagnes du département ». Il a excité les esprits à la paix et à la concorde et termine en promettant amnistie pour tout ce qui s’est passé. Amiens, 23 décembre 1766.

Il faut remarquer ici que Roland n’en est pas encore arrivé à la doctrine de l’entière liberté qu’il professera plus tard avec tant d’énergie ; il veut encore qu’on réglemente « les longueurs, largeurs et qualités ». Quoi qu’il en soit, il semble bien qu’il ait été en droit d’écrire (Mém. des Services, 1781) : « Ce n’était rien que les jalousie, les haines, les disputes, les abus d’autorité dont Clermont [de] Lodève, Bédarrieux, étaient tourmentés, en comparaison des partis, des conflits d’autorité, des noms odieux, des saisies, des violences, des emprisonnements, de ces actes qui inspirent la révolte, qui… déchiraient la Picardie. J’arrive, je vois, j’écoute, je raisonne, j’apaise, je pacifie tout ; il n’y eut plus ni assignation donnée, ni maréchaussée employée, ni saisie de faite, ni amende de prononcée. Je bannis le conseil, quelquefois intéressé, des avocats, et la main toujours avide des procureurs ; je fis moi-même en Picardie ce que j’avais fait en Languedoc, les placets, les requêtes ; je les présentai, je les sollicitai, je les simplifiai, je les réduisis ; et je fus ce que devrait être toujours un inspecteur, le conseil, l’avocat et le protecteur des fabricants ».

Mais si, dans ce rôle, il se fit aimer du plus grand nombre, il n’eut pas l’heur de plaire aux gros marchands qui tenaient et la Chambre de commerce et la municipalité d’Amiens. Nous rencontrerons souvent les traces de leur hostilité. Ce n’était pas pour lui rendre agréable le séjour de cette ville. Un peu pour cette raison, bien plus encore pour servir les vues de Trudaine, il voyagea beaucoup.

« M. Trudaine, qui aimait les arts, voulut que je voyageasse et approuva que, chaque hiver que j’allais à Paris pour lui rendre compte de mes recherches et de leur succès, j’en prolongeasse le séjour pour me fortifier, par l’étude de l’histoire naturelle, de la physique et de la chimie, dans les arts, tous fondés sur l’une et le plus souvent sur toutes les parties. « (Mém. des services.)

C’est dans ces séjours d’hiver à Paris qu’il travailla sous la direction du pharmacien-chimiste Jacques-François-Demachy (1728-1803). Dans ses Lettre d’Italie (t. IV, p. 47), adressé, comme on sait, à Marie Phlipon, il rappelle avec reconnaissance les cours de chimie « que j’ai suivis dans votre capitale, et dont je vous ai laissé les cahiers en partant : cahiers faits sous les leçons d’un homme qui me les a rendus chers par l’amitié qui les dicte de M. Demachy enfin… ». On verra, par la Correspondance (lettre du 23 novembre 1781), que Roland resta toujours en relations d’affectueuse confiance avec Demachy.

Rassemblons maintenant les nombreux renseignements qu’il nous fournit lui-même sur ses voyages en France et à l’étranger. Il ne connaissait encore que la Normandie, le Languedoc, et la Provence rapidement visitée en septembre 1766.

Mon premier voyage dans l’étranger[3] fut en Flandre et en Hollande, en 1768. Je recherchai principalement comment, dans les environs de Cambrai, de Valenciennes, de Saint-Amand, de Bruxelles, de Malines et d’Anvers on cultive, on rouit le plus beau lin du monde ; comment on le prépare, on le file, on le retord, on le Blanchit ; comment on l’emploie dans ces superbes dentelles qui portent le nom du pays où elles se font, dans les batistes et linons, et comment on blanchit des toiles. J’étudiai à Bruxelles ses fameux camelots, ses tapisseries plus anciennes ; À Malines, ses cuirs dorés ; à Anvers, ses étoffes de soie, la taille des diamants ; à Utrecht, ses satins, et, aux environs, ses velours ; à Amsterdam et à Sardam, une infinité de mécaniques et beaucoup de procédés ; à Harlem, ses toiles et toileries, et singulièrement ses blanchisseries magnifiques très renommées ; à Leyden, ses manufactures de draps, ses camelots, etc. ; le commerce en grand à Rotterdam comme à Amsterdam ; les toiles de Gand et de Bruges, les entrepôts d’Ostende et de Dunkerque, les filatures de Turcoing, de Lille, de Courtray ; les étoffes rases de Lille, de Roubaix, etc., le beau linge ouvré de Courtai ; la porcelaine de Tournay ; les fonderies de Douai, etc., etc.

Ce voyage eut lieu en août-octobre 1768, et la relation s’en trouve aux Papiers Roland (ms. 6242). Ses observations furent consignées dans des mémoires qu’il remit à son administration (Dict. des manuf., I, 87*, 60).

Avant son départ, il avait eu à s’occuper d’une question très importante pour l’industrie d’Amiens, l’établissement d’un second moulin à foulon (Inv. des Arch. de la Somme, C. 288, mars-août 1768). Audacieuse entreprise, car il fallait toucher aux privilèges du Chapitre, propriétaire de l’unique moulin existant (dans cette Ville manufacturière de 50,000 âmes !) et d’un droit de servitude sur la Somme. Aussi le subdélégué et l’Intendant hésitent-ils à pousser l’affaire. Roland saisit Trudaine, qui donne des ordres. Mais le Chapitre plaide, Trudaine disparaît en 1777, et le procès durait encore en 1789 (voir Rec. des monuments inédits de l’Hist. du Tiers-État, t. III, p. 331-334).

Le voyage de 1769 se fit en Suisse et en France :

En 1769, je fus en Suisse par Reims, où la filature, les étoffes rases et drapées et leurs divers apprêts fixèrent mon attention ; par la Lorraine où je vis, en entrepôt, celle des marchandises que les Anglais y amènent par Ostende pour les introduire en France, lorsqu’ils trouvent des obstacles à des voies plus directes ; par les Vosges, dont je visitai les mines de fer, et l’Alsace, province si propre à former des établissements, malgré le voisinage de la Suisse. Je m’arrêtai à Bâle, dans le canton et l’évêché de ce nom, où sont répandues beaucoup de fabriques et particulièrement celles de rubans de toutes sortes ; partout, au milieu d’une nature cahotante (sic), la culture la mieux entendue et des objets de main-d’œuvre où le principe de la quantité sur la qualité est aussi remarquable qu’il y est avantageux. Genève enfin… Je revins par Lyon… et par le Bourbonnais, le Berry, le Nivernais où je suivis dans les plus grands détails tous les procédés sur le fer, depuis son extraction de la mine, sa fonte, ses forges, jusqu’à celle des ancres d’une part et jusqu’à sa conversion en acier et coutellerie de l’autre. Je n’omis point d’observer ensuite et de comparer les dispositions et les travaux de la papeterie de Montargis.

Roland a inséré, dans ses Lettres d’Italie (t. I, p. 73-150), la relation de ce voyage. Nous y voyons qu’il eut lieu dans les mois d’Août, septembre et octobre 1769. En passant à Ferney, le 30 semptembre, il y rendit visite à Voltaire, « muni d’une recommandation de son ami de collège, M. de Cideville ». (On sait que Cideville était conseiller au Parlement de Rouen, et on s’explique par là la lettre donnée à Roland.) Voltaire retint à dîner le voyageur, dont le récit est assez curieux.

En 1771, c’est en Angleterre que Roland se rendit. Il est très bref là-dessus dans son Mémoire des services :

« Il serait trop long de rapporter ici les choses que j’y observai ; il suffit de dire que c’est le pays de l’observation, et qu’en cette circonstance, comme en toute autre, j’ai donné mes mémoires au Conseil ; les bureaux en sont pleins. »

Holker fils[4] était allé en Angleterre l’année précédente, et en avait rapporté une mécanique à filer. Roland se proposait sans doute le même but, et nous voyons (Réponse à la lettre d’un soi-disant citoyen de Villefranche) qu’en 1773 il communiqua à Holker père, en inspection à Amiens, la relation qu’il avait faite de son voyage. C’est cette relation que sa femme envoya plus tard à Bosc (lettre du 13 août 1784). C’est évidemment pour cela qu’elle ne se trouve pas aux Papiers Roland. Mais, du moins, ces Papiers fournissent la date précise du voyage, puisque le copie-lettre de l’inspecteur (ms. 6242) s’interrompt du 30 juin au 24 octobre suivant.

Ces absences, ainsi que les séjours prolongés à Paris, n’allaient pas sans provoquer des plaintes des Amiénois contre l’inspecteur (Inv. Arch. de la Somme, C. 292, mars 1771). Il ne semble pas qu’il s’en soit ému.

En 1772, nous ne relevons à l’Inventaire des Archives de la Somme (C. 305, mai-juin 1772) qu’un acte de correspondance. Une bonne partie de l’année se passa à voyager en France, ainsi qu’il nous l’apprend :

En 1772, je visitai les manufactures du Perche, tous les travaux de l’Épinglier, les toiles de Mortagne, les fabriques d’Alençon, ses points, la taille de ses diamants ; les fabriques du Maine, celles de Saint-Malo, de Morlaix et jusqu’à Brest : j’avais, dans une autre circonstance, visité la Touraine, l’Anjou, fait un long séjour à Nantes, et passé quelque temps à Rennes. Argentan, Vire, Saint-Lô, Caen, Lisieux, tous les établissements ou je n’avais pas été durant ma résidence en Normandie, furent observés comme l’avaient été les manufactures de Louviers, d’Elbeuf, de Darnetal, et de toute la Généralité de Rouen. Et partout les tanneries et autres travaux sur les peaux et sur les cuirs ; les papeteries ; les mines, leur exploitation, celles des charbons, des tourbières ; les fourneaux et ustensiles ; les verreries ; la culture, l’éducation du bétail ; la pêche, partie si importante et si négligée ; le commerce en tout genre…

En 1773, tout en s’occupant toujours de réprimer les abus qui entravaient l’essor des manufactures (Inv. Arch. de la Somme, C. 316), Roland s’attaque à une grosse question : les marchands d’Amiens, maître de l’antique juridiction consulaire, de la Chambre de commerce, sans parler de la municipalité de des offices royaux, maître de l’argent, écartaient avec un soin jaloux les fabricants, considérés toujours comme des artisans, formant une classe inférieure. Roland entame une campagne en faveur des fabricants :

Inv. des Archives de la Somme, C. 321. — Lettre de M. Trudaine à M. d’Agay, Intendant, lui mandant que le sieur Roland de La Platière, inspecteur des manufactures à Amiens, lui représente « qu’il serait nécessaire, pour les bien du commerce de cette ville, d’y relever l’état de fabricant qui y est avili et méprisé par les marchands qui se prétendent d’une classe supérieure. Il propose, pour moyen d’y parvenir, d’ordonner qu’à l’avenir il y aura toujours des fabricants tant à la juridiction consulaire qu’à la Chambre du commerce », le priant d’examiner cette proposition et de lui dire son avis. Paris, 16 juin 1773. — Lettre de l’Intendant à la Chambre du commerce lui faisant part de la proposition de M. Roland de La Platière, le priant d’y délibérer mûrement et de lui donner son avis. Amiens, le 27 juin 1773. — « Observations de la Chambre du commerce sur les représentations des fabricants tendantes à leur admission à la juridiction consulaire et à la Chambre du commerce. » Tout en se défendant du reproche de mépriser les fabricants et en reconnaissant leur utilité pour l’État, ils s’appuient sur les lois et sur l’usage des autres villes manufacturières pour s’opposer à l’admission de ceux-ci à la juridiction consulaire et à la Chambre du commerce, 13 juillet 1773. — Lettre des président et syndics de la Chambre du commerce à M. d’Agay, lui envoyant le précédent mémoire et offrant aux fabricants, comme moyen de parvenir à la juridiction consulaire et à la Chambre du commerce, de se faire agréger au corps des marchands. Amiens, 13 juillet 1773. — Réponse de l’Intendant à M. Trudaine, dans laquelle, reproduisant les arguments invoqués par la Chambre du commerce, il croit devoir repousser la demande des fabricants, qui ont, pour arriver à la juridiction consulaire et à la Chambre du commerce, la ressource de se faire agréger au corps des marchands, 6 août 1773.

Il semble que la résistance de l’Intendant, M. d’Agay, favorable aux marchands, ait momentanément arrêté l’affaire. Roland profite de cette trêve forcée pour aller faire un cinquième et long voyage, à moins que ce ne soit au contraire son voyage qui ait amené la suspension momentanée de la lutte. En tout cas, d’août 1773 à janvier 1774 (voir Lettres d’Italie, I, 150-179), il parcourt la Champagne, la Suisse, retourne à Ferney, où cette fois il ne peut voir Voltaire malade, mais est reçu par Mme  Denis, puis traverse tout le Midi de la France (avec une pointe en Catalogne), et revient par les provinces de l’Ouest :

Je retournai en Suisse en 1773, par Troyes, dont je comparai les toileries, quant à la fabrication et au blanchissage, à celles de la Normandie et du Beaujolais ; à Chaumont, renommé par le travail de ses pelleteries, et à Langres, qui l’est autant pour sa coutellerie ; j’eus à m’arrêter quelque temps dans le Valengin et à Neufchâtel où j’observai avec un intérêt singulier les mécaniques ingénieuses et la municipalité des objets de main-d’œuvre qui y sont répandus et qui m’y avaient attiré. Je repassai à Genève, je traversai la Savoie ; j’allai visiter les fabriques du Dauphiné. J’avais vu celles de la Provence, des savonneries, etc., et fait des mémoires sur le commerce de France en Levant par la voie de Marseille. Je repassai à Lyon pour aller parcourir l’Auvergne et voir ses papeteries, sa coutellerie, ses manufactures d’étoffes, ses divers genres d’économie rurale, et le commerce très intéressant qui en résulte. Je portai le même esprit de recherche et d’observation dans le Rouergue, le Quercy, le Haut-Languedoc, la Gascogne, le Béarn ; j’avais vu le Roussillon, j’avais été dans la Catalogne où se trouvent beaucoup d’établissements utiles, et fourni des mémoires sur la réforme à faire dans la culture des laines des contrées en deçà des monts, les plus belles et les plus mal soignées de France.

Je revins par Bayonne, dont l’entrepôt réciproque, indépendamment de sa belle tannerie et de ses pêches, forme un genre de commerce très remarquable ; par ses Landes, susceptibles d’un intérêt auquel on ne semble pas avoir eu foi ; par Bordeaux, Saintes, Rochefort, La Rochelle, où les hommes, principalement à Bordeaux, sont sensiblement transmués par le commerce ; Niort, Poitiers et Tours, où je passai pour la seconde fois et où je pus remarquer, comme à Lyon, l’inconstance et la légèreté du goût dans les variétés et les progrès des arts ; enfin par Orléans, dont je considérai de nouveau la bonneterie commune, les belles raffineries de sucre ; passage d’ailleurs le plus fréquenté, entrepôt le plus considérable du Midi au Nord et du Nord au Midi de la France.

C’est en janvier 1774, qu’il est de retour, et c’est probablement en passant à Paris qu’il a remis sur le tapis, avec Trudaine, l’affaire des fabricants, car c’est seulement alors que le Ministre reprend la correspondance interrompue le 6 août 1773 :

Invent. des Archives de la Somme, C. 321. — Lettre de M. Trudaine à M. d’Agay. Il convient « que ces deux fonctions (la juridiction consulaire et la Chambre du commerce) exigent des connaissances de commerce que tous les fabricants n’ont pas, mais vous n’ignorez pas aussi qu’il en est plusieurs qui font le commerce de marchandises qu’ils ont fabriquées. Ces fonctions ne sont pas réservées seulement à ceux qui sont admis dans le corps des marchands, mais à tous ceux qui exercent le commerce, et les fabricants sont de ce nombre. Il n’est pas nécessaire pour cela qu’ils soient reçus dans le corps des marchands : il suffit qu’ils fassent le commerce et qu’ils se soient familiarisés avec les principes et les spéculations de cet état… Je vous prie de vouloir bien me mander ce qui en est ; je ne puis qu’insister très fortement sur cet objet vis-à-vis de vous, je le regarde comme un des plus utiles au bien du commerce du royaume ». Paris, 25 janvier 1774. — Lettre de l’Intendant à la Chambre du commerce, lui faisant part des observations de M. Trudaine, lui demandant de nouvelles réflexions sur cet objet et de lui marquer « s’il y a à Amiens des fabricants capables par leurs lumières dans le commerce d’entrer au Consulat et à la Chambre du commerce » 21 février 1774.

La Chambre de commerce répond le 8 mars à l’Intendant. Elle cède, mais de mauvaise grâce, et sans dissimuler ses « craintes » sur la suite de cette « innovation » et en redoutant les mêmes abus qui se sont produits « lorsque le peuple a été admis aux charges municipales, abus si blâmables qu’on a dû révoquer l’édit ». L’Intendant transmet cette réponse à Trudaine le 23 mars, en ajoutant que les dangers signalés sont réels et qu’il demande du moins, pour écarter « les mauvaises têtes ou les ignorants », qu’aucun fabricant ne puisse entrer au Consulat ou à la Chambre de commerce qu’après qu’il aura agréé sa nomination. Une note en marge dit : « MM. du Commerce font la reculade. Ils ont reçu des réponses des différentes villes de manufactures qui ne sont pas favorables à leur prétention. »

Roland et les fabricants finirent par avoir raison des marchands.

En 1774, c’est sur un autre point que la lutte s’engage : il s’agit de protéger les ouvriers contre la servitude (le mot n’est pas trop fort) où voudraient les tenir les fabricants privilégiés.

La manufacture royale des moquettes et velours des sieurs Hecquet et fils, d’Abeville, demandait un règlement

… qui défendrait à tout ouvrier de moquette et velours de leurs manufactures de quitter leurs métiers… que six semaines après en avoir averti le maître en présence du bâtonnier des ouvriers et de ses prévôts, afin que, pendant cet intervalle, les sieurs Hecquet puissent mettre le plus capable de leurs apprentis en état de remplacer l’ouvrier ou les ouvriers qui voudraient quitter… Ce règlement… maintiendrait une subordination nécessaire pour soutenir la perfection des étoffes de cette manufacture et leur réputation…

Roland, consulté, répond MM. Hecquet « méritent sans doute l’attention et la protection du Gouvernement. Un zéle soutenu de génération en génération dans des établissements utiles et une probité qui leur vaut la considération et l’estime de tout le monde leur donnent droit à ces demandes et l’espoir de les obtenir. Mais si une faveur accordée à l’un est onéreuse à l’autre, elle est une injustice. Tout règlement de police entre les maîtres et les ouvriers n’est qu’une convention réciproque revêtue du sceau de l’autorité : autrement, elle ne serait pas plus la preuve du pouvoir que celle de l’abus qu’on en ferait contre le faible », 6 mai 1774 (Inv. des Archives de la Somme, C. 326).

En même temps, Roland intervient contre un monopole arbitraire des marchands d’Amiens. Il signale à Trudaine l’abus par lequel les gardes-marchands et autres de la ville d’Amiens exigent des droits des marchands des autres villes qui envoient apprêter leurs étoffes à Amiens, prétention aussi arbitraire que nuisible à l’industrie, et Trudaine demande (30 mai 1774) des explications à l’Intendant, qui saisit à son tour la Chambre de commerce (8 juin). La Chambre riposte (20 juin) que « les craintes de M. Roland ne sont pas fondées ; elles sont suggérées par les apprêteurs, etc… » et l’Intendant répond à Trudaine dans le même sens (5 juillet). Mais le ministre en décide autrement : « Si les plombs ont déjà été apposés au lieu de la fabrication, ils ne doivent pas l’être une seconde fois » (Trudaine à l’Intendant, 27 juillet). Il demande d’ailleurs « pourquoi ces droits se montent à 3 livres par pièce, celui de contrôle ne devant être que de 1 sou par pièce ». Et, là encore, la Chambre de commerce capitule.

Elle reconnait que cette perception est abusive et qu’une ordonnance de la municipalité va y mettre ordre ( 20 décembre). (Inv. des Archives de la Somme, C. 327.)

Toutes ces luttes, où Roland, appuyé par Trudaine, arrivait à forcer la main aux corps privilégiés et à l’Intendant lui-même, n’étaient pas pour lui attirer la bienveillance des autorités de la province. Il s’en aperçut bien, dans une affaire qui demande à être exposée avec quelque détail :

Roland s’était occupé de chimie industrielle à Rouen avec M. de La Follie et avec l’abbé Deshoussayes, à Paris avec M. Demachy. En 1775, il eut l’idée, avec deux industriels d’Amiens, de ses amis particuliers, l’apprêteur Flesselles et le teinturier Delamorlière, de faire proposer par l’Académie des Sciences un concours, en 1777, sur la théorie générale de la teinture. L’Académie trouva le sujet trop vaste, et demanda qu’on le restreignit à « l’analyse et l’examen chimique de l’indigo » (Dict. des manuf., t. III, lxiii). Roland et ses deux amis acceptèrent ce programme, et se cotisèrent, jusqu’à concurrence de 1,200 livres, pour faire le fonds du prix à décerner. Mais, craignant que la somme ne parût trop faible, Roland s’adressa à Trudaine. « M. Trudaine me promit de doubler mes fonds et de faire mieux si le cas le requérait ; mais il crut que nous devions trouver de grandes ressources dans le département qui m’est confié, et l’un du royaume des plus intéressés à la chose. Il m’engagea à écrire à M. l’Intendant. » (Dict. des manuf., t. I, 66*.)

Roland écrivit en conséquence, de Paris, le 3 février 1775, à M. d’Agay (Inv. des Arch. de la Somme, C. 334). L’Intendant lui répondit, le 9 (Dict. des manuf., t. I, 66*), qu’il allait communiquer sa proposition à la Chambre de commerce d’Amiens, à qui la Province allouait 12,000 livres par an pour les dépenses « que le bien du commerce exige », et en effet, le même jour, il saisissait la Chambre et la priait d’examiner si elle ne pourrait pas contribuer au prix… pour 200 ou 300 livres ! (Inv. des Arch. de la Somme, ibid.)

La réponse des président et syndics de la Chambre de commerce est du 1er mars (ibid.). Ils déclinent l’invitation, attendu que « les découvertes de la botanique n’ont rien laissé ignorer sur l’indigo, et que l’art et le mettre en pratique est suffisamment connu ».

M. d’Agay transmit cette réponse à Roland, le 22 mars, par une lettre que Roland nous fait connaître (Dict. des manuf., t. I, 66*), et qui est intéressante en ce qu’elle renferme une analyse assez étendue de la réponse, avec des réflexions sarcastiques de Roland mises en parenthèses :

Je vous ai mandé, Monsieur le 9 du mois dernier, « que je faisais par à MM. de la Chambre de Picardie de votre projet de mettre en programme les propriétés de le meilleur emploi à faire de l’indigo pour la teinture, en annonçant un prix honnête, et de soumettre les ouvrages qui seraient présentés sur cette matière à la décision de MM. de l’Académie des Sciences ».

Ces Messieurs viennent de me marquer qu’ils louent fort vos vues (certes), mais qu’ils sont cependant convaincus que l’exécution du projet ne contribuera aucunement à la perfection des teintures. Que les découvertes de la botanique (de la botanique, MM. du commerce d’Amiens !) n’ont rien laissé ignorer sur l’indigo (que fait la botanique à l’analyse chimique de l’indigo ?) et que l’art de le mettre en œuvre est suffisamment connu (en vérité ! MM. les marchands d’Amiens, aucun chimiste ne se serait douté de ce que dites-là ; et vous en savez beaucoup plus que toutes les Académies du monde !), qu’on en peut juger par l’état des teintures des Gobelins (il est vrai que l’écarlate des Gobelins prouve beaucoup pour la botanique et pour l’art de mettre en œuvre l’indigo !) et des autres manufactures du 1er ordre ; que si on reproche à celles du second ordre de les faire moins belles, ce n’est pas que les propriétés de cette plante et l’art de l’employer leur soient moins connus, mais parce que le prix des étoffes qu’ils ont à teindre ne peut en soutenir la dépense, surtout depuis dix ans que l’indigo vaut en France cent pour cent de plus qu’auparavant (c’est précisément pour toutes ces raisons senties par l’Administration, par l’Académie et par les chimistes qui ont travaillé en conséquence, que l’analyse de l’indigo devenait un sujet très intéressant) ; qu’ils croient donc que la dépense proposée serait en pure perte, et que bientôt elle mènerait à d’autres qui seraient onéreuses au commerce, etc. (Dict. des manuf., ibid. ; Inv. des Arch. de la Somme, ibid.)

Battu de ce côté, Roland se retourna vers Trudaine, qui lui répondit le 15 avril :

J’ai reçu, Monsieur, la lettre que vous m’avez écrite le 3 de ce mois, avec la copie de celle de M. l’Intendant d’Amiens, par laquelle je vois que la Chambre du commerce de cette ville ne veut contribuer en rien aux frais du prix que vous avez proposé d’accorder relativement aux teintures. J’en écris à M. l’Intendant, pour savoir ce qu’il sera possible de faire à ce sujet. En attendant, marquez-moi à quelle somme vous pensez que pourrait être portée la valeur du prix dont il s’agit. Je suis, etc. (Ibid.)

Le même jour, Trudaine écrivait à M. d’Agay, lui témoignant combien il était surpris « que la Chambre du commerce, qui n’a été créée que pour le bien et l’avantage du commerce de la province de Picardie, refuse d’encourager un objet aussi important, qui pourrait conduire à des découvertes utiles aux teintures ». Il le prie de faire encore de nouvelles tentatives, et, en cas de nouveau refus, de voir si on ne pourrait prendre cette somme sur les fonds libres de la province ». (Invent. des Arch. de la Somme., ibid.)

L’Intendant répondit aussitôt à Trudaine, le 20 avril, lui demandant de « donner un ordre positif pour cette contribution » et l’assurant qu’il le ferait exécuter. (Ibid.)

Mais il semble que l’affaire en demeura là, au moins sur ce point. Le prix resta fixé à 1,200 livres, et fut décerné en 1777 ; l’Académie le partagea « entre MM. Hecquet et Quatremer » (Dict. des manuf., t. III, lxiii). Roland ajoute, non sans mélancolie : « Quoi qu’il en soit, les personnes qui avaient médité le projet et fait les fonds, MM. Delamorlière, Flesselles et moi, nous crûmes voir notre zèle mal secondé. Nous désespérions de nos moyens ; et, ceci bien senti, joint à d’autres circonstances, fit évanouir la confiance et refermer les bourses ».

Cette question paraît d’ailleurs être revenue sur le tapis quelques années après : « On peut lire, dit-il (Disc. des manuf., t. III, Disc. prél., p. xcviii), sur cette matière et la partie du plan général que je viens de citer, et ma lettre à M. de Couronne (Journal de physique, janvier 1781) et, à la suite, la lettre de M. l’abbé Deshoussayes, avec qui je méditai beaucoup le grand projet qu’il y développe, et les répliques de M. d’Ambournay, et les réponses satifaisantes qu’on y a faites, en forme d’additions, dans le tome XIX de la Collection in-4o des Arts, imprimée à Neufchâtel…[5]».

Il dit ailleurs (Dict. des manuf., t. I, 66* : « On sait l’histoire du prix extraordinaire proposé par l’Académie royale des Sciences pour l’année 1777, sur l’analyse et l’examen chimique de l’indigo. On en a vu le précis (dans l’extrait d’une lettre à M. de Couronne, secrétaire perpétuel de l’Académie de Rouen, extrait incorrectement imprimé dans le Journal de physique, janvier 1781) ». – Cf. Dict des manuf., t. I, xxxi : « Notre lettre du 23 août 1780 à M. de Couronne, secrétaire principal de l’Académie de Rouen, et dont on trouve un extrait dans le Journal de physique, janvier 1781 ; les remarques répandues dans notre Arts du fabricant de velours de coton, etc., prouvent également notre ardeur pour le progrès de ce bel art… ».

En somme, dans la question engagée avec la Chambre de commerce, l’Intendant n’avait donné à Roland qu’un appui bien douteux. Il va maintenant le malmener pour son compte.

De même que Roland, au début de son administration en Picardie, avait dressé une sorte de procès-verbal de sa prise en charge (« Précis de mes opérations depuis que je suis à Amiens », 25 décembre 1766), de même, après plus de huit années écoulées, il voulut constater les progrès accomplis et marquer ceux qui restaient à réaliser ; mais sa rude sincérité le fit rabrouer par l’Intendant :

« Précis de l’état actuel des fabriques et du commerce de la ville d’Amiens, comparé à un état semblable fait en 1767 », par M. Roland de La Platière, Amiens, 25 avril 1775. — Lettre de M. Roland de La Platière à l’Intendant, lui envoyant ledit état, « avec les observations… les plus propres à faire apprécier les clameurs auxquelles on s’est livré ». Amiens, 26 avril 1775. — Lettre de M. d’Agay à M. Roland de La Platière lui accusant réception dudit état et de ses observations qu’il trouve justes, mais ajoutant : « Je vois avec étonnement qu’en faisant connaître les progrès de la manufacture, vous observez que, si elle perfectionne lentement, c’est principalement parce que l’impôt est exorbitant, l’imposition arbitraire et la perception violente. Cette phrase est très indécente, vous n’auriez jamais dû l’employer. C’est faire une critique fausse et méchante des personnes respectables qui sont à la tête de l’Administration et de celles qui sont chargées de la recette et du recouvrement des finances et des droits du Roi. Prenez donc bien garde de vous donner à l’avenir de pareilles libertés, ni en public, ni en particulier, parce qu’il n’en résulterait rien que de fort désagréable pour vous. » Avec ces mots en marge : « N’a pas été écrite, M. l’Intendant ayant dit verbalement à l’inspecteur d’être plus circonspect dans son style », 5 mai 1775. (Invent. des Archives de la Somme, C. 286.)

Au milieu de tous ces heurts, Roland part pour son sixième voyage, un long voyage en Allemagne, qui dut durer cinq mois au moins, car, entre le 5 mai 1775 (lettre de M. D’Agay) et sa querelle avec la municipalité dont nous parlerons plus loin (7 novembre), nous ne trouvons aux Archives de la Somme rien qui indique la présence de Roland à Amiens.

Il nous raconte son voyage :

Une partie de l’année 1775 fut consacrée au voyage d’Allemagne ; je passai par Saint-Quentin ; j’en connaissais les manufactures, je les revis ; je visitais celles de Charleville et celles de Sedan ; je parcourus les rives de la Moselle et celles du Rhin jusqu’à Coblentz ; je remontai à Mayence pour gagner Francfort au temps de la foire ; là, comme à Leipzick, où j’arrivai en temps semblable, je trouvai l’entrepôt de l’Europe pour l’Orient et l’Occident ; j’y trouvai des gens de toutes les nations et des marchandises de toutes les espèces.

Partout j’avais ramassé des échantillons et des matières et des étoffes que j’avais vues ; partout j’avais pris la note des dimensions, des prix, des temps, des lieux et des frais de route et de traite, et fait la réduction des ouvrages et de monnaies ; nulle part je n’avais trouvé à me fournir en aussi grande abondance ; je rapportai des ballots et des volumes, et cette fois, comme toutes les autres semblable, j’ouvris les uns et les autres : échantillons, ustensiles, machines, pratiques, procédés, notes, tout ; je répandis au profit de nos fabriques et de notre commerce, avec la même ardeur que j’avais ramassé.

Je fus à Nuremberg, pour la quincaillerie ; à Lintz, pour ses étoffes ; à Vienne, pour ses nouvelles entreprises en divers genres dont l’état est noté dans un mémoire à part ; en Bohème, pour ses toiles et ses toileries dans le goût de celle de la Silésie dont elle est voisine ; en Saxe, pour ses manufactures d’étoffes rases et sèches, d’une finesse et d’une beauté rares ; à Berlin, pour ses établissements de beaucoup d’espèces, également observés et notés.

Je revins par Brunswick, le Hanovre et la Westphalie ; je parcourus le Bas-Rhin, Wesel, Crevelt, où sont les manufactures de rubans de soie brochés en or et argent faux, si répandus en Allemagne, et surtout celle des rubans veloutés, que j’avais à cœur, dont la fabrication était inconnue en France où je la rapportai. Je visitai les fabriques des duchés de Berg et de Julliers, Aix-la-Chapelle, Montjoie, Verviers, pour leurs draperies ; Stolberg, pour la conversion de la rosette en laitoir ; Liège, pour ses papeteries et ses imprimeries. Je ne négligeai ni les mines, ni les carrières, non plus que les exploitations de fer, d’alun, de charbon de terre, de marbre et d’ardoise.

Au sujet de l’imprimerie et des papeteries établies à Liège, à Bouillon, à Yverdun, à Génève, à Vienne, à Berlin, dans plusieurs autres villes d’Allemagne et aux environs, j’avais observé que nous avions tiré du néant ces établissements et que nous leur donnions journellement de la consistance par la loi bursale qui impose énormément nos propres papiers pour notre propre usage, et par la loi contradictoire qui permet l’entrée des livres étrangers en exemption de droits ; et ce fut dans le temps l’objet d’un mémoire particulier.

Deux motifs principaux doivent déterminer une nation commerçante à perfectionner les objets sur lesquels son commerce est fondé : celui d’empêcher l’introduction des choses étrangères, et celui de placer son superflu dans l’étranger. On s’abuserait si l’on voulait donner au mot perfection toute autre acception que celle qui naît de la fantaisie, loi impérieuse à laquelle il faut que tout artiste se soumette.

Dès son retour, il envoya une première relation à Trudaine, qui lui répondit le 28 novembre 1775 : « J’ai lu avec beaucoup de plaisir, Monsieur, le précis de vos observations sur le commerce de l’Allemagne, et j’ai beaucoup d’impatience de voir les mémoires détaillés que vous m’annoncez. J’ai souvent fait, comme vous, la réflexion que l’industrie de tous les genres se trouve arrêté en France par les règlements, qui sont presque le seul obstacle qui s’y rencontre. Il y a longtemps que je pense qu’autant les instructions détaillées sont utiles dans les pays où l’industrie n’est pas encore établie, autant les règlements multipliés et minutieux sont destructifs dans un pays où l’industrie commence à être dans un état de vigueur et de prospérité. Je ne puis qu’applaudir au projet que vous avez conçu de faire imiter plusieurs étoffes dont vous avez vu les succès en Allemagne. Soyez sûr que vous ne pouvez rien faire de plus utile à l’État, et que je ferai tous mes efforts pour vous y seconder. Je suis, etc… » (Mémoire des services.)

Mais déjà, à cette date, un orage avait éclaté entre les officiers municipaux d’Amiens et Roland. — celui-ci prétendant, comme dans l’affaire Hecquet d’Abbeville, protéger la liberté des ouvriers contre les patrons :

Invent. des Archives d’Amiens, AA 28, fol. 17. — Lettre des officiers municipaux à M. Trudaine, Intendant des finances, se plaignant d’une lettre écrite au maire par le sieur Roland, inspecteur des manufactures, dans les circonstances suivantes : « Les sieurs Morgan et Delahaye ont établi en 1766, en cette ville, une manufacture de velours de coton ; ils n’ont rien épargné, jusqu’à présent, pour l’accroissement et la perfection de cet établissement, qui devient de jour en jour plus considérable et plus intéressant pour la ville, par le nombre d’ouvriers qu’il occupe. Le gouvernement a cru devoir protéger cet établissement, en lui accordant des titres d’honneur, par l’arrêt du Conseil de 1766, et des exemptions et privilèges pour les directeurs et ouvriers. Dans le courant du mois d’octobre dernier, dix ouvrières de cette manufacture abandonnèrent leurs travaux et sortirent sans billets de congé, sans avertissement préalable, sans avoir fini leurs ouvrages et sans avoir rendu compte des matières qui leur étaient confiées. Le complot était même fait entre toutes les autres ouvrières ; elles avaient été toutes débauchées par l’une d’entre elles qui s’était laissé gagner par le nommé Sézille : toutes ces ouvrières étaient engagées par écrit envers ce Sézille, mais les autres eurent quelques remords d’abandonner une manufacture où elles avaient été instruites, et sans laquelle elles n’auraient pas su l’art de filer à la mécanique. Elles rapportèrent leurs engagements. Le directeur de la manufacture vint, muni de ces écrits, porter sa plainte à M. le maire. M. le maire fit venir devant lui Sézille et l’ouvrière accusée d’avoir débauché les autres ; la preuve était claire. M. le maire punit cette embaucheuse de vingt-quatre heures de prison. Il ne prononça rien contre Sézille, parce que les lettres patentes de 1749 ouvraient la voie à l’action juridique contre lui, et qu’il était en état de payer les frais d’une procédure. L’emprisonnement de l’ouvrière était une correction légère qui la mettait à l’abri des 100 livres d’amende, et même des peines plus grièves qu’elle méritait. Ce fut à l’occasion de cet emprisonnement, qui n’avait rien de commun avec le sieur Roland, que ce dernier écrivit, ou plutôt fit écrire par main étrangère, la lettre à M. le maire dont il s’agit. Le sieur Roland commence, dans cette lettre, par ériger son opinion particulière en principe général : il part de ce principe pour décider le fait ; il s’érige même en juge des bornes et de la compétence de l’autorité du juge, et finit par menacer ce juge. Il a fait plus, il a pris soin de faire divulguer son procédé, comme pour donner au public une idée de l’étendue de son pouvoir. Cette publicité n’est peut-être que l’effet de l’indiscrétion de celui qui lui a servi de scribe, mais il doit s’imputer encore cette faute. Le sieur Roland pense que, si une ouvrière ne doit rien et n’a aucun engagement d’une part, elle est libre d’en prendre d’une autre, que tout ouvrier est libre de travailler où bon lui semble, lorsqu’on veut bien l’employer. Si ce principe était admis aussi absolument que le sieur Roland l’énonce, les manufactures se trouveraient exposées à manquer subitement d’ouvriers dans les besoins les plus pressants ; les cabales entre les ouvriers renaîtraient bientôt ; un seul ouvrier mécontent entraînerait tous les autres, qui seraient sûrs d’être reçus sans difficulté et sans formalité dans une autre fabrique. C’est pour remédier à ces inconvénients, que les lettres patentes du 2 janvier 1749, registrées en Parlement, défendent expressément à tous les ouvriers et compagnons employés dans les fabriques de les quitter pour aller travailler ailleurs, sans en avoir obtenu un congé exprès et par écrit de leurs maîtres, à peine de 100 livres d’amende, au payement de laquelle ils sont contraignables par corps. Si le sieur Roland s’était rappelé cette loi salutaire, il n’eût point posé en principe absolu que tout ouvrier est libre de travailler où bon lui semble ; il eût ajouté qu’il n’est libre qu’après avoir obtenu le congé exprès et par écrit de son maître ; il n’eût point décidé qu’il n’y avait point de délit dans le fait de l’ouvrière emprisonnée ; il n’eût point menacé de vous déférer un magistrat respectable, qui remplit sa place gratuitement et à la satisfaction du public et du gouvernement. Si le sieur Roland connaissait mieux la ville, il aurait appris, avec tous les citoyens, à respecter le magistrat à qui il vient de manquer. Le manquement d’égards envers le chef d’un corps retombe sur le corps lui-même. C’est pourquoi nous vous supplions, Monseigneur, de faire donner à M. le maire la satisfaction convenable, et vous jugerez que cette satisfaction doit être aussi publique que l’est devenu le défaut d’égards du sieur Roland. Nous vous demandons cette satisfaction en notre nom ; nous vous prions très instamment aussi de rappeler à M. Roland les principes, les devoirs et les bornes de sa place, afin qu’il s’y maintienne avec soumission, subordination, diligence, vigilance et exactitude. 7 novembre.

Cette fois encore, l’administration ferme et intelligente de Trudaine se prononça pour l’Inspecteur contre l’autorité locale :

Invent. des Archives d’Amiens, AA 33, fol. 166. — De M. Trudaine aux officiers municipaux, au sujet de l’emprisonnement d’une ouvrière de la manufacture de M. Morgan. Il ne peut qu’approuver la conduite de l’inspecteur des manufactures, M. Roland de La Platière, en faveur de cette ouvrière, et pour rendre publique la mécanique importée d’Angleterre par M. Morgan pour faire filer les matières destinées à sa manufacture de velours de coton. 25 novembre.

Et c’est trois jours après, le 28 novembre, que Trudaine envoyait à Roland, à propos de son rapport sur le voyage en Allemagne, une lettre de chaudes félicitations. Il n’y avait pas à s’y tromper : l’inspecteur d’Amiens était hautement avoué par Trudaine, et il fallait compter avec lui.

Le moment approchait où Roland allait rencontrer la femme supérieure qui devait tenir tant de place dans sa vie ; en relations à Amiens avec la famille des demoiselles Cannet, déjà il avait dû, en décembre 1774, se rendant à Paris, se charger d’une lettre de Sophie pour Marie Phlipon (voir Lettres Cannet, 20 décembre 1774) ; mais c’est en décembre 1775 seulement, après son voyage d’Allemagne (Mémoires, II, 225, et lettre à Bosc du 13 août 1784) ou même, plus exactement, en janvier 1776 (Mémoires, II, 218, et Lettres Cannet, 11 janvier 1776) qu’il se présenta au logis du quai de l’Horloge.

Sur ses rapports avec la fille du graveur, dans ces premiers mois de 1776, nous ne pouvons que renvoyer à notre Étude sur « Marie Phlipon et Roland » (Révolution française du 14 mai 1896). Rappelons seulement que, cette année-là, Roland prolongea beaucoup son séjour à Paris ; trois mois entiers, dit-il dans sa Réponse au pamphlet de Holker. C’était le moment de sa première « crise » avec le manufacturier de Saint-Sever ; il préparait son mémoire sur l’Art du fabricant de velours de coton ; il s’apprêtait aussi à sa mission d’Italie que Trudaine venait de lui confier.

C’est dans un de ses rapides retours à Amiens qu’il adressa à l’Intendant de Picardie, le 19 juillet 1776, un rapport sur les papeteries, demandé par Turgot (Invent. des Archives de la Somme, C. 343).

Nous le voyons aussi, à cette époque, correspondre avec l’Intendant au sujet de ses « appointements ». Les « appointements » des inspecteurs des manufactures étaient fournis par les communautés de métiers ; ils étaient plus considérables dans les pays d’Élection, comme la Picardie, que dan les pays d’États, tels que le Languedoc. La communauté des marchands drapiers d’Abbeville aurait voulu être dispensée de payer sa part contributive, qui se montait à 200 livres. L’Intendant et Trudaine rejetèrent cette demande (Invent. des Archives de la Somme, C. 344. — juin-octobre 1776).

Roland partit enfin de Paris pour l’Italie le 8 août 1776, après avoir laissé à Marie Phlipon ses manuscrits et ses notes de voyage, « desquelles elle demeurait maîtresse s’il lui arrivait malheur » (Mémoires, II, 226). Cf. lettre à Bosc du 13 août 1784. — Il reste quelques-unes de ces notes au manuscrit 6244, copiées de la main de Marie Phlipon ; fol. 223, notes sur Avignon, Lodève, Béziers, Narbonne, etc. — fol. 230-231, sur Perpignan, — sur la Normandie et la Bretagne, etc…

Il avait promis à son amie de lui envoyer ses notes de voyage, au fur et à mesure qu’il les écrirait. — Nous ne pouvons, là-dessus encore, que renvoyer à notre Étude « Marie Phlipon et Roland ». Ajoutons seulement que nous trouvons, au manuscrit 6244, copiées de la main de Marie Phlipon, une partie de ces notes : fol. 227, notes datées du 16 août 1776, d’Olten, canton de Lucerne, — puis, fol. 227-229, des notes sur Turin.

Nous avons raconté son retour en France en septembre 1777, sa maladie en Beaujolais (octobre), — et sa rentrée à Paris, vers les premiers jours de janvier 1778. Uns seconde lacune de son copie-lettres, du 20 juillet 1776 au 10 novembre 1777, correspond à cette interruption de son service.

Ainsi que nous l’avons déjà dit ailleurs, tout était bien changé pour lui quand il revint d’Italie. Necker, à peine nommé directeur général des finances (29 juin 1777), avait supprimé les six Intendants des finances. Trudaine, dépossédé ainsi du pouvoir exercé par sa famille depuis 1744, mis à la retraite, était mort quelques semaines après (5 août 1777). Roland perdait son chef et son protecteur et retombait directement sous la main des Intendants du commerce, qui allaient réagir contre les doctrines de Trudaine et de Turgot.

Il pouvait cependant être fier des œuvres accomplies à Amiens, pendant dix ans (1766-1776), sous la direction de Trudaine. Laissons-le les énumérer lui-même.

J’avais attiré à Amiens, avec le secours du gouvernement, un blanchisseur d’étoffes en lin, qui manquait et qui y était nécessaire. J’avais fait naître et encouragé les fabriques de gazes, déterminé celles des rubans en soie, fais divers essais en draperies, travaillé pendant sept années consécutives, auprès de l’Administration, contre un corps puissant, et obtenu enfin la faculté d’avoir des moulins à fouler, à réviquer, une calandre à eau ; et d’autres établissements de ce genre. L’énorme contrebande en France d’étoffes rares d’Angleterre, et leur grande consommation dans l’étranger, me faisaient solliciter depuis trois ans la recherche des apprêts anglais, lorsque, après deux voyages faits à grands frais et inutiles, nous fixâmes ici un apprêteur de Londres très habile et qui y fait des merveilles.

J’avais, le premier, sans l’avoir jamais vue, rendu publique la mécanique à filer le coton, que nous perfectionnâmes considérablement ; je la répandis ; je la multipliai au point que nous en avons plus de quatre-vingts ; j’en ai fait passer dans les diverses provinces et jusqu’en Alsace.

Ce fut d’après ces travaux que je déterminai les nouvelles manufactures de velours de coton, les satinettes, les piqués, etc… En multipliant cet objet, j’ai cherché à le varier ; j’ai fait faire des velours de soie sur chaîne et trame de coton, essais qui n’avaient été tentés nulle part ; et j’ai moi-même fait faire à Lyon, et j’en ai rapporté les outils pour les fabriquer et les préparer.

J’avais aidé, de mon argent, l’établissement d’un teinturier en soie, et considérablement dépensé d’ailleurs pour des essais de teinture dont j’ai donné les résultats dans mes Arts, approuvés par l’Académie des Sciences, et faisant partie de la collection publiée sous mon nom ; sans parler du prix sur la matière première, que cette compagnie proposa en 1775, dont je lui avais présenté le sujet, dont j’avais rédigé le prospectus avec ses commissaires, et fait une partie des fonds.

J’avais, par plusieurs mémoires et des sollicitations réitérées très pressantes contre des vexations inouïes, autorisées, soutenues, obtenu plusieurs arrêts du Conseil, entre autres celui qui met à l’abri la seule fabrique d’Amiens de vingt mille livres par an de pilleries faites sur les seuls fils à employer dans les étoffes.

Je ne parle point des choses tentées et qui n’eurent pas lieu : toutes furent jugées utiles par l’Administration, arrêtées, pour la plupart dans l’intention, et renvoyées à un temps plus opportun. Je fis des travaux considérables sur beaucoup de parties ; et dans plusieurs occasions, agissant toujours sans intérêt, sans partialité, faisant toujours le bien public et obligeant singulièrement le grand nombre es particuliers, j’eus avec d’autres des crises violentes mais inévitables, parce que l’esprit de commerce qui est de propager les connaissances, d’étendre les vues, de multiplier la main-d’œuvre, est toujours et partout contraire à celui du commerçant qui ne sait jouir que par la privation des autres, et dont l’avide but d’amasser en particulier, et même en secret, s’il est possible, donne l’exclusion à tout sentiment généreux, à tout bien commun.

Tant de recherches et d’expériences devaient donner lieu à un grand nombre d’étoffes nouvelles et à des variétés des anciennes ; il en a résulté un beaucoup plus grand nombre de métiers ; le double, le triple des ateliers, mécaniques et ustensiles d’apprêts divers, des perfections dans la filature, dans la fabrication et jusque dans les teintures ; plus de conformité, enfin, avec les étoffes des autres nations qui trouvaient un débouché certain dans l’étranger, où quelques vices des nôtres les faisaient rejeter.

Ce fut alors que j’entrepris de faire un corps de mes observations, et que j’en rédigeai une partie pour compléter les trois arts publiés dont j’ai parlé, réservant les autres pour ceux que j’y ai annoncés. L’Académie des Sciences de Paris a scellé ses approbations par des lettres de correspondant ; la Société royale de Montpellier m’a fait le même honneur ; les académies de Rouen, de Villefranche, de Dijon, et des Arcades de Rome m’en ont donné d’associé ; la Société économique de Berne m’a nommé au nombre de ses honoraires.

Il me restait à voir une région intéressante à mille égards ; des raisons de mon état m’y sollicitaient vivement ; les vues du ministre m’en faisaient un devoir. Je devais rechercher pourquoi, dans une infinité d’objets de consommation en Italie, plusieurs nations et surtout l’Anglais avaient, au lieu d’une concurrence de commerce, la prépondérance la plus marquée.

Parti de Paris en 1776, j’y fus de retour en 1778, après dix-huit mois d’absence. J’avais de nouveau traversé la Suisse, parcouru toute l’Italie, passé trois fois les Alpes, trois fois les Apennins, visité les villes et les campagnes de la Sicile, poussé jusqu’à Malte ; neuf fois je m’étais embarqué, trois fois j’avais été dans le plus grand danger et au moment de périr ; je couchai trente nuits sur la planche, j’en fus quatre-vingts sans me déshabiller, dont vingt-deux de suite, si ce n’est de jour pour changer, deux ou trois fois dans l’intervalle ; je supportai des fatigues incroyables, courant, observant le jour, manquant quelquefois du nécessaire, et écrivant la nuit. L’ardeur, la passion de voir et de m’instruire me soutinrent ; j’arrive et, comme une masse, je tombe et reste plusieurs mois entre la vie et la mort. (Mém. des services.)

C’est à Villefranche, chez sa mère, à l’automne de 1777, que Roland fit cette grave maladie. La convalescence fut longue, et il ne semble avoir pu rentrer à Paris que dans les premières semaines de 1778. C’est alors que, ne pouvant plus compter sur la protection de Trudaine, mort en août 1777, pour l’inspection générale qu’on lui avait promise et qu’il croyait mériter, il se mit à écrire et à publier ; jusque-là, il avait, après chaque voyage, chaque étude d’une question remis des mémoires à l’Administration ; à partir de 1779, c’est au public qu’il va s’adresser, en publiant dans la Collection des arts et métiers, qui paraissait alors sous le patronage de l’Académie des Sciences, des traités, — nous dirions aujourd’hui des monographies, — sur les arts qu’il connaissait le mieux.

Sans préjudice, d’ailleurs, des missions diverses qui lui furent confiées :

D’abord, une mission en Boulonnais : « Je n’étais point encore arrivé à ma résidence que je fus envoyé par l’Administration, en juin 1778, en Boulonnais, pour y voir une éducation naissante [l’acclimatation des moutons anglais], ou plutôt l’esquisse en petit du grand projet de la réforme des laines en France par la méthode anglaise. J’avais écrit en Languedoc et en Picardie sur cette matière intéressante, partout observée comme le premier moyen de perfectionner les objets dont elle est la base… ». — Cf. Dict des manuf., t. I, 197*.

Puis une mission, autrement périlleuse, en Angleterre :

« Je passai en Angleterre dans un temps où les hostilités commencées en rendaient le projet aussi difficile que l’objet de ma mission y rendait le séjour dangereux ; je frétai un bâtiment français pour aller, j’en frétai un anglais pour revenir ; je parcourus le pays, je fis les recherches [toujours pour les laines et les moutons], les essais, les comparaisons, et tirai les résultats qu’on a lus dans un mémoire imprimé, extrait du Journal de physique, juillet 1779… »

La date approximative de ce voyage est facile à déterminer : remarquons d’abord qu’il fut la suite de la mission en Boulonnais, qui est de juin 1778 ; notons ensuite que Roland parle des « hostilités commencées » entre la France et l’Angleterre. Or, les premières hostilités de la guerre de 1778-1783 sont du 17 juin 1778 ; la bataille navale d’Ouessant est du 27 juillet. Il faut donc croire que ce voyage, nécessairement rapide en de telles circonstances, eut lieu en juillet 1778.

Nous trouvons, en divers endroits de ses ouvrages, quelques détails sur ce voyage :

Dict. des manuf., t. I, 156* : « Lorsque j’arrivai en Angleterre, je fus jeté sur la plage à 3 heures du matin, à quatre ou cinq milles de toute habitation, et j’errai dans les prairies pendant plus de deux heures sans rencontrer une figure humaine ; mais elles étaient couvertes de troupeaux, etc… ».

Ibid, p. 198* : « Bien adressé, bien dirigé ; arrivé en Angleterre, je parcourus les prairies, les coteaux et la montagne ; partout j’examinai les troupeaux ; je vis faire la tonte de plusieurs ; je fus dans les magasins de laines ; je pris des échantillons des divers cantons, espèces et qualités de celles-ci ; partout je causai avec les fermiers sur leurs principes, leurs méthodes, sur les résultats qui, en tout, font la raison des principes et des méthodes… ».

Et dans sa Réponse de 1781 au pamphlet de Holker :

« M. D. L. P. [de La Platière] ne se serait pas douté que M. H. [Holker] eût rien fait en Angleterre au péril de sa vie, d’après ce qu’il a connu des Anglais dans le voyage qu’il fit en 1771… bien moins encore depuis un autre voyage fait en 1778, en temps de guerre, pour des découvertes autrement importantes, et qui exigeaient d’autres vues, d’autres recherches, d’autres démarches enfin que pour une mécanique. Cependant M. D. L. P., bien reconnu pour étranger, et n’ayant rien pour se déguiser, parcourut plusieurs provinces, vit tout ce qu’il avait à voir, écrivit tout ce qu’il voulut sous la dictée des Anglais mêmes, dont il prenait les instructions ; allait le soir dans les cafés, dans les tavernes, causer politique, plaisanter même sur les flottes respectives alors en présence ; il avait été obligé de fréter pour aller, il fut obligé de fréter pour le retour. En a-t-il jamais fait bruit ?…

« …Vous prétendez, il est vrai, que la tête de M. H. était à prix en Angleterre ; il se peut qu’il l’eût exposée en retournant à Manchester. Mais on sait quelles têtes les États mettent à prix !… Avec de la prudence, on se tire de partout, et si M. L D. P. eût eu assez d’argent, il aurait rapporté calandres, mécaniques, procédés, et tout Manchester. Mais l’Administration ne lui avait pas donné un sol pour cet objet…»

Avec les notes rapportées d’Angleterre et les observations faites en Boulonnais avant son départ et après son retour, — combinées avec un travail antérieur, — Roland publia, en 1779, son premier ouvrage :

« Mémoire sur l’éducation des troupeaux et la culture des laines » (voir Dict. des manuf., t. I, 137*). Ce n’était d’ailleurs, il nous l’apprend lui-même, qu’une refonte d’un travail antérieur, commencé à Lodève : « Le mémoire que je fis en Languedoc [sur les moutons] et que j’envoyai à l’Administration en 1765, mémoire qui est le même que celui imprimé en 1779, au régime près des moutons anglais dont je me suis instruit et qui s’y est fondu depuis… ». (Dict. des manuf., t. II, 89.)

Le travail parut dans la livraison de juillet 1779 du Journal de physisue que dirigeait alors l’abbé Rozier. Roland se contenta d’un tirage à part, à ses frais, de cent exemplaires (Rec. Join-Lambert, Lettre à Marie Phlipon du 17 juin 1779). Il n’y eut donc pas alors d’édition spéciale. — Mais le mémoire paraît avoir été réimprimé en 1783, probablement dans la Collection des arts et métiers de Neufchâtel.

Il semble d’ailleurs que Roland n’ait envoyé son mémoire au Journal de physique qu’après l’avoir soumis à une académie de province qu’il ne nomme pas, mais qui a bien l’air d’être celle de Rouen (Dict. des manuf., t. I, 195*).

C’est durant cette année de 1779 que commença, entre Marie Phlipon et Roland, cette « correspondance amoureuse » que M. Join-Lambert a publiée. C’est en avril (lettre XII) que la crise commence véritablement ; Roland est alors à Paris. En mai, Roland est rentré à Amiens, il y a eu engagement réciproque, et le mariage est projeté pour août ou septembre (lettre XXVII). En août, survient un vif froissement, à propos des exigences du père Phlipon (lettre LXVIII) ; Roland s’en va aux eaux de Saint-Amand, puis écrit une lettre sèche au père Phlipon (l. LXXII), et tout semble rompu ; mais la correspondance ne s’arrête pas pour cela, elle se poursuit pendant que Roland va à Dieppe en septembre (l. LXXXI), et que, dans les premiers jours de novembre, Marie Phlipon se retire à la Congrégation (l. XCVIII). À la fin de décembre, l’inspecteur se rend enfin à Paris (l. CVI) : au commencement de janvier, il revoit Marie Phlipon à la grille du couvent, oublie tous ses griefs, et le 4 février 1780 l’épouse à Saint-Barthélemy. (Voir Révol. franc. du 14 avril 1896, p. 372-373.)

Roland semble avoir eu cette année-là une grande déception : son parent Godinot, inspecteur de la généralité de Rouen, prit sa retraite ; Roland, qui ne se plaisait pas à Amiens, espérait le remplacer à Rouen ; mais il ne fut pas agréé, et c’est Goy qui lui fut préféré (Alm. royal de 1780, p. 573). C’est sans doute pour cela qu’il écrit à Marie Phlipon, le 3 décembre 1779 : « J’ai failli envoyer ma démission, je suis dans une crise violente, for incertain encore quand elle se terminera… », c’est aussi à cela, semble-t-il, que Madame Roland fait allusion lorsque, rendant compte à son mari, le 26 avril 1784, d’une audience qu’elle a eue d’un des Intendants du commerce, elle dit : « Je n’ai point fait valoir à M. de Montaran la perte de R… [Rouen ?] ».

Roland écrit (Mém. des services, 1781) : « À la fin de la même année [1779], je fus mandé à Paris par l’Administration pour concourir avec elle à la refonte et rédaction des règlements généraux et particuliers des manufactures de tout le royaume ; j’y passais l’année entière 1780, occupé de ce travail… » (Cf. Mém., II, 245.)

En réalité, il n’arriva à Paris que le 28 septembre, pour se rendre aussitôt à Longpont, et ne rentra à Paris que le 6 janvier. (Son copie-lettres, au ms. 6242, se termine au 1er novembre 1799.)

En résumé, au moment où il épousa Marie Phlipon, sa situation était la suivante :

Privé de l’appui de Trudaine, mal en cour auprès des Intendants du commerce, il venait de se voir refuser l’inspection de Rouen, avait failli envoyer sa démission et commençait à songer à la retraite.

Toutefois on appréciait tellement sa longue expérience et sa parfaite connaissance du métier, qu’on venait de l’appeler à Paris pour y travailler, dans les bureaux du contrôle général, à une refonte des règlements des manufactures.

D’autre part, comme pour prendre une revanche de sa fortune administrative manquée par la chute de Trudaine, peut-être aussi pour ajouter quelque argent à ses modestes appointements et se mettre en ménage, il avait commencé à écrire. Son Mémoire sur les moutons est de juillet 1779 : ses Arts étaient en préparation ; celui des Étoffes de laine était en manuscrit depuis 1776 et allait paraître en 1780 : celui du Velours de coton devait aussi être publié la même année ; celui du Tourbier en 1783.


§ 2. Sa maison.

Dès 1779, et en vue de son mariage, Roland avait loué à Amiens « une maison inhabité depuis des années et où il n’y avait que les murs ». (Lettres à Marie Phlipon des 19 mai et 8 juin 1779.) Son loyer était de 500 livres (lettre du 19 mai). Elle était située rue du Collège (ms. 6240, fol. 98-99). Elle appartenait à une dame Coquerel (lettres de Madame Roland à son mari, 3, 14, 27, 28 janvier 1782, 16 janvier 1783). C’était sans doute la maison sise « vis-à-vis le Collège », dont Louis Varlet, « bailli du temporel des Jésuites d’Amiens, seigneur du prieuré de Saint-Denis », avait donné saisine, le 5 août 1777, à « Pierre-Charles Coquerel, conseiller du Roi, président-trésorier de France au Bureau des finances de la Généralité d’Amiens. » (Inv. des Arch. de la Somme, B. 921), marié depuis 1757 à Marie-Anne-Ursule de la Haye (ibid, 138). Coquerel devait être mort en 1782, car il ne figure pas à l’Almanach de Picardie de cette année-là parmi les trésoriers de France d’Amiens, et c’est toujours Mme  Coquerel qui apparaît dans les lettres de Madame Roland.

La maison était adossée au cloître Saint-Denis, qui servait de cimetière. « En nettoyant aujourd’hui l’écurie, Marie-Jeanne a aperçu quelque jour au mur mitoyen du cloître Saint-Denis ; j’ai fait prévenir Mme  Coquerel… » (lettre du 14 janvier 1782). — « On meurt ici comme des mouches ; je ne vais pas une fois à ma toilette que je ne voie faire une fosse ou la meubler » (lettre du 28 janvier 1782). — Aussi le cimetière Saint-Denis était-il un foyer d’insalubrité, et, pendant tout le XVIIIe siècle, on ne cessa de demander qu’il fût transféré hors la ville (Inv. de la Somme, C. 52 et passim ; Inv. d’Amiens, I, AA, 189, 203, 204, 226, 313 et suiv.). Mais ce n’est qu’entre 1826 et 1840 qu’on supprima ce cimetière et qu’on démolit le cloître qui l’entourait, pour créer à la place le square Saint-Denis où est aujourd’hui la statue de Ducange. La maison Coquerel dut être démolie alors, ainsi que toute la partie de la rue du Collège où elle était comprise (la partie conservée de la rue s’appelle de la rue s’appelle aujourd’hui rue Porte-de-Paris).

La maison était vaste, séparée en deux corps de logis (lettre du 1er janvier 1782) : il y avait une porte cochère (lettre du 30 décembre 1781), une cour et une écurie qui servait plutôt de hangar (lettres du 14 janvier 1782 et du 21 août 1783), car c’était dans une autre écurie, à quelque distance de son logis, que Roland tenait le cheval qui lui servait pour ses tournées d’inspection (lettre du 25 juillet 1781 et lettre de Roland à sa femme du 16 avril 1784, ms. 6240, fol. 190-193). Il y avait un jardin dont Madame Roland s’occupait volontiers, et même une vigne dont elle attendait du raisin pour les moineaux (lettres des 21 mai et 30 décembre 1781 ; 1er janvier, 28 janvier, 5 avril 1782). Nous avons déjà dit que, la chambre à coucher donnant probablement sur la rue du Collège, le cabinet de toilette, situé derrière, avait vue sur le cimetière (lettres des 14 et 20 janvier 1782).

Pour égayer cette maison un peu triste. Madame Roland avait un clavecin (lettre du 17 avril 1784). C’était celui de la Salle du concert d’Amiens, quelle s’était fait prêter. Ce n’est que fort tard qu’elle put se donner le luxe d’en avoir un à elle.

Près de la maison était l’église du Collège ou église des Jésuites, attenante également au cloître Saint-Denis. C’est là que Madame Roland allait « se geler les pieds le dimanche pour l’édification du prochain et le salut de son âme » (lettres des 12 et 28 janvier 1782). Affaire de proximité, car la chapelle du Collège n’était pas une paroisse ; le quartier dépendait de la paroisse de Saint-Michel, dans l’église de laquelle Eudora Roland, née le 4 octobre 1781, fut baptisée le lendemain.


§ 3. Les parents et les amis.

Dans le cercle de relations et d’amitiés au milieu duquel Roland passa à Amiens dix-huit années et où Madame Roland vécut de 1781 à 1784, nous ne ferons que mentionner ici les demoiselles Cannet auxquelles nous avons déjà consacré un Appendice spécial, ainsi que le manufacturier Flesselles, qui fera l’objet d’un autre Appendice. Mais nous devons donner une large place à M. de Bray, à Mme  de Chuignes (qui paraissent avoir été des parents ou des alliés de la famille Roland), à M. et Mme  Deu, et à M. Devin, leur inséparable.

I. Alexandre-Nicolas de Bray, né le 8 septembre 1729, d’une famille considérable d’Amiens, seigneur de Flesselles, Bours, Ailly, Fouches et autres lieux, avait épousé, en 1757, Marie-Louise Decourt, sa parente[6]. Il était, dès 1770, avocat du Roi au Bureau des finances de la Généralité de Picardie ; il mourut en charge le 15 septembre 1785. Cet excellent homme, dont la maison fut largement ouverte aux Roland, avait un goût excessif pour les places, ainsi que nous l’avons remarqué (lettre 43). Il avait d’ailleurs de l’instruction et de la lecture.

Sa mère, Marie-Antoinette Decourt, et sa tante, Madeleine Decourt, paraissent avoir été les « bonnes mères », les « grands-parents », dont il est souvent question dans la correspondance de 1781 et 1782. Sa tante Madeleine avait été sa marraine et il avait eu pour parrain Nicolas Cannet, probablement le père des deux amies de Madame Roland. Toutes ces familles de grosse bourgeoisie d’Amiens avaient entre elles des liens nombreux.

Il avait eu un frère et cinq sœurs, dont une seule, Marie-Henriette-Constance que nous allons retrouver, devra nous occuper ici.

Il laissa deux filles et deux fils. L’aînée de ses filles, Alexandrine-Louise-Antoinette-Madeleine, née le 20 février 1758, épousa en 1781 Jean-Baptiste-Fidèle-Anguste-Marie Durieux, écuyer, seigneur de Gournay et de Beaurepaire, qui mourut en 1818. Une autre, Henriette, épousa en 1786 le comte de Saisseval, dont la descendance subsiste et habite le château patrimonial de Flesselles.

De ses deux fils, l’aîné, Alexandre-François, né en 1763, « chevalier, seigneur de Flesselles, Greslieu, Bours, Blangy, La Mairie, Damery et autres lieux » (Inv. de la Somme, B. 269) est probablement le citoyen dévoué que la municipalité d’Amiens envoya en Hollande, en 1789, pour en ramener des grains et qui fut reçu en triomphe à son retour (Inv. d’Amiens, AA, I, 238).

II. Madame de Chuignes. Marie-Henriette-Constance de Bray, sœur d’Alexandre-Nicolas l’avocat du Roi dont nous venons de parler, née le 31 août 1733, se maria en 1756, un an avant son frère, avec François Sentier, « écuyer, conseiller du Roi, président-trésorier de France et général de ses finances en la Généralité d’Amiens » (Arch. d’Amiens, état civil, paroisse Saint-Martin). Le père de François Sentier est désigné dans l’acte avec les qualités de « écuyer, seigneur de Chuignes, Brunfay et autres lieux » (Chuignes était un petit fief de la paroisse de Saint-Sulpice, près de Ham.) Sa mère s’appelait Geneviève Poulain. On voit que les Sentier de Chuignes, comme les de Bray, sortaient de la roture en ligne maternelle.

La tante Madeleine Decourt avait été marchande, tenant boutique (lettres 27 et 31). La nouvelle mariée, sa nièce, avait eu pour parrain « Claude Lefebvre, garçon de boutique, et pour marraine Marie Dantin, qui a déclaré ne savoir signer son nom » (Arch. d’Amiens, ibid.).

François Sentier de Chuignes était trésorier de France depuis 1753. Il mourut en 1765, (Louvencourt.)

M. et Mme  de Chuignes eurent deux enfants ; 1° Charles-François-Alexandre Sentier de Chuignes, conseiller au Parlement de Paris. 3e chambre des Enquêtes, le 22 avril 1785, qui fut porté sur la liste des émigrés sous la date du 13 septembre 1793 et radié le 1er janvier 1795 ; 2° Adélaïde Sentier de Chuignes, dont parle souvent Madame Roland, mariée an comte Gaston de Pollier de Vauvineux, capitaine des vaisseaux du Roi, divorcée, portée sur la liste des émigrés et radiée le 2 janvier 1795, le lendemain de la radiation de son frère. Les descendants de M. et Mme  de Vauvineux existent encore.

Par où Roland était-il allié aux de Bray et par suite à Mme  de Chuignes ? Il semble que ce soit par ses cousins de la Belouze et Anjorrant ; mais nous ne sommes pas en mesure de l’établir avec certitude.

III. M. et Mme  Deu#1. Louis-Joseph Deu de Perthes, né à Châlons-sur-Marne, marié, le 17 octobre 1774, à Catherine-Charlotte-Éléonore Bernard de Mondars, était directeur général des fermes (gabelles, traites, tabacs et brigades) à Amiens#2. Il demeurait en face des Roland, c’est-à-dire rue du Collège. Certains passages de la Correspondance donnent à supposer que sa femme était parente des de Bray et des de Chuignes. Riche, instruit, grand amateur de livres, s’occupant d’histoire naturelle et particulièrement de botanique, il s’était vite lié avec Roland et avait fait le meilleur accueil à sa jeune femme. Quand les Roland eurent quitté Amiens pour Villefranche, il continua à correspondre avec eux et fournit diverses contributions au Dictionnaire des manufactures. Mais c’est surtout avec Bosc, dont les Roland lui avaient procuré la connaissance, que sa correspondance fut active ; le jeune savant et le riche amateur échangeaient des renseignements scientifiques et en vinrent bientôt, sentant l’approche de la Révolution, à parler des événements du jour. M. Alexandre Beljame, professeur à l’Université de Paris, petit-fils de Bosc, possède trente-quatre lettres de M. Deu à son grand-père, particulièrement intéressantes pour faire connaître l’état des esprits à Amiens en 1789. M. Deu y parle en royaliste, mais en royaliste sensé et d’esprit large. Il est aussi beaucoup question, dans cette correspondance, de Mme  Daustel, sœur de M. Deu, et de son mari.

M. Deu devint membre de l’Académie d’Amiens, — de cette Académie où Roland n’avait pu se faire admettre, — le 11 janvier 1785.

Son emploi ayant été supprimé par la Révolution, il se retira à Boulogne-sur-Mer et dut de là passer à l’étranger, car il figure, vers la date du 11 prairial an iv = 30 mai 1796, sur la 7e liste des radiations définitives d’émigrés, imprimée en exécution de la loi du 25 brumaire an iii.[7][8]

Sous l’Empire, il redevint directeur des douanes à Amiens et quitta cette ville en 1811, pour aller exercer les mêmes fonctions à Rouen.

IV. M. Devin[9]. « François-Paul Devin Deservilles [ou des Ervilles], écuyer, receveur général des fermes [pour les traites et gabelles][10] », possédait en même temps, depuis 1766, la charge de secrétaire du Roi, dont il dut se défaire vers 1783. Il possédait et habitait une vaste maison dans la grande rue Saint-Denis, c’est-à-dire assez près des Roland et surtout de M. et Mme  Deu.

Il était célibataire et en cette qualité rendait des soins à Mme  Deu, sans que personne, ni mari, ni parents ou amis, semblât s’en émouvoir. « Il cavalière servante », « il cicisbeo », écrit couramment Madame Roland en parlant de lui. Il accompagnait Mme  Deu dans ses voyages à Paris, et c’est dans un de ses voyages que, adressé par Madame Roland (lettres 76, 80, 82, etc), il se lia avec Bosc. Entre deux garçons, l’intimité dut bientôt très grande, ainsi que l’attestent les quatre lettres de M. Devin à Bosc qui subsistent dans la collection de M. Beljame.

De même que M. Deu, M. Devin était fort lettré. Lorsque les amis que Roland avait laissés à Amiens entreprirent d’y fonder (vers 1785), sous le nom de Musée, une société littéraire moins fermée que l’Académie picarde, société qui s’ouvrit aux fabricants. Delamorlière, Flesselles, etc…, c’est M. Devin qui accepta d’en être le secrétaire. Roland y vint revoir ses amis en juin 1786 et y prononça une sorte d’oraison funèbre, emphatique, mais sincèrement émue, du fils aîné de Delamorlière (ms. 9532, fol. 362-365). À son retour à Villefranche, il fit recevoir M. Devin parmi les associés de la petite Académie beaujolaise.

M. Deu terminait ainsi une lettre à Bosc, le 7 octobre 1789 : « Ma femme, M. de Vin et moi, nous vous embrassons. » La formule est jolie, mais en voici une autre qui l’est encore plus : « Je vous embrasse de toute mon âme. Ma femme et M. de Vin en font autant » (lettre du 17 août 1789).

V. Nous croyons avoir dit, dans nos notes, tout ce qu’il importait de savoir sur les autres relations des Roland à Amiens, le médecin d’Hervillez, le pharmacien-chimiste Lapostolle, le professeur-physicien Reynard. Il nous reste à parler de leur humble et dévouée servante, Marie-Marguerite Fleury. Mais elle mérite un article spécial (voir Appendice T).

  1. Fagon, fils du médecin de Louis XIV, Intendant des finances, président du Bureau du commerce en 1726 et, en fait, Directeur du commerce. Il garda ce service jusqu’à sa mort (mai 1744).
  2. Roland dit presque toujours Trudaine, sans distinguer le père et le fils. Mais c’est du fils que, le plus souvent, il veut parler. Rappelons ici que le père, Daniel-Charles Trudaine, Intendant d’Auvergne du 1730 à 1734, Intendant des finances en 1734, ne devint Directeur du commerce qu’en 1749, et que son fils, Philibert Trudaine, distingué d’ordinaire sous le nom de Trudaine de Montigny, lui fut adjoint dès 1757. C’est donc à celui-ci que Roland eut affaire pendant la plus grande partie de sa carrière.
  3. Mém. des services, de 1781, ms. 6243, fol. 31-43.
  4. Sur Holker, père et fils, voir l’Appendice G, ci-après.
  5. Cf. ms. 6243, fol. 91-98, les deux lettres de Roland à M. de Couronne, secrétaire perpétuel de l’Académie de Rouen, du 23 août 1780, concernant « la botanique des peintres et des teinturiers », et du 7 décembre 1780, sur le même sujet. Roland y déclare qu’il doit ses idées sur la matière à l’abbé Deshoussayes, et rien à M. D’Ambournay.
  6. Inv. des Arch. de la Somme, B. 138. Pour toutes les indications qui vont suivre, nous puisons dans les Inventaires des Archives de la Somme et des Archives communales d’Amiens, publiés par M. Georges Durant, et complétés par les nombreux et précieux renseignements particuliers que le savant archiviste a bien voulu nous procurer. Le livre de M. A. de Louvencourt (Les Trésoriers de France de la Généralité d’Amiens) nous a aussi fourni plusieurs dates.
  7. Madame roland écrit toujours d’Eu.
  8. Il figure déjà en cette qualité à l’Almanach royal de 1776.
  9. Madame Roland écrit toujours de Vin.
  10. Inv. de la Somme, B. 884 ; Almanach de Picardie, 1781 et années suiv. — L’Almanach royal de 1783, p. 278, lui donne encore le titre de secrétaire du Roi. Mais cette mention ne reparaît plus les années suivantes.