Lettres de Madame Roland de 1780 à 1793/Appendices/D

Imprimerie nationale (p. 573-593).

Appendice D.



LES AMIS DE ROUEN, DE DIEPPE
ET LES « LETTRES D’ITALIE ».

Roland avait treize ans quand son père mourut en 1747, et dix-huit ans lorsque se termina en 1752 la liquidation de la succession paternelle, par les soins de son frère aîné, le chanoine Dominique. Nous avons vu que ses trois autres frères prirent, comme l’aîné, parti dans l’Église. Quant à lui, après quelques études de latinité dont ses écrits portent la trace, il ne put se décider à faire de même et chercha ailleurs.


§ I. Lyon et Nantes (1753 — 1754).

Il fut d’abord employé de commerce à Lyon. L’industrie des toiles était alors florissante dans tout le Beaujolais (Dict. des manuf., II, 242, 303 ; 2e partie, 53, 58). Le manoir des Roland, à Thizy, avait même été d’abord une blanchisserie : « Ils prirent ce nom [de La Platière] d’un beau domaine et d’une blanchisserie qu’ils possédaient au bourg de thizy, portant encore aujourd’hui le même nom[1]. » — « Déjà dans ma jeunesse, dit-il lui-même, j’avais porté des regards réfléchis sur les fabriques et le commerce de mon pays, et deux années de résidence à Lyon, de 1752 à 1754, me mirent dans le cas de m’adonner à l’étude des diverses manufactures de cette ville et du commerce qui en résulte[2]. »

De Lyon, il se rendit à Nantes et y entra cher un armateur « pour s’instruire de différentes choses avec le projet de passer aux Indes[3] ».

Quelques mots épars dans la correspondance de Roland et de Lanthenas (notamment ms. 6241, fol. 255-257) indiquent qu’il s’agissait des Indes Occidentales, et probablement des Antilles françaises. On y voit aussi qu’un des premiers patrons de Roland (à Lyon ou à Nantes ?) s’appelait Dupont.

Mais la santé de Roland ne lui permit pas de s’expatrier : « Les arrangements étaient pris ; un crachement de sang survint et lui fit défendre la mer, s’il n’y voulait périr ; il se rendit à Rouen, où M. Godinot, son parent, inspecteur des manufactures, lui proposa d’entrer dans cette partie d’administration ; il s’y détermina[4]. »

§ 2. Rouen (1754 — 1764).

M. Godinot, qui avait épousé Mlle Thomé de Saint-Cire, parente de Roland au sixième degré, était alors inspecteur des manufactures de la généralité de Rouen. Originaire de Reims, ville de fabriques et de commerce, il avait plusieurs des siens dans la même administration. Dès 1714 nous rencontrons un Godinot inspecteur des manufactures à Reims (Inv. Arch. Somme, C. 147) ; avant 1753, nous trouvons « Godinot père » inspecteur des draperies à Amiens, d’où il passe à Abbeville, où il meurt en 1771 (ibid., C. 303 ; Alm. royaux) ; un autre membre de la famille, Godinot de Ferrières, est sous-inspecteur à Saint-Lô dès 1759 et devient ensuite inspecteur à Caen (Alm. royaux). Quant à notre personnage, Godinot fils, il était en 1750 inspecteur des toiles à Saint-Symphorien-le-Lay, près de Roanne (c’est là sans doute qu’il s’était marié) ; mais, dès 1751, on le trouve « inspecteur principal » à Rouen. Il semblait donc avantageux pour Roland de débuter sous un parent bien établi dans la partie. Cependant les quelques traces de Godinot qui apparaissent dans la Correspondance (28 janvier 1783, 11 avril 1784) n’indiquent pas que les rapports aient été bien intimes. Disons tout de suite, pour n’avoir pas à revenir sur Godinot, qu’il dut prendre sa retraite en 1779 et aller s’établir à Roanne, près du pays de sa femme, avec le titre d’inspecteur général [ou principal] honoraire (Alm. royaux de 1779 à 1789). Peut-être est-ce lui qui figure, sous le nom de Godinot de Saint-Haron [lisez Saint-Haon], sur la liste des individus arrêtés en 1794 par le Comité révolutionnaire de Roanne (Pap. de Robespierre, 1828, I, 235).

C’est en août 1754 que Roland, sur la présentation de Godinot, fut admis « en qualité d’élève-surnuméraire des manufactures de Rouen et enregistré comme tel » (Mém. des services, ms. 6243, fol. 57-58), ou, pour nous servir d’une autre de ses expressions, « agrégé, par le ministre du commerce[5], au corps des inspecteurs, des manufactures ».

Alors commença son labeur de trente-huit années. Pour le décrire, nous useront surtout de ses propres renseignements[6] dont tous les témoignages extérieurs confinent l’exactitude.

Dès 1754, un Mémoire sur les matières premières employées dans les étoffes fabriquées dans la généralité lui vaut une gratification du ministère et un témoignage de satisfaction de M. Trudaine.

Un nouveau Mémoire, l’année suivante, est récompensé par une commission d’élève-inspecteur (6 mai 1755), et Trudaine adresse au jeune employé, directement, par faveur spéciale, des encouragements qu’il lui répète de vive voix peu après. Roland avait dès lors des appointements fixes et entrait définitivement dans le cadre.

En 1756, il est envoyé dans le pays de Caux pour y étudier le blanchissage et « le procédé de teinture sur coton, très nouvellement découverts ». Aussi ne fut-il point compris dans la suppression qu’on fit alors d’un grand nombre d’élève-inspecteurs. Il était apprécié par M. Le Couteulx[7], « député du commerce de Paris, qui était dans la confiance intime de M. Trudaine et qui avait une amitié véritable pour moi », par M. de Brou[8], Intendant de Rouen, « dont la mémoire me sera toujours chère », par M. de Montigny[9], de l’Académie des sciences, « qui avait fait le rapport de plusieurs de mes Mémoires[10] ».

La chambre de commerce de Rouen, par une délibération du 9 janvier 1760, signée de tout ses membres, demande spontanément pour lui une nomination d’inspecteur, avec le désir exprès qu’il fut fixé à Rouen « pour le bien et l’avantage des manufactures de cette généralité ».

La même année, il fit « un Mémoire comparatif des pratiques du blanchiment des toiles et des fils en France, en Flandre et en Hollande », et Trudaine, à qui Godinot adressa le mémoire, lui répondit ainsi : « J’aime et j’estime M. de La Platière, vous pouvez l’en assurer encore de ma part ; je lui en donnerai des marques à l’occasion ». En même temps, Trudaine conseillait à Godinot de proposer un prix pour ces recherches et de s’en entretenir avec M. de Brou.

Cependant l’avancement n’arrivait pas, et Roland songeait à entrer dans les Ponts et Chaussées, qui relevaient aussi de Trudaine : « Je cherchai à m’ouvrir une voie nouvelle par les seuls moyens qui conviennent à l’homme laborieux et qui justifient ses protecteurs, …et je me mis en état, par l’étude des mathématiques et du dessin, d’entrer dans les Ponts et Chaussées ». L’Académie de Rouen, érigée par lettres patentes de juin 1744 en Académie royale des Sciences, Belles-lettres et Arts, avait créé une « École de mathématiques », et Roland en suivait les cours. Parmi les élèves couronnés dans la séance publique du 1er août 1759, nous remarquons : « Calcul différentiel, section Coniques, M. Roland de La Platière[11] ». Plus de vingt ans après, un Rouennais écrivait :

« M. Roland passa parmi nous les plus belles années de sa vie. Il s’occupa de sa partie avec un zèle une et une intelligence qui le firent généralement considérer ; il s’appliqua aux sciences, et de très bonne heure il remporta nos prix d’École dans la classe des mathématiques ; il cultiva le dessin avec la même ardeur ; il étudia l’histoire naturelle, un peu de chimie ; il suivit des cours de botanique et d’anatomie ; il se lia avec les professeurs, ses maîtres ; et, jeune encore, il fut l’ami et continua de l’être de nous tous[12]… »

En octobre 1761, nouvelles promesses de Trudaine. En février 1762, l’Intendant et Le Couteulx projettent de faire nommer Godinot à Paris et de le faire remplacer à Rouen par Roland : M. de Brou, partant pour Paris, disait à l’élève-inspecteur : « Je ne reviens pas que nous n’ayons réussi à quelque chose… » ; mais il meurt, et une nouvelle suppression d’emplois vient tout retarder.

Roland ne se décourage pas : le 8 novembre 1762, il adresse à son administration un long mémoire intitulé : « État général des fabriques et du commerce des toiles et toileries de la généralité de Rouen et des matières qui s’y emploient », et Trudaine lui fait compliment (Dict. des manuf., II, 248). En même temps, il perfectionne son instruction scientifique :

« Je continuai l’étude des mathématiques et du dessin ; j’en écrivis à M. Le Couteulx, qui me répéta qu’il s’était entretenu de moi avec M. Trudaine, que je n’avais besoin d’aucun patron, auprès de lui, qu’il m’estimait et désirait bien véritablement de pouvoir m’obliger ; qu’il voulait conférer avec moi de mon nouveau projet ; que je vinsse à Paris et que, soit pour l’inspection, soit pour les Ponts et Chaussées, si je n’obtenais pas sur-le-champ quelque place, j’aurais du moins l’assurance pour l’avenir. » (Mém. des services)

Roland alla à Paris, reçut la promesse de la première place vacante (!), puis, à son retour « fut chargé de la part du Conseil, à défaut de l’inspecteur en chef, quoiqu’il y eût un second inspecteur et deux sous-inspecteurs, de faire la tournée du département et d’en rendre compte ». Trudaine lui écrivit à ce sujet (30 mai 1763) : « J’espère que vous vous acquitterez bien de cette mission, et je n’oublierai pas, de ma part, la bonne volonté constante que vous me marquez en toute occasion. » Puis, la tournée faite : « J’approuve fort la conduite que vous avez tenue et j’en suis très satisfait. »

Enfin le 4 janvier 1764, arriva une lettre de Trudaine annonçant à Roland sa nomination de sous-inspecteurs à Clermont-de-Lodève. C’était loin de Rouen, loin aussi des espérances qu’on lui avait données. Mais Trudaine ajoutait de sa main, dans la lettre de notification, que c’était « en attendant une occasion plus favorable ». En outre, M. de. La Belouze, conseiller au Parlement de Paris, cousin de Roland, étant allé entretenir le Ministre du désappointement de l’inspecteur, Trudaine répondit « qu’il le rapprocherait bientôt, mais qu’il avait de bonnes raisons pour le faire voyager ; qu’il voulait que M. Roland s’instruisit dans toutes les parties ; que son intention était, par la suite, de le faire inspecteur général. » Il ajoutait une gratification pour les frais de déplacement.

Roland ne quitta pas la Normandie sans avoir remis à son administration « un mémoire très détaillé et une balance du commerce, pendant la suite de dix années qu’il y était resté, de tous les objets de fabrication qui pouvaient avoir rapport à son inspection ».


§ 3. Clermont-de-Lodève.

La nomination, annoncée dès le 4 janvier, ne fut pourtant officielle que le 1er mai (Invent. Arch. Hérault, C 2532). C’est donc seulement au cours de l’été que Roland partit pour le Languedoc « où les manufactures et le commerce étaient dans un état de délabrement et une commotion horribles… » Sa résidence était, non pas à Lodève, comme le disent les biographies, mats à Clermont-de-Lodève (aujourd’hui Clermont-l’Hérault). Il se trouva là sous les ordres de Jean-Emmanuel de Guignard, vicomte de Saint-Priest, Intendant du Languedoc depuis 1751, et qui, précisément en cette année 1764, venait d’obtenir comme adjoint son fils Marie-Joseph-Emmanuel de Guignard de Saint-Priest. Le père et le fils témoignèrent à Roland beaucoup de bienveillance, même après qu’il eut quitté le Languedoc, qu’ils continuèrent à administrer, le père jusqu’à sa mort (1785), le fils jusqu’à sa retraite (1786). On trouve aux Papiers Roland (ms. 6243, fol. 5) un certificat très élogieux, du 14 janvier 1782, délivré par eux à Roland.

C’est à Clermont-de-Lodève que Roland commença des recherches d’ordre général : « Plus d’acquis, plus de liberté en Languedoc y étendirent mes vues ; dès lors, je compris que toutes les productions de la nature, comme celles des arts, étaient du ressort d’un inspecteur. Je crus que son zèle, comme ses connaissances, ne devaient trouver de bornes que là où il ne restait plus de bien à faire… » Il finit par tomber malade d’excès de travail : « Déjà les jours ne suffisaient pas pour les ateliers à visiter, les notes à prendre, les troubles à pacifier, les mémoires à rédiger ; la plus grande partie des nuits fut employée à une correspondance journalière et très serrée sur nombre d’objet. Une affreuse maladie me conduisit aux portes du tombeau… ».

Il est convalescent en avril 1765, car Trudaine lui mande alors de penser à rétablir sa santé et lui promet de proposer au contrôleur général de le placer ailleurs ; en janvier 1766, même promesse ; en mai il lui écrit : « J’entrevois, Monsieur, que la place d’inspecteur des manufactures à Amiens pourrait bien devenir vacante ; j’ai jeté les yeux sur vous pour la remplir, et je me persuade que vous vous en acquitterez bien. Je ne voudrais cependant pas vous proposer à M. le contrôleur général sans savoir de vous si elle pourra vous convenir ; mandez-moi naturellement ce que vous en pensez. »

Roland accepte et est nommé presque aussitôt, le 16 juillet 1766 (Invent. Arch. Amiens, AA 23, fol. 20). Il avait de la morosité dans l’esprit, témoin la lettre, à la fois ferme et bienveillante, que Trudaine dut lui adresser peu après (10 août) :

« Je suis très surpris, Monsieur, que vous vous soyez laissé aller aux mauvais propos qui vous ont été tenus. Lorsque le roi veut bien vous donner une place d’inspecteur d’une grande province au lieu de celle de sous-inspecteur d’une seule ville, il parait bien qu’il est content de votre conduite, et, en particulier, c’est l’estime que j’ai pour vous qui m’a déterminé à vous proposer pour l’inspection de la Picardie. Venez donc au plus tôt vous mettre en état de la remplir, et défiez-vous toute votre vie de ceux qui ont pu vous tenir les mauvais discours que vous me mandez. Vous pouvez même faire usage de ma lettre pour faire voir combien ils sont déplacés. » (Mém. des services.)

Avant de s’éloigner du Midi, Roland alla faire un voyage d’études en Provence (septembre 1766, ms. 6242), puis il revint prendre congé de ses administrés et de ses chefs. Déjà M. de Saint-Priest l’avait signalé au contrôleur général comme « un sujet de distinction », déclarant que, s’il était le maître, Roland n’irait pas chercher si loin son avancement, et que « le bien de nos manufactures exigerait qu’il restât dans la province » (Invent. Arch. Hérault, C 2532) ; au moment du départ, le 20 octobre, l’Intendant écrit de nouveau au contrôleur général : « Je ne puis laisser partir le sieur Roland de La Platière… sans vous témoigner de nouveau combien j’ai été satisfait de son travail et de sa conduite, etc… », et, le même jour, à l’Intendant de Picardie, Maynon d’invau : « J’ai été si content, Monsieur, de la conduite et du travail du sieur Roland de la Platière pendant tout le temps qu’il a passé en Languedoc, que je me fais un vrai plaisir de lui rendre auprès de vous la justice que je lui dois… Je le regarde comme un sujet de distinction et en qui vous pouvez certainement avoir toute confiance relativement à la place… ».

La veille (19 octobre 1766), tous les gardes-jurés du corps des fabricants de Clermont avaient écrit à Roland ; « Nous osons nous flatter que, quelque part que vous soyez, vous voudrez bien ne pas oublier des négociants qui auront soin de perpétuer votre mémoire à leurs descendants et que vous voudrez bien en toute occasion protéger un commerce que vous avez rétabli par beaucoup de travaux… » Un des plus considérables fabricants lui écrivait en particulier : « Vous avez fait le bien de cette jurande, qui devait vous posséder plus tôt ou ne pas vous perdre ». (Mém. des services.) On sent là des accents sincères.

« Arrivé à Paris, je reçus du Conseil de nouvelles marques de la satisfaction de mes services et les secours nécessaires pour remplir des engagements forcés par une maladie très coûteuse, beaucoup de marches et un long voyage. »

Aux premiers jours de décembre. Roland était installé à Amiens (Ivent. Arch. Somme, C 245 : « Assemblée de notables tenue le samedi 6 décembre 1766, afin d’exposer à M. Roland de La Platière le véritable état de notre manufacture… »).


§ 4. Les amis de Rouen.

Malgré le bon accueil reçu en Languedoc, c’est à Rouen que Roland avait vécu les plus belles heures de sa jeunesse, noué ses plus solides amitiés ; c’est là qu’aux jours de l’abandon il viendra se réfugier et mourir. Passons donc en revue les amis de Rouen dont les noms reviendront si souvent dans la Correspondance et dont quelques-uns avaient formé avec lui une sorte de petite société littéraire[13], où chacun portait le nom d’un philosophe de l’antiquité, — tous ces jeunes gens se sentant encore trop petits compagnons pour aller frapper à la porte de l’Académie de Rouen[14].

1° D’abord, l’abbé Athanase Auger (1734-1792). Professeur de rhétorique au collège de Rouen en 1761 (après l’expulsion des Jésuites), nous le voyons, dès 1776, rangé parmi les professeurs émérites (Inv. Arch. Seine-Inférieure, t. I. Arch. civiles, D 88), sans doute après que M. de Noé, grand vicaire de l’archevêque de Rouen, nommé évêque de Lescar (1763), l’eut pris à son tour comme grand vicaire et emmené dans son diocèse. Membre de l’Académie de Rouen en 1763, il commença en 1777 à publier sa traduction de Démosthène et entra en 1781 à l’Académie des Inscriptions. Roland, voulant être nommé correspondant de cette compagnie, écrit à son ancien ami, le 1er octobre 1783 (ms. 6243, fol. 119-121) : « …Longtemps nous habitâmes le même pays ; nous y avons eu les mêmes connaissances ; vous y étiez Démosthènes et moi Thalès… ». Un autre lettre de Roland, du 14 décembre 1783, nous apprend que Lanthenas était alors leur ami commun. Le 6 mai 1787, Roland écrit encore à Auger (ibid) : « Je serai flatté d’ajouter, en tête du premier ouvrage que je publierai… à quelques titres académiques, le nom de la savante compagnie dont est membre notre ancien et très cher Démosthènes… ».

Auger, qui devait résider peu a Lescar (les lettres de Roland lui sont adressés à Paris, rue des Fossoyeurs, faubourg Saint-Germain, et les Almanach royaux donnent la même adresse), ne paraît guère s’être souvenu alors de Roland. Mais en 1791, ils se retrouvèrent autour de Brissot. Le Patriote français du 25 novembre 1791, annonçant la prochaine apparition de la Chronique du mois, énumère, parmi les rédacteurs, Condorcet, Auger, Brissot, Lanthenas[15], etc. Une mort prématurée (7 février 1792) enleva Auger à ses amis ; mais le Patriote resta fidèle à sa mémoire et annonça et recommanda ses œuvres posthumes (nos des 25 avril et 21 août 1792).

2° L’abbé Jean-Baptiste Cotton-Deshoussayes (1727-1783), docteur en Sorbonne, était entré lui aussi au collège de Rouen en 1761 comme professeur de théologie (Inv. Arch. Seine-Infér., série D, 48) et en 1775 avait déjà passé dans les émérites. Il fut de l’Académie de Rouen en 1767 et, après en avoir été secrétaire, avait pris rang parmi les « vétérans »[16].

En 1781, il fut nommé bibliothécaire de la Sorbonne : « Que dit-on, là-bas, du docteur-bibliothécaire ? » écrit Roland, de Paris, le 6 février 1781, à sa femme, alors à Rouen. Puis, le 22 novembre suivant : « Je ne sais si je t’ai dit que l’abbé Deshoussayes retourne décidément à Rouen ; que l’intérêt, le seul intérêt, le pousse hors de la Bibliothèque de la Sorbonne et qu’il a avoué à quelqu’un qu’il n’avait pris la place que pour le titre d’ancien bibliothécaire. Je ne l’ai pas vu et il parait qu’il ignore que je suis à Paris. Mais nous nous verrons immanquablement dans une vente où il est exact et où je dois aller ». Et quatre jours après : « M. Lanthenas a eu une singulière affaire avec l’abbé Deshoussayes dans une vente publique. Je ne t’en dis rien, sinon qu’ils ne se reverront vraisemblablement de la vie ; il doit t’en écrire pour la décharge de son cœur ». (Ms. 6240, fol. 84, 103, 113.)

Notons aussi (ms. 6243, fol. 91-93) une lettre du 23 août 1780. adressée par Roland à M. de Couronne, secrétaire de l’Académie de Rouen, sur « la botanique des peintres et des teinturiers », où il déclare « qu’il doit ses idées sur la matière à M. l’abbé Deshoussayes, et rien à M. Dambourney ». Cf. Dict. des manuf., t. III, p. lxiii.

L’abbé Deshoussayes mourut en 1783 (Mém. secrets, 30 août 1783).

3° Le nom de L.-A. Dambourney (1722-1795), botaniste, agronome, chimiste, etc., directeur du Jardin botanique de l’Académie de Rouen, se rencontre souvent sous la plume de Roland, mais le plus souvent en termes qui dénotent froideur ou rivalité.

4° Il n’en est pas de même pour le négociant Louis-Guillaume de La Follie (1739-1780), chimiste des plus distingués, membre de l’Académie de Rouen, sous la direction duquel Roland travailla, et dont il ne cesse de rappeler avec une émotion reconnaissante le nom et les œuvres (Dict. des manuf., t. I, Introd, p. xxxii ; t. II, p. 247 ; t. III, p. lxiii).

5° M. Dornay ou d’Ornay, mort plus que centenaire (1729-1834), fut successivement, avant la Révolution, avocat, procureur du Roi près le Bureau des finances, puis échevin. Il entra à l’Académie de Rouen en 1769. La biographie[17] de cet aimable littérateur rouennais signale, parmi ses œuvres en prose et en vers, un mémoire couronné en 1765 par l’Académie de Caen « sur les mesures à prendre pour relever la classe des laboureurs » et d’autres mémoires couronnés en 1776 et 1777 par l’Académie de Lyon « sur l’amélioration des routes ». C’est par ce côté que ses travaux se rapprochaient de ceux de Roland. (Voir sur leurs rapports la Correspondance, 6 janvier 1782 et 23 mars 1785, et une lettre inédite de Roland à sa femme, du 19 mars 1784, ms. 6240. fol. 92-93.)

6° M. Justamont. Nous n’avons presque rien pu trouver sur ce personnage, anglais d’origine, et professeur d’anglais à Rouen, qui parait avoir été en grande intimité avec les Roland. Nous voyons seulement, par la Correspondance (28 janvier 1781), qu’il était aussi fort lié avec les demoiselles Malortie, les fidèles amies de Roland dont nous parlerons plus loin. On trouve, aux Papiers Roland (ms. 6241, fol. 282), une lettre de lui à Madame Roland, où il parle de Lemonnier, leur ami commun, et aussi d’un ennemi commun, le manufacturier Holker, (Voir, sur celui-ci. Appendice G.) En 1796, il était encore dans l’intimité des demoiselles Malortie et les accompagnait lorsqu’elles ramenèrent de Rouen à Paris Eudora Roland, que Bosc, son tuteur, leur avait confiée pendant quelques mois.

7° Nous sommes mieux renseignés sur Baillière. Charles-Louis-Denis Baillière de Laisement (1729-1800), neveu et héritier d’un chimiste du même nom, lui succéda en 1769 à la tête d’une pharmacie considérable, située rue de la Chaîne. Membre de l’Académie de Rouen (1768), chimiste, littérateur et musicien, il publia, outre divers opuscules scientifiques, des opéras, des pastorales, et une Théorie de la musique (!) Plus encore que Justamont, il partageait les amitiés et les inimitiés de Roland. (Voir Correspondance, 28 janvier, 15 février, 25 juillet 1781 ; — cf. Dict. des manuf., I, 24 : « M. Baillière, mon ami et mon confrère… ».) En octobre 1781, il publia en faveur de Roland, contre Holker, de violents pamphlets que nous analyserons en leur lieu (Appendice G).

8° François-Antoine-Henri Descroizilles (1746-1825), professeur de chimie élémentaire et appliquée à Rouen, eut aussi avec Roland d’affectueuses relations (Correspondance, 24 janvier 1783), mais d’une date postérieure, car il n’avait que dix-huit ans lorsque l’inspecteur quitta Rouen pour Lodève. Elles s’expliquent par les rapports incessants que Roland, dès que son établissement à Amiens l’eut rapproché de la Normandie, ne cessa d’entretenir avec tous les Rouennais qui s’occupèrent de sciences appliquées à l’industrie. On verra plus loin qu’il connaissait les demoiselles Malortie et leur rendit service pendant la Terreur.

9° Les rapports de Roland avec M. Haillet de Couronne, secrétaire perpétuel de l’Académie de Rouen, semblent ne dater que de 1780, année où il obtint d’être inscrit parmi les « associés à adjoints » de cette compagnie, et avoir été des plus courtois, mais sans intimité particulière.

10° Au contraire, le peintre rouennais Anicet-Charles-Gabriel Lemonnier (1743-1824) fut un véritable ami, et son nom revient bien souvent dans la Correspondance. Roland et lui avaient dû se connaître à Rouen avant d’en sortir. Roland en 1764 pour se rendre en Languedoc, Lemonnier en 1766 pour aller travailler dans l’atelier de Vien. Ils se retrouvèrent en 1776 à Rome, où Lemonnier, grand-prix de peinture (1772), était arrivé en 1774. D’après un de ses biographes (Lebel, Disc. de récept. à l’Académie de Rouen. 1883), il serait resté dix ans en Italie. Ce n’est en effet qu’en 1784 qu’il en revint définitivement, en s’arrêtant à Villefranche pour y voir les Roland (Correspondance, 23 novembre 1784). Mais on voit, par cette lettre même, et par une autre lettre des Papiers Roland (ms. 6241, fol. 282), qu’il s’était trouvé à Rouen en 1781. La Biographie Rabbe confirme ces indications : « En 1779, son temps d’Académie était écoulé : il revint dans sa patrie, qu’il quitta pour retourner en Italie ». Son nom reparaîtra bien souvent dans la Correspondance. Le 4 décembre 1792, Roland lui donna un logement au Louvre[18]. Il rendit de grands services pendant la Révolution, comme membre de la Commission des arts, où Roland l’avait fait entrer (Guillaume, III, passim).


§ 5. Les demoiselles Malortie.

Nous savons très peu de choses — et trop peu — sur ces vaillantes filles.

Champagneux, lorsqu’il parla le premier, en 1800, de l’asile qu’elles donnèrent en 1793 à Roland proscrit, n’avait même livré leur nom qu’à moitié : « Les citoyennes Mal… » (Disc. prélim., LXXXIII.)

M. Faugère, soixante-quatre ans plus tard, se montra plus explicite (Mém., I, 217) ; à l’endroit où la prisonnière écrit : « Je savais Roland dans une retraite paisible et sûre, etc… », il ajoute en note : « Roland avait reçu asile à Rouen, chez les dames Malortie, qu’il avait connues pendant un long séjour qu’il avait fait à Rouen dans sa jeunesse. Il avait même dû épouser une sœur de ces dames ; mais elle mourut, et Roland consacra quelques pages allégoriques à l’expression de la douleur qu’il éprouva de sa perte ». Et ailleurs (II, 239) il nous apprend que Madame Roland « vint passer un mois chez les dames Malortie, en 1781, un an après son mariage ».

M. Léon Fallue, dans un article de la Revue de Rouen[19], en 1852, avait déjà parlé des demoiselles Malortie, avec quelques précisions de plus : « Les demoiselles de Malortie, anciennes chanoinesses, qui habitaient, dans la rue aux Ours, la partie de la maison portant aujourd’hui le n° 15… ».

Nous sommes en état de compléter, dans une assez large mesure, ces trop brèves indications :

Le père des demoiselles Malortie, demeurant rue aux Ours, procureur en l’Élection de Rouen, était en même temps agent et receveur général du chapitre de la cathédrale (Arch. de la Seine-Infér., G 2420, 2452 et 2455[20] ; — Alm. de Normandie, 1768). Nous n’avons pu remonter plus haut que cette dernière date. En 1777, Malortie a disparu (Tableau de Rouen, 1777, chapitre de Notre-Dame). Il est remplacé par un nommé Lefebvre, ou Le Febvre de Malortie, qui n’était encore en 1768 que procureur postulant, et que nous présumons avoir été son gendre. Ce Lefebvre, à son tour, disparaît quelques années après ; à l’Almanach de Normandie de 1788, c’est un nommé Le Gris qui est l’agent du chapitre.

Mais il semble que Mme  et Mlle  Malortie aient été associées à la gestion de Malortie et de Lefebvre ou qu’elles l’aient continuée. L’indication tirée des Archives de la Seine-Inférieure citée plus haut dit : « Comptes rendus par MM. Malortie et Lefebvre, Mme  et Mlles Malortie, comme chargés de la recette générale du chapitre… ».

Une autre pièce citée par M. Clérembray, au sujet des demoiselles Malortie, confirme ces données : « Le 12 août 1791 était intervenu un arrêté du département, en leur faveur, sur leur requête sollicitant une gratification pour avoir administré pendant cinquante ans les revenus du chapitre de la cathédrale, lequel arrêté les renvoie à se pourvoir devant l’Assemblée nationale ». Ainsi la gestion de la famille Malortie remontait à 1741.

C’est probablement en raison de cette charge que ceux qui les connurent dans leur extrême vieillesse leur donnèrent le titre de chanoinesses. Il y avait bien, à la cathédrale de Rouen, un chapitre de chanoinesses. (Voir Hist. de l’Église cathédrale de Rouen, 1686, par dom Pommeraye, p. 561 ; — cf. France ecclésiastique de 1786, p. 248.) Il se composait de trente prébendes, conférées par l’archevêque à des filles ou veuves, qu’on appelait diaconesses ou chanoinesses. La charge était des plus légères (assister à trois obits dans l’an) ; le revenu était en conséquence : cinq livres par tête en 1738 et dix-huit livres de casuel. Mais ces chanoinesses avaient, comme les chanoines, la faculté de résigner leurs bénéfices, et par suite le droit de Commitimus aux Requêtes du Palais. Ces très modestes prébendes étaient donc recherchées. Les demoiselles Malortie en possédèrent-elles réellement ? Nous en doutons, car leurs noms ne se rencontrent pas sur les listes que donne la France ecclésiastique. Elles apparaissent d’ailleurs jamais sous ce titre dans la Correspondance, bien que leur adresse « Mlles Malortie, rue aux Ours, à Rouen » s’y rencontre plus d’une fois. Mais il n’en résulte pas moins des premières indications données plus haut qu’elles tenaient, par les services de leurs parents et les leurs, au chapitre de la cathédrale, et que leur vie s’est en quelque sorte écoulée à l’ombre de l’église Notre-Dame.

Nous avons vu que le père devait être mort en 1777. La mère vivait encore au commencement de 1779, car Marie Phlipon, écrivant à Roland le 3 janvier de cette année-là (ms. 6238, fol. 7-8), adresse sa lettre « chez Madame Malortie, à Rouen, en Normandie ». La lettre ne portant pas d’autre indication, mais ayant été transmise par la poste (elle est taxée), on peut induire que Mme  Malortie était bien connue dans sa ville. Mais elle devait être morte deux ans après, car les lettres de Roland à sa femme des 6, 11 et 18 fèvrier 1781 (ms. 6240, fol. 85-89) ont pour suscription : « Chez Mlles Malortie, rue aux Ours, à Rouen ».

Les demoiselles Malortie (sans parler de celle qui aurait épousé on Lefebvre) étaient au nombre de trois :

D’abord, la plus jeune, celle que Roland aima et devait épouser, qui mourut prématurément, et qu’il pleura, comme le dit M. Faugère, en prose et en vers. C’est sous le nom de Cléobuline qu’il la célébra. Les allusions à cet honnête roman de sa jeunesse sont fréquentes dans la Correspondance (Lettres du 8 février 1779, ms. 6238, fol. 16-17 ; Join-Lambert, XI ; du 25 juillet 1781 ; du 26 août 1783, etc.,). Nous avons d’ailleurs, au ms. 9532, fol. 349-354, l’espèce de thrèbe en prose que Roland composa pour pleurer sa perte. Nous y apprenons qu’elle était née en 1738, qu’il la connut en 1761 et que, lorsqu’elle mourut en 1773, il était accouru d’Amiens auprès d’elle[21].

Des deux survivantes, la cadette s’appelait Aimée : nous ignorons le prénom de l’autre ; elle signe ses lettres « Malortie aînée ».

Il semble que les demoiselles Malortie (l’aînée et Aimée) aient vécu, sans doute après la mort du père et de la mère, c’est-à-dire précisément à l’époque où se déroule la Correspondance, dans une assez grande gêne et aient dû plus ou moins subsister en faisant de la couture ou de la lingerie[22], avec une de leurs nièces, appelée Mlle  Malœuvre. Mais cela ne les empêchait pas de recevoir, le soir, des amis instruits et distingués, les Grecs dont parle l’élégie de Roland (cf. la lettre du 28 janvier 1781), et on s’explique par là le mot de M. de La Querrière cité tout à l’heure « femmes d’esprit ».

C’est dans ce milieu paisible et modeste, mais très cultivé néanmoins, que Roland fut accueilli pendant son séjour à Rouen à partir de 1761 ; c’est là qu’il aima pour la première fois, et qu’il revint souvent. Il y était en janvier 1779 ; en janvier 1781, il y envoie sa femme ; en août 1784, il y retourne avec elle ; il y revient en 1786. « Les deux amies », «les amies de Rouen », voilà le terme qui reparaît fréquemment dans la Correspondance.

L’amitié qui l’y accueillait était vaillante : lorsqu’en juillet 1781 éclata entre Roland et le grand manufacturier de Rouen, Holker, la violente querelle que nous raconterons en son lieu (voir App. G), les deux sœurs s’y associèrent avec une singulière passion, et Madame Roland écrit à son mari, le 25 juillet 1781 : « Les deux sœurs pensent et parlent comme écrivait la cadette… »

Pendant tout le séjour des Roland en Beaujolais (1784-1791), la correspondance continue, soutenue et confiante.

Le 22 mars 1791, Madame Roland, installé depuis un mois à Paris, écrit à Bancal : « J’ai été fort occupé, ces jours-ci,… d’une ancienne amie de notre ami [Roland], que ses affaires ont appelée de la Normandie à Paris, qu’elle ne connaissait pas encore… ». Il s’agit évidemment d’une des demoiselles Malortie, amenée à Paris par l’affaire de l’indemnité qu’elles réclamaient à la suite de la suppression du Chapitre de la Cathédrale.

En juin 1793, c’est chez ses vieilles amies que Roland, proscrit, vient chercher asile. « Depuis le 24 juin », dit Champagneux[23] ; disons plutôt depuis le 20 juin, car, dès le 22, Madame Roland le savait à Rouen : « Il est maintenant dans son voisinage », écrivait-elle ce jour-là à Buzot réfugié à Caen. Et, le 6 juillet : « Il est à Rouen, bien près de toi, comme tu vois, chez de vieilles amies, et parfaitement ignoré, bien doucement, bien choyé… ». Et, en août (seconde arrestation, Mém., I, p.217) : « Je savais Roland dans une retraite paisible et sûre, recevant les consolations et les soins de l’amitié… » Cf. ibid, p. 223.

Roland passa près de cinq mois (20 juin-10 novembre) dans cette retraite, c’est-à-dire dans la maison de la rue aux Ours. Elle existe encore, au n° 15, et est occupé, avec les deux maisons attenantes (nos 13 et 17), par M. Mariette, fabricant de chaussures et mercier en gros.

Là, le vieillard proscrit continuait à correspondre avec sa femme. Nous ne savons par quel moyen, mais les faits ne permettent pas d’en douter. À Sainte-Pélagie comme à l’Abbaye, elle sait où se trouve son mari et les douleurs qui le dévorent. Elle parle de « son état moral, si triste, si accablant » (à Buzot, 6 juillet) ; elle sait que, tout entier à son ressentiment contre Buzot, il prépare « pour le livrer à l’exécution publique… des écrits empoisonnés », et c’est seulement dans les derniers temps, en août, qu’elle obtient qu’il les brûle (voir lettre du 31 août à Buzot et lettre 551 à Jany). Et malgré tout, il s’occupe du moyen de faire évader la prisonnière (lettres à Buzot, 3 et 6 juillet), peut-être en faisant appel à cette généreuse Henriette Cannet dont il avait autrefois dédaigné l’amour !

Et pendant ce temps, ses persécuteurs le croyaient réfugié à Lyon, soulevant cette ville contre la Convention (Mém., I, passim ; Champagneux I, Disc. prélim., liii, II, 195, III, 395-396 : Aulard, Salut public, V, 276-279 ; Buchez et Roux, XXVIII, 250-296 ; XXIX, 446 ; Vatel, Girondins, II, 359.)

Il écrivait aussi des Mémoires historiques (Bosc, Avertissement).

Quand il apprit, le 10 novembre, « qu’on allait égorger sa femme »[24], il eut avec ses amies une délibération d’un courage extraordinaire, que Champagneux (Disc. prélim.) a racontée en dramatisant un peu, mais que nous tenons pour vraie dans son point essentiel. Il ne voulait pas survivre à celle qu’il avait tant aimée ; il hésitait entre deux déterminations : se tuer, ou aller se livrer à la Convention. Dans ce cas, c’était aller au tribunal révolutionnaire et à l’échafaud, ce qui entraînait la confiscation de ses biens et la spoliation de sa fille. Il se décida pour le suicide, sortit de chez ses amies à six heures du soir, et alla se tuer à quatre lieues de là, sur l’avenue du château de Radepont, où, dans la matinée du 11, on releva son cadavre.

Parmi les pièces trouvées sur lui était un papier portant l’adresse suivante : « À la citoyenne Aimée Malortie, rue aux Ours, à Rouen. » Legendre et Delacroix, ignorant le long séjour de Roland chez les demoiselles Malortie, crurent que c’était « l’adresse de la personne chez laquelle sans doute il se proposait de descendre à Rouen »[25] et, en rendant compte de l’événement à la Convention, ajoutèrent que « cette personne est en état d’arrestation ».

C’est le même jour que le Journal de Rouen annonçait le suicide : « Le bruit court que l’ex-ministre Roland s’est tué lui-même aux environs de Bourg-Beaudouin, sur la route de Rouen à Paris », et c’est par ce journal que les demoiselles Malortie connurent la fin de leur malheureux ami. Elles eurent ainsi le temps, prévoyant une perquisition, de jeter au feu ces Mémoires historiques laissés par Roland, dont parle Bosc. Deux heures après, Aimée Malortie était arrêtée sur un ordre du Comité de surveillance signé Regnault, mise d’abord pendant trente-six heures dans un cachot de la Maison de justice, puis, le 26 brumaire-16 novembre, transférée à la prison des Gravelines[26].

Ses amis ne l’abandonnèrent pas. Sur une des pétitions adressées par elle en frimaire au ii [novembre-décembre 1793] pour obtenir sa mise en liberté du Comité de Rouen, est restée épinglée cette note : « Recommandé par le citoyen Descroizilles »[27]. Descroizilles, dont nous avons parlé plus haut, se trouvait en état d’intervenir, étant l’ami et l’associé de M. de Fontenay, alors encore maire de Rouen.

Nous ignorons à quelle date Aimée Malortie fut élargie. Mais l’épreuve n’avait pas arrêté son ardeur de dévouement. Deux ans après, en novembre 1795, nous trouvons les deux sœurs en correspondances avec Bosc[28], l’ami des Roland, le tuteur de leur fille Eudora. Bosc a eu le malheur de s’éprendre de sa pupille, bien que ayant vingt-deux ans de plus qu’elle ; il veut l’épouser, mais il sent en même temps que, jusqu’à ce que le mariage soit décidé, il ne peut la garder sous son toit, et il demande aux vieilles amies de Rouen de prendre la garde de l’orpheline. Elles acceptent sans un moment d’hésitation. Malgré un état de véritable détresse, résultant de la famine de cet hiver-là, et attestée par leurs lettres (Collections Beljame. voir App. K). Aimée Malortie s’embarque pour Paris, où elle arrive le 28 novembre, et en repart emmenant Eudora Roland et sa bonne, la dévouée Marguerite Fleury.

L’enfant passa sept mois à Rouen, choyée par les vieilles filles, les gouvernant plus qu’elle ne se laissait gouverner par elles, entourée dans leur milieu d’attentions qui ne la laissaient peut-être pas insensible et faisaient tort au pauvre tuteur ; le fils de Descroizilles se mettait sur les rangs pour l’épouser (bien qu’elle n’eût pas encore quinze ans) et « les amies » semblaient s’intéresser à ce projet.

Quoi qu’il en soit, tandis que Bosc. désillusionné, mais le cœur meurtri, s’éloignait de la France pour aller aux États-Unis oublier son chagrin, Aimée Malortie, accompagnée du fidèle Justamont, ramenait Eudora Roland à Paris, le 26 juillet 1796, chez Champagneux, qui succédait à Bosc dans la tutelle de la jeune fille.

Ici s’arrêtent les renseignements que nous avons pu rassembler sur les demoiselles Malortie.


§ 6. Les frères Cousin.

Ces deux amis de Roland étaient de Dieppe.

Leur père, Michel Cousin, marié à Françoise-Henriette Nepveu, mort en 1764, avait été d’abord « inspecteur des chemins royaux de la Haute et Basse-Normandie », puis était devenu « entrepreneur des fortifications et ouvrages du Roi dans la province de Dieppe »[29].

Son fils aîné, Michel Cousin, était avocat du Roi au Bailliage de Caux. Il habitait Dieppe, Grande Rue, sur la paroisse Saint-Jacques. Il a publié les ouvrages suivants :

1° « Traité de la peine de mort, traduit de l’italien, de M. Paolo Vergani, et suivi d’un Discours sur la justice criminelle, dédié à M. le marquis de Miromény (sic), garde des sceaux de France, par M. Cousin, avocat du Roi au Bailliage de Caux et siège d’Arques, Paris, Guillot, 1782. » Ancien premier Président au Parlement de Rouen, Miromesnil, devenu garde des sceaux, avait fait rendre l’ordonnance du 24 août 1780, supprimant la question préparatoire. C’est donc à un double titre que le magistrat normand lui dédiait son livre, visiblement inspiré de Beccaris.

2° « De l’énormité du duel, traité traduit de l’italien de M. le docteur P.V. (Paolo Vergani), et dédié à S.M. Frédéric II, roi de Prusse, par M.C., des Arcades de Rome et de l’Académie de Villefranche. Berlin, Christian-Frédéric Wors, 1783, in-12. »

Plusieurs choses sont ici à noter : 1° c’est Roland qui avait fait admettre Michel Cousin dans la petite Académie de sa ville natale, en 1781 ; 2° en dédiant au roi de Prusse se traduction de l’italien, Michel Cousin briguait probablement le titre de correspondant de l’Académie de Berlin. Madame Roland, qui avait poussé son mari à solliciter le même honneur, inutilement, y fait une allusion railleuse et quelque peu jalouse : « Aristote[30] va en Prusse… » (Lettre du 20 avril 1784) ; 3° Michel Cousin avait décidément la manie de l’italien. « Fou de l’italien », dit de lui Madame Roland (Mém., II. 239), en m plaignabt qu’il eût farci de citations en cette langue les Lettres sur l’Italie, de Roland, lorsqu’il eut à en diriger l’impression.

Le second fils, Louis Cousin, appelé d’ordinaire, suivant l’usage du temps de donner un second nom aux cadets, Consin-despréaux, était né à Dieppe le 7 août 1743 ; il avait donc neuf ans de moins que Roland. Élevé d’abord au collège de Senlis, puis au collège du Plessis, à Paris, où il demeura ensuite plusieurs années à suivre des cours publics, il ne serait rentré en Normandie qu’en 1763. un an avant la mort de son père. Mais comme Roland quitta la province en 1764, cet intervalle ne suffirait pas pour expliquer leur étroite liaison. Ils durent se connaître auparavant, par l’entremise de Michel, et durant les vacances que le jeune étudiant passait alors en Normandie. Dans cette société, Cousin-Despréaux s’appelait Platon.

La mort de son père « le fixa entièrement auprès de sa mère, qui avait d’importances affaires à liquider » (Galerie dieppoise). Il demeura dans la Grande-Rue, comme son frère, et probablement dans la même maison.

Le 6 février 1770, il se maria, à la paroisse Saint-Jacques, avec Mlle  Reine, fille d’un négociant de Dieppe ; elle avait 22 ans, lui 27. Fille et sœur de marchands, « elle faisait un négoce de dentelles, auquel elle joignit plus tard des armements pour la pêche côtière. Despréaux fut son conseil, son teneur de livres et le rédacteur de sa correspondance mercantile » (ibid). Mais il n’avait pas renoncé pour cela à l’étude, et il entreprit, vers 1770, une Histoire de la Grèce, à laquelle, comme on le voit par divers passages de la correspondance de Roland, celui-ci collabora activement, au moins pour la préparation des matériaux. En novembre 1776, étant en Sicile, il va visiter le temple se Ségeste (Lettres d’Italie, 15e lettre) et écrit : « Je prends quelques notes relatives à la géographie de la Grande-Grèce ; elles me sont demandées par l’amitié ; … c’est d’ailleurs concourir à la perfection d’un ouvrage dont le projet nous a souvent occupés, l’auteur et moi, dans de longues promenades… » et il ajoute en note (n’oublions pas qu’il n’imprime qu’en 1780) : « Voyez l’Histoire générale et particulière de la Grèce, par M. Cousin-Despréaux, de Académies de Rouen, de Villefranche, et des Arcades de Rome, t. Ier.

L’ouvrage de Cousin-Despréaux est en 16 volumes in-12, imprimés à Dieppe, chez Dubuc, qui parurent successivement de 1780 à 1789 ; il était dédié à Miromesnil, dont les deux frères paraissent avoir également recherché le patronage.

La compilation du lettré Dieppois n’eut qu’un succès d’estime, et fut d’ailleurs bientôt rejetée dans l’ombre par le Voyage du jeune Anacharsis (1788). Toutefois elle valut à son auteur le titre de correspondant de l’Académie des Inscriptions. Il était déjà adjoint a associé (c’est-à-dire adjoint aux associés libres) de l’Académie de Rouen. Nous croyons superflu d’entrer dans le détail des autres Académies provinciales auxquelles il se fit agréger ; comme son frère, Michel Cousin, comme Roland, qui lui servit d’interlocuteur aux Arcades de Rome, puis à Villefranche '1779, l’année où il y entrait lui-même), à Lyon, à Marseille, à Dijon, etc., il était friand de ces distinctions innocentes.

Il eut de nombreux enfants, dont quatre vivaient encore en 1842 ; l’un d’eux, l’aîné fut placé quelque temps auprès de Roland, à Villefranche en 1787, pour y faire son apprentissage en vue de l’inspection des manufactures (voir la Correspondance, année 1787), mais donna alors peu de satisfaction.

Cousin-Despréaux était dévot (voir lettre de Roland du 8 novembre 1779. ms. 6240, fol. 68-69 ; Join-lambert, XCVII) ; il était lié avec des prêtres, l’abbé Gloutier, l’abbé Burgot, et c’est par eux qu’il procura aux Roland la protection de la marquise d’Arbouville (voir Correspondance, 3 janvier 1782, et mars-mai 1784).

Devenu échevin de Dieppe, il s’occupa, mais sans succès, d’un projet de canal de Dieppe à l’Oise. À la veille de la Révolution, il fut élu membre de l’Assemblée provinciale de Normandie.

Emprisonné pendant la Terreur, il employa sa captivité à écrire ses Leçons de la nature sur l’histoire naturelle, la physique et la chimie présentées à l’esprit et au cœur, qui parurent à Paris en 182, 4 vol. in-12, et qui eurent plus de succès que l’Histoire de la Grèce.

Sous l’Empire, il fut, d’après son biographe, ardent royaliste. Il écrivit alors la Morale des États, qui resta en manuscrit (8 vol.). Au début de la Restauration, trouvant que le gouvernement de Louis XVIII faisait trop de concessions aux idées révolutionnaires (!), il publia, pour le retenir sur cette pente, une Adresse au Roi, par un vieillard de Normandie.

Il avait perdu sa femme le 13 juin 1814, et mourut le 2 novembre 1818.

Pour suivre l’histoire des relations de Roland et des frères Cousin, il faudrait faire, dans tout le cours de la Correspondance, une moisson tellement ample, qu’elle dépasserait le cadre de ce travail et en altérerait d’ailleurs le caractère. Contentons-nous donc de noter :

1° La collaboration de Roland à l’Histoire de la Grèce. Aux preuves déjà données, ajoutons les suivantes : lettre de Marie Phlipon à Roland, mars 1779, Join-Lambert, X ; lettre de Roland à Marie phlipon, 8 juin 1779, Join-Lambert, XLI ; idem, 11 février 1781 ; idem, 27 octobre 1782.

2° Le rôle que joua Cousin-Despréaux en 1779, entre Roland et Marie Phlipon ; c’est chez lui, « en Grèce » (c’est ainsi que l’inspecteur d’Amiens appelait la Normandie, réservant pour Amiens les qualificatifs moins flatteurs de « Béotie », « lac Copaïs », « Palus-Méotides), que Roland va en janvier 1779 ; en juillet-août, il le reçoit à Amiens, et le prend pour confident de ses sentiments pour la fille du graveur parisien ; en septembre, il retourne à Dieppe, et il semble bien, si l’on rapproche ces entrevues de ses hésitations, qu’il n’ait point été poussé par Despréaux à tenir ses engagements. Marie Phlipon est trop fine pour ne pas s’en apercevoir, mais elle se garde bien, en faisant paraître, d’aggraver les choses ; au contraire, elle travaille à réconcilier les deux amis un instant mécontents l’un de l’autre (lettre du 21 décembre 1779, Join-Lambert, CVII) et garde ainsi l’avantage.


§ 7. Les lettres d’Italie.

C’est à l’article des frères Cousin qu’il faut rattacher celui des Lettres d’Italie, puisqu’ils en dirigèrent l’impression. Nous allons parler de cette affaire un peu longuement, d’abord parce qu’il est souvent indispensable de la bien connaître pour comprendre les premières années de la Correspondance, mais aussi parce qu’on y voit, sur le vif, les difficultés d’une publication inoffensive dix ans avant la Révolution.

Roland avait été chargé, en 1776, par Philibert Trudaine, d’une mission d’études commerciales en Italie. Il partit le 8 août 1776 et revint à la fin d’août 1777. Chemin faisant, il rédigeait sommairement ses notes de voyages, et les adressait à ses amis et parents, particulièrement à son frère Pierre, alors prieur du collège de Cluny, et à Marie Phlipon. À son retour, il s’occupa de rédiger ces notes pour en faire un livre ; il fut entendu que l’ouvrage serait imprimé à Dieppe, chez Dubuc, sous les yeux et par les soins des deux frères Cousin. Dès juin 1779, il est à l’œuvre (Join-Lambert, XL et XLI). Il semble qu’en septembre l’impression fût déjà commencée (ibidem, LXXXI et LXXXII). Le 8 novembre (ibidem, XCVII), il écrit : « On imprime mes lettres, elles me donnent de l’humeur ; une certaine mollesse de caractère, secouée uniquement par la dévotion, la serpe toujours à la main tremblante, me fait des échancrures ; j’en deviens plat ou gauche et je m’en indigne ». Cette sortie vise-t-elle un des frères Cousin ? C’est probable. Mais elle pouvait aussi s’adresser au censeur royal, l’avocat Houard, dont les frères Cousin avaient fait choix, et dont le nom va souvent revenir en cette affaire[31]. En tout cas, l’aigreur se met entre Roland et ses amis (Join-Lambert, 16 novembre, 10 décembre, 19 décembre 1779).

En 1780, l’impression se poursuit, mais l’ouvrage, bien qu’il ait été imprimé sous les yeux du censeur Houard, ne peut paraître tant qu’il n’aura pas été autorisé par l’administration des Affaires étrangères, en raison des passages concernant les États italiens ! Il faut donc attendre l’approbation du « Bureau pour les affaires de chancellerie et librairie ».

Impatienté, Roland envoie sa femme à Rouen et à Dieppe. Le 6 février 1781, il lui écrit, à Rouen : « Point de nouvelles de mes Lettres d’Italie… ». Le 11 février, il ajoute : « Dis-lui [à Cousin-Despréaux] combien je suis mécontent… Du reste, que veulent-ils que je leur mande au sujet du retard de la part des Affaires étrangères ? S’ils ne m’avaient pas procuré la connaissance de l’homme abominable qui me cause tout ce travers[32], homme que Platon, avec sa bonhomie, croit honnête, et qui est un gueux, je n’en serais pas là… il va bien à l’imprimeur d’être mécontent, le polisson, aussi bien que son patron[33]. Que ne m’avertissait-il, celui-ci, que sa censure et rien c’était la même chose, l’autre qu’il se mettrait en faute en imprimant sans permission, etc… »

Pendant ce temps, Madame Roland écrivait de son côté, de Rouen, le 28 janvier, qu’elle avait vu les amis Baillière et Justamont et appris par eux qu’il y avait des exemplaires des Lettres en circulation ; qu’il fallait craindre une contrefaçon : « qu’indépendamment des exemplaires de tes Lettres envoyées à MM. les Intendants du commerce et à ta famille, il y en avait en d’autres mains et que certainement on ferait une édition si la tienne tardait à paraître… ». Puis, le 15 février, elle écrit de Dieppe : « J’ai été chez Dubuc, qui me parait un personnage fort simple, ignorant même les lois de la librairie : il te livrerait ton édition si tu voulais la prendre ; je crois même qu’il lui ferait plaisir de s’en débarrasser. Peut-être, dans le cas de la publication, s’exposerait-il aux réprimandes, vu l’état des choses ; mais il ne s’en doute pas et serait homme, je crois, à imprimer le reste sans grande façon, malgré la défense de M. Houard, s’il recevait un ordre de toi. Mais ce que j’y vois de clair, c’est que tu peux retirer l’édition dans le cas où ce parti te semblerait convenable ».

Ainsi, en février 1781, il y avait une édition prête à paraître, dès que la censure des Affaires étrangères l’aurait permis, mais on voit que cette édition ne comprenait pas tout l’ouvrage.

En mai 1781, la suite de l’édition s’imprimait, et Michel Cousin, comme on va le voir, y insérait non seulement des citations italiennes, mais-encore de longs morceaux de sa façon : « Je crois lui avoir écrit suivant tes intentions, — mande Madame Roland à son mari le 21 mai 1781, — qu’il pouvait mettre ses observations sur la musique, sur Métastase ; Chiari et Goldoni en apostille à la lettre de Venise, comme d’un Vénitien amateur[34], afin de ne pas faire de suspension ni de couture dans ta lettre, mais en le priant sur toutes choses de mettre de la précision et de ne rien insérer autre, prose ou vers, dans tout le reste de l’ouvrage… » Puis, un peu plus loin, en parlant de Cousin-Despréaux : …« J’ajoute des recommandations de veiller sur le frère [Michel], dont la prolixité m’effraie toujours et à qui j’ai tenu la bride courte autant qu’il m’a été possible. On voulait réponse subito parce que l’impression va son train… ».

Enfin, en novembre 1781, le bureau de la librairie, que dirigeait Le Camus de Néville, maître des requêtes, se décide à lever l’interdit. « J’ai enfin la permission de mettre le livre en vente. J’ai en conséquence écrit sur-le-champ à Dieppe, » (Roland, 14 novembre 1781.) — « J’ai la permission signée de M. de Néville et j’ai agi en conséquence… » (ibid., 18 novembre). — « Au milieu de ces misères, je compte pour un plaisir sensible la délivrance de la permission. » (Madame Roland, 20 novembre.) — Roland écrit encore, le 28 novembre 1781 : « Je reçois une lettre de nos amies [Mlles Malortie], qui ont reçu la petite pacotille de Lettres imprimées d’Italie…, dont un exemplaire pour chacune, un pour Aristote, un pour M. Bail[lière], un pour l’Académie [de Rouen], et un pour M. de Cour[onne]. Aujourd’hui, il en arrive à Paris 125 exemplaires… »

En somme, on avait laissé imprimer l’ouvrage à Dieppe, mais aux conditions suivantes : 1° la censure de Houard ; — 2° la censure des Affaires étrangères. — 3° des cartons : — 4° la rubrique d’Amsterdam [voir l’édition] ; — 5° l’anonymat ; — 6° l’expédition des volumes en France par Neufchâtel, la petite principauté prussienne enclavée dans tes cantons suisses, où fonctionnait une imprimerie importante dont nous aurons plus d’une fois à reparler[35]. Il avait donc fallu envoyer les ballots de livres à Neufchâtel et les en faire revenir !

Roland se croyait enfin au bout de ses peines. Le 20 novembre, il avait écrit à M. de Couronne : « Après trente mois de tracasseries, de tourments, de déchirures, on vient enfin de laisser un libre cours à mes Lettres de Sicile, d’Italie, etc… » (ms. 6243, fol. 97), et il lui avait envoyé deux exemplaires, un pour lui, un pour l’Académie ; le même jour, il en avait adressé un à M. Baillière, en l’appelant « mon cher confrère », puis un à M. Justamont, un à M. d’Ornay, deux aux amies. Mais, dès le 29 novembre, il se heurtait à une nouvelle difficulté, soulevée par la Chambre syndicale des libraires de Paris (ms. 6243, fol. 99-100) et il semble que le censeur Houard n’y ait pas été étranger. « Je suis bien en peine de l’affaire où M. Houard met son nez » (Madame Roland, 23 décembre). — « Je vais aller voir mon bourru de censeur » (Roland, du même jour). Le 30 décembre, Roland s’impatiente au sujet de ses exemplaires, qui n’arrivent pas de Neufchâtel ; pourtant, il a déjà pu en distribuer quelques-uns, puisque son ami M. Deu en est au second volume (Madame Roland, du même jour). — Le 31, il annonce qu’il a enfin reçu ses livres, et calcule qu’il aura « à en délivrer 80, pro Deo… ». Alors commence enfin la distribution, non plus officieuse, comme celle des exemplaires donnés, çà et là auparavant, mais officielle, à visage découvert : le 4 janvier 1782, à MM. Tolozan et de Colonia, Intendants du Commerce ; le 10, à M. de la Tourrette, secrétaire perpétué de l’Académie de Lyon, et à l’abbé Dessertines, secrétaire perpétuel de l’Académie de Villefranche ; le même jour, à M. Perrein, secrétaire de M. de Néville, auquel il avait dû avoir recours au sujet « de l’oubli ou de la petite tracasserie de MM. de la Chambre syndicale » ; le 8 février, à M. l’abbé Marie, professeur de mathématiques au collège Mazarin, ami de Cousin-Despréaux[36], en lui disant : « L’ouvrage a été déchiré durant trente mois par un censeur bourru [Houard], par des gens de peu de goût [ ceci semble être pour les frères Cousin], et finalement par l’administration des Affaires étrangères… » (ms. 6243, fol. 129). Nous voyons enfin, par une lettre au libraire Panckoucke de juillet 1782 (ibid., fol. 131) pour quelle raison il n’avait pas signé son livre : « L’anonyme est une des conditions de la part du gouvernement de la circulation de mon ouvrage ».

Roland dit ailleurs (Dict. des manuf. II, 91) :

« Ces lettres ne portent pas mon nom, il est vrai ; elles ont été écrites en courant, avec beaucoup de négligence ; imprimées loin de moi, impitoyablement châtrées d’abord ; cartonnées ensuite, sans qu’on s’embarrassât des raccords à faire, des lacunes à remplir ; la langue n’y a pas toujours été respectée, la géographie même y a reçu quelques affronts ; tout cela, au fond de la province, à quarante lieues de l’auteur, fort occupé d’autre chose. Voilà pourquoi elles ne portent pas mon nom. Mais les faits qu’elles renferment ont été bien vus, et les observations bien réfléchies. J’ose croire que ce Voyage d’Italie et de Suisse, après tant d’autres voyages dans ces contrées, a dû paraître neuf à quelques égards, et je pense qu’il l’est même encore… ».

Au demeurant, tout ce détail des difficultés que rencontra Roland pour imprimer son ouvrage est singulièrement instructif et nous montre à l’œuvre l’administration de 1780.

À la voir entasser, pendant trente mois, tant de précautions contre un livre, on se demande s’il ne portait pas la tempête dans ses flancs. Hélas, non ! Ayons le courage de lire les six volumes in-12 des Lettres d’Italie[37], nous devrons avouer que l’ouvrage, curieux et renseigné à beaucoup d’égards, est mal fait (Michel Cousin y était d’ailleurs pour quelque chose), et d’une digestion difficile. Aussi le succès fut-il médiocre. Dès le 5 janvier 1782, Roland écrivait : « Mon livre court encore à petites jambes… » Et le 13 janvier, à propos des critiques qui lui revenaient déjà : « Tout ce qu’on voudra sur les Lettres d’Italie… si jamais il s’en fait une seconde édition, nous corrigerons. D’ici là, il faut écouter et profiter. » Dans une lettre du 16, Madame Roland récrimine contre Michel Cousin : « Ce cher Avocat du roi, avec sa bonne volonté et tout son travail, t’a impitoyablement gâté. Avis, comme tu le dis fort bien, pour une autre édition… » ; et Roland de répondre, le 19 : « Les macules dieppoises dont l’ouvrage est rempli me font à jamais regretter d’avoir eu l’idée d’y faire imprimer et censurer… ». Dans une autre lettre du 27 octobre 1782, nous voyons que la mauvaise humeur subsiste contre les amis de Dieppe : … « Et, quand tous les hasards me favoriseraient, il est impossible que mon argent me rentre, sans compter le dépit d’être revêtu à la dieppoise, ce dont le censeur, le lourd H. [Houard], est indigné, regardant comme une injure qu’on l’accuse de telles, telles, telles prétendues corrections, faites sans goût, sans principe et sans raisons ». Puis, prévoyant que Cousin-Despréaux va lui demander de revoir et corriger la suite de son Histoire de la Grèce, il ajoute : « … Sûrement, je ne suis pas près de lire son manuscrit, je suis las d’avoir fait des ingrats ».

Pendant toute l’année 1783, Roland et les Cousin se boudent ; les deux frères n’apparaissent plus dans la Correspondance. Mais en 1784, la réconciliation a eu lieu, au moins avec Cousin-Despréaux ; c’est lui, qui, par l’abbé Gloutier, met les Roland en relation avec la marquise d’Arbouville, pour leurs sollicitations en vue des Lettres de noblesse, et, lorsque Roland quitte Amiens, il va, avec sa femme, faire un séjour chez Despréaux avant de gagner Paris (voir lettre du 28 août 1784). De même, dans le voyage qu’il fera de Villefranche à Amiens en 1786, il aura soin de passer par Dieppe.

Mais le Voyage d’Italie ne s’en vend pas davantage :

« M. de Montaran [un des Intendants du commerce] déprécie et blâme le Voyage d’Italie, dans lequel il prétend que tu as manqué à tous et à tout le monde. » (Madame Roland, 21 mars 1784.)

… « Parlons de ton édition dont le sort n’est pas peu embarrassant… » (Id., 27 mars.) (Suit une proposition au moins singulière : traiter avec plusieurs libraires, à la fois, sans qu’ils fussent instruits réciproquement de la chose.)

… « Fais pour le Voyage d’Italie comme tu l’entendras ; il en reste encore six à sept cents exemplaires. » (Roland, 29 mars 1784.)

Quatre jours après (lettre du 2 avril), Roland, chargeant sa femme d’acheter la Physiognomonie de Lavater pour leur ami M. Deu, ajoute naïvement : « S’il est possible de payer ces ouvrages en Voyages d’italie, ce serait une bonne chose. J’en prendrais bien un pour moi, ce qui ferait deux exemplaires, Sine qua, non. »

Le 19 avril, rendant compte à son mari de son entrevue avec M. Tolozan, Intendant du commerce, Madame Roland dit : « Le Tolozan a parlé du Voyage, de ce voyage fait par les ordres du Gouvernement et dans lequel on trouvait mille misères… ». — On peut voir, dans la lettre même, la vive et fière riposte de la solliciteuse.

Le 30 avril elle écrit encore : « Je ne vois à rien pour nous défaire des Lettres… ». Le 15 mai, Roland lui écrit ; « Je voudrais bien que tu règles avec Visse, qui ne vend donc plus de Voyages… ». Visse était libraire, rue de la Harpe. C’était lui sans doute qui s’était chargé d’écouter l’édition, et c’est probablement pour cela que Barbier, dans son Dictionnaire des Anonymes, t. II, n° 1267, en mentionnant l’ouvrage, donne pour rubrique « Amsterdam et Paris, Visse, 1780… ».

Rien n’y fit. Le livre de Roland, mal vu par ses chefs, qu’effarouchaient les libertés de l’écrivain, critiqué assez aigrement par la presse (voir Mercure de France du 30 mars 1782 ; cd. Papiers Roland, ms 6243, p. 131), dépourvu d’attrait pour le grand public, ne se vendit pas[38]. Après la Révolution, il en restait encore des exemplaires en librairie et, lorsque Champagneux, dans les premiers mois de 1800, publia chez le libraire Bidault les 'Œuvres de Madame Roland en trois volumes, il essaya d’écouler les Lettres d’Italie, au moyen d’une annonce sur les gardes de son édition ; il semble aussi avoir tenté de les écouler en Allemagne, où la librairie de Hambourg faisait circuler alors de nombreuses publications française : « Lettres écrites de Suisse, par feu J.-M. Roland, Hambourg, 1799, 6 vol. ». Il est évident que ce n’est pas là une édition nouvelle, comme l’a cru M. Faugère (II, 239).

  1. Bibl. de Lyon, fonds Coste, J. 17419,lettre inédite du 10 janvier 1784, adressée à M. de Vergennes par M. Micollier, ancien maire de Villefranche, subdélégué de l’Intendant.
  2. Mémoires des services de J.-M. Roland, ms. 6243, fol. 31-43.
  3. Mém. de Madame Roland, II, 238.
  4. Ibid
  5. Charles-Daniel Trudaine (1703-1769), Intendant des finances en 1734, chargé en cette qualité du service des Ponts et Chaussées, puis, lorsqu’il eut été nommé commissaire au Bureau du commerce (9 mai 1749), du service des manufactures, ne fut, en réalité, ni secrétaire d’État ni ministre, puisque son administration, relevant du contrôle général, ne constituait pas un ministère. Mais ces fonctions prirent entre ses mains et celles de son fils Jean-Charles-Philibert Trudaine (1733-1777), qui lui fut adjoint en 1757, une telle importance, que, par exception, dans la correspondance administrative du temps, l’un et l’autre est appelé souvent « ministre du commerce », comme Roland fait ici. C’est Jean-Charles-Philibert Trudaine qui protégea particulièrement Roland, et c’est de lui qu’il sera question dans la suite à partir de 1757.
  6. Voir les divers Mémoires des services dressés par lui en 1781 et en 1791. Ces pièces, qui offrent de l’intérêt pour l’histoire de l’industrie française, sont aux Papiers Roland, ms. 6243, fol. 31-43 et 57-58. Celle de 1791 a été publiée par M. de Girardot.

    Nous allons les utiliser, sans nous astreindre à y renvoyer à chaque ligne. (Voir aussi Dict. des manuf.)

  7. Les Le Couteulx étaient dès lors considérables à Rouen dans la magistrature, la banque et le commerce. Ils se divisaient en plusieurs branches : Le Couteulx de La Noraye, Le Couteulx de Canteleu, etc…, dont les représentants ont eu, avant, pendant et après la Révolution, une part importante aux affaires publiques. Celui dont il est question ici est Jean-Jacques-Vincent Le Couteulx de La Noraye (1716-1765), que Trudaine, en raison de sa grande autorité commerciale, avait imposé aux six corps de marchands de Paris comme « député du commerce de Paris », bien qu’il fût rouennais. Il avait dû, par suite, prendre un domicile à Paris, rue Montergueil.
  8. A.-J. de Feydeau de Brou, Intendant de Rouen de 1755 à 1762 ; mort cette année-là, à 31 ans.
  9. Étienne Mignot de Montigny (1714-1782) ; voir sur lui Appendice G.
  10. À ces protecteurs, Roland ajoute ailleurs M. Potier, Intendant du commerce (Réponse à la lettre d’un soi-disant citoyen de Villefranche, Bibl. de Lyon, fonds Coste, 353441).
  11. Précis analytiques des travaux de l’Académie de Rouen, par M. Gosseaume, t. II, p. 49.
  12. Lettres imprimées à Rouen en octobre 1781, 1er lettre, Bibl. de Lyon, fonds Coste, 353442. Cette lettre est du chimiste Baillière de Laisement dont nous allons parler.
  13. Mém., II, 239, note de M. Faugère.
  14. Nous allons voir que Roland s’y appelait Thalès, l’abbé Auger Démosthènes, Michel Cousin Aristote, Cousin-Despréaux Platon, etc…
  15. Cf. Hatin, Bibliographie, p. 203, et Histoire de la Presse, V, 286 ; Tourneux, Bibliogr., 10723.
  16. Tableau de Rouen, 1777, p. 430.
  17. Notice historique et biographique sur M. d’Ornay, par M. Tougard, Rouen, 1835.
  18. Lettre inédite de Roland à Lemonier, communiquée par le petit-fils du peintre, M. Henry Lemonnier, professeur à la Sorbonne.
  19. Rev. de Rouen, 1852, p. 81-86 « La sépulture du ministre Roland ». — M. Fallue avait probablement pris ces indications dans un manuscrit de la Bibl. municipale de Rouen, de M. de La Querrière, intitulé « La Révolution à Rouen ». On y lit (p. 145-147) que Roland, en 1793, trouva un asile à Rouen, chez « les demoiselles Malorties, femmes d’esprit. Elles demeuraient dans la rue aux Ours, à la partie numérotée 15… ».
  20. Citées par F. Clérembray, « La Terreur à Rouens », dans La Normandie de décembre 1898.
  21. « Thalès aux sœurs de Cléobuline et à tous les Grecs, salut et consolation. » Nous avons dit que Thalès était le nom de Roland dans la petite société ; les Grecs désignent les autres membres.
  22. Voir lettre de Roland à Marie Phlipon, du 19 mai 1779, Join-Lambert, XXXVI ; — lettre de Madame Roland à son mari, 28 janvier 1781 ; — lettre de Roland à sa femme, 11 février 1781, ms. 6240, fol. 86-87 ; – lettre de Madame Roland du 23 novembre 1781, etc. Cf. Tableau de Rouen, 1777, p. 403.
  23. imprime 1792, mais c’est une faute de typographie évidente, que M. Dauban (Étude, p. ccxlix) a reproduite.
  24. Voir, dans la Révolution française du 14 juillet 1895, notre « Note critique sur les dates de l’exécution de Madame Roland et du suicide de Roland ».
  25. voir leur lettre à la Convention, du 23 brumaire-13 nov., Aulard, Salut Public, VIII, 399.
  26. F. Clérembray, « La Terreur à Rouen », dans La Normandie de décembre 1898.
  27. Ibidem.
  28. Voir Appendice K.
  29. Galerie Dieppoise, collection publiée sous la direction de l’abbé Cochet ; article Cousin, par M. Lamotte.
  30. Rappelons que, dans la Société littéraire formée par Roland et ses amis, Aristote était le nom de Michel Cousin.
  31. David Houard, né à Dieppe le 25 février 1725, mort à Abeville le 15 octobre 1802, savant jurisconsulte, avocat au Parlement de Normandie, conseiller-échevin de Dieppe, associé libre de l’Académie de Rouen, membre de l’Académie des Inscriptions le 14 janvier 1785. Il figure pour la première fois cette année-là sur la liste des censeurs royaux (Alm. royal, p. 488) ; mais on voit ici que, déjà en 1780, il exerçait cette fonction.

    Son premier ouvrage avait été : Les anciennes lois des Français, conservées dans les coutumes anglaises, recueillies par Littleton, 1766, 2 vol. in-4o ; imprimé à Dieppe chez J.-B. Dubuc, par souscription (Abbé Corbet, Hist. de l’imprimerie à Dieppe, p.16). — Mais son ouvrage le plus connu est le Dictionnaire analytique, historique, étymologique, critique et interprétatif de la coutume de Normandie, Rouen, 1780-1782, 4 vol. in-4o.

    Roland, après l’avoir souvent maudit, ne s’interdit pas de le cultiver, car nous trouvons au ms. 6243, fol. 121, une lettre qu’il adresse de Lyon, le 6 mai 1787, à M. Houard, avocat, de l’Académie des Inscriptions, cloître Notre-Dame, à Paris, où il lui rappelle qu’il l’a vu à Paris en juin 1786 et le prie d’appuyer sa candidature au titre de correspondant de cette compagnie.

  32. L’imprimeur Dubuc.
  33. Houard.
  34. Voir en effet les Lettres d’Italie, VI, 33e Lettre, p. 115-174 !
  35. Voir Mém. de Brissot, II, p. 139-141 et passim.
  36. Voir su ce personnage la Biographie Rabbe, supplément, et les Mémoires de Mme  de Chastenay, I, p. 44 et suiv.
  37. Exactement, Lettres écrites de Suisse, d’Italie, de Sicile et de Malthe, par M***, avocat au Parlement, et de plusieurs académies de France et des Arcades de Rome… à [illisible] à Paris, en 1776, 1777 et 1778. — À Amsterdam, 1780, 6 vol. in-12.
  38. Roland écrivait cependant, en 1790 (Dict. des manufact., t. II, supplément, p. 92) : « …Je n’ai pas été peu étonné, dans un voyage fait en Allemagne, six ou sept ans après leur publication (c’est lorsqu’il alla à Bâle et à Strasbourg dans l’été de 1787), de les entendre attribuer, parlant à ma personne, à un auteur qu’on me nomma Carreri… ».