Lettres de M. Edmond Rousse

Lettres de M. Edmond Rousse
Revue des Deux Mondes6e période, tome 15 (p. 846-890).

LETTRES DE M. EDMOND ROUSSE
À M. CARRABY

Il y a trente deux ans, au mois d’avril 1881, le Duc d’Aumale recevait M. Edmond Rousse à l’Académie française. Le Prince était visiblement heureux de souhaiter la bienvenue à l’avocat lettré dont la vie rappelait, disait-il, « ces mâles figures qui ont fait l’honneur et la force de notre Tiers-État. » Cette forme possessive indiquait les sentimens du directeur de l’Académie pour certains hommes d’autrefois et pour leur digne descendant animé, lui aussi, d’une intrépidité tranquille dans la défense de grands droits méconnus ou de grandes libertés violées.

Mettant sur la même ligne la valeur guerrière et le courage civique, le Duc d’Aumale rappelait l’exemple, le grand exemple donné par M. Edmond Rousse, en 1871, sous la Commune. Bâtonnier, il réclama sa place auprès des victimes. Par son attitude, ses paroles, son courageux dévouement, il força les détenteurs eux-mêmes du pouvoir insurrectionnel au respect de sa personne et de ce qu’elle représentait. Puis, le Duc d’Aumale, — avec une délicatesse d’âme qui voulait, dans la solennité de cette séance académique, mêler quelque chose d’intime, — associait le nom de M. Émile Rousse, de ce frère si aimé, à l’hommage que recevait le nouvel élu. Il évoquait en outre la pensée de leur mère qui venait de mourir. Le Prince ne faisait qu’indiquer d’un trait discret l’union si intime de trois êtres qui avaient toujours vécu au même foyer. Les deux frères avaient entouré leur mère, devenue aveugle, d’un dévouement de chaque jour.

Que de fois, au retour du Palais, M. Carraby avait trouvé ainsi cette mère, frappée de la plus cruelle, de la plus terrible infirmité, souriante entre ses deux fils ! L’amitié qui unissait M. Edmond Rousse à M. Carraby était vive. Si différente que fût leur éloquence, — celle de M. Rousse, sobre, à grandes lignes, à vastes horizons, et comparable à un beau parc planté à la française, et celle de M. Carraby d’une variété et d’une souplesse donnant l’idée d’un jardin anglais d’une parfaite élégance, — ces deux avocats avaient la même manière de comprendre leur noble profession. Ils n’acceptaient de plaider que les causes justes. Ils n’étaient dupes ni des apparences, ni des renommées de façade. Ils avaient le culte des grandes figures qui leur inspiraient un égal respect et ils éprouvaient une sympathie semblable pour les esprits et les cœurs ouverts dont l’hospitalité leur était douce comme un refuge.

Leur correspondance avait le prix que donne un confiant échange de pensées et de sentimens dans une franchise absolue. Impressions de l’heure, du moment, les unes gaies, les autres mélancoliques, confidences, conseils, anecdotes, tout se succédait entre les deux amis. L’écriture fine et délicate de M. Edmond Rousse témoignait d’une parfaite maîtrise de soi, mais on devinait, çà et là, les rapides éclairs de son regard bleu aux nuances changeantes, ou le plissement ironique, parfois imperceptible, de ses lèvres serrées, ou encore, à tel endroit d’abandon, un cordial sourire. A la fin de sa vie, la tristesse dominait.

Ces lettres, — que Mme Carraby a retirées du tiroir où M. Carraby les avait conservées avec une piété amicale et qu’elle offre aujourd’hui à la Revue, en sachant que M. Edmond Rousse ne se serait pas opposé à leur publication, projetée par M. Carraby, — compléteront la physionomie du célèbre bâtonnier. Et entre les lignes réapparaîtra le visage de son correspondant, ce beau visage frappé comme une médaille antique et au regard plein de lumière.


RENÉ VALLERY-RADOT.


Laroche-Guyon, 22 septembre 1891.

Mon cher ami,

Depuis que je ne vous ai vu, nous avons mené une existence assez nomade, et depuis quinze jours seulement je suis dans un gîte qui n’est pas une auberge, dans un chez moi qui n’est pas le chez nous de tout le monde. Nous avons quitté Paris dans les premiers jours du mois d’août, fuyant la pluie et le froid de cet été maussade, et décidés à chercher le soleil partout où nous aurions quelque chance de l’atteindre. Nous nous sommes dirigés sur la Provence, lentement, sagement, à petites journées, comme de bons vieux pèlerins que nous sommes, couchant à Lyon, à Grenoble, à Sisteron (grand Dieu !…), à Draguignan. Pour arriver jusqu’à Grasse, nous avons mis cinq jours, — à peu près le temps qu’il fallait à Mme de Sévigné, il y a deux cents ans, pour aller voir, à Grignan, sa pécore de fille.

Vous ai-je dit que cette charmante ville de Grasse est notre pays d’origine ? Nous y avons encore un assez grand nombre de parens maternels, et de vieux amis de notre famille. Nous avons passé là huit ou dix jours très agréables, sous un ciel sans nuages, par une bonne chaleur de 30 degrés ; respirant avec délice la senteur enivrante de la menthe, des lavandes, des jasmins et des champs de tubéreuses en fleurs ; fêtés et choyés par de braves gens pleins de finesse et d’esprit ; tout entiers au plaisir d’avoir chaud, d’être bien, et de nous laisser vivre.

De Grasse, nous sommes allés en nous promenant à Cannes, à Monaco, à Menton, où nous avons fait une excursion magnifique jusqu’à la frontière d’Italie. Puis nous sommes revenus en flânant par Toulon, Marseille et Nîmes. Pendant vingt-deux jours, nous avons eu constamment un temps admirable. Ce bain de soleil et de chaleur m’a fait le plus grand bien, et j’y ai retrouvé le restant de force que je pouvais demander à ma convalescence septuagénaire. Quant à mon brave compagnon, il y a retrouvé son antique vigueur ; et jamais il ne s’est mieux porté,

À Paris, nous n’avons guère pris que le temps de défaire nos malles et les refaire. Le 1er septembre, nous sommes venus, comme tous les ans, nous établir ici, dans notre vieille petite maison, où nous recevons par série ceux de nos amis qui ne dédaignent pas l’hospitalité rustique de notre bicoque d’épiciers en retraite. Nous avons hébergé déjà la famille géante des Picot, le père, la mère, et six enfans dont le plus petit a la tête de plus que moi ; le docteur Marjolin et sa femme ; le docteur Gontier, tous les Duverdy, qui ont, à deux lieues d’ici, un très joli pavillon de chasse ; notre confrère Clouet ; nos indigènes d’Evreux ; le bon Limet, arrivant tout droit de Bayreuth : je ne vous nomme pas ceux que vous ne connaissez ou ne pouvez connaître. Voilà nos Compiègne et nos Marly, à nous autres prolétaires, et qui sans doute, au milieu des magnificences tudesques de Godesberg, doivent vous paraître très misérables. Heureusement nous avons eu, pendant plus de quinze jours, un temps magnifique ; et nous avons pu faire faire à nos hôtes de très belles promenades.

Malgré ces distractions mondaines, mon frère poursuit, avec sa persévérance accoutumée, une très belle et très savante histoire de Laroche-Guyon, qu’il a commencée il y a quatre ans et qu’il est sur le point d’achever.

Moi, mon cher ami, je ne fais rien et je ne suis plus, vraiment, bon à rien. Quoique je sois assez bien portant, mes yeux, pour la première fois de ma vie, me marchandent leurs services ; et tout ce que je peux faire, c’est de tenir au courant, tant bien que mal, une volumineuse correspondance que chaque courrier renouvelle et qu’a grossie énormément depuis deux mois, il faut bien le dire, le succès inespéré de mon pauvre petit gros Mirabeau. J’ai reçu, dans ces derniers jours encore, beaucoup de lettres à ce sujet, auxquelles il me faut répondre ; et plusieurs articles de journaux dont il faut remercier les auteurs. A ce propos, avez-vous lu, dans un numéro du Temps du mois dernier, un article contenant un éreintement dans toutes les règles de mon malheureux petit livre ? Il assure que je ne sais ni le français ni l’histoire. Je m’en doutais parbleu bien, mais je suis de l’avis de Bridoison : « On ne se dit ces choses-là qu’à soi-même. »

Et vous, mon ami, que faites-vous ? Comment occupez- vous vos loisirs aristocratiques ? Comment se portent Mme Carraby, Mme de Dampierre, et la future petite marquise ? Vous ne me dites rien de tout cela ; et vous me devez une autre lettre ; car il me paraît assez peu probable que je vous revoie avant le mois de novembre. Puisque nos seigneurs du Palais n’ont pas jugé à propos de vous donner au conseil de l’Ordre la place qui vous revient, vous seriez bien bon de revenir le 15 octobre.

Moi, j’irai faire ce jour-là une apparition à Paris et je reviendrai ici jusqu’à la Toussaint. Sur ce, mon cher ami, je vous rends aux douceurs de votre villégiature germanique. Il y a assez longtemps que je vous ennuie de mon bavardage sénile. Tâchez, s’il survient un casus belli subit entre la France et l’Allemagne, de ne pas vous laisser interner entre Bonn et Cologne. J’espère que les échauffourées de la place de l’Opéra n’amèneront pas deux peuples à s’entr’égorger.


Laroche-Guyon, 29 juillet 1892.

Mon cher ami.

Je veux vous remercier du nouveau témoignage d’amitié que vous nous donnez, et vous dire combien je suis confus de la hardiesse de mon aîné. Je n’aurais jamais eu un pareil toupet. Mais, puisque vous vous êtes laissé prendre aux pièges de ce propriétaire sans scrupule, il faut que vous alliez jusqu’au bout. Vous ne pouvez venir que samedi, va pour samedi ! Seulement, je vous en prie, ne songez pas à partir dimanche soir, comme je soupçonne que vous en avez le projet. Nous ne revenons à Paris que mardi. Vous partirez donc lundi soir au plus tôt. Nous pourrons ainsi vous faire voir un peu notre pays qu’on dit très beau. Quant à notre maison, la Muette, Bourbiliy, et le château rhénan de votre amie Mme J... ne peuvent vous en donner qu’une très faible idée. Vous verrez ça ! Et je ne doute pas que l’année prochaine, — si Dieu nous prête vie, — Mme Carraby ne nous demande une invitation. En attendant, présentez-lui mes bien respectueux et affectueux souvenirs ; et remerciez-la, de notre part, de vous avoir cédé pour quelques heures à vos vieux amis.


Laroche-Guyon, 10 octobre 1893.

Mon cher ami,

J’ai eu assez récemment de vos nouvelles sans que vous ayez eu la peine de m’en donner. Quand je dis assez récemment, ce n’est pas tout à fait exact. Vers la fin du mois d’août, nous avions eu, au fond du Dauphiné, à Allevard, la visite de notre bon camarade Limet. Nous l’avons retrouvé à Paris le 1er ou le 2 septembre, et il nous a dit qu’il vous avait vu au Mont-Dore, en bonne santé ; ce que nous a confirmé l’autre jour notre voisin Duverdy. Nous n’étions pas moins, mon frère et moi, très désireux de savoir ce que vous étiez devenu depuis votre voyage en Auvergne, et je peux vous assurer que très souvent, ici, nous nous sommes entretenus de vous et des vôtres ; non pas que nous ayons eu un seul instant la pensée téméraire que vous fussiez tenté de renouveler l’épreuve avilissante du mail-coach de notre pays ; mais on aime ses amis de loin comme de près. Et parler de vous était encore un moyen pour nous de tromper les soucis de l’absence. Quant à vous écrire, il aurait fallu pour cela savoir où vous prendre ; et je le savais si peu que, ces jours derniers, je vous croyais en Allemagne.

Je suis très heureux que l’Auvergne vous ait agréé ; que votre santé et votre humeur se soient bien trouvées de votre séjour dans les montagnes. L’an passé, nous sommes allés, nous aussi, dans ces contrées que nous connaissions déjà, et. malgré le mauvais temps qui nous y attendait, nous en avons emporté de très bons souvenirs. Vous me dites que vous n’êtes plus l’intrépide marcheur que nous avons connu ? En lisant cette énorme hâblerie, je n’ai pu m’empêcher de sourire doucement. Sur vos exploits de pedestrian, et sur les records pédestres que vous avez jamais pu battre, nous sommes fixés, et vous êtes classé dans notre estime au rang qui vous appartient.

Quant à l’avachissement intellectuel et moral dont vous Vous plaignez, c’est de votre part coquetterie toute pure ; et je vous assure, mon cher ami, que je donnerais beaucoup pour être avachi comme vous le pouvez être. Vous verrez ; vous verrez dans une quinzaine d’années, ce que c’est que la décadence physique, intellectuelle et morale dont vous parlez si plaisamment aujourd’hui. Il faut, pour en arrêter les effets, tout autre chose que « ces douches tièdes » et ces chaudes « étuvées » dont vous me vantez le charme. J’en fais, depuis trop longtemps déjà, l’épreuve humiliante.

Vous vous rappelez peut-être que, cette année, pendant plus de trois mois, j’ai été sérieusement malade. A peine arrivé à Allevard, j’ai eu à subir, par ma faute et par mon imprudence juvénile, une secousse moins longue, mais au moins aussi grave que les autres. Dès le lendemain de notre installation, profitant d’une absence de mon frère et me fiant beaucoup trop à un semblant de force qui m’était revenu, j’ai fait, seul, par un soleil ardent, une course un peu trop longue dans la montagne. Le soir même j’ai été pris d’un froid glacial, de douleurs d’entrailles intolérables, accompagnées de vomissemens que rien ne pouvait arrêter. Enfin j’ai pu me reposer au bout de quarante-huit heures, grâce au dévouement de mon admirable compagnon, et aux soins d’un jeune médecin de rencontre qu’il a, heureusement, trouvé sous sa main. Mais j’ai passé là deux jours et deux nuits dont je garde la souvenance ! Cette crise violente m’a laissé, comme vous le pouvez penser, une très grande faiblesse ; et je crois que, pendant les quinze jours que j’ai passés ensuite à Allevard, un marcheur, même moins intrépide que vous, aurait eu facilement raison de moi dans un match athlétique ou dans un record de pédalier !

Comme nous sommes, nous, de bons citoyens et des républicains vertueux, nous sommes venus voter à Paris le 20 août, puis voter derechef au scrutin de ballottage du 3 septembre. Entre ces deux sports démocratiques, nous avons été passer huit ou dix jours au bord de la mer, près de Boulogne ; et enfin le 3 septembre, nous sommes venus nous établir dans notre Roche, où, comme de coutume, nous recevons par série, comme jadis les hôtes impériaux de Compiègne et de Rambouillet, de vieux amis indulgens, les seuls qui puissent se contenter de notre rustique hospitalité. Quand je dis de vieux amis, je me vante ; car, hélas ! tous nos contemporains ont disparu, et ce sont maintenant leurs veuves et leurs filles qui viennent chercher dans notre épicerie de province, comme dans un pèlerinage, des souvenirs de ceux qui ne sont plus. Nous nous efforçons de donner à ce harem respectable, dont nous sommes les gardiens inoffensifs, les distractions honnêtes et modestes qui sont à notre portée. Nous sommes fiers et humiliés à la fois de la confiance sans limites que nous témoignent ces nobles et honnestes dames. Jeunes ou vieilles, pas une d’elles ne nous fait même l’honneur de pousser le verrou de sa chambre. Hélas ! « Tout est-il donc si peu que ce soit là qu’on vienne. »

Mon frère. Dieu merci, intelligence, corps et âme, se porte très bien. C’est un monsieur d’une tout autre trempe, et qui vaut cent fois mieux dans son petit doigt que son cadet ne vaut dans toute sa maigre et triste personne. Vous savez que son gros livre sur Laroche-Guyon a eu à l’Académie des Sciences morales et politiques une médaille d’or. Il lui avait coûté cinq ans et demi de travail ; à présent, le voici plongé plus avant dans le chartrier du château, que jamais personne n’avait fouillé, et où il fait les trouvailles les plus curieuses.il s’est appris tout seul à lire les écritures du XIVe et du XVe siècle, et il déchiffre presque couramment ces indéchiffrables parchemins. Quel savant, quel érudit illustre il aurait été, si la destinée l’avait voulu ! C’est assurément un des types d’homme les plus complets que j’aie connus.

Mais voilà bien assez de bavardages ; vous comprenez, mon ami, qu’avec ce délayage d’esprit et cette prosodie sénile, je ne trouve le temps de rien faire. Dieu veuille, encore, que je ne vous aie pas trop impatienté et que vous soyez arrivé jusqu’à ces dernières lignes sans trop vous ennuyer. Elles contiennent, d’ailleurs, le meilleur de ce griffonnage, c’est-à-dire l’expression de mes sentimens bien sincèrement affectueux pour vous et votre si aimable maisonnée.


Laroche-Guyon, 13 septembre 1894.

Merci, mon cher ami, de votre aimable souvenir et de votre bonne lettre. Vous me dites que j’ai coutume devons écrire une fois tous les ans. Ce n’est guère ; et c’est vous faire attendre bien longtemps très peu de chose. Mais il ne tient qu’à vous de vaincre ma paresse : vous n’avez qu’à me répondre et je ne vous laisserai pas le dernier mot ; car je suis grand écrivassier avec les gens que j’aime.

Il me semble que vous êtes bien sédentaire cette année ; et bien fidèle aux rives prochaines. Vous êtes en trop enviable compagnie pour que je m’en étonne. Le bonheur à deux est le bonheur véritable ; et j’ai dans le cœur toutes les idylles que la vie ne m’a pas données, « Nous rêverons le reste. » Jouissez en paix, homme heureux, de ce que tous les pauvres diables comme moi ne font que rêver ; et que votre rocher de Saint-Malo vous laisse de longs et chers souvenirs !

Pour nous, pauvres solitaires, il nous faut tromper par du vagabondage sans repos l’éternel ennui de notre célibat sans défaillance. Qui donc vous a si bien instruit de nos exploits alpestres ? C’est pourtant vrai que, cette fois encore, nous avons été, comme de vieilles bêtes que nous sommes, essayer dans de longues courses la vigueur essoufflée de nos vieilles jambes septuagénaires. Cette fois encore, mon infatigable grand frère a voulu revoir ses chères montagnes. Nous sommes partis dans les premiers jours du mois d’août et nous avons été tout droit à Lausanne ; puis, comme de bons badauds, comme de bons Perrichons, nous sommes allés voir les gorges du Trient ; et de là, pour la cinquième ou sixième fois, à Chamonix. Nous ne comptions y rester qu’un jour ; mais, le temps s’étant mis au beau, nous avons été repris de cette maladie juvénile que le Bædecker appelle le vertige des sommets. Malheureusement, à notre âge, ces belles poussées de jeunesse vous laissent à moitié chemin... Encore est-ce quelque chose !... Et nous avons été fiers d’avoir pu monter, sur la route du Mont-Blanc, jusqu’à la Pierre-Pointue, c’est-à-dire jusqu’à deux heures de la cabane des Grands-Mulets. Ç’a été notre plus remarquable ascension ; et nous l’avons faite en quatre heures, par un soleil torride. Nous sommes restés à Chamonix plus d’une semaine, faisant chaque jour quelque longue promenade ; et nous sommes revenus à Paris par le lac de Genève, à la fin d’août, très bien portans tous les deux. Je ne me rappelle pas si c’est à cette époque que je suis allé prendre de vos nouvelles. Je ne vous faisais pas, croyez-le bien, l’injure de croire qu’un homme comme vous fût à Paris dans cette saison ; mais j’ai été, je l’avoue, assez surpris quand votre concierge m’a dit que vous comptiez passer à Dinard tout l’automne.

Pour nous, pauvres hères, après nous être reposés pendant quelques jours à Paris, dans notre cave de la rue du Helder, nous sommes venus nous blottir dans notre roche, où nous allons rester jusqu’à la fin d’octobre, si Dieu nous prête vie. Les séries bourgeoises ont commencé dans cette épicerie. Nous avons eu, la semaine dernière, les Picot ; le docteur Marjolin et sa femme qui sont encore avec nous ; les Duverdy, nos voisins, qui sont souvent en déplacement dans notre cottage ; enfin Limet, qui va partir demain matin. Il faut qu’il soit vendredi aux Andelys ; samedi, à Gisors ; dimanche, à Maisons-Laffitte ; lundi matin, tout en haut de la tour Eiffel, — où il donne à déjeuner à des Dames. — Mardi, il part pour la Champagne. Jeudi, on l’attend près de Nevers ; après quoi, il ira passer quelques jours chez un ami près de Lausanne... Et de là il partira avec sa sœur pour aller passer le mois d’octobre à Naples ! Ne croyez pas que j’exagère d’un jour ni d’une étape. C’est l’itinéraire exact, la volée vagabonde de cet aimable papillon dont ni le temps ni la poussière n’ont alourdi l’aile ouverte à tous les vents et barbouillée du duvet de toutes les fleurs.

Mon frère a été fort enrhumé pendant quelques jours, ce dont j’avais quelque souci ; mais il va très bien maintenant ; et il a repris, avec ses promenades matinales et ses herborisations, l’étude des vieux manuscrits qu’il exhume un à un du chartrier du château. Avec cela menant à merveille sa maison ; très au courant des choses du dehors ; aimable et souriant à ses hôtes ; très occupé de leur bien-être et de leur plaisir : c’est vraiment un homme bien complet et qui fait honte à l’éternelle enfance de ma vieillesse imbécile ! Car je vous assure sans vanité ni coquetterie, mon bien cher ami, que je suis bien complètement fini ; ramolli sans ressource ; vanné et vidé, comme disent les jeunes. Je vais, je viens, je tourne et je retourne ; je lis une page par-ci, j’écris dix lignes par-là, que j’efface et déchire aussitôt. Je gâche ma journée sans plaisir et sans profit. Je suis toujours à la veille de faire quelque chose et au lendemain de n’avoir rien fait ; mécontent de tout, de tous et de moi plus que de personne. Taciturne et grognon, le sentant et m’en irritant moi-même. Je me rattrape seulement et me venge de ma paresse en écrivant à mes amis des griffonnages sans fin quand ils ont l’imprudence de m’en donner le prétexte, comme vous l’avez fait à vos risques et périls. Croyez-moi toujours votre vieux camarade très dévoué.


Mardi, 26 février 1895.

Mon cher ami.

Votre lettre est bien imprudente... Puisque vous êtes libre cette semaine, voulez-vous venir faire maigre dans notre chartreuse, demain mercredi des Cendres. Vous ne trouverez que de saintes gens et de bons exemples ; et de la morue ou quelque chose d’approchant.

Si, à sept heures dix, vous n’êtes pas là, nous nous mettrons à table sans vous, en arrosant notre brouet de nos larmes.


Laroche-Guyon, 1er septembre 1895.

Mon cher ami, pardonnez-moi, je vous en prie, d’avoir laissé si longtemps sans réponse votre bonne lettre. Je l’ai reçue loin de Paris, à Lauterbrunnen, au milieu des ahurissemens d’un voyage précipité. Nous l’avons lue, mon frère et moi, avec le plaisir le plus vif ; mais je n’ai pas voulu vous écrire avant d’avoir au moins régalé mes yeux de la précieuse friandise que vous m’annonciez. Arrivés à Paris il y a quatre jours, nous avons trouvé cette chère angelica archangelica (sachez que c’est là son petit nom botanique) qui était allée nous chercher à Laroche-Guyon, et que notre intendant fidèle avait renvoyée à notre boulevard. Nous n’avons pas voulu garder pour nous seuls cet illustre bâton ; et nous l’avons rapporté ici pour en faire les honneurs aux invités de la première série, qui vont arriver dans quelques jours.

Êtes-vous encore à Niort, ou bien êtes-vous revenu à Dinard ? Dans tous les cas, il me semble que vous menez une vie bien tranquille et bien patriarcale. Avez-vous donc renoncé aux voyages lointains ? Et où est le temps où vous alliez à Constantinople civiliser les belles personnes du sérail et révolutionner le harem du Grand Turc ?

Nous autres octogénaires, nous sommes plus remuans et plus impétueux que vous ne paraissez l’être cette année. Vaincus du Temps, comme disait le bon Malherbe, nous avions résolu d’être sages et de venir, dès le mois d’août, nous renfermer ici, et de n’en point bouger jusqu’au mois de novembre. Vaines résolutions ! Quand nous avons vu tous les badauds se mettre en route, tous les snobs et tous les cockneys de Paris boucler leur valise et boutonner leurs vestons, nous avons senti nos vieilles jambes s’agiter malgré nous en cadence. Il nous est monté au cerveau des bouffées de senteurs alpestres ; et le 13 août, sans aucun itinéraire fixé d’avance, ne sachant pas la veille au soir par quelle gare nous partirions le lendemain matin, dédaigneux de la pluie qui faisait rage, nous nous sommes trouvés dans un wagon du P.-L.-M., qui nous a déposés le soir à Lausanne. De Lausanne, nous sommes descendus à Vevey. Là, nous avons frété un berlingot qui, en deux jours, à travers un très beau pays, nous a conduits au bord du lac de Thoune, à Spiez. De Spiez nous avons fait quelques belles promenades, notamment à Beatenberg, une montagne à la mode que je vous recommande et qui est tout à fait digne de vous, où l’on grimpe par un de ces funiculaires si communs à présent dans toute la Suisse ; et là-haut, tout un monde élégant et sélect ; des centaines de beaux messieurs et de belles dames en toilettes délicieuses ; une vingtaine d’hôtels splendides où l’on dine en musique, des lawn-tennis, des matches de bicyclettes, quelques mail-coaches ; enfin toutes les joies et toutes les gloires du high-life. Au-dessus de ces magnificences mondaines, la Yungfrau, le Mönch et l’Eiger, lèvent bien, dans le bleu du ciel, leurs têtes chargées de glaces et de neiges. Mais qui les regarde ?... Ce sont tout au plus des décors assez réussis de ce grand café-concert cosmopolite, de ce beuglant international où des Yvette Guilbert de deuxième ordre jettent à l’écho des glaciers les chansonnettes macabres du Chat-Noir et les romances du café des Ambassadeurs.

De Thoune nous avons été à Interlaken, à Grindelwald et à Lauterbrunnen, où nous avons fait encore sur nos vieilles jambes, en plein soleil et à travers les cailloux brùlans, deux courses assez extravagantes, l’une de quatre heures et demie, l’autre de cinq heures. Cela fait, nous avons ramassé tant bien que mal les morceaux vannés de nos antiques carcasses ; et après une journée de repos à Schwitz où nous avons été surprendre nos amis Ducamp, que bien vous connaissez, nous sommes revenus à Paris par Bâle et Belfort. A présent, depuis deux heures seulement, nous voici revenus à notre chère solitude, et, de tous les mortels, vous êtes le premier, mon cher ami, à qui je donne, du fond de mon rocher, une pensée et un souvenir.

Vous, jeune homme, vous allez être, partout où vous irez, emporté par le flot des plaisirs mondains et des élégances opulentes. Au milieu de ces enchantemens sportifs, pensez quelquefois aux deux vieux ermites qui vous aiment bien, et qui voudraient vous voir plus heureux que vous ne l’êtes de votre bonheur.

Pendant les trois jours que nous avons passés à Paris, nous n’avons vu presque personne, parce que personne en effet l’on n’y saurait voir en ce moment. Je n’y connais pas dix êtres vivans. Je me suis mis à la recherche de Limet. Limet, comme vous le pensez bien, est introuvable. Il est en Suisse, à moins qu’il ne soit dans le Tyrol, à moins qu’il ne soit à Constantinople ou à Suresnes. Son concierge m’a donné en souriant doucement sa dernière adresse qui, m’a-t-il dit, n’est peut-être déjà plus la bonne... « Château de V. Y. » Chez qui ? Mystère.

Sur ce, adieu. Je bavarde et j’ai bien des affaires, ne fût-ce qu’avec mon chef jardinier qui a mis dans mes parterres trop de fleurs, et pas assez de laitues. Trop de fleurs ! disait Calchas !… Vous rappelez-vous ces bonnes bêtises de notre jeunesse ?

Adieu encore, à revoir ? Quand et où ?… Nous reverrons-nous même jamais ? Voilà par où il faut finir quand on est vieux comme moi, philosophe, fils soumis de l’Église, et candidat à une cellule de la Grande-Chartreuse. Pensez-y, mon fils.

Vous n’exigez pas que je vous parle politique ou littérature. En fait de politique, c’est demain l’anniversaire de Sedan ! Horreur !… Et en fait de littérature, nous étions jeudi dernier huit grands écrivains à l’Académie, sans compter Pingard. Nous avons failli nous prendre à la gorge en discutant les différens sens du mot aider et la prononciation du mot anguille. Qu’en pensez-vous, ignorantissime bourgeois ? Savez-vous seulement ce que vous faites quand vous dites O ou U ?… u, û, ù… comme M. Jourdain ?

Écrivez-moi quand vous aurez un instant de loisir et un sou d’amitié pour moi.


Paris, 27 juillet 1897.

Chère Madame et amie.

Vous avez lu, je le suppose, les deux grands articles que le Figaro a publiés dans ses numéros de dimanche et d’hier sur l’éloquence judiciaire. Oubliez, je vous en prie, certains passages de ces articles que je voudrais oublier moi-même, et permettez-moi de vous adresser tous les complimens, les félicitations très vives et très sincères que l’auteur de cette belle étude ne veut pas absolument entendre.

En vous disant que, depuis bien longtemps, je n’avais rien lu, sur le Palais et sur le Barreau, d’aussi remarquable, je ne vous dis guère, je vous l’affirme, que la moitié de ce que je pense. À mes yeux, celui qui a écrit d’un style si solide, si juste et si brillant, ces pages excellentes, est un écrivain tout à fait supérieur, très sûr de son talent, très maître de sa pensée et de sa plume, dont les journaux et les Revues devraient se disputer les écrits. Voudra-t-il travailler dans ce but ? Voudra-t-il reprendre les études, les habitudes et les goûts qui, dans sa jeunesse, ont commencé ses succès et sa renommée ? Y sera-t-il encouragé par la camaraderie jalouse des maîtres de la critique et les grands seigneurs de la Presse ? Je n’en sais rien, mais ce que je sais bien, c’est que ses vrais amis doivent faire tous leurs efforts pour vaincre la paresse, la nonchalance narquoise et la timidité bourrue de cet écrivain réfractaire.

Malgré ses belles phrases sur « L’Éloquence judiciaire, » le Barreau n’est plus aujourd’hui et ne sera plus jamais ce qu’il a été dans nos jeunes années. On n’y retrouve même plus, à défaut des grands talens que nous admirions autrefois, les relations affectueuses, la familiarité spirituelle et confiante, la belle humeur et les bonnes causeries, ce je ne sais quoi de bourgeois et d’artiste, de très vieux et de très jeune, qui faisait le charme original de cette société très particulière et tout à fait française.

J’ai tort, peut-être, de médire ainsi de ce petit monde que j’aime, qui m’a fait le peu que je suis, et qui m’a donné, je ne sais vraiment pas pourquoi, une si longue popularité. Mais notre cher misanthrope peut en prendre plus à son aise avec lui, sans qu’on le doive accuser pour cela d’ingratitude... Sans quitter le Palais, et sans cesser absolument de plaider, puisqu’il y trouve son plaisir, il pourrait trouver, dans la littérature, l’emploi de ses loisirs, et du rare talent d’écrire dont il vient de nous donner la mesure.

Voilà ce que je me hasarde à lui dire timidement quelquefois, et ce qu’hier encore je m’efforçais de lui faire entendre. Mais il n’y a qu’une personne au monde qui connaisse bien les accès de cette âme doucement récalcitrante, et qui puisse animer d’une ardeur salutaire cet esprit charmant, mélancolique et rétif. Cette personne, je ne vous la nommerai pas, chère Madame et amie. Puisque notre homme va vous retrouver dans quelques jours, vous saurez mieux que moi ce qu’il lui faut dire, et comment il le lui faut dire. Il y a, à la fin de la belle étude dont il s’agit, quelques lignes empreintes d’une charmante et douloureuse sérénité. Il ne faut pas le laisser aller à ce découragement tranquille, à ce détachement philosophique de soi-même. Il est trop jeune d’esprit et de cœur pour ce renoncement et ces abdications, dont vous saurez bien le faire revenir.

De moi, de mon cher compagnon, de notre vieux nous, je n’ai rien d’intéressant à vous dire. Après un séjour d’un mois à la campagne, nous sommes revenus, il y a huit ou dix jours, à Paris. C’est là que, dans cette saison, l’on trouve le repos et la solitude. La santé de mon frère, qui m’avait donné, là-bas, quelque inquiétude, est meilleure depuis que nous sommes de retour. Mais il se défie trop de lui-même maintenant, pour que nous entreprenions désormais aucun voyage.

Voilà tout, — et vous trouverez que ce tout pouvait se dire en moins de quatre pages. Pardonnez-moi mon bavardage sénile. J’avais sur le cœur tout ce que je n’ose pas dire à votre mari, c’est-à-dire le très vif plaisir que nous avons pris, mon frère et moi, à lire et à relire son très remarquable travail, la joie fraternelle que nous donnent toujours ses succès, et la très grande amitié, la très haute estime que, tous les deux, nous avons pour lui.

Au revoir, chère Madame et amie ; nous sommes dans la saison des longues absences et des prompts oublis. Que la belle société d’Ostende ne vous fasse pas perdre tout à fait la mémoire de vos vieux et modestes amis. Rappelez-moi au bon souvenir de Mlle Marie, et agréez, je vous prie, avec toutes mes excuses, l’hommage de mes sentimens les plus affectueux et les plus dévoués.


Laroche-Guyon, 3 septembre 1897.

Je regrette bien, mon cher ami, de n’avoir pas pu répondre tout de suite à votre aimable lettre. Depuis huit jours, j’ai été si souffrant que j’étais absolument incapable de faire, de dire, d’écrire et de penser quoi que ce soit. Nous sommes arrivés ici le 25 août, par des temps d’orage, qui n’ont guère cessé depuis cette époque, et qui ont fortement éprouvé ma nerveuse et chétive vieille personne. Avant-hier, je me suis cru très sérieusement malade. J’ai passé toute la journée assis devant ma fenêtre, dans un état de torpeur et de stupidité vraiment inquiétant. Il a fallu une médication énergique pour me remettre à peu près sur mes pieds et me tirer de cette léthargie qui commençait à inquiéter vivement mon pauvre frère.

Je me sens, aujourd’hui, la tête moins lourde, l’âme un peu moins en détresse, et le cœur à peu près à sa place. Je me dépêche d’en profiter pour vous écrire. Ce n’est pas ma faute, je vous l’assure, si les premières nouvelles que je vous donne sont si maussades. Heureusement, ce que j’ai à vous dire de mon cher compagnon est meilleur. Vous vous rappelez peut-être qu’il avait mal commencé l’été. A la fin du mois de juillet, j’avais dû le ramener à Paris, où, s’il était tombé malade, nous aurions trouvé tous les soins nécessaires et toutes les ressources désirables.

Grâce à Dieu, sa santé s’est de jour en jour raffermie, pas assez cependant pour que nous pussions songer à quitter notre gîte. Cet infatigable marcheur, ce voyageur intrépide est devenu le plus sédentaire des hommes et le plus casanier.

Ce changement de goûts et d’habitudes n’est pas ce qui me préoccupe le moins. Des voyages et des courses d’autrefois, mon vieux frère a conservé un souvenir très vif et comme une nostalgie passionnée qui lui rend plus lourdes encore et plus pénibles les heures inertes d’aujourd’hui. Il est triste, inquiet, défiant de lui-même. Ici, dans ce pays qu’il connaît depuis si longtemps et qu’il aime, dont tous les sentiers lui sont familiers, il fait, à chaque pas, de tristes retours sur le passé, des comparaisons douloureuses entre les grandes enjambées d’autrefois et les piétinemens timides d’aujourd’hui.

« L’année dernière, j’allais jusque-là sans fatigue. Et cette année, c’est à peine si je peux faire la moitié de la route sans effort ! » Et devant cette nature qui toujours reste la même, à cette mesure immuable, nous pouvons mesurer la décroissance de nos forces et les progrès chaque jour plus rapides de notre déclin. Heureusement, mon brave frère a conservé tout entiers le goût et le besoin du travail, sans que les forces lui manquent pour les satisfaire.

Quel malheur que les hasards, les nécessités et les épreuves de la vie aient détourné cette intelligence robuste et patiente, cet esprit pénétrant et sagace, des études où tant de rares qualités auraient trouvé si naturellement leur emploi. Quel malheur aussi, et vraiment quelle pitié, qu’entre deux frères, dont l’un a eu toutes les vertus, tous les mérites et tous les courages, — dont l’autre a eu toutes les faiblesses et toutes les lâchetés, à peine rachetées par quelques qualités futiles et faciles, par quelques efforts payés mille fois au delà de leur prix, — la Fortune ait fait un si étrange partage du succès, du bonheur et des honneurs de ce monde ! Rien à celui qui les méritait tous. Tous à celui qui n’a jamais rien fait pour les mériter. Ceci n’est pas une boutade ni une bravade de fausse modestie, vous le savez bien, mon ami, et ce que je vous dis là, du fond du cœur aussi, vous le pensez comme moi. Parlons d’autre chose.

Je suis très heureux que ma lettre à Mme Carraby vous ait fait plaisir. Je serais plus heureux encore, — et très fier, par surcroît, — si mes conseils et mes prières pouvaient triompher de votre modestie et de votre paresse ; la paresse et la modestie vont chez vous, je crois, de compagnie et font ensemble bon ménage. Ajoutons-y un peu d’orgueil et beaucoup d’entêtement ; je vous aurai dit, sur votre caractère et sur vos défauts, à peu près tout ce que je pense. Êtes-vous content ? Quant à votre talent d’écrire, quant à la valeur de l’étude que vous venez de publier, je n’ai rien dit que je ne sois prêt à répéter, à vous et aux autres. Je l’ai dit, partout et aussi souvent, et aussi vivement que je l’ai pu. Je n’ai rencontré que des gens qui pensaient comme moi.

Ce que je voudrais, c’est que, vous aussi, vous fussiez de mon avis et du leur.

Pendant tout le temps que nous avons passé à Paris, nous n’avons vu presque personne. Si fait, pourtant ! Limet, plus jeune, plus gai, plus alerte que jamais. Il arrivait de Bayreuth, où il avait été accomplir pieusement son quatrième ou cinquième pèlerinage, et d’où il m’avait écrit une longue lettre toute remplie du grand souffle wagnérien. Il paraît toutefois qu’il était sorti du Temple un peu étourdi de ce vacarme sacré, et qu’il éprouvait un grand besoin de silence et de repos, car pour se rafraîchir la tête et se défatiguer les oreilles, il s’en est allé passer quinze jours, tout seul, au fond d’une vallée de l’Appenzell, où il demandait au ranz des vaches l’oubli des rugissemens du dieu Wotan et des chevauchées des Walkyries.

Nous avons, comme vous sans doute, un temps épouvantable : des rafales de vent, des averses continuelles, et un froid de novembre. La Seine, fouettée par la tourmente, est une mer véritable, et vos vagues d’Ostende ne sont pas plus houleuses.

Ostende. Est-ce que, par ce temps endiablé, vous allez y rester longtemps encore ? Vous avez beau dire, je crois bien que les belles dames de la plage ne vous sont pas si indifférentes. Pourrez-vous bientôt vous arracher à ce monde cosmopolite dont vous me parlez ; et comptez-vous cette année achever l’automne dans quelque château des bords de la Seine ou de la Loire ? Quoi que vous fassiez, mon cher ami, donnez-moi de vos nouvelles. Jouissez de votre repos, de votre jeunesse et de tous vos bonheurs. N’oubliez pas les deux vieux frères qui vous aiment bien sincèrement, et croyez-moi toujours votre ami bien tendrement dévoué.


Laroche-Guyon, 31 août 1898.

Mon bien cher ami,

Je ne sais plus du tout où ni quand je vous ai écrit. Mais ce que je sais bien, c’est qu’il y a très longtemps que je ne vous ai vu, très longtemps que je n’avais eu de vos nouvelles, et que votre charmante lettre m’a fait le plus grand plaisir. Vous voulez savoir ce que deviennent nos vieilles personnes. Où les avez-vous laissées ? Aidez-moi donc ! ma pauvre vieille caboche octogénaire est comme le grenier mal rangé d’une masure en ruine, où tout se brouille et s’embrouille dans un inextricable désordre. Si je pouvais seulement retrouver une date, et au milieu de ces toiles d’araignée qui se croisent dans ma tête vide, si je pouvais saisir et tenir le fil ! Voyons... Je lis dans mon agenda que, le 25 juillet, nous sommes revenus à Paris, mon frère et moi. Vous veniez, si je ne me trompe, de partir pour Dinard, et nous avons trouvé à notre boulevard votre carte de visite... Hélas ! nous ne sommes plus comme vous, mon jeune ami, « qui ne souffrez ni du froid ni du chaud, » pour qui l’été n’a pas de feux, pour qui l’hiver n’a pas de glaces. Pour la première fois, nous étions vaincus par le soleil, notre ami toujours bienvenu d’autrefois ; et nous venions chercher à Paris, dans notre soupente impénétrable, un refuge contre ses ardeurs.

A peine de retour à Paris, j’ai été pris d’idées sombres et d’humeurs noires, — si noires et si sombres qu’il les a fallu traiter comme une maladie véritable, et que c’était, en effet, une véritable et cruelle souffrance. Un accident de santé, brutal et douloureux, a compliqué cette situation piteuse. Un très vif chagrin, que les sages appelleraient peut-être plus simplement une contrariété, a mis le comble à ma détresse. Jugez-en, vous qui, vous l’avouez, êtes aussi « une sensitive. » Mes confrères de l’Académie ayant besoin d’un orateur et d’un discours pour une solennité prochaine, m’avaient fait le très grand honneur de me désigner pour parler en leur nom. C’était pour moi une bonne fortune singulière : la dernière occasion qui m’eût été donnée de dire publiquement ce que, sur certaines choses et sur certains hommes, j’avais dans l’esprit et dans le cœur ; faut-il vous le confesser aussi ? la dernière joie du vieux cabotin qui reparaît encore une fois sur les planches avant de quitter la scène pour toujours. J’avais accepté avec bonheur cette aventure périlleuse….. mais, au bout de quelques jours, je me suis senti ou je me suis cru si malade, j’ai été envahi par de si sombres pressentimens, par de si folles terreurs, qu’après mille incertitudes, après des journées entières d’angoisses et des nuits entières d’insomnie, après avoir donné et repris deux fois ma parole, j’ai fini par renoncer décidément à cette entreprise, donnant à mes confrères, avec un spectacle ridicule, l’embarras d’un autre choix. Et maintenant, cette grande occasion manquée, cet affront subi, je n’ai pas même le profit de ma lâcheté. Je me ronge, je me consume en reproches, en regrets superflus, et je perds à me lamenter tout le temps que j’aurais pu employer à une besogne qui m’aurait fait peut-être quelque honneur. Ne me dites pas que je suis dans un moment de crise, et que cette mauvaise veine cessera. Je suis bien décidément au bout de mon intelligence et de mes forces ; — et d’ailleurs, n’est-il pas bien temps de céder à d’autres la place de travailler et de vivre ?

En parlant de ces autres, qui nous doivent compte de leur talent et de leur travail, je pensais à vous, mon cher ami, à vous qui avez résolu de ne plus rien faire, si ce n’est vous tourmenter en silence, et promener à l’écart des humains, votre « sauvagerie » moqueuse et taciturne. A ce compte, nous sommes donc tous les deux des démissionnaires de la vie. Mais moi, j’ai une excuse que vous n’avez pas. Si j’ai quitté les affaires, c’est que je ne pouvais plus plaider. Si je renonce même aux improvisations académiques, c’est que je ne peux plus écrire. « Les ans en sont la cause !... » Mais vous, vous n’en êtes pas là. Vous pouvez, à votre gré, parler et écrire. Ecrire ou parler. Vous ferez également bien l’un et l’autre. Assez récemment encore, vous avez montré que votre plume est plus alerte, plus jeune que jamais ; et puisque vous vantez votre santé, qui paraît, en effet, à l’épreuve du froid, du chaud et de la fatigue, vous êtes impardonnable de ne rien faire.

Si vous ne me croyez pas, causez-en avec votre ami Fabrice Carré, qui vous donne, à vous comme à moi, un si admirable exemple de courage, d’endurance à la vie, d’activité d’esprit et de cœur. Parlez-en à notre ami d’Avenel qui, lui aussi, sous le coup de son effroyable malheur, trouve la force de travailler, d’écrire ces livres de si merveilleuse érudition, de style si facile, si ingénieux et si libre. Montrez-leur quelques pages de votre façon, et demandez-leur ce qu’ils en pensent. Cela vaudra mieux que de flâner, en broyant du noir, dans les petits coins déserts de votre plage.

Avez-vous assez de ma prose, mon cher ami, et me demanderez-vous encore de vous écrire ? Que faut-il vous dire encore ? Que nous sommes ici absolument seuls ; et que cette solitude convient à merveille aux deux vieux ermites dont vous connaissez l’humeur taciturne et les habitudes silencieuses…

Après quoi, ayant beaucoup bavardé pour un jour, je vous tiens quitte enfin de mes radotages… Non pas, cependant, sans vous avoir remercié encore une fois de votre bonne lettre, et sans vous avoir demandé de me rappeler au souvenir de Mme Carraby, de Mme de Dampierre et de Mlle Marie. Si même M. de Dampierre a quelque souvenance d’un vieux pékin qu’il a entrevu quelquefois, de très loin, chez monsieur son beaupère, je le prierai d’agréer la poignée de main républicaine de votre ami bien cordialement dévoué.


Laroche-Guyon, 21 juillet 1899.

Mon cher ami.

Dans la solitude profonde où nous vivons, et au milieu de toutes nos tristesses, nous pensons beaucoup à vous et à tout ce qui vous est cher.

Est-il besoin de vous dire que, de toute mon âme, de toute mon affection pour vous, je m’associe à vos émotions et à vos espérances ? C’est pour moi un grand chagrin, de ne pas pouvoir me joindre à tous ceux de vos amis qui apporteront dans quelques jours au jeune ménage leurs félicitations et leurs vœux ; mais je ne peux pas songer en ce moment, à laisser seul, ici, mon pauvre cher compagnon. Il est si malheureux et si triste ! L’affaiblissement de sa vue, l’inaction, la dépendance à laquelle il est condamné, lui rendent la solitude si pénible et si lourde !

C’est à peine si, dans la journée, il peut lire lentement et avec une loupe, quelques pages, et dans une heure quelques lignes. Il écrit difficilement, comme vous en avez pu juger peut-être par le petit mot qu’il a voulu vous envoyer ; et chaque fois que sa main hésite ou qu’un mot trébuche sous sa plume, ce sont des impatiences et des révoltes que je comprends trop bien, hélas ! Sentant que je le peux, je me fais son secrétaire et son lecteur, mais ni ces longues lectures, ni nos fraternelles causeries ne peuvent tromper son ennui, distraire sa tristesse… et la mienne : nous savons trap bien tous les deux ce que nous cherchons à nous cacher l’un à l’autre…

Pardonnez-moi, mon bien cher ami, de vous entretenir de nos chagrins, quand autour devons tout est joie et bonheur. Si j’avais eu l’esprit et le cœur plus libres, j’aurais voulu adresser à Mme Carraby, à Mlle Marie, mes félicitations et mes souhaits. Je ne peux que vous dire à vous, mon bon et cher ami, que je suis avec vous de toute mon âme, et que jeudi prochain, dans un coin de notre pauvre petite église de village, il y aura une prière ardente qui, sans être la prière d’un saint, osera se joindre à tant d’autres pour demander à Dieu le bonheur de votre charmante et chère fille.

Votre vieil ami tout dévoué.


Paris, 17 août 1899.

C’est à Paris, mon cher ami, que m’arrive votre bonne lettre, après avoir été me chercher à Laroche-Guyon ; et ce petit contretemps a retardé d’autant ma réponse. Puisque vous voulez avoir de nos nouvelles, puisque votre amitié ne se lasse pas de nous, de nos ennuis, et de nos misères, commençons donc par nous et nos vieilles personnes.

Je vous ai écrit, je crois, vers la fin du mois de juillet, quelques jours avant le mariage de Mlle Marie. Ma lettre ne devait pas être bien gaie, et je crains que celle-ci ne le soit pas davantage.

Nous étions partis pour Laroche-Guyon le 3 juillet. Nous y sommes restés jusqu’au 5 août, absolument seuls, sauf un jour, le 24 juillet, où Albert M… est venu passer vingt-quatre heures dans notre bicoque.

Ce qu’a été ce mois de solitude, j’ai dû vous le dire, ou vous le laisser du moins entrevoir. Des lectures, presque ininterrompues, de tristes causeries, un piétinement monacal dans notre petit cloître et dans notre jardin de curé, quelques flâneries de voisinage ; des lettres paresseuses et des réponses toujours en retard à des amis qui ne nous veulent pas oublier ; ainsi se passaient nos journées, heureux encore qu’aucun incident grave n’en ait troublé la monotonie. Le 5 août, nous sommes revenus à Paris, d’abord pour chercher un peu de fraîcheur dans notre soupente de la rue du Helder ; ensuite pour nous aérer un peu l’esprit et le cœur ; pour entendre autour de nous un peu de mouvement et de bruit ; pour voir les rares amis qui n’étaient pas encore partis pour les longs voyages ou les rives prochaines. Le mouvement, le bruit, nous n’en avons eu que trop !… Quel pays ! Quel temps !

Quel déchaînement de passions furieuses et stupides 1 Nous vivons ici dans un tourbillon de folies et de crimes… C’est comme une débandade de fous en pleine liberté… un asile d’aliénés, où il n’y aurait ni médecin, ni directeur, ni gardiens… Car, en ce moment, gouvernans et gouvernés de cette République, médecins, directeurs et gardiens de ce Charenton politique, tout le monde est épileptique, idiot ou fou à lier. La tentative d’assassinat commise contre notre confrère Labori semble avoir encore exaspéré la fureur de tous ces fauves, et je ne doute pas que, d’ici à peu de temps, nous en arrivions aux bombes et aux coups de fusil. Laissons encore cela… ni vous ni moi n’y pouvons rien.

La semaine dernière, il y avait encore au Palais quelques avocats ; au Conseil, nous nous sommes trouvés quatre : Deloyson, Devin, Rousset et moi. Cartier est à Carrières. Il m’a écrit il y a quelques jours. Cresson est à Granville. Suin est tout près de vous à Paramé. Ployer à Évian. Bellet part aujourd’hui pour le Dauphiné. Quant à Limet, il est partout et ailleurs. Après deux ou trois voyages je ne sais où, il a passé, la semaine dernière, deux jours à Paris. J’ai pu mettre la main sur ce papillon, et je l’ai pris délicatement par les deux ailes, entre l’index et le pouce, mais ç’a été l’affaire d’un instant. Il a vite repris son vol ; et il doit être en ce moment à Bayreuth. Quand je vous aurai dit que le bon Jalabert a quitté pendant quelques heures ses ombrages et son joli cottage de Bougival pour venir déjeuner avec nous, je vous aurai nommé à peu près tous ceux de nos amis dont les faits et gestes vous peuvent intéresser. Au milieu des tempêtes civiles et des catastrophes qui, de très près, nous menacent, on continue avec une active sérénité, avec une tranquillité fiévreuse, les magnifiques et stupides préparatifs de l’Exposition. Les architectes, le sourire sur les lèvres, abattent des forêts, dévastent fleurs et gazons, arrachent les pavés, creusent de toutes parts de grands trous et d’immenses fondrières pour y planter les racines de ces Palais gigantesques qui, dans quelques mois, doivent porter jusqu’au ciel le magnifique témoignage de notre néant ! toute la partie des Champs-Élysées qui longe la rivière est un labourage informe, coupé en petits morceaux par des palissades qui ressemblent à des parcs de bestiaux. L’Esplanade des Invalides est en friche (ceci à la lettre). Sur les deux côtés, à travers les arbres qui restent, à cheval sur leurs branches mutilées, ils maçonnent d’énormes galeries en plâtre et en fer qui étranglent l’illustre monument de Mansard, et d’ignobles bâtisses vitrées, plaquées de dessins en briques, viennent affronter, à trente pas, les vieux canons conquis par Turenne, par Catinat et par Luxembourg... Laissons cela encore.

En attendant, voilà plusieurs pages que je griffonne sans vous avoir dit un mot de vous, — vous les tranquilles, vous les lointains, vous les heureux, — qui ne savez pas jouir de votre bonheur. Votre lettre, cependant, mon bien cher ami, me semble un peu moins triste que la précédente ; et je vois avec grand plaisir que vous vous laissez prendre au charme de cette belle et rude nature qui vous entoure, au bercement et au bruissement de cette grande mer qui emporte si loin et si haut la pensée, et qui de nos tristesses nous laisse seulement la mélancolie. Pourvu qu’en calmant votre cœur, ce profond repos n’endorme pas trop profondément votre esprit et votre paresse ! Oserai-je, une dernière fois, vous demander de vous mettre au travail, de rapporter de là-bas quelques pages, quelques lignes qui nous rappellent le brillant écrivain d’autrefois et de naguère ?

... Allons, adieu, mon ami. En voilà beaucoup pour un jour. Je sens qu’à force de grincer en courant sur ces petits bouts de papier, ma plume s’alourdit et ma main se fatigue. J’ai peur que vous ne m’écriviez plus, pour vous épargner l’ennui de déchiffrer mes réponses. Pardonnez-moi cet énorme bavardage. Prenez-en seulement pour Mme Carraby le souvenir bien affectueux et respectueux que je lui adresse.

Pour vous, mon bon et cher camarade, croyez-moi toujours, pendant que petit vieux Bonhomme vit encore, votre ami bien tendrement dévoué.


Laroche-Guyon (Seine-el-Oise), 8 septembre 1899.

Je ne sais pas si cette lettre vous trouvera encore à Dinard, mon cher ami, mais je ne veux pas tarder à vous remercier de votre bon et fidèle souvenir. Mon frère en a été touché comme moi, et nous vous adressons tous les deux l’expression de notre bien sincère gratitude. Ce n’est pas à Paris que j’ai reçu votre lettre, mais à Laroche où nous sommes revenus samedi dernier pour y rester, à moins d’événemens imprévus, jusqu’aux premiers jours de novembre.

Nous sommes tous les deux assez bien portans. Tout est donc, de ce côté, pour le mieux ou pour le moins mal possible ; car, à notre âge, nous n’avons pas le droit d’être bien difficiles, et nous devons remercier Dieu de tous les maux que nous n’avons pas...

Remercier Dieu !... Ces mots, en venant par hasard sous ma plume, me rappellent tout ce que vous m’écrivez sur votre état d’âme, comme disent nos romanciers psychologues, sur les souffrances, les anxiétés, les tourmens de votre cœur inquiet ; sur ces combats douloureux où votre raison lutte, dites-vous, contre la foi de votre enfance, et contre les saintes crédulités des âmes pieuses qui prient pour vous... Hélas ! mon ami, votre mal est le mien, c’est le mal de tous les hommes de notre temps, — j’entends, de tous ceux que ne prennent pas tout entiers les besognes vulgaires de chaque jour, le vil souci de l’argent et des affaires, les passions basses et les ambitions servîtes de ce monde ; — de tous ceux qui sont dignes de penser — et de souffrir. Moi aussi, je pense, je souffre, je crois et je doute tour à tour. Moi aussi, je suis entouré d’amitiés saintes qui appellent sur moi la lumière. Il est bien tard pour que je puisse espérer le complet apaisement d’un cœur qui ne veut pas vieillir, et d’une âme qui, comme la vôtre, n’a jamais connu le repos. Mais ce que je crois fermement, pour vous comme pour moi, c’est que le désir de croire, la volonté et la passion de croire nous seront comptés pour beaucoup dans le Jugement que nous aurons à subir un jour. Chaque soir, là-bas, devant le fauteuil où s’asseyait ma sainte mère, — ici, devant le lit où mon père est mort, et où je m’endors en pensant à eux, je m’agenouille et je prie, si c’est prier que de laisser monter mon âme vers ces espaces infinis où je cherche, où j’appelle, où ma pensée éperdue sent la toute-puissance immuable de l’être inconnu qui tient cet univers dans sa main. Et, quand j’ai fini de rêver, de pleurer bêtement, de crier quelquefois comme un enfant, je m’apaise dans la vieille prière d’autrefois, et je marmotte le « Notre-Père » de l’Évangile, jusqu’à ce que le sommeil, ou quelque réminiscence littéraire vienne brouiller tout à fait mes idées et endormir tout ce tumulte. Trouver Dieu, mon ami !... Je crois, comme vous, que c’est, que ce serait le souverain bonheur ; mais le chercher, le chercher sincèrement, ardemment, d’un cœur soumis et d’un violent désir, n’est-ce donc rien vraiment ? Ne préférez-vous pas votre souffrance au bonheur imbécile de tant de gens qui, n’ayant jamais pensé à rien, au delà ni au-dessus de leurs procès, de leur négoce ou de leurs plaisirs, ignoreront toujours ce que c’est que de douter ou de croire ? Voilà mon petit sermon.

Votre grand ami le Père Didon ne le trouverait peut-être pas très orthodoxe, mais je suis sûr qu’il ne le condamnerait pas trop sévèrement. Je suis sûr aussi que, connaissant comme il les doit connaître les tourmens de votre grand cœur, il compatirait fraternellement à vos souffrances. Comment ne peut-il pas y apporter quelque allégement ?

Faute de mieux, rappelez-vous cette page admirable de Musset, L’Espoir en Dieu, — et les deux vers qui la terminent (sur la prière) ;


Si les cieux sont déserts, nous n’offensons personne.
Si quelqu’un nous entend, qu’il nous prenne en pitié !


Sont-ce ces graves pensées, mon cher ami, et cette hantise douloureuse de l’incompréhensible et de l’au-delà qui vous rendent si triste et assombrissent ainsi votre vie ? Je lis vos lettres à mon frère (vous ne m’en voudrez pas, sans doute) et, cette fois encore, il s’inquiète de cette éternelle mélancolie qui semble peser plus lourdement, de jour en jour, sur votre bonheur. Je n’ai à vous faire sur ce point aucun reproche. Je n’ai à vous donner aucun conseil, car, vous le savez trop, je ne suis pas plus gai que vous, et je n’ai pas l’humeur beaucoup plus enjouée. Tout au plus pourrais-je me permettre de vous dire que j’ai quelques sujets de chagrin de plus que vous... mais chacun en dit autant de son voisin et de lui-même. Nous ne plaignons guère que nous ; nous supportons légèrement les maux des autres.


Et lorsque nous avons quelque ennui dans le cœur.
Nous nous imaginons, pauvres fous que nous sommes,
Que personne avant nous n’a connu la douleur !


Au lieu de nous quereller pour savoir quel est, de nous deux, le plus intéressant et le plus à plaindre, nous ferons mieux, l’un et l’autre, de regarder autour de nous, de penser par exemple, à votre pauvre ami Fabrice Carré, à sa femme dont vous me parlez avec une juste admiration, et de nous demander comment nous supporterions une pareille infortune.

Ce qui est lamentable pour vous comme pour moi, comme pour tous les Français qui ont gardé le souvenir de ce qu’a été la France, c’est le spectacle qu’elle donne au monde aujourd’hui. Mon frère et moi, nous en avons la honte au front, la rage au cœur, — et quelquefois les larmes aux yeux. — Cet exécrable procès va se terminer enfin ! Mais pour renaître sans doute sous quelque autre forme, et en laissant dans les esprits un désordre inexprimable, dans les cœurs des haines furieuses, la discorde et l’anarchie dans ce pays qui, de ses propres mains, se déchire et s’anéantit. Et ce complot ! Et ce nouveau procès qui va commencer !... Et cette douzaine de reporters, de camelots et d’aboyeurs de journaux qui, depuis trois semaines, tient en échec le gouvernement tout entier !... Heureusement, — pour eux ! — il y a des gens qui portent allègrement ces ignominies.

Je suis allé, il y a huit ou dix jours, assister aux obsèques de notre doyen, le bon Cliquet. Me voilà maintenant le deuxième sur le tableau ! Et le sous-doyen d’âge de l’Académie ! ! tout de suite après Legouvé ! ! ! — Pensez à cela dans vos humeurs noires, jeune homme mélancolique, heureux et imberbe Hamlet !

Voilà une chienne de lettre, mon ami, où, depuis tantôt huit pages, ma plume court devant moi sans vous avoir rien dit de ce que je voulais, de ce qu’il aurait fallu vous dire. En résumé, nous nous portons bien.

Il fait (sauf quelques orages) un temps magnifique. Nous sommes seuls avec Doua Heude. Nous attendons, dans quelques jours, Bellet avec femme et enfans ; — ensuite, les Cazabonne et les Wolff ; — puis toute la dynastie féminine des Ducamp. Des douairières, des veuves, des jeunes filles adultes. Enfin tout un harem inutile dont nous sommes les respectables gardiens. Ce matin nous avons eu la visite de notre bonne voisine, Mme Duverdy. Tout le voisinage nous bombarde de gibier. Nous avons dix perdreaux dans le garde-manger de notre bicoque.

Voilà mes nouvelles. J’aurais dû vous les donner tout de suite, et borner là mon discours. Au revoir, mon ami. Secouez-vous. Amusez-vous, sachez être heureux. Écrivez, je ne cesserai pas de vous le dire. En attendant, priez Mme Carraby d’agréer mes bien respectueux et affectueux souvenirs. Rappelez mon nom à Mme de Chabannes, du plus loin qu’elle s’en puisse souvenir. Si vous êtes encore à Dinard, donnez, de ma part, une bonne poignée de main à notre confrère Fabrice Carré. Ne me gardez pas rancune de cet énorme bavardage, et croyez à la très vive et très profonde affection des deux frères.


Laroche-Guyon, 20 septembre 1900.

Pardonnez-moi, cher et bon ami, de répondre si tard, et par quelques mots seulement, à votre aimable lettre. Depuis plusieurs jours j’étais très souffrant. L’estomac et la tête étaient tous les doux en détresse. Je ne pouvais plus lire une page ni écrire dix lignes sans être pris d’étourdissemens et de vertiges qui, pour mon frère et pour moi, commençaient à m’inquiéter assez vivement. Je suis beaucoup mieux maintenant, mais il me faut, par ordre, marcher beaucoup, très peu penser, très peu lire, très peu écrire... enfin très peu vivre par l’esprit et par le cœur afin que la Bête puisse paître et ruminer en paix. Que votre amitié, d’ailleurs, ne s’inquiète pas de cette défaillance physique. Je m’étais, pendant quelque temps, obstiné à faire de trop longues lectures ; et ma pauvre vieille cervelle n’était plus assez forte pour supporter sans quelque dommage ce surmenage littéraire. Maintenant, tout est bien, et d’autant mieux, que la santé de mon compagnon paraît s’accommoder à merveille de cette bonne chaleur et des splendeurs attardées de cette fin d’été magnifique.

Pendant plus de quinze jours, nous sommes restés seuls avec notre vieille amie. Mme H..., que vous avez vue souvent chez nous ; une de nos très rares contemporaines, la seule personne, je crois, qui ait été dans l’intimité de mon père et de ma mère ; le seul être au monde avec qui nous puissions parler familièrement de nos morts.

Sauf deux ou trois jours, tout ce mois de septembre a été admirable. Ce pays, — que vous n’avez pas voulu connaître, — est certainement un des plus beaux pays de France. Mon frère s’y plaît et s’y trouve bien ; nous avons près de nous, se succédant les uns aux autres, des hôtes aimables qui ne cherchent qu’à nous distraire. De tous côtés, des amis fidèles nous envoient chaque jour des témoignages précieux de leur affection profonde.

Et malgré tant de raisons que j’aurais d’être heureux autant qu’on peut l’être à mon âge, — je me sens triste, inquiet, agité, à charge aux autres par mon humeur chagrine et par mon mutisme taciturne ; me voici, depuis que j’ai commencé ce griffonnage, repris par cette petite fièvre nerveuse qui me ronge... Pourquoi vous dire tout cela, mon ami, vous qui venez d’être vraiment malade, et à qui je reproche sans cesse vos humeurs noires ?...

Adieu, mon ami, me voilà déjà las d’écrire. Et cependant j’aimerais tant causer avec vous !


Laroche-Guyon, 26 septembre 1900.

Mon cher ami, nous sommes bien trop contens de votre aimable lettre et des bonnes nouvelles qu’elle nous apporte, pour vous garder rancune de votre long silence.

Vous voilà donc complètement guéri, avec un regain de santé, de jeunesse et de vigueur ; entouré de toutes les affections et de toutes les tendresses qui doivent vous faire aimer la vie, ou du moins vous faire prendre en patience les tristesses et les misères dont il nous faut payer tous nos bonheurs. Et vous voilà aussi promenant votre convalescence mélancolique à Versailles, dans les allées de ce beau parc tout peuplé de souvenirs illustres ; à l’ombre bien alignée de ces charmilles majestueuses ; au bruit solennel de ces eaux « qui ne se taisent ni jour ni nuit, » et où l’écho des gloires d’autrefois semble se prolonger doucement. Quoi que vous en disiez, mon cher ami, et malgré votre prétendue sauvagerie, vous êtes bien le sauvage le plus citadin que je connaisse, le plus aristocrate des bourgeois, et le moins rustique des grands seigneurs. En fait de campagne, il vous faut les allées d’Étigny ou le tapis vert de Versailles. Sylvæ sint consuls dignæ. Tout est bien, d’ailleurs, puisque, — au milieu de ces dieux et de ces déesses de bronze qui vous sourient au passage, malgré les agaceries des naïades qui sortent de l’onde à votre approche, et jusque sur les trois marches de marbre rose où se pressent autour de vous les La Vallière et les Montespan, les Pompadour et les Châteauroux, — vous n’oubliez pas tout à fait vos amis. Pour eux, mon cher ami, il n’est ni déesses ni naïades, ni grandes dames ni marquises. Nous sommes ici depuis un mois, tout seuls ; ne souhaitant même pas que rien vienne égayer notre tristesse et distraire notre solitude ; trop heureux, à la fin de chaque journée, qu’elle ne nous ait pas apporté quelque surcroit d’inquiétude ou de misère.

Faut-il vous parler de moi ? Que vous en dirai-je, aussi, que vous ne sachiez déjà, si ce n’est que, de jour en jour, l’hébétude et la torpeur sénile font des progrès plus odieux et plus rapides ? C’est à présent une paresse chronique et une ankylose intellectuelle que le temps a rendues tout à fait inguérissables. Si du moins je ne sentais pas mon mal, et si je subissais, sans en souffrir, cette irrémédiable déchéance ! Mais, dans cette léthargie profonde, il me prend parfois des réveils soudains, des regrets amers, des remords vengeurs, avec des révoltes de cœur et des sursauts d’intelligence qui aboutissent à de honteux avortemens, à des tentatives impuissantes de penser et d’agir... Jamais je n’ai eu dans la tête plus de semblans d’idées, plus de travaux en herbe, plus de projets en germe, de plus beaux discours qui n’auront jamais d’auditeurs, de plus beaux livres dont je n’écrirai jamais une ligne... Je me lève plein de courage et d’entrain, je m’assieds à ma table, je coupe avec soin une belle feuille de papier blanc sur laquelle je laisse tomber ma plume triomphante. Et puis tout à coup je m’arrête ; je cherche l’idée qui a disparu, le mot qui m’échappe, le sujet qui a fui... Cette grande page blanche m’épouvante ; et quand je songe qu’il faudra la remplir, avec beaucoup d’autres, il me prend un découragement invincible, une insurmontable lâcheté. Et voilà encore une journée perdue dans cette fin de vie qui ne doit plus compter que des heures !... Laissons cela, mon ami ; aussi bien ne suis-je pas, peut-être, aussi coupable ni aussi lâche que je le crois. Mes heures, mes journées, ma vie ne sont plus à moi seul depuis quelque temps. Je les dois et je les donne de bien grand cœur au pauvre cher compagnon qui, à tout instant, a besoin de moi, de mes yeux, de ma voix, de mon bras et de mon aide fraternelle. Le matin, ce sont des comptes à faire, des gens du pays à recevoir. Ensuite la lecture des journaux, des articles de revues, quelques pages d’un vieux livre dont on veut connaître la fin... Et puis la promenade, la promenade pas à pas, sur ces routes et dans ces bois où autrefois nous faisions si allègrement des courses si folles. Puis encore le tour du village, la causerie de porte en porto avec ces braves gens qui nous connaissent depuis leur enfance... Pendant le diner nos entretiens intimes, nos flâneries dans le passé, le commentaire des lettres reçues ou écrites dans la journée ; le soir, de longues lectures encore, la partie de dominos avec ses surprises toujours nouvelles, ses plaisanteries immuables, accompagnées du chantonnement machinal de quelques réminiscences musicales d’il y a soixante ans... Et enfin, tout en montant notre étroit escalier : Allons ! bonsoir. — Bonne nuit. — Bonne nuit ! Bonsoir — après quoi je rentre dans ma chambre, je tombe à genoux devant le lit où mon père est mort, — j’écoute dans le corridor, à travers les années, ma mère aveugle, qui monte à tâtons et qui cherche, avec sa petite baguette, la porte de sa chambre. Et ma journée se termine dans des sanglots, ou dans des monologues désespérés où, tout en me déshabillant, je m’en vais répétant tout haut : Lequel de nous deux va s’en aller le premier ? Et sans lui, que deviendrai -je ?... mais sans moi, que deviendra-t-il ?

Allons, c’est trop bête, vraiment, et quelle diable d’idée avez-vous eue de me presser de vous écrire ! Pardonnez-moi, mon ami, ces divagations de vieux gâteux solitaire. Surtout, ne me trahissez pas, et ne communiquez ces chinoiseries sentimentales ni àX... ni à Y... Ils me feraient mettre aux petites-maisons... après expertise...

Depuis un mois que nous sommes ici, nous avons eu seulement deux visites : B... et son fils qui sont arrivés un matin au galop de leurs bicyclettes, et qui sont restés trois jours avec nous. Puis, en même temps qu’eux, R. F... et sa femme, juchés dans leur automobile.

Quelle horrible machine ! quelle invention effroyable, bien digne de notre hideuse fin de siècle, où tout est laid, où tout est dur, où, hommes et choses, tout est en bois et en fer. Quand ils sont partis, — par pure fanfaronnade et pour n’avoir pas l’air d’être trop rétif au progrès, — j’ai eu l’idée stupide de monter avec eux dans leur bête de tapissière, pour les accompagner jusqu’au bout du village. Mais voilà qu’arrivés au bas d’une longue côte, à l’endroit où je voulais descendre, la grosse bête se met à souffler, à renifler, à hennir, à mugir, à beugler, à meugler, à se dandiner sur ses pattes de devant. « Descends, descends ! » criait l’époux éploré à sa femme, pendant qu’il pesait de tout son poids sur le frein, et que le mécanicien, à plat ventre sur la route, cherchait à desserrer les vis, à caler les pistons, à ouvrir les soupapes. Je n’ai eu que le temps d’enlever dans mes bras Mme F...et de la mettre par terre... Alors un vacarme effroyable, une canonnade terrible, une épaisse fumée de pétrole vomie par les naseaux de l’horrible animal, qui continuait à tousser, à râler, à hurler, comme le monstre du récit de Théramène... « La terre s’en émeut, l’air en est infecté ! »

Puis, à peine le mécanicien remonté sur son siège, et avant que j’aie eu le temps de hisser Mme F.,., dans son char, voilà la satanée machine qui part tout d’un trait sans que l’on puisse l’arrêter !... et tous les deux, elle et moi, obligés de monter toute la côte au petit trot, sous un soleil tropical, derrière le mastodonte ridicule et furieux, pendant que l’infortuné F..., embossé dans ses énormes lunettes noires, nous faisait de loin des gestes désespérés... Enfin, arrivé tout en haut, à bout de forces et de souffle, l’horrible animal s’arrêta, et nous pûmes le rejoindre. Je vous assure que les adieux n’ont pas été longs. Dès que ma belle compagne eut repris sa place auprès de son mari, je me suis jeté sur un tas de cailloux, et ruisselant, essoufflé, haletant, je leur ai crié d’une voix mourante ; Bon... voy... age ! Allons ! bon voy... age. — Et il m’a fallu ensuite redescendre toute la côte (2 kilomètres). Et quand, au bout d’une heure et demie, je suis rentré chez moi, la langue pendante et les yeux hors de la tête, mon frère m’a dit, pour me consoler : « Faut-il que tu sois bête !... » Et il disait bien !

A revoir, mon ami. Voilà une longue et sotte lettre. Celle-là, du moins, vous ne vous « arrêterez point pour la relire » auprès du bassin d’Apollon, et vous ne la « porterez pas sous votre gilet » comme un talisman ! ! ! Quelle bonne folie d’un grand cœur tendre et charmant ! Décidément, nous sommes deux échantillons très curieux de la faune d’un monde disparu. Demandez plutôt à la jeunesse qui vous entoure !

Adieu encore. Je crois que, cette année, nous rentrerons à Paris le 15 octobre. Mais vous n’y serez sans doute pas encore. Le parc de Versailles doit être si beau à la fin de l’automne ! — Rappelez-moi, je vous en prie, de très loin, au souvenir de votre charmante Africaine. Quanta Mme Carraby, elle a été si aimable, si bonne pour vos vieux amis que nous avons pour elle, comme pour vous, une affection profonde, j’allais dire fraternelle. A revoir. Quand et où ? En attendant, excusez ce long bavardage sénile, et n’en retenez que l’expression bien sincère de ma vieille et tendre amitié.


Paris, 27 juillet 1903.

Je sais, mon cher ami, avec quelle anxiété vous avez cherché à savoir ce que je devenais, — et avec quelle exactitude le bon Limet vous a donné de mes nouvelles.

Quant à moi, je ne saurais y rien ajouter. Je ne sais pas comment je vis, ni si je pense. Je ne sors de ma torpeur que par des crises de sanglots et de larmes.

Il y a quinze jours aujourd’hui que j’ai respiré le dernier souffle de ces lèvres bien-aimées. Je viens de passer une heure atroce dans cette chambre, devant ce lit où j’ai mis auprès l’un de l’autre son portrait et le mien. A présent, je suis plus calme, et je crois que je vais avoir du courage. — Je comptais rester plusieurs jours à Laroche, mais je n’en ai pas eu la force. — Cette nuit, pour la première fois, j’ai pu dormir quelques heures. D... trouve la bête en assez bon état. Je crois que je vais passer ici tout le mois d’août. Je tâcherai de vous écrire. Aujourd’hui, je veux seulement vous dire merci pour ce que vous avez été, pour ce que vous serez encore, c’est-à-dire le meilleur et le plus tendre des amis.


22 août 1903.

Pardonnez-moi, mon cher ami, de répondre par un mot seulement à toutes vos bonnes lettres dont je suis si profondément touché, mais je suis toujours si misérable, si faible et si lâche ! Je suis accablé de douleur, de fatigue, et d’AFFAIRES. Si simple, hélas ! que soit ma situation, je n’en ai pas fini avec ces formalités interminables qui sont comme l’horrible supplément de ces amères souffrances. Chaque jour je me heurte à quelque pierre, je me déchire à quelque ronce de ce Calvaire où je rencontre à chaque pas de nouvelles douleurs. Ce matin, en relisant une des admirables lettres que mon bien-aimé compagnon m’écrivait, il y a quelques années, pour que je les lise aujourd’hui, il m’a pris une crise de sanglots que mon pauvre vieux serviteur ne savait comment apaiser. Je ne suis pas malade, et je ne comprends pas comment, depuis plus d’un mois, ma vieille tête a pu résister à tant de secousses qui me déchirent le cœur. Il me reste ici des amis qui font tous leurs efforts pour alléger ma misère ; mais la douleur a ses fantaisies et ses caprices ; et après chacune de ces diversions charitables, la retombée sur moi-même est plus lourde et plus cruelle. Les nuits surtout sont terribles. Je dors mal, par courts soubresauts ; et vous comprenez trop bien quelles pensées, quels souvenirs et quelles images viennent hanter mes insomnies. J’entends sans cesse les plaintes de mon pauvre frère pendant ces dernières journées, les mots qui revenaient à chaque instant sur ses lèvres ; cette voix toujours plus faible et comme enfantine ; ce souffle toujours plus haletant et plus court.

Mon ami, mon pauvre cher ami, pourquoi vous attrister ainsi de ma tristesse et de mon égoïste douleur, quand je ne devrais, quand je ne voudrais vous parler que de vous, quand je devrais tant vous remercier de ce que vous avez été pour le cher absent, de ces visites assidues qui lui faisaient tant de bien, et de l’affection fraternelle que vous lui avez sans cesse témoignée. Comme il vous aimait, et que de fois me l’a-t-il dit !...

Puisque vous faites de pieuses retraites dans votre petite église de Saint-Enogat je recommande à vos prières la grande âme si belle et si pure qui vient de retourner à Dieu. Vous me dites que vous vous sentez à votre aise dans cette humble église... Tant mieux ! Pensons à Dieu et ne craignons pas de crier à lui... Il ne nous demandera pas de le connaître, puisqu’il ne nous en a pas donné le pouvoir ; mais de l’avoir cherché ; de l’avoir pris à témoin de nos joies et de nos peines, de nos doutes et de nos douleurs.

Vale et me ama.


Laroche-Guyon, 16 septembre 1903.

Cher et bon ami, j’ai reçu votre lettre avant-hier, et puisque vous devez être à Paris ce soir, c’est donc à Paris que je vous écris. Vous me demandez à quelle époque vous pouvez venir à Laroche-Guyon !

Vous ne viendrez pas du tout à Laroche-Guyon. Je vous le demande, non pas pour vous ; cela sans doute ne vous arrêterait pas, — mais pour moi.

D’abord, je compte quitter Laroche-Guyon le 3 ou le 5 octobre pour retourner directement à Paris. Nous allons donc nous retrouver dans 15 jours ; et il est inutile, pour gagner l’un et l’autre si peu de temps, de vous imposer la fatigue et les émotions pénibles de ce triste voyage.

Ensuite, laissez-moi vous l’avouer dans toute la sincérité, dans tout l’égoïsme de ma douleur : j’aime mieux achever seul, comme je l’ai commencé, ce lamentable pèlerinage. Personne, jusqu’à présent, n’est venu distraire ma solitude, ou la partager avec celui qui ne me quitte, dans cette vieille maison, ni le jour ni la nuit.

Ce que j’ai souffert, ce que j’y souffre encore, je n’ai pas pu et je ne pourrai vous le dire ; mais j’ai trouvé, je trouve dans la liberté complète de souffrir, le seul allégement qui puisse m’aider à porter ma peine. Quand je veux, où je veux, partout où me prend un accès plus violent, un enfantillage plus irrésistible de cris inutiles et de larmes stupides, je peux pleurer, crier, hurler sans pudeur et sans témoins. Vous, mon cher ami, qui, pour votre malheur, avez le cœur fait à peu près comme le mien, vous comprenez, j’en suis sûr, ma faiblesse ou mon courage, et je ne cherche pas à m’en excuser auprès de vous.

J’ajoute, cependant, que ce n’est pas seulement une fantaisie puérile ou sénile qui me fait souhaiter de rester seul encore pendant les quelques jours qui me séparent de vous.

Comme il advient presque toujours autour de ces grands malheurs qui nous accablent, il est venu se planter et se greffer sur mon chagrin toutes sortes de tribulations qui l’ont aigri et envenimé chaque jour davantage.

Croirez-vous, mon bon ami, que, depuis près de trois semaines que je suis ici, il ne m’a pas été possible de faire couvrir d’un abri durable ce pauvre coin de terre où, sous les rafales et les tempêtes de cet affreux automne, toute une petite forêt de brins d’herbes pousse et ondule au vent en pleine liberté, en plein bonheur de vivre !... Il a fallu commander à deux lieues d’ici, dans les carrières de Chérence, la pierre ! Et une fois la pierre posée et scellée, la faire déposer et desceller, et mettre l’huissier en campagne pour forcer le stupide carrier à reprendre sa marchandise !... Ensuite en commander une autre à deux lieues de là, dans un autre chantier où il faudra que j’aille après-demain pour tâcher de m’épargner une autre histoire du même genre !

Et à ces affreuses besognes, ce sont des heures, des journées perdues, et le meilleur de mon chagrin qui se rapetisse et s’émiette en rages inutiles !

Je ne vous dis là qu’un de mes gros ennuis, et je vous épargne les autres. Ce qui devrait me remettre le cœur à sa place, c’est de voir quelles traces profondes, quels souvenirs mon cher grand absent a laissés dans ce pays qu’il aimait tant et où il a fait tant de bien. Vous ai-je dit que ces braves gens ont donné, officiellement, notre nom à notre ruelle, et que nous sommes (je dis toujours nous, hélas !) oui, que nous sommes maintenant logés à notre enseigne ! « Rue des Frères Rousse ! .. » Lorsque dans quelques mois vous viendrez me porter en terre à mon tour, vous descendrez, derrière le curé, le suisse et le bedeau, la Rue des Frères Rousse ! Avouez que c’est là une pensée touchante de ces bons gros cœurs qui savent aimer et se souvenir.

Au milieu de ce chaos où s’abêtit chaque jour davantage ma pauvre vieille tête, j’ai essayé de travailler, sans parvenir à rien faire en trois semaines. J’ai dû écrire à peu près trois pages… Les petits tracas de ménage, dont il faut à présent que je m’occupe, les visites du voisinage auxquelles je ne peux pas échapper, sept ou huit lettres par jour qui laissent toujours derrière elles sept ou huit lettres sans réponse ; le journal qu’il faut bien lire pour voir jusqu’où peuvent aller la bêtise et la scélératesse de nos maîtres ; un ou deux chapitres de quelque vieux livre où je vais me mettre à l’abri des stupidités des livres d’aujourd’hui, et voilà la journée finie.

Vous me trouverez bien changé, bien vieilli, les yeux usés et brûlés de larmes, ma pauvre vieille vilaine frimousse toute fripée comme une pomme de reinette au mois de janvier. Que c’est laid et sot d’être si vieux I

A bientôt, mon ami. Naturellement, vous ne me dites pas un mot de vous. Bons et bien affectueux souvenirs à toutes. Pour vous, bien cher et compatissant ami, je vous embrasse de tout ce pauvre cœur qui vous aime.


Laroche-Guyon, dimanche matin, 17 juillet 1904.

Reçu votre deuxième lettre (carte) hier, 5 minutes avant mon départ de Paris. Je vous écrirai très prochainement. Aujourd’hui, fourbu de chaleur, hébété de la détresse de cette maison vide, je vous donne seulement les nouvelles que vous demandez.

Santé passable, grande faiblesse générale, affreuse lâcheté de cœur pendant les derniers jours de Paris. L’arrivée ici, hier, a été horrible. Je suis resté une demi-heure dans ces chambres d’en haut, sanglotant comme un enfant. Je vais avoir du courage.

Je vous embrasse de tout ce qui reste de ce cœur brisé.

Le service aura lieu ici jeudi à 11 heures. Venez-y de toute votre affection pour moi, de toute votre tendresse pour lui. Que je vous sente près de moi. A revoir, mon bon et cher ami.


Laroche-Guyon, vendredi matin 23 juillet 1904.

Je voulais vous écrire aujourd’hui une longue lettre, mon cher ami, mais je viens de passer une mauvaise nuit, avec un gros rhume bien mérité, que j’ai pris en m’exposant à tous les courans d’air de ces derniers jours orageux et torrides. Je me borne donc, sans réflexion et sans phrase, au bulletin que vous voulez bien me demander.

Quand vous ai-je écrit ? Au milieu d’un tourbillon de petites besognes odieuses et sans cesse renaissantes, dans le grand désarroi d’esprit et de cœur où je me débats lâchement, je ne sais plus où me reprendre. Si je ne me trompe, je vous ai envoyé un bout de lettre dimanche dernier, le lendemain de mon arrivée ici. Depuis ce jour-là jusqu’à hier, rien qui vous puisse intéresser ; un va-et-vient sans but et sans pensée, — un piétinement hébété, de chambre en chambre, dans cette pauvre vieille maison vide ; des pleurs, des sanglots ; des tiroirs ouverts avec terreur et refermés à la hâte ; le fauteuil où il s’asseyait et où je me laissais tomber en hurlant. Sa table, où traînent encore des notes écrites de sa main, illisibles, essayées à tâtons quand déjà il ne voyait plus ; ses livres, ouverts à la page où il a cessé de lire ; ses herbiers qu’il aimait tant, que fleur par fleur, feuille à feuille, il avait recueillis dans nos chers voyages ; qui ont été ses dernières occupations et son triste plaisir, le pis aller de son intelligente activité, et qu’il tâtait, qu’il tâchait de déchiffrer au toucher quand il ne pouvait plus déjà rien lire ni rien écrire... Toute cette longue vie d’études, de travail et de sacrifice, où jamais, jamais, il n’a pu contenter un seul de ses goûts, donner la mesure de ce grand être qu’il était ; où il a été rivé sans relâche à des besognes ingrates, à des tâches stériles, luttant contre tous les obstacles, exposé à tous les déboires de la mauvaise fortune ; toujours sur la brèche de toutes nos ruines ; me frayant la route à travers tous les désastres ; nous refaisant à force d’énergie, de patience et de dévouement, un foyer, une demeure, une fortune dont seul j’ai pu jouir, et dont, vous le savez bien, il n’a jamais senti pour lui-même ni le besoin ni le prix. Et cette grande injustice dont je sens aujourd’hui tout le poids, toute la honte et tous les remords ! N’est-ce pas moi qui lui ai pris sa part de bonheur dans ce monde ? Tout ce qui lui était dû, tout ce dont, seul, il était digne, toutes les amitiés, tous les hasards favorables, tous les honneurs qu’il a mérités seul, — c’est moi qui les ai eus, moi si petit, si médiocre, si misérable auprès de lui, — et quelquefois si coupable ! — Tenez, mon cher ami, je ne sais pas pourquoi je m’obstine à vous écrire aujourd’hui. Je suis à bout de forces et de nerfs. Je pleure comme un vieil enfant, et je sens bien que je vais vous faire de la peine. Pardonnez-moi ; mais mon cœur déborde d’amertume et d’inconsolable douleur. Voici le reste de mon bulletin. Hier matin, j’ai reçu votre bonne et chère petite lettre. Un quart d’heure avant de la recevoir, à 9 heures, je vous avais envoyé une dépêche vous demandant de penser à nous pendant le service qui allait commencer. Je ne sais pas si mon télégramme vous est arrivé. Ce service a eu lieu à 11 heures. Jamais je n’avais vu notre vieille église plus remplie. Malgré la moisson commencée, presque tous les hommes du village étaient là. Le conseil municipal, les écoles, les religieuses, — paysans, boutiquiers, bourgeois. C’était, vraiment, le renouvellement d’un deuil public. La messe dite, il m’a fallu rester à la porte de l’église, pour donner, de grand cœur, la main à tous ces braves gens qui se souviennent. — Je n’ai pas besoin de vous dire ce qu’a été pour moi cette matinée, — et toute cette journée. Vous en pouvez juger par le désordre de ces lignes que j’ai honte de vous écrire. — J’ai auprès de moi nos amies que vous connaissez, Mme D..., sa fille et sa sœur. Elles viennent de perdre leur mère et grand’mère : nos douleurs ne se gênent pas entre elles, et leur deuil est une harmonie très douce dans cette triste maison où elles ont été si souvent si heureuses.

Hier soir, j’ai coupé tout ce qui restait de fleurs dans notre pauvre petit jardin brûlé par le soleil ; et accompagné de mes pensionnaires, j’ai porté toute cette fauchaison sur cette pierre où j’ai fait graver l’an dernier : Ici reposent les deux Frères

Si je peux m’acclimater à ce pays où je ne croyais pas tant souffrir, j’y resterai jusque vers la fin de septembre. Encore une fois, mon bien cher ami, pardonnez-moi cette lettre stupide. Je vous promets d’être sage maintenant. D’après ce que vous me dites, l’air des eaux vous est profitable, et j’en suis bien, bien content. Vivez, vous qui avez tant de raisons de vivre, et le devoir d’être heureux pour qui vous aime. Ecrivez-moi. Je vais me reprendre ; et vous verrez comme je serai raisonnable.

Je vous embrasse de tout mon cœur un peu fripé, mais oi il y a encore de quoi aimer.


Laroche-Guyon, 21 août 1904.

Merci, mon bien cher ami, pour votre bonne petite lettre, J’espère que Mme Carraby est tout à fait guérie de son entorse, et qu’après les gentianes et les edelweiss du Mont Caux et des neiges de Naye, elle peut fouler maintenant de son petit pied allègre les bruyères des gorges d’Apremont et des solitudes de Franchard.

Quant à vous, vous ne me dites rien de votre santé ni de votre humeur. Je pense donc que vous vous portez bien, et que vous ne broyez pas trop de noir. En vérité, vous seriez ingrat si vous ne trouviez pas bien large la part de bonheur que vous a faite ici-bas cette mystérieuse Providence vers laquelle nous élèvent si souvent nos sévères entretiens. Que Dieu vous garde bien longtemps encore tout ce qui vous est cher ! Savez-vous à quoi je pense en écrivant ces mots ; et croyez-vous que dans les rêveries de ma présomptueuse amitié, me voilà songeant au chagrin que vous aurez peut-être lorsque dans quelques mois, dans quelques semaines ou dans quelques jours, je m’en irai rejoindre ce grand frère bien-aimé qui était si digne, lui, d’une amitié comme la vôtre ?

Ma santé n’est ni beaucoup meilleure ni beaucoup plus mauvaise qu’elle ne l’était il y a un mois. Je crois que je mange un peu plus et que mon estomac est un peu moins fantasque. Mais je ne dors guère mieux, et mes nuits sont trop souvent partagées entre des insomnies cruelles et d’épouvantables et stupides cauchemars.

Je ne peux faire aucune course, à peine de courtes promenades. Partout où je vais, d’ailleurs, partout du moins où je pourrais aller, je me heurterais à des souvenirs trop présens, et que ma lâcheté n’ose pas affronter... Saprelotte, je voudrais bien pourtant vous parler d’autre chose que de moi et de ma triste personne.

Allons ! Faites-moi taire. Aussi bien, je ne sais plus du tout ce que j’écris. C’est aujourd’hui la fête de Laroche-Guyon, et depuis ce matin, c’est un tapage assourdissant. Voici trois sociétés chorales et trois orchestres de cuivre qui passent dans ma rue (rue des Frères Rousse, s’il vous plaît), et qui font rage de trombones, de grosse caisse et de saxo-bugles sous mes fenêtres,

Au revoir, mon bien cher ami, merci encore. Écrivez-moi., Je serai certainement à Paris le 20 septembre, peut-être avant, et peut-être, dans une de vos descentes avenue d’Iéna, pourrai-je vous saisir au passage ?


Laroche-Guyon, 15 septembre 1904.

Je reçois votre lettre, mon cher ami ; et je suis navré de m’être laissé devancer encore une fois par votre amitié toujours en éveil. Je suis tellement ahuri, abruti d’idées noires, traversées par des besognes sans cesse renaissantes et toujours inutiles, que je ne sais plus quand je vous ai écrit, si je vous ai écrit, ni ce que j’ai pu vous dire.

Dans ma dernière lettre, j’ai dû vous dire que je n’avais voulu avoir et que je n’ai eu que deux visites : les trois amies D... en deuil de leur mère ; et après elles, tous les B..., père, mère et enfans, qui ont empli de leur bonheur, pendant quatre ou cinq jours, cette maison vide et muette. Eux partis, personne. Je suis retombé, avec un plaisir sauvage, dans ma solitude jalouse. J’avais remis de jour en jour, à ce moment, la tentative loyale que je voulais faire sur ma paresse et sur ma léthargique imbécillité. J’ai essayé d’essayer de travailler. J’avais sous la main une quantité de paperasses apportées il y a deux mois de Paris. Volume par volume, j’ai fait venir, de chez Hachette tout l’ouvrage de Taine sur la Révolution. J’ai lu, j’ai annoté, j’ai compilé, j’ai entassé des centaines de petits bouts de papier noirci des extraits de ce chef-d’œuvre. Et puis je me suis mis à griffonner ; je m’y suis appliqué, je m’y suis acharné, je m’y suis cramponné, écrivant, raturant, répétant vingt fois, cent fois, tout haut et tout bas la même phrase pour m’entrainer et m’exciter à l’éloquence. J’y ai gagné la migraine, la fièvre, de vraies crises de nerfs pendant le jour, la nuit des insomnies cruelles et d’épouvantables cauchemars. Et rien, rien, toujours rien, si ce n’est des lieux communs, et d’effroyables platitudes greffées sur de honteux plagiats. L’impuissance dans ses plus ignominieux efforts. Je comprends h. présent la rage et la férocité des eunuques !... Il y a quelques jours enfin, à bout d’invectives contre moi-même, j’ai ramassé mes papiers, fermé mes livres, sanglé mes dossiers ; je me suis fait monter le panier et les malles dans lesquels j’avais apporté tant d’espérances si honteusement déçues ; et tout ce bagage est prêt à partir avec moi dans deux ou trois jours, — probablement lundi prochain. Aussi bien, je suis décidément trop malheureux ici, et je n’ai plus rien à y faire. A force de patience, d’énergie, après six semaines de démarches, de correspondances, et seulement, comme l’année dernière, sur la menace d’un procès, j’ai pu vaincre l’indomptable inertie de nos braves Normands, et faire achever les très simples travaux dont je dois vous avoir parlé. C’est fait ! à peu près comme je l’avais voulu ; et me voilà un gîte assuré auprès de Lui, sous cette pierre qui, jusqu’au jour du dernier jugement, ne se lèvera plus qu’une fois. Laissons cela.

Taine... Je vous parlais de Taine tout à l’heure, mon cher ami. Vous me parlez de lui, vous aussi, dans votre bonne lettre. Et je suis bien content de vous avoir recommandé sa correspondance. Si vous avez admiré le premier volume, vous admirerez bien plus encore le second. Vous y trouverez justement ce qui vous a paru, très justement aussi, manquer à l’autre, l’apaisement de l’esprit, la modération dans les jugemens, une psychologie plus claire, une moins amère philosophie, des vues plus hautes vers ces régions de l’au-delà où nous attirent malgré nous, vous et moi, nos imaginations inquiètes. Oui, mon ami, je dis avec vous : Quel charme ! Quelle puissance de penser et d’écrire ! quel écrivain ! quel artiste !... Et quand vous aurez lu, comme je viens de le faire, la plume à la main, son grand ouvrage, vous direz aussi, comme moi : Quel historien ! quel politique ! quel prophète ! Et comme il a vu clairement, — dans les sophistes, les histrions, les coquins faméliques, les pédans gonflés d’orgueil, les malfaiteurs sanguinaires d’il y a cent ans, — les malfaiteurs, les pédans, les histrions et les misérables sophistes d’aujourd’hui ! Quand je pense à tout cela, je voudrais, si triste que soit la vie, la recommencer, avoir trente ans, et savoir parler et écrire. Mais au fait, à quoi bon écrire et parler, puisque des hommes tels que Taine n’ont pas su se faire lire ni entendre par ce peuple imbécile. Comme je suis fier que ce grand penseur ait été un peu mon ami, qu’il se soit fait le champion de ma candidature académique, et qu’il ait bien voulu être mon parrain le jour où j’ai étalé ma queue de dindon sous la coupole ! Laissons encore cela.

Vous voulez savoir comment je me porte ? J’aurais dû me borner à vous le dire. La bête (celle qui porte l’autre) est un peu moins poussive, chétive et rétive qu’elle ne l’était il y a trois mois. Je mange, — ou je broute avec moins d’indolence, et je digère, — ou je rumine avec moins de lenteur ma provende. Mais les nuits sont toujours bien longues, bien lourdes ou bien agitées ; tantôt traversées par des insomnies lamentables, tantôt hantées par ces cauchemars terribles qui, à ce que disent les philosophes, troublent l’âme sourde et l’intelligence épaisse des bêtes. — J’ai fait sans trop de fatigue des courses que je n’aurais certainement pas pu faire au commencement de l’été.

Maintenant, en voilà, je crois, bien assez, — et même beaucoup trop sur moi.

Je serai, dans huit jours, rentré dans ma soupente du boulevard Haussmann, et bien heureux si je dois bientôt vous embrasser. Pardonnez-moi cet incohérent griffonnage ; et croyez-moi, mon bien cher ami, tout à vous du plus profond de mon cœur.


Laroche-Guyon, 28 juillet 1905.

Tant pis pour vous, mon bien cher ami, si ma lettre est triste, et si les lignes qui sont au bout de ma plume vous apportent une volée d’idées noires à mettre avec vos papillons couleur de nuages. En eussiez-vous le goût, vous ne pouvez pas me demander de vous raconter des gaudrioles. Mais ni vous, ni moi nous n’avons le cœur à la danse. Vous du moins, vous avez auprès de vous tout ce qui vous est cher : femme, enfans et petits-enfans ; par surcroit même, j’imagine, quelques bons amis qui égaient votre mélancolie et qui mettent dans vos beaux yeux sombres le reflet de leur belle humeur ; mais moi !

Je suis ici tout justement depuis huit jours ; et je me demande ce que j’y suis venu faire, si ce n’est souffrir autrement qu’ailleurs, et me rapprocher, jusqu’à ce que j’aille les rejoindre, de ceux qui dorment là-bas.

J’ai fait cependant, je vous l’assure, plus d’un essai loyal et plus d’un effort courageux pour me reprendre au travail, pour tenter une distraction à ma solitude et une diversion à la tristesse qui m’obsède. J’ai apporté avec moi une grande malle pleine de gros livres, et quelques kilos de paperasses à moitié noircies d’improvisations raturées dans tous les sens, tatouées d’idées ingénieuses, de traits d’esprit et de traits de génie qui ne semblaient attendre qu’un coup de varlope pour s’achever en chef-d’œuvre... A les regarder à distance, ces esquisses d’artiste et ces ébauches de maître se sont aplaties, racornies, ratatinées et recroquevillées en honteux lieux communs et en poncifs de pacotille absolument indignes d’un écrivain promis à l’Immortalité.

J’ai remis le chiffon dans son panier, le barbouillage dans son carton, l’insecte dans sa boîte ; et je me suis remis à tourner mes pouces, en me laissant apaiser par ces réflexions salutaires que, bon ou mauvais, ce que j’avais fait le projet d’écrire ne servirait à rien ni à personne, pas même à moi ; que ce que je pourrais écrire serait certainement bien plus mauvais et beaucoup plus inutile ; que, fût-on ce que je n’ai jamais été, il venait un âge où il fallait s’arrêter et se taire ; que les vieux écrivains ne doivent pas attendre les sifflets et que les vieux comédiens ne doivent pas attendre les pommes cuites. A ces causes, comme disaient nosseigneurs les évêques, et après avoir relu le mandement de l’archevêque de Grenade, j’ai tourné mes pouces de l’autre côté ; et depuis deux ou trois jours je me suis réduit à cet exercice inoffensif qui n’a fait que substituer un ennui profond à la rage orgueilleuse et stupide dont j’étais d’abord possédé.

Ne pouvant plus rien faire, je passe ma colère et mon ennui sur les gens qui font quelque chose, et comme vous le pensez bien, je n’y mets ni justice, ni bienveillance. Je lis beaucoup ; au hasard, au petit bonheur, sans goût, sans but, sans suite et sans méthode, pour user mes nerfs et pour tuer le temps.

Hier, j’ai fini par rire à moi tout seul, je venais de lire tout d’un trait, à la queue leu leu, Les Enfans d’Edouard et La Belle Hélène ! Tous les deux m’ont paru également stupides, et il m’a été agréable de les trouver tels.

Voilà où j’en suis après huit jours de solitude que nul bruit importun n’est venu troubler.

Il y a bien encore la Russie, le Japon, le Maroc, l’entrevue des deux empereurs, les concours du Conservatoire, et la décoration de Mlle Bartet ! ! Mais qu’est-ce que tout cela peut bien me faire ?

Ce que je voudrais bien savoir, c’est ce qui se passe sur la plage de Dinard et de Saint-Énogat, ce que vous dites, ce que vous faites, si vous avez rencontré des amis et si vous avez esquivé des fâcheux ; si vous avez enfin trouvé dans votre vaste crâne la solution des grands problèmes sur lesquels nous ratiocinons quelquefois avec une si amusante naïveté.

Je crains bien que, cette année, Brunetière ne nous puisse apporter sur ces graves questions quelques clartés. Mon pauvre grand confrère m’a semblé, dans ces derniers temps, bien malade, et cela m’a fort attristé ; car bien qu’il n’y ait entre nous, à travers toutes les distances qui nous séparent, aucune intimité, j’ai la plus respectueuse sympathie et une admiration véritable pour ce ferme caractère, pour cet esprit intrépide et robuste, pour cette vaste intelligence que ne lasse aucun labeur, que n’effraie aucun danger.

N’avez-vous pas auprès de vous votre ami Vallery-Radot, avec qui j’ai eu tant de plaisir à renouer, grâce à vous, des relations depuis longtemps interrompues ? Vous devez rencontrer souvent mon ami Danguillecourt, que mon frère et moi nous aimons d’une affection véritable ; un homme de grand mérite et de grand cœur, qui, tout récemment encore, m’a donné des preuves d’attachement bien tendre, qui m’ont profondément touché ; homme d’esprit, par surcroit, et causeur charmant. Pour vous et pour lui, je souhaite vivement que vous ayez de l’attrait l’un pour l’autre.

Le jour de mon départ, comme j’étais enfoncé dans le coin de mon wagon, attendant le coup de sifflet du chef de gare, j’ai vu une grande figure brune plantée tout droit devant moi… C’était ce brave Du Buit qui, ne me trouvant pas chez moi, venant tout courant me serrer la main. Il partait le soir même pour la Bretagne. Je ne sais pas quels sentimens vous avez pour lui, mais je vous assure que c’est un homme, et pas seulement un avocat. Je le connais bien et je l’aime de tout mon cœur.

En voilà beaucoup, n’est-ce pas ? Je n’ose ni compter les pages, ni regarder l’heure. Je ne veux pas cependant vous lâcher sans vous charger de tous mes respects, de tous mes souvenirs, de toutes mes amitiés pour Mme Carraby. Comment s’accommode-t-elle de l’air de la mer ou plutôt des souffles de cette fournaise ? Il fait ici, aujourd’hui, le temps le plus étrange. Le ciel est comme une immense étuve chauffée à blanc, d’où tombe une vapeur brûlante. Il tonne, là-bas, au bout de l’horizon. Pas une goutte d’eau, des nuées sinistres, des lueurs sans soleil. Mais dites donc ! Est-ce que ce n’est pas aujourd’hui qu’il doit y avoir une éclipse ? C’est peut-être la fin du monde. Dans tous les cas, c’est la fin de ma lettre, heureusement pour vous… Ah ! Boum ! voilà un grand coup de vent et un éclair… Il est six heures. Je cours à la poste.

Bonsoir, mon cher ami.


Laroche-Guyon, 21 août 1905.

Mon cher ami,

Je voudrais bien ne pas trop vous ennuyer de ma prose, mais comme je vous ai écrit le 28 juillet, et que, depuis, je n’ai eu de vous aucune nouvelle, je commence à m’inquiéter un peu. Si cela vous est désagréable, tant pis pour vous. Pourquoi m’avez-vous rendu si exigeant ? Je vais tâcher d’ailleurs de ne vous écrire que quatre lignes, et je ne vous demande que quatre mots.

Ce qui vous intéresse surtout, sans doute, c’est de savoir si le vieux petit bonhomme vit encore, ou si sa chétive personne ne s’en est point allée de vie à trépas. Voici ce que je vous en peux dire. Pendant les premières semaines qui ont suivi mon arrivée, ma santé n’a été ni meilleure ni plus mauvaise qu’à Paris. Point d’appétit, point de sommeil, ou bien d’épouvantables cauchemars alternant avec d’insupportables insomnies. Avec cela, une faiblesse extrême qui ne me permettait ni de travailler, ni de faire la plus courte promenade. Depuis huit jours environ, je me trouve beaucoup mieux. Je mange sérieusement une fois par jour, et grâce à l’abstinence du soir, les nuits sont bonnes, comme dit ce gâteux dans je ne sais quelle pièce de Labiche. Mais les vieilles jambes, quoiqu’elles soient un peu moins rétives, ne se prêtent pas à de bien longues gymnastiques ; et depuis un mois, je n’ai pas fait une course de plus d’une demi-heure.

Je suis d’ailleurs essoufflé au bout de dix minutes et obligé à cheminer par étapes tout autour du village. Ce qui m’humilie et m’inquiète le plus, c’est que, presque tous les matins, je suis pris de vertiges très pénibles.

C’est une infirmité absolument nouvelle pour moi, et le symptôme le plus alarmant de ma précoce décrépitude.

La tête ne vaut pas mieux que la bête. J’avais bêtement espéré que dans ce pays tranquille et dans cette maison muette, le travail pourrait alléger ma douleur et distraire mon ennui.

De mes pensées, de mes souffrances, de mon état d’âme, comme dit mon confrère Bourget, je ne veux rien dire. Vous êtes trop enclin aux idées noires pour que je vous attriste de mes tristesses. Presque chaque jour, je vais porter des fleurs de notre jardin sur cette pierre où sont mesurées d’avance les trois lignes qui porteront bientôt l’unique témoignage de mon passage sur cette terre. Après les sanglots et les extravagances des premiers jours, je trouve à ce pèlerinage coutumier une douceur singulière, et comme un plaisir dont je ne cherche pas à me défendre. J’éprouve là comme une certitude d’avenir et une hallucination de vie future avec les êtres aimés, que je n’avais jusqu’à présent jamais ressentie. En voilà bien assez sur moi, et bien plus que je n’en voulais écrire.

Du dehors, je ne sais que ce que les journaux nous en peuvent apprendre ; et j’essaie, sans y pouvoir réussir, à me désintéresser des sottises et des folies de ce pauvre pays en démence. D’ailleurs, le monde entier semble emporté dans un irrésistible vertige. « Le temps est hors de ses gonds, » dit un personnage de Shakspeare… Sans avoir jamais compris exactement ce que cela veut dire, il me semble que je le sens aujourd’hui, et le mot me fait peur.

De partout, je reçois des lettres de mes amis et des vôtres. Tous nos confrères du Palais courent les champs, les bois, les montagnes et les plages lointaines. Cartier est dans son domaine du Morvan, Du Buit en Bretagne, Barboux à Contrexéville. Bétolaud fourbit ses armes pour la chasse prochaine, Limet pêche des truites dans les torrens du Tyrol. Tous ces bons camarades paraissent heureux… Nous sommes, vous et moi, de pauvres maniaques et nous ne comprenons rien à la vie.

Adieu, mon cher ami, je suis aujourd’hui plus stupide encore que de coutume ; et ma plume trotte toute seule devant moi sans qu’aucune pensée l’accompagne. Il me semble seulement que je vous aime de tout mon cœur, mais je ne sais comment vous le dire. Ecrivez-moi pour ne pas me laisser dans l’inquiétude de vous. Tâchez de mettre un peu d’air dans mon esprit engourdi ; un peu de gaîté dans la lourde tristesse qui m’accable. Parlez-moi de vous, de votre chère femme, si activement intelligente, de vos filles et de vos petits-enfans, de tout ce qui vaut la peine et fait le bonheur de vivre.

Aimez-moi encore un peu. Pour quelques mois ou pour quelques semaines que vous avez à me subir encore, cela ne vous mettra pas beaucoup en dépense. Au revoir, mon bon et cher ami.


EDMOND ROUSSE.