Lettres de Louis Veuillot à Madame Léontine Fay-Volnis/01

Lettres de Louis Veuillot à Madame Léontine Fay-Volnis
Revue des Deux Mondes6e période, tome 16 (p. 857-883).
LETTRES DE LOUIS VEUILLOT
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MADAME LEONTINE FAY-VOLNYS

Aux premières pages de la vie de son frère, alors qu’il dépeint l’existence de Louis Veuillot, petit clerc de dix-sept ans chez Me Fortuné Delavigne, Eugène Veuillot raconte ce détail : « Rendre compte d’un vaudeville où jouerait Léontine Fay, et plus tard écrire une pièce où il lui donnerait un rôle, voilà ce qu’il rêvait alors tout particulièrement. Cette Léontine Fay était une jeune et charmante actrice très en vogue ; elle excellait dans le vaudeville sentimental, mêlé de larmes et de rires et avait un juste renom de vertu. La jeunesse lettrée de 1830, et par conséquent les clercs de Me Fortuné, faisaient profession de l’admirer tendrement. Louis se gardait de manquer à la règle... Il ne parla, d’ailleurs, à Léontine Fay que quarante ans plus tard. La jeune actrice, qui, d’assez bonne heure, avait quitté le théâtre et rempli l’emploi de lectrice près d’une impératrice ou grande-duchesse de Russie, était devenue grand’mère, solide chrétienne et vraie dame de charité. Nous la retrouverons en 1872. »

A la fin de 1872, en effet, Louis Veuillot, déjà frappé des premières atteintes du mal qui devait lentement l’affaiblir, alla passer à Nice une partie de l’hiver. C’est là que Léontine Fay, devenue Mme Volnys et âgée de plus de soixante ans, vivait dans la pratique des bonnes œuvres et dans la sereine acceptation de la souffrance. Elle n’avait rien perdu, toutefois, ni de son esprit alerte et charmant, ni de sa sensibilité très fine.

Par quel intermédiaire et dans quelles conditions Louis Veuillot la revit-il, je l’ignore. Elle lui fut peut-être signalée par un membre du clergé de Nice, auprès duquel l’ancienne actrice était en vénération. Ce détail, au surplus, importe peu. Le fait certain, c’est que l’ancien petit clerc eut la surprise de retrouver, chez sa lointaine et platonique passion devenue sexagénaire, une admiratrice intelligente et enthousiaste de son talent et de sa foi.

Le 23 décembre, il écrivait à sa sœur Élise : « J’ai vu mon admirée Mme Volnys, âgée de soixante-deux ans. Elle a commencé son état de comédienne à quatre ans ; elle l’a laissé après un demi-siècle d’exercice. Je ne l’avais pas vue depuis 1831, et je l’aurais reconnue. Elle est charmante, dans mon genre. Elle a un esprit vif et une bonne humilité... Elle m’a conté sa première communion, qu’elle fit sans voile blanc, sous la direction d’un vieux prêtre qui allait la voir jouer et à qui elle eut soin de ne pas confier la première communion de sa fille. »

Entre Louis Veuillot et Mme Volnys, une exquise et ardente amitié s’était allumée, dès la première rencontre, comme en coup de foudre. )y(me Volnys éprouvait une véritable jouissance d’esprit et d’âme à connaître l’intimité du grand polémiste. Louis Veuillot, de son côté, se plaisait singulièrement dans le commerce de son amie. On se vit très souvent à Nice. On s’écrivit, quand on se fut quitté. Cette correspondance se prolongea, tour à tour enjouée, mystique et tendre, pendant près de quatre ans, jusqu’à la mort de Mme Volnys. Elle mourut le 29 août 1876, avec les élans et les résignations d’une sainte. Quelques jours auparavant, ne pouvant plus écrire, elle avait fait remercier Louis Veuillot, avec une reconnaissance émue, du grand bien qu’il lui avait procuré par ses lettres.

Un peu plus tard, un ami de Louis Veuillot, qui pénétra fort avant dans sa confiance et de qui je tiens ce détail, lui exprimait l’espoir qu’après sa mort on publierait ses lettres. Et il évoquait certains filons de cette correspondance, qui ne manqueraient pas d’exciter l’intérêt du public. A quoi Louis Veuillot de répondre, avec un hochement de tête mélancolique et souriant : « Je crois bien que les meilleures de mes lettres, ce sont encore mes lettres à Léontine... »


A Madame Léontine Fay-Volnys, à Nice.


Nice, 2 janvier 1873.

Je vous remercie, très chère amie, de m’avoir communiqué ces deux notices. Elles se complètent admirablement. Par Mathilde on connaît la Léontine intérieure, la vraie. Le fruit fait juger la plante dont on ne verrait autrement que la moindre beauté. Je vous aime et vous honore davantage ; c’est un fécond et très précieux présent que je reçois de vous. Il faut que vous me fassiez une autre grâce. Je veux avoir de votre main une copie de la lettre de Jenny Vertpré. Je la relirai, je me recommanderai aux prières de cette autre Marie Égyptienne, et je bénirai les merveilles que Dieu fait dans les égouts.

Bien à vous, très chère amie, avec tous les respects et tous les profonds sentimens d’un frère.


Nice, 3 janvier 1873.

Très chère amie, voici un livre que vous lirez, si vous voulez et qui vous intéressera, s’il peut. Un certain personnage de journaliste est le portrait, jeune d’un particulier auquel déjà vous n’étiez pas étrangère, quoiqu’il vous fût très étranger. Il se débattait pour aimer mieux qu’il n’avait encore pu faire. Vous avez connu ces passages étroits et laborieux par où l’on arrive au large. Dieu fait pénétrer ses rayons dans les encriers comme dans les coulisses, et c’est un soleil là comme ici. Quoique les péchés à l’encre soient les plus tenaces, il les efface comme les autres. Cela prouve qu’il peut tout. Je joins une photographie à mettre à la queue du chien, si la belle Arsène l’exige ; mais alors, elle aurait affaire au parapluie de la mère François, ma très bonne Mère, qui ne voulait pas que l’on méprisât la figure de son garçon.

Bien à vous, amie très honorée.


Nice, 4 janvier 1873.

Madame et très chère amie, demain, à neuf heures à Notre-Dame, ce sera notre messe d’adieu, car décidément je retourne. Il m’est dur de vous quitter, mais je suis tout de même très heureux de vous avoir vue. Je vous emporte dans mon cœur très perfectionnée. Après une première entrevue qui date de quarante-cinq ans, c’est un résultat qui dépasse toutes les merveilles de la chimie. Et dire que nous avons ce baume plus que conservateur et réparateur, que Dieu nous l’a donné, que nous offrons de le donner à qui veut, et que, parmi tant de chercheurs de l’eau de Jouvence, il s’en trouve si peu pour venir le chercher ! Mais ils sont bêtes.

Pour moi qui ne le suis pas, je vous aime de tout mon cœur, et vous avez trop de véritable esprit pour n’en pas faire autant.

Votre très respectueusement dévoué en N. S.


Paris, !e 17 janvier 1873.

Ma bonne chère amie, lundi dernier, si vous avez bien cherché sur vos chers tombeaux, vous y avez dû trouver un adieu très tendre que j’ai jeté là en courant vers six heures du matin. J’ai fait bon voyage en pensant à vous, et j’ai trouvé ma maison pleine d’ordre et de joie comme je m’y attendais. J’ai commencé à vous décrire de la tête aux pieds. J’en suis au cœur et je n’ai pas encore fini. Combien je vous remercie de m’avoir donné ma Léontine ! Mes trois femmes, je veux dire mes trois filles qui n’ont jamais mis les pieds dans un théâtre sont émerveillées de ce que je leur conte et s’aperçoivent qu’elles ne connaissent pas toutes les beautés des choses de Dieu. Je n’en dis pas plus long aujourd’hui. Il me semble que c’est moins que rien. Mais je ne peux pas rester trois jours sans vous annoncer que j’ai fait ma route. Priez bien pour moi, je rentre dans la mer. Faites, s’il vous plaît, mes complimens à M. Volnys. Je regrette d’avoir manqué la poignée de main qu’il me réservait au départ.

Toutes les amitiés de mon cœur à M. Fay. Pour vous, je n’ai plus rien à dire ; la plume est trop bête, elle n’a pas la prononciation.


Paris, 22 janvier 1873.

Très chère amie, j’ai reçu votre flot d’écriture. Son étendue ne l’a pas empêché d’entrer tout entier dans mon cœur. Croyez que je serais homme à vous répondre page pour page et mot pour mot. Je ne cesserais jamais d’avoir quelque chose à vous dire. ; Mais j’habite en mer et je me bats. A peine ai-je le temps de me tourner vers le rivage et d’y jeter un bonjour. Il faut tout de suite remettre la main au gouvernail, veiller à la voile, pointer le canon. Enfin, bonjour ; ne cessez pas de m’aimer, ne cessez pas de me le dire. Comme c’est curieux de s’entendre dire ces choses là dans mon métier 1 Mais en eusse-je l’habitude, je ne me lasserais pas de l’entendre de vous. Qui me l’eût annoncé vers 1830 m’aurait fait chercher quelque sorcier capable de mettre un demi-siècle en pilule et de me le faire avaler en un instant. Ce qui est plus curieux, c’est que le sorcier est venu lorsque je ne le cherchais pas et qu’il a opéré le prodige. Seulement, au lieu de faire le saut en avant, je l’ai fait en arrière. Véritablement, je me retrouve à Yelva ; et le comble de l’art et de la chance, c’est que Scribe n’y est plus.

Au lieu de Scribe, il y a Jésus-Christ qui change heureusement toute la scène et garantit la durée du contrat. A la place des combustibles qui dévorent tout, il a mis ceux qui purifient tout, et nous pouvons nous assurer d’une amitié éternelle.

Votre lettre du 17 m’a été remise lorsque la mienne était déjà partie. Je n’ai pas été étonné du tout que vous fussiez à l’église de Notre-Dame lorsque je vous adressais ce tendre adieu vers la corbeille de violettes. Ces rencontres sont faites pour nous et ne datent pas d’aujourd’hui. Tout petit garçon, vos influences me venaient à travers la rampe comme d’une étoile dont je ne savais que le nom et qui ne me voyait pas, et je n’ai compris que plus tard combien elles m’étaient salutaires ; puis vous avez celle de m’être visible sans perdre votre attrait ; puis mon nom est arrivé à vous et vous l’avez eu en gré sans savoir combien j’étais votre ancien ami ; puis j’ai su que vous étiez dans mon ciel ; puis le bon Dieu nous a fait rencontrer pour nous reconnaître et nous donner enfin cette bonne poignée de main que nous nous devions depuis si longtemps. Une histoire ainsi commencée et suivie, où les personnages s’adressent la parole pour la première fois à soixante ans, ne peut avoir aucune bonne raison pour finir ailleurs que là où de telles histoires recommencent pour ne finir plus.

J’ai lu aussi la lettre du bon Auguste Lepas, que je me rappelle très bien. Il me fait l’effet de se poser en rival, mais je ne crains aucunement ce morveux. Il n’a point mon antiquité. Dites-lui, s’il vous plaît, que je l’aime et que je n’attends qu’un moment pour lire ses vers.

Et ce matin m’est arrivé le mot du fils Alexis. Qu’il prenne ici mon remerciement et ma réponse. Quatre pages sont un excès que je ne peux pousser plus loin. Amitiés à M. Volnys. Que cet homme sensé sache qu’il n’a pas le sens commun de faire attendre le bon Dieu. Il prend un parasol contre le faible soleil de Nice, et il s’expose à attraper un coup du soleil de la justice divine. Je lui demande si c’est l’acte d’un homme qui réfléchit. Allons, allons, père Volnys, au rideau ! Et faites comme votre bonne femme qui a bien fait et qui fait bien, et arrangez- vous pour être rappelé et recevoir la couronne des couronnes.


Paris, 5 février 1873.

Ma très hère amie, j’ai un beau-frère fort justement aimé qui a été presque mon enfant, que j’ai élevé, que j’ai marié, que j’ai confirmé dans l’amour de l’Église. Il meurt, laissant une pauvre jeune femme et quatre enfans. Mon frère a un enfant malade, ma sœur est au lit et je cours les chemins avec je ne sais quoi dans le dos. Vous comprenez que je veux des prières. Comme avec tout cela la mer est couverte de pirates, je ne vous en dis pas plus long. Sachez que j’aime bien que vous m’écriviez et que ce ne sont pas vos discours qui me font peur. Je sauterai quelques pages de l’Officiel et ce sera grand profit pour moi de toutes façons.

J’attends vos images et la personne qui me les apportera. Tout ce qui viendra de ma chère Léontine sera bien reçu. Vous entendez bien, ma chère Léontine. Il est positif que notre amitié, qui ne se savait pas même plantée, a tout à fait son âge et se porte et comporte comme une amitié de cinquante ans.

Donc, tout à vous.


Paris, 12 février 1873.

Ma très chère amie, Mme Sauvage est venue pendant que j’étais près de mon cher mourant. Elle m’a laissé votre lettre sans donner son adresse. Je regrette de ne l’avoir point vue. Elle m’aurait parlé de vous, et c’était tout ce qu’il fallait pour décrire la bonne voie. Si elle doit rester quelque temps à Paris, renvoyez-la-moi.

Peut-être recevrez-vous la visite d’un jeune garçon tout naïf et tout petit qui est le fils de mon ancien ami et que j’aime comme mon propre enfant. Il se nomme François Lafon, il est peintre et grand peintre. J’ai l’œil sur lui depuis son berceau, et je le porte tant que je peux à tout ce que je connais de beau en ce monde. Il n’a encore de bien ouverts que les yeux, mais la beauté entre et ouvrira le reste.

Si je ne me trompe, je vous avais promis la Vie de N.-S. J.-C. par ce petit journaliste de Chignac qui est devenu presque un bout d’homme après avoir fait une course aventureuse au Vatican. Je vous fais envoyer ce livre. C’est mon meilleur ouvrage, par la raison qu’il n’y a quasi rien de moi. Vous y trouverez ce qui a été de Jésus-Christ par quelques-uns de ceux qui l’ont bien connu.

Adieu, très chère amie. Tout à vous de tout mon cœur.


Paris, 24 février 1873.

Très chère amie, que je ne vous aie pas rendu grâce des portraits, c’est ce que je peux vous dire de plus éloquent sur la cangue que je porte tous les jours que Dieu fait. Avez-vous vu un homme à la cangue ? La tête passe par un trou, les pieds et les mains par d’autres trous ; il peut parler et faire des signes ; il ne peut ni marcher ni embrasser. Me voilà. La parole intime, la vraie parole, celle de l’étreinte, m’est interdite. Quand on est forcé de dire : Je vous aime bien, en trois mots, cela n’a plus de charmes. On voudrait allonger, décrire, répéter. Ce sec « je vous aime bien » ne semble bon que pour ceux qu’on n’aime pas. Ce n’est plus même bonjour, c’est presque bonsoir. Je suis tout de même bien content d’avoir ces portraits. Mais, bah ! ce n’est point cela. Vos peintres, madame, n’ont point été amoureux. Moi, dans ces temps-là, je vous aurais peinte très bien, mais je n’avais pas encore d’encre. Aujourd’hui que j’en ai, on me la vole. Et je n’ai rien à dire, puisque c’est le patron qui réclame tout. Je me borne à déclarer que je n’ai point d’estime pour ***. J’aimerais mieux le portrait d’enfant. Il y a plus de Léontine dans cette petite qui a l’air de ne s’occuper que de sa poupée, et qui en réalité, par un mensonge doublement impayable, ne s’occupe pas d’autre chose, quoiqu’elle en ait l’air. En somme, il n’y a de vrai portrait de l’aimé que dans le cœur de l’aimant. J’ai pris cette photographie-là sans votre permission, je la garde avec votre permission, et elle est bien à moi parce que c’est moi, oui, madame, qui ai donné le jour. C’est la bonne Léontine, c’est ma Léontine, la sauvage détachée du filet par le bon Dieu, et attachée par son libérateur à l’arbre de la croix avec la longue, belle, douce corde de la liberté. Je suis venu, je lui ai apporté un peu d’herbe qu’elle a trouvée bonne et elle m’a mis au cou un bout de sa corde que j’ai trouvé très bon, et voilà comment nous sommes une paire d’amis très contens de notre aventure. Et alors, je me fiche joliment des portraits, quoique je les aime et les honore de tout mon cœur.

Adieu, sœur très chère. Si je sais ce que je dis, je veux être pendu. Cela veut dire que j’admire infiniment le bon Dieu qui voyait l’enfant à la poupée, qui voyait Yelva et toutes les autres, et qui disait en lui-même : « Avec tout cela elle me plaît parce qu’elle est sincère ! je ne la quitterai pas : j’ôterai le fard, j’ôterai les dentelles, je soufflerai sur le parterre et je le dissiperai, et je reprendrai ma brebis sur mes épaules, je la mettrai sur le seuil des pauvres, je l’attacherai à la grille d’un tombeau, et l’on verra si elle est belle, et ce ne sera qu’un petit commencement. Et moi, j’ai cette photographie-là dans mon cœur très épris. Mon bien cher Monsieur Volnys, faites-nous donc et faites-moi donc l’amitié d’écouter votre femme, qui est beaucoup plus grand politique que vous, et imitez-la et suivez-la. Elle sait le chemin. Je vous salue très amicalement.


Paris, 12 mars 1873.

Très chère et très aimable sœur, et aussi aimée qu’aimable, bonjour. Merci des violettes, merci de votre lettre encore plus printanière, merci des incluses, qui ont la bonne odeur du pays de Jésus. Le lazariste[1] de Funchal et la Poquelinette de Saint-Pétersbourg me sont des compatriotes comme vous. Je reconnais l’accent. Nous autres, nous nous fichons bien des frontières ! Les feux du soleil, les feux de la rampe, les eaux de la mer, les montagnes de neige et les creux brimborions de Scribe qui traînent encore sur le chemin, que nous fait tout cela. Nous enjambons tout, armés du nom de Jésus, et nous nous donnons l’accolade fraternelle en échangeant les bonnes nouvelles du grand travail de débarbouillement que notre Jésus miséricordieux fait partout et toujours. Quand je vous dis, sœur Léontine, que nous sommes les rois du monde ! Les courriers courent, les télégraphes zizinnent, les neiges et les flots s’ouvrent pour nous faire savoir que Jésus a débarbouillé celui-ci et celle-là et que la peau rongée de lèpre est devenue saine par son baiser. Alors, pourquoi veut-on que je m’arrache les cheveux, parce que les culbutes des empires peuvent casser les derniers œufs de mon panier ? Culbutez, empires ! Jésus s’arrangera pour briser plus de portes de prisons que vous ne casserez d’œufs de poules et d’œufs de serins. Et tout le fracas des révolutions ne l’empêchera pas de guérir les pauvres chères canailles lépreuses.

Là-dessus, mon amie de cœur, bonsoir. Monsieur Volnys, permettez qu’on embrasse votre femme. Vous vous faites bien attendre, cher homme. Je vous prie d’écouter bien la vie de Jésus, votre Dieu, qui se fit homme, et qui mourut sur la croix pour vous. Si quelqu’un vous avait donné cette preuve de tendresse, uniquement pour vous assurer le plaisir d’aller et venir par la promenade des Anglais, votre ombrelle à la main, vous ne manqueriez pas d’amitié pour lui, et vous iriez bien le voir quelquefois en cravate blanche.


Paris, 5 avril 1873.

Si vous faites dodo, très chère amie, c’est fort bien. Mais voilà des temps et des temps que cela dure, et l’imagination galope. Si vous voulez me permettre le français d’ici, voilà l’embêtement d’aimer. Est-elle malade ? Ont-ils quelque gros chagrin qui pèse davantage sur elle ? Suis-je tombé dans le troisième dessous ? R. S. V. P.

Pour moi, j’ai les reins cassés, les yeux brouillés, je ne dégrippe pas, je suis catarrheux... O ciel ! un jeune amant !...

Du reste, roc, bœuf, nègre de travail et quasi seul debout au milieu de ma pâle jeunesse qui n’en peut plus.


Paris, 8 avril 1873.

Est-ce gentil ! Je vous écrivis de la rue des Saints-Pères pendant que votre réponse à ma lettre non encore partie m’arrivait en rue de Varenne, et je la trouvais sur mon assiette pour dissoudre mon chagrin et m’aiguiser l’appétit. Et puis on me dira qu’il n’y a pas quelque chose ! C’est-à-dire que nous vivons côte à côte dans les violettes à deux cents lieues l’un de l’autre, mais reliés par un tèlephtrique qui parle bon français.

Je vous avoue que ces bêtises-là m’enivrent.

Aussi tout vieux, tout courbaturé, tout toussant et tout ennuyé de causer, l’encre aux doigts, avec d’intolérables quantités de fichues bêtes, il est positif que je suis gai comme pinson. Il paraît que je corresponds par votre moyen âge avec pas mal de bonnes femmes, qu’elles ont été mauvaises comme la gale et même pire, et que nous nous entendons. Oh ! que je suis content de cela ! Oh ! que c’est bon de se reconnaître entre anciens pas grand’chose, et de se dire : Allons, frères, allons, sœurs, allons, sur pieds, et prenons notre chemin vers Jésus saignant de nos coups et qui pleure en nous attendant. Allons nous laver à son sang et à ses larmes. Allons à son baiser qui guérira nos lèpres. Allons à son Paradis où nous retrouverons l’éternelle innocence, l’éternelle beauté, l’éternelle vie.

Adieu, chère et très chère amie.,


Pâques, 1873. Alléluia !

Très chère Amie, envoyez-moi au plus tôt la suite de ce chef-d’œuvre. Je l’avais lu autrefois, dès avant ma conversion : et le souvenir m’en étant revenu, je faisais depuis longtemps d’inutiles efforts de mémoire pour le retrouver. J’avais complètement oublié le nom même de Mlle Gaultier. Vous ne pouvez imaginer combien ce présent m’est cher et précieux. J’adore ces traits de Dieu dans l’âme ignorante du pauvre pécheur. Toute conversion est un miracle de premier rang ; mais la conversion des heureux, parias et princes, est encore au-dessus de ce rang-là. L’orgueil et la concupiscence étant le principe de tout éloignement de Notre Seigneur, et la conversion étant l’humilité et le renoncement, elle est plus difficile à ceux que l’aventure de la vie a fait descendre plus bas pour y trouver ce succès, cette admiration, ces jouissances et cet empire qui sont le but du monde. Une femme belle, douce, et en vue, surtout lorsqu’elle exerce ce que l’on appelle un art, et particulièrement l’art du théâtre, est positivement reine, comme si elle était née sur le trône, et souvent celle qui est née sur le trône, lorsqu’elle n’a que cela, a sujet d’envier l’actrice. Elle reçoit des hommages moins nombreux et moins sincères. Mais enfin, aller chercher l’orgueil de la vie à ces distances extrêmes pour l’amener à la pénitence, ce n’est pas œuvre d’homme, c’est œuvre de Dieu.

Les lettres de Mlle Gaultier, avec celle de Jenny Vertpré et quelques autres papiers et historiettes que je tiens de vous, forment déjà un dossier d’où j’espère bien tirer quelque chose pour le bien de nos frères et sœurs et pour la gloire du Fils unique de Dieu. Aidez-moi dans ce travail, ma très chère amie ; mettez-y vos notes et surtout vos prières. Beaucoup ne changent pas de linge et ne s’appliquent pas à balayer leur maison parce qu’ils n’attendent jamais de grandes visites. S’ils savaient que le Roi peut et veut venir chez eux, ils s’informeraient tout de suite de l’endroit où l’on peut trouver des balais et du savon, et de la manière de s’en servir.

Pour mon métier, j’ai besoin de savoir le titre du livre où se trouve l’histoire de ma très honorée sœur Gaultier. Faites copier la première page avec le nom du libraire e. la date.

Adieu. Je n’ai qu’un jour de vacances, je ne peux pas vous le donner tout entier. Ne dites point que je vous écris aujourd’hui. J’ai d’autres correspondans à Nice qui sont en souffrance. Je vais m’occuper de mon pauvre docteur Imbert. Tous les matins il m’arrive quelque affaire qui prend le pas sur la sienne. Je vous assure que j’ai une rude profession !

J’aime toujours bien le papa Volnys et le fils Alexis’. Bien à vous.


Probablement, 23 mai 1873.

Très chère amie, me voici enfin. J’arrive dans toutes les postures de la contrition. Pardonnez-moi avant d’écouter mes explications, vous ne les comprendrez que si vous avez quelque habitude des fous. Vous ai-je dit qu’il y avait dans ce temps-là deux Yelva, une visible et idéale, une autre invisible et réelle ?

L’idéale, vous la connaissez ; l’invisible, c’était ce diable charmant et traître qu’on appelle la poésie. Je lui faisais des sermens qu’elle semblait recevoir, nous devions nous marier, et c’était déjà tout comme, car, en vérité, nous faisions vie commune. Elle me détournait du travail positif et régulier. C’est pourquoi je passais tant de nuits blanches et je mangeais tant de pain sec. Je lui dois mon extrême ignorance de tant de choses que tout le monde sait. Elle m’emmenait à l’école buissonnière dans les nuages, quand ma bourse ne me permettait pas d’aller au théâtre de Madame pour contempler l’autre. Cela dura longtemps et je ne fus pas infidèle, malgré la sobriété qu’exigeait ce genre de vie. Mais, par ordre supérieur, je dus épouser la polémique. Hélas ! quelle épouse ! La poésie dut décamper et me laissa fort triste dans mes liens nouveaux qui un beau jour se trouvèrent sacrés. Voici l’horreur. Toute sacrée qu’elle est, Mme Polémique ne laisse pas de m’ennuyer souvent ; même elle m’assomme, et quand elle apporte les arrérages de sa dot, je voudrais la noyer dans un puits. Tant il est vrai que l’homme n’est pas fait pour gagner de l’argent et que tout ce qui lui en rapporte lui devient de quelque façon odieux. Il arrive alors que l’autre, appelée par de lâches soupirs, reparaît dans sa robe d’indienne plus fraîche, plus riante, plus parée de ses violettes et de son réséda, plus enivrante que jamais. Je lui dis : Va-t’en ! Elle me jette un sourire qui m’aveugle, elle me jette une fleur qui me terrasse, elle m’empoigne, et alors, va te promener. Il n’y a plus d’homme, il n’y a plus qu’un amoureux absolument emporté. Je laisse tout, je ne vais plus à la boutique, je ne réponds plus aux lettres, je ne vois plus ce qui se passe, je n’écoute plus ce qu’on me dit. Je reste à écouter mon enchanteresse qui n’a jamais fini son conte, et, si je prends la plume, c’est pour verser ce qu’elle m’a mis en tête sur le dos de mes papiers les plus pressans. Vous ne pouvez imaginer la puissance de ce sortilège. Je suis endiablé, il faut un exorcisme pour me tirer de là. Tourmenté par ma conscience, vaincu par ma passion, je réponds : On y va ! et je demeure. Votre voix a eu la puissance de troubler le charme, non de le rompre. Voilà. Est-ce assez fou ? Si nous avions le temps de causer, je vous ferais rire de pitié en vous disant les affaires, les voyages, les études que ces attaques, c’est bien le mot, m’ont fait manquer. Si vous me demandez ce qui est sorti du long accès que je viens de subir, rien du tout. J’ai construit dans ma tête des machines littéraires qui resteront inachevées ; c’était bien la peine ! En toute ma vie, je n’ai su faire au bon Dieu qu’un seul sacrifice, celui de la littérature, et je l’ai mal fait.

Je reviens à nos histoires. Vous m’avez demandé si vous pouvez écrire à ma sœur. Assurément, vous lui ferez plaisir. C’est une personne qui ne vous déplairait pas et à qui vous plairiez, quoique à l’opposé de vous. Elle est très bonne, très femme, très austère, presque terrible, passionnée de réserve, douée d’un esprit au fourreau qui en sort soudain comme une épée à couper son homme en deux du premier coup. Une de ses nièces disait : « Chez ma tante, il n’y a pas d’opinions, tout est principe. » Dieu semble l’avoir mise au monde pour prouver qu’il peut aussi créer des anges de fer. Avec cela, aimable et aimée au possible. Elle est née aïeule, et elle reste jeune fille à cinquante ans. Elle a été très belle, et elle a su n’inspirer que des passions de respect. C’est Minerve, mais chrétienne. Si elle avait dû comparaître devant Paris, elle serait venue avec son casque, sa cuirasse et sa lance, elle aurait cloué le berger et bâtonné les deux autres déesses, dès qu’elle les aurait vues en costume de cour. Pour terminer son portrait, elle a des amies, et vous en seriez. C’est par elle que la Mère François a terminé ses créations artistiques commencées par le garçon que vous connaissez. Il y avait du fantasque dans les idées de cette digne femme sans usage et sans littérature.

Je croyais avoir tant à vous dire sur la personne haute et bonne dont vous me parlez et dont je crois avoir deviné le nom ! Au fond, tout se réduit à ceci que je prie pour elle du meilleur fond de mon cœur. Les grandeurs du monde sont de terribles liens. Il faut demander à Dieu de vouloir bien passer à travers les barreaux d’or que le diable a façonnés pour emprisonner certaines âmes de grand choix. De pauvres rats comme nous ne peuvent ronger les filets où sont pris leurs amis les lions. Heureusement, Dieu entend aussi les soupirs des grands faibles dont les rugissemens font trembler la terre. Lorsqu’ils sont au fond humbles et doux, leur cause est très bien plaidée par eux-mêmes. Ils ont des aumônes à répandre, des grâces et des consolations peuvent descendre de leurs mains enchaînées. Ils apprennent aux moucherons, toujours disposés à se plaindre, à connaître la bonté de Dieu qui leur a donné la petitesse et la liberté. En retour, ils auront moins que les moucherons à rendre compte de cette liberté qui leur est mesurée si étroitement. J’ai toujours dit de pleine foi et de plein cœur que la bonne place en ce monde est la place sur le pavé. Combien vos quelques mots de moucheronne à l’occasion de cette âme si élevée et si captive me font sentir l’inappréciable bonheur de n’être rien, qui me laisse libre d’aller chercher le soleil où je le vois ! Dites à la grande prisonnière, si vous le pouvez, de la part de son frère le moucheron, de prier à la vaste mesure de son cœur, pour la liberté de la Mère Église et pour la consolation et la force du vrai père des chrétiens, captif aussi. Le bon Dieu l’entendra, la délivrera et la retrouvera au dernier jour.

J’ai vu la bonne Mme Sauvage. Nous avons solidement causé en mettant les morceaux doubles. Je l’ai rudoyée de la patte de velours. Je me suis permis de lui faire entendre en bon français qu’elle n’avait pas le sens commun. Elle était bien persuadée du contraire, mais l’esprit de la Mère François m’a fait trouver un argument baroque pour la décider à se confesser et à faire ses pâques : — Mame Sauvage, vous aimez donc tant votre fils, vous avez tout fait, vous voulez tout faire pour lui ; il est si gentil, si aimable, si aimant, si bien façonné pour vous enlever d’amour ? — Oh ! oui. — Alors, mère Sauvage, que penseriez-vous, si ce gredin-là refusait de venir vous voir une fois par an, une seule petite fois, en cravate blanche, quand vous lui avez fait savoir que vous y tenez, que vous le voulez absolument ? Eh ! madame, c’est ce que je vous signifie de la part du bon Dieu dont je suis présentement l’huissier !

Ah dame ! là-dessus elle a fait couac ! Comme Polichinelle lorsqu’il reçoit le dernier coup de bâton du diable. Elle n’a pu reprendre les sens que pour répondre que, quand elle se serait confessée, elle viendrait me le dire. Je l’attends. Je n’y compte pas pour demain, mais elle a du plomb dans l’aile. C’est vraiment une bonne et aimable femme, et il faut convenir qu’en 1811 les mères de famille travaillaient bien.

J’ai vu le couple Lafontaine. Il est charmant, barbe comprise. On a parlé de vous, on a reparlé de vous, et l’on s’est plu. Adieu, très chère amie. Je pense qu’il est temps de finir. Encore une fois, pardonnez. J’espère rester convenable jusqu’au printemps prochain, et d’ici là ne plus recevoir la visite du serpent invisible. Faites mes amitiés autour de vous et comprenez bien tout le mérite que vous aurez désormais à m’aimer, puisque vous me connaissez un défaut de plus. J’en ai beaucoup d’autres, mais ils sont moins muets.

Je m’aperçois des dimensions de mon paquet ! Je vous donne huit jours pour le lire.


Probablement, 25 mai 1873.

Très chère amie, vous tenez le portrait que vous m’avez demandé et la lettre explicative des causes du retard. Je ne m’attendais pas au retour, et encore moins à être presque devancé par le retour. Entre nous le fil électrique est solide. A l’heure qu’il est, vous seriez occupée de quelque couture pour me faire plaisir que rien ne me surprendrait moins. Hier, vous receviez ma lettre ; hier, je recevais la vôtre ; demain, vous aurez une lettre de moi ; demain, ou pas bien longtemps après, j’aurai une lettre de vous. Je répète que c’est gentil, et j’aime à voir le gouvernement se précipiter pour porter les lettres du même à la même et de la même au même.

Après cela, sœur Léontine, je vous avouerai sans fard que c’est très beau un portrait d’A. F., mais c’est très ef*rayant. Qu’est-ce que l’on fait dans les cours, lorsque l’on reçoit une pareille avalanche de satin, de sa part ? A-t-on le droit de remercier ? Vous savez que nous autres il y a des temps et des temps que nous ne fréquentons plus nos Altesses de similor ; nous nous taisons devant elles, seul moyen de ne pas manquer de respect... Dois-je adresser un grand merci, et n’est-il pas beaucoup plus respectueux de se taire comme j’y suis disposé ? Car à quoi bon dire que je suis très heureux et très honoré ? On doit bien le savoir. Il y a de ces certaines grandes petites grâces qui partent d’un bon coin où l’on sait toujours ce que l’on veut faire, et qui touchent toujours où elles veulent toucher.

Je tâcherai de répondre demain au sujet des petites notes. Adieu pour ne pas manquer l’heure.

Ma foi, madame ma sœur, je vous embrasse et sur les deux joues.


Si j’avais su que mon papier boirait tant mon encre, j’aurais pris d’autre encre et d’autre papier. Qu’a-t-il à boire comme cela, cet ivrogne ?


Paris, 27 mai 1873.

Ma très chère amie, la révolution drôlette que nous venons de faire entre deux courriers m’a empêché d’aller voir tout de suite Pontas abrégé par Collet. C’est la merveille de nos jours qu’une grande Dame connaisse de nom ces écrivains tombés dans les poussières des dernières bouquineries. Le Pontas abrégé forme deux in-4o d’une lecture rêche et d’un port coûteux. L’article Vision est le récit lourd d’une farce d’esprit frappeur, et de quelques autres histoires de revenant. Dans le tout, il y a du jansénisme. Néanmoins, les faits me semblent indubitables, les commentaires ne sont pas mauvais et réfutent suffisamment les explications rationalistes de l’abbé Lenglet-Dufresnoy et d’un certain chanoine Poupart, tous deux assez teintés de philosophie : d’ailleurs pauvres diables.

Si notre grande Dame a du goût pour les études, nous avons mieux que la dissertation écourtée du digne Collet. Goërres, la Mystique (la traduction française de Charles Sainte-Foi est plus claire que l’allemand). Mirville : Des Esprits. Bizouart : le Démon (je ne sais pas au juste le titre, quoique j’aie lu le livre). Dans tous ces livres fort chrétiens, la science est grande, honnête et élevée.

Il y a un Dieu et des esprits, un grand Diable et des démons, Il y a un surnaturel et un sous-naturel.

L’histoire est partout pleine de cela, même pour les yeux qui ne veulent point voir. Comme elle croit au surnaturel divin, l’Église croit au sous-naturel diabolique. Là où l’Église croit, il faut croire, parce que l’Église ne peut croire rien de faux. L’Église fait des exorcismes, donc il y a quelque chose à exorciser. Ajoutons que, pour en douter, il faut nier l’existence du bien et l’existence du mal, ce qui est purement insensé.

Les hommes ne sont que des esprits revêtus d’un corps et qui laisseront ce corps sans périr eux-mêmes et sans cesser d’être esprits. Pourquoi n’y aurait-il pas, comme la foi et le bon sens l’enseignent, des esprits à qui Dieu n’a point donné de corps, et pourquoi ces esprits sans corps ne pourraient-ils pas, Dieu le permettant, et dans la mesure où il le permet, prendre l’apparence et la force d’un corps ? Il n’y a point de raison contre cela, ou ce sont des raisons allemandes. Que cette apparence soit ou ne soit pas, qu’elle soit réalité ou illusion spéciale pour nos sens comme ce que nous voyons, entendons et touchons en rêve, qu’importe ? Il ne peut être plus difficile à Dieu de nous envoyer une vision sensible seulement pour nous que de nous envoyer un rêve totalement étranger à d’autres qui dorment près de nous. Parce que ces autres n’ont eu ni ma vision, ni mon rêve, est-ce la preuve que je n’ai ni vu ni dormi ? C’est comme si l’on me disait que telle femme que j’ai aimée ne pouvait inspirer l’amour, parce que d’autres qui l’ont connue n’en furent point épris.

Quant aux conséquences des visions pour notre salut, qui sont la grande affaire, elles peuvent être bonnes, elles ne sont mauvaises que si nous le voulons bien. Elles n’ont nul pouvoir supérieur à celui des autres tentations qui viennent par les sens ou par la pensée. Dieu est toujours là, toujours tout-puissant. Il n’y a point de fait en dehors de l’ordinaire et de ce que l’on appelle la nature, qui ne soit la preuve suréminente de Dieu. Autrement, le diable seul serait prouvé, serait seul maître et il n’y aurait dans ce monde aucun bien. Or, malgré tout, la justice triomphe et triomphera dans la vie éternelle, et dès ce monde même, l’âme juste connaît la gloire et conserve la paix, malgré les ressources ordinaires et extraordinaires du mauvais.

Croyez au diable (à son existence) et moquez-vous de lui. En somme, c’est un pleutre. Une goutte d’eau bénite le brûle, un signe de croix le renverse et le fait fuir, l’Ave Maria d’une bonne femme l’assomme. Adieu, en voici bien long pour un journaliste qui change de gouvernement. Je vous laisse sous les ailes de votre bon ange.


Il paraît que ces imbéciles, s’ils avaient été les plus forts, voulaient m’arrêter. C’est cela qui aurait fait carrer mon domestique, déjà convaincu que Monsieur est un homme très conséquent.


Paris, 1er juin 1873.

Ma très chère amie, deux fois j’ai commencé une réponse à votre dernière, et deux fois j’ai été interrompu. Que cela vous donne une idée de la vie que je mène sans cesser d’être un solitaire parfaitement à l’écart du monde. Les lettres, les visites, les journaux, le diable, se donnent le mot pour me tourmenter. Je ne peux travailler qu’avec la moitié de ma pensée. En écrivant d’une chose, je pense à une autre. De là ces tentations qui me prennent quelquefois de tout laisser pour essayer au moins de m’entendre moi-même, et de suivre une idée. Je suis les idées comme les messieurs qui suivent les femmes sans le moindre espoir de faire connaissance, parce qu’ils suivent précisément les plus belles, les mieux faites et les plus honnêtes, c’est-à-dire celles qui se laissent moins aborder par les vagabonds. Ces platoniques le savent bien, mais ils suivent la déesse pour avoir le plaisir de la regarder marcher. Enfin je trouve une minute et je vous crie mon bonjour auquel je joins le second portrait demandé. J’espère que toute la cour ne s’y mettra pas parce que je serais obligé de faire tirer des épreuves et que ce portrait légèrement arrogant m’agace. Je trouve impossible d’écrire une parole humble et douce sous cette mine rebiffée. Or le visage qui proteste contre l’humilité est mauvais, et si ce portrait est l’homme, l’homme alors ne vaut rien. Quel imbécile de photographe qui a fait le portrait de la cuirasse, du sabre et du plumet au lieu de faire celui du piou-piou ! Le voici néanmoins. Je cède au nom de la comtesse Keller, J’ai rencontré deux fois chez un de mes vieux amis une comtesse Keller, russe, qui m’a charmé par sa grâce, son esprit et son français. Si la vôtre est la fille de la mienne, dites-lui qu’elle risque fort d’avoir de mauvais momens à passer et qu’elle se méfie de prendre goût aux triomphes. Adieu, très chère amie. Je finis avec mon papier. Si j’en prenais un autre, je recommencerais à causer, et le père Volnys se demanderait ce que nous avons tant à nous dire.


Plombières, 21 juillet 1873.

Petit bonhomme vit encore, chère amie, mais je me suis cru mort, et même davantage. Plein d’une force insolente, j’ai été pris tout à coup d’une faiblesse nerveuse, dit-on, qui m’a mis dans le plus triste état. Je n’étais pas malade, mais la mémoire des mots me manquait, et je ne pouvais exprimer deux idées, surtout les écrire. La moitié s’en allait quand je voulais parler ; tout partait dès que je prenais la plume. Je perdais ainsi à la fois tous mes amis, et mon métier par-dessus le marché. Le métier passe encore ; les amis, il y en a toujours dont on peut se priver ; mais les autres, les bons,. les vrais, et ma Léontine à peine retrouvée, c’était triste. Cet état a duré pendant un bon mois sans que j’y sentisse une amélioration. Ce que l’imagination m’a conté tout ce temps-là est abominable ; et tout le monde me disait : N’y songez pas, ce n’est rien ! C’était plus que quelque chose, et j’y songeais beaucoup, tout en me résignant, parce qu’enfin il faut vouloir ce que Dieu veut. Mais quelle vertu que la résignation, et combien difficile à atteindre !

Bref, cela va mieux, je dirais presque : cela va bien. Cependant, il y a encore des restes, mais ils passent. Plombières a fait ce beau coup, avec celui qui fait tout soit par Plombières, soit par autre chose. Je vous en donne avis tout de suite, pour que vous m’écriviez très vite. Et vous, ma chère amie, comment cela va-t-il, et où en est le père Volnys ? Adieu, je vous embrasse. Il faut que je parte au galop pour une course dans les montagnes. Je vous embrasse encore, et houp !


Paris, 27 juillet 1873.

Très chère amie, merci de votre lettre charmante. Je suis arrivé tout juste pour la recevoir. Ma santé se soutient et j’espère me rattraper tout à fait. Il y a bien quelque chose que je n’ai pas encore, mais ça vient ; et si ça ne vient pas, en somme ça m’est égal. Je donne tout au bon Dieu pour ne rien perdre.

Savez-vous une chose qui m’occupait durant ma viduité, c’est que si elle m’avait pris un peu plus tôt, avant de vous retrouver, vous ne m’auriez pas reconnu, ni moi vous, et que c’eût été dommage. Il m’arrangeait assez que comme vous avez eu sans le savoir les premières fleurs de mon esprit, vous eussiez aussi les dernières, et que ma vie intellectuelle se trouvât en quelque façon enchâssée dans la vôtre. Cela se terminait bien ainsi. Mais cette conclusion symétrique n’importe pas, et quand nous serions unis plus longtemps, il n’y aurait point de mal. D’ailleurs, vous êtes toujours sûre d’avoir les derniers bouquets.

Vous avez bien raison de croire que j’étais parfaitement résigné. Parfaitement, c’est-à-dire à peu près, pour rester dans la mesure. Il est plus sûr encore que l’épreuve a été bonne. Maintenant que ce n’est plus une maladie, je m’aperçois que ça a été une retraite. J’ai réfléchi qu’il y avait beaucoup de choses dans ma vie qui se passaient en discours ; le soin de bien parler me faisait trop négliger le soin de bien faire. J’avais plus de bons propos que de bonnes œuvres, je négligeais la prière. Je m’y suis remis un peu, et je m’en trouve bien. La santé chrétienne est infiniment meilleure qu’il y a six mois. Je me fiche de l’acrobate. S’il a quelque chose de cassé, tant pis pour lui. Ne faut-il pas qu’il meure ?

Il me semble que la prisonnière lime assez bien ses barreaux. Chère âme ! qu’elle m’intéresse et que je fais des vœux ardens pour sa délivrance totale ! Si elle pouvait se trouver en liberté, si elle pouvait voir comme nous ce que nous voyons et se promener dans nos jardins ! Mais elle aurait un jardin réservé, parce que Dieu lui ferait des grâces que nous n’avons pas. Ayant rompu de plus fortes attaches que les nôtres, sa liberté serait en raison de la captivité qu’elle a vaincue. Si elle savait cela... Elle ne doit pas le savoir, car son mérite serait moindre. Il faut que l’amour de Dieu fasse tout, qu’elle se délivre parce que Dieu le veut, et qu’elle ne connaisse qu’ensuite les joies de la délivrance.

Je suis pressé de toutes sortes de travaux. Depuis deux mois, j’ai laissé beaucoup de choses en retard. J’y cours et je vous laisse. Vous n’êtes qu’une friandise. Adieu, très chère amie. Priez bien pour moi. Dites à votre Alexis que son mot d’amitié me va au cœur, et au père Volnys qu’il a beau faire le sourd : il entendra. Je suis tout à vous.


Paris, 27 septembre 1873.

Très chère amie, bonjour en courant. J’ai les yeux malades et je les ménage. J’ai peur qu’ils ne soient attaqués dans le fond. Comme je serais vexé s’ils finissaient avant moi, et que cela m’ennuierait de vous écrire par un secrétaire ! Cependant il faut se faire une raison. Si Dieu le veut, c’est ce qu’il me faut.

Ma mémoire aussi s’en va. Je n’en ai pas grand souci. C’est presque un rajeunissement. Les choses nouvelles s’oublient, le grand passé reste. Il sort même de son trou et reparaît tout fringant. Yelva tient bon. Elle avait de la poigne, cette muette. Je rends grâce à Dieu qui laisse tant de force aux premiers et plus purs souvenirs.

Le voyagé de Nice se rattache au passé et participe de sa vie énergique. Je le refais souvent ; faites mes amitiés autour de vous, au fils Alexis, au Bleuet, au patriarche immuable sous son ombrelle...

Il m’apparut hier (le Patriarche) en jeune cavalier Louis XIII, sur le quai Malaquais, à la porte de la maison où je demeurais du temps d’Yelva. Je fis là-dessus bien des réflexions qui tendaient à me démontrer la farce du monde. Que de costumes prend l’éphémère pour passer sa journée, et que d’êtres il représente qu’il n’est pas ! Et avec cela, il est perpétuel. Qu’est-ce que je représentais alors ? Quelque chose que je n’étais pas, que je ne suis pas et que je ne suis plus. Le cavalier Louis XIII épousait Mlle Fay, et moi j’étais un des cent mille amoureux inconnus d’Yelva : voilà le perpétuel. Quarante ans plus tard, en vertu de la perpétuité, j’avouais ma passion respectueuse à la respectable Mme Volnys qui devait aller pour moi en pèlerinage à Laghetto. Il faut avouer que Dieu arrange très bien la vie de ceux qui l’aiment. Il ne les perd pas de vue sous tous leurs déguisemens ; il les rassemble après mille aventures, ils se parlent de lui, il se fait voir et ils deviennent meilleurs. Adieu, chère amie. Mes yeux se brouillent, mais, au fond de mon cœur, je vois ma joie.


Paris, 2 décembre 1873.

Chère amie, je ne suis pas mort, mais il me semble qu’il est temps de vous le dire. Les articles de l’Univers ne vous l’attestent pas assez. Un article ne prouve rien. Cela peut être fait pour contenter le public, par un autre. Tant qu’il n’y a pas de lettre à Léontine, l’existence ne peut être certifiée. Si la lettre tardait trop, alors N, i ni, ce serait signe que le cœur ne bat plus. Voici la lettre, donc le cœur bat, donc je vis. Ne m’en demandez pas plus, c’est tout ce que je sais. Tout ce qui se passe est si bête et si poignant que la vie m’est insipide. Pour me réveiller par un surcroît de chagrin qui sera un surcroît d’horreur, je vais à Rome. Malheureusement, je ne passe pas par chez vous. J’ai espéré un moment que je le ferais. Le parfum de vos violettes m’eût été un cordial. J’aime ce tombeau qui est une si grande part de votre vie. Je ne peux pas. Je n’ai que quinze jours, et je dois en passer un chez l’évêque de Genève. Je file par le trou, je vois le Saint-Père et je reviens à toute bride. Nous sommes à ce point malheureux que le voyage de Rome me devient une corvée. Qui me l’eût dit, je l’aurais traité de sot. Mais à présent qui annonce des choses monstrueuses et impossibles n’est pas prophète.

Enfin au moment de partir, je vous dis adieu, je vous dis que je vous aime et je me recommande à vos prières. J’ai des amis qui pensent que les Italiens prendront soin de m’assassiner. Hélas ! ils ne sont pas assez honnêtes gens pour me faire ce plaisir-là. Ceux qui peuvent me haïr ont un bien meilleur moyen de se venger : c’est de me laisser vivre pour voir leurs œuvres. Priez Dieu pour qu’il me remplisse d’indignation et me donne du moins le plaisir de haïr assez le mal.

Il faut finir, très chère amie. Les paquets particuliers que j’ai à faire me talonnent. Je vous embrasse avec la permission de M. Volnys. Tous mes complimens autour de vous.


Paris, 9 janvier 1874.

Merci, très chère amie, votre vieille formule est charmante, et, comme vous le pensez bien, elle est la mienne depuis longtemps. Je l’ai apprise au berceau, je la récite toujours. Il y avait quantité de ces choses-là dans le bon peuple de Dieu. Que de gens à qui ces bonnes simplicités ont empêché d’oublier l’essentiel de la vie ! A présent, nous-mêmes nous serions tentés d’abréger. Il suffirait, à ce qu’il nous semble, de dire : Je vous souhaite une bonne année et une bonne santé et le paradis à la fin. A quoi bon plusieurs autres ? Cela semble gâter tout. Mais dans ce temps-là, on aimait à vivre parce que l’on vivait bien. On était exempt de quantité de sottises venant de soi-même ou des autres, qui véritablement empoisonnent le pain, le vin et l’air. Je dis cela pour ce diable d’Orléans qui sans doute vous fait sauter, comme je saute à l’occasion de quelque autre diable qui vous travaille aussi solidement, quoique avec moins d’éclat. Ces sortes de braves gens sont impatientans au possible et surtout ils impatientent les amis. Que voulez-vous, ma chère amie Léontine ? Regardons le frère Jésus, le bon frère Jésus, le grand Dieu Jésus qui ne nous fait et ne nous fera jamais de mal, et qui arrangera tout. Alors, nous accepterons tout et nous nous accommoderons des plusieurs autres années que l’on nous souhaite. Grâce à Jésus, il y a aussi de l’excellent dans le mauvais de ces années de surcroit. Nous avons eu, vous et moi, deux jours sur la fin de 73, qui peuvent compter pour suffisamment emmiellés. Quelle joie bonne et pleine, et encore savoureuse ! J’en garderai le cher souvenir, et vous ne l’oublierez pas.

J’ai retrouvé ici bien des ennuis, dont l’évêque d’Orléans n’est pas le seul ni le premier. Ils passeront comme tant d’autres, et s’ils ne passent pas, c’est moi qui passerai, ce qui revient au même. En attendant, je suis toujours bien content de vous avoir revue. Priez pour moi, ma très chère amie. Je vous le rends. Je me recommande à l’amitié du cher Bleuet et du bon Alexis. Disons-nous tous qu’il faut tout oublier pour retrouver tout en Jésus. Là, tout ce qui est bon se retrouve éternel et glorifié, et ce qui n’est pas bon est purifié ou meurt. Tout à vous.


Paris, 15 janvier 1874.

Si le R. P. Chocarne, comme je crois, est le même qui a écrit une Vie du P. Lacordaire, il a des sentimens pour moi qui se rapprochent plus de ceux de l’évêque d’Orléans que de ceux de Mme Volnys, et, malgré le grand goût de Mme Volnys pour l’habit de saint Dominique, le P. Chocarne devra s’observer à mon endroit pour n’être pas écharpé. Je pense qu’il n’arrivera aucun des malheurs que je redoute. Dites au P. Chocarne que je suis indestructible auprès de Mme Volnys ; dites à Mme Volnys que je suis indestructible auprès du P. Chocarne et qu’ils vivent en paix.


Paris, 20 janvier 1874.

Chère amie, rendez grâce à Dieu de ma condamnation, un peu inique, en souhaitant que je n’en profite, c’est-à-dire qu’elle ne m’épouvante pas. Il en coûtera au journal, à vue de nez, une cinquantaine de mille francs, dont je paierai de ma poche au moins la moitié ; mais le mal serait que, quand je recommencerai, je ne continuasse pas. J’espère bien que je continuerai jusqu’à la dernière obole de la bourse et du corps. L’âme s’en portera mieux. Ne soyez pas fâchée d’une chose dont Dieu est content. J’ai défendu l’honneur du pays, j’ai défendu les lois de l’Église. On paierait plus cher le plaisir de faire moins. La vérité vit de ces sacrifices. Quand ses défenseurs sont bâillonnés, la vérité commence à vaincre ; si on les tue, son triomphe est arrivé. Un défenseur lâche, seul, lui fait tort. Que je ne sois point ce gredin-là ! Adieu, chère amie. Je suis étonné d’avoir pu vous en écrire aussi long, dans la peine où je suis.


Paris, 5 mars 1874.

Ma très chère Marie-Dominique, voici une petite écriture pour la Rosalie. Donnez-lui cette marque de votre amitié, que ne peut manquer de suivre la mienne. C’est très long, mais puisqu’on est devenu vieux, il ne faut pas avoir honte de radoter. Du reste, je ne peux vous dire combien j’ai de sympathie et de respect pour ces âmes qui ont le beau privilège de s’empoigner d’enthousiasme pour toute chose un peu bonne et qui la croient tout de suite aussi belle en tout qu’elle devrait être. Elles entendent une belle voix, les voilà parties, elles supposent tout de suite une belle âme, un grand cœur, toutes les autres beautés. Elles se détrompent, mais elles se retrompent. Qu’elles se hâtent d’aimer Dieu, pour ne plus jamais perdre cette faculté divine du ravissement, et supporter sans mourir le déchet qu’elles sont exposées à faire sur tout le reste.

Je me trouve mieux depuis deux jours et il me semble que je pourrai bientôt reprendre mes besognes. Mais la bonne affaire serait d’être soumis à la volonté de Dieu, quand même le mal, au lieu de décroître, empirerait. J’espère qu’il en sera ainsi, et bien certainement, c’est ce que je veux.

N’allez pas imaginer que je vous demande, ni que je vous ai demandé de ne point m’écrire, ni que j’accepte que vous ne m’écriviez pas. Il faut m’écrire comme aux autres et même plus. Je ne suis pas un ami de vingt ans ni de trente, je suis un ami et même un amoureux de quarante-cinq ans. Un demi-siècle tout à l’heure ! Il faut seulement que vous sachiez souffrir des silences qui ne seront jamais volontaires.

J’ai fait l’autre jour une rencontre charmante sur les quais. J’ai trouvé votre portrait peint vers l’an 1750, et très vivant et très ressemblant. C’est Léontine tout à fait, entre vingt et vingt-cinq ans, l’œil noir, vif, espiègle et honnête ; la bouche railleuse et bonne. Tout y est, la forme du visage, la taille, l’habitude du corps, la physionomie franche et gaie, les lèvres caractéristiques sont relevées en pointe de croissant, le costume est du théâtre, et c’est probablement le portrait de quelque Sylvie de la comédie italienne. Je passe souvent devant cette toile de prix qui est chez un marchand du quai, et j’ai grand’peur qu’on ne l’achète ou de l’acheter moi-même. Je rêve d’écrire au-dessous : Tertiaire de Saint Dominique. Ce serait vrai pourtant.

Je plains bien votre grande Amie. L’aventure de ce mauvais garçon est-elle celle dont on a parlé dans les journaux ? Pauvre mère ! Puisse-t-elle réparer le malheur et cette honte par un autre crime d’état que le monde admirerait et redirait ! Tout à vous en Jésus rédempteur et crucifié.


Pour notre chère Rosalie, Aimez le bon Dieu ! Aimez le bon Dieu ! Aimez le bon Dieu ! Aimez-le bien. La mesure d’aimer Dieu est d’aimer sans mesure. Il faut l’aimer pour ceux qui ne l’aiment pas, pour ceux qui l’aiment mal, pour ceux qui l’aiment sagement ! Compromettez-vous pour lui. Que l’on parle des excès de votre amour ! Que l’on dise : Elle est folle ! C’est ce qu’il a fait lui-même. Tirez un avantage de l’avoir oublié et méconnu pour lui montrer plus d’amour à présent qu’il est apparu. Répandez tout le parfum, brisez le vase, essuyez de vos cheveux ses pieds qui se sont fatigués à vous chercher, et qui n’ont pris d’autre repos pour vous attendre, qu’en saignant sur la croix.

Souvenez-vous de notre pauvre frère qui parle et qui n’agit pas. Quand vous vous sentirez Reine par l’amour, dites à votre Roi : Ramassons ce vieux cuivre qui ne vaut rien, mais par lequel quelquefois votre souffle a passé.


Paris, 12 mars 1874.

Ma chère amie, vous prierez bien pour moi jusqu’au 25 mars, et ce jour-là surtout. Ce jour-là, je recevrai de Dieu un grand et terrible honneur ; un glaive de joie me fera dans le cœur une belle et immortelle blessure. Ma fille Luce ne veut pas rester dans le monde ; elle se donne à Dieu. Je connaissais sa résolution ancienne ; j’y applaudissais ; mais j’avais je ne sais quel espoir imbécile que cela ne m’arriverait pas, ou que je mourrais auparavant, ou que j’aurais le courage nécessaire. Le jour a été soudainement fixé et me voilà à la veille de ce grand sacrifice. En vérité, c’est dur ! Je le veux cependant de tout mon cœur. Assistez-moi néanmoins.

Le 19, je reprendrai le journal. Je vous assure que ce ne sera pas une fête, ni même une distraction.

Donnez cette nouvelle à Imbert, s’il est encore à Nice. Il connaît ma chère Luce, mais il ne sait pas ce qu’il y a de bonté, de grâce et d’esprit dans le cœur de cette enfant. C’est un soleil que je vois disparaître au commencement de mes vieux jours. Ah ! qu’il est heureux pour nous que Jésus nous ait appris à dire : Père, que votre volonté soit faite.

Adieu, ma très chère amie.


A Monsieur Alexis Fay, à Nice.


Paris, 27 mars 1874.

Mon cher ami, votre magnifique bouquet est arrivé mercredi matin. Ma fille ne partait que le soir. Elle a pu le voir et l’admirer. Comme elle ne vous connaît pas, elle a dit tout de suite : C’est la bonne Mme Volnys. C’était elle et vous et je pense le doux Bleuet. Vous êtes trois noms d’un même cœur. Je vous remercie tous trois. Je vous sentais autour de moi. J’étais content de ne pas vous voir de mes yeux, car je ne voulais pas pleurer. Rien qu’à l’aspect du bouquet arrivé pendant le déjeuner, le dernier qu’elle prenait avec nous, j’avais eu bien de la peine à me retenir. Cependant, ces chères fleurs m’apportaient une joie, mais la joie me fait pleurer, n’osant pleurer pour autre chose. L’enfant est partie le soir. Elle n’osait paraître heureuse, elle l’était et avait assez de chagrin pour le cacher. Quelles scènes muettes, quelles allégresses douloureuses et contenues ! Elle a baisé le seuil de sa chambre et la porte de la maison. Elle a embrassé les servantes et descendu l’escalier qu’elle ne remontera plus. Mille choses de rien deviennent solennelles lorsqu’on les fait pour la dernière fois. Je vous parle comme si vous la connaissiez ; mais mon cœur en est si plein ! Et moi je lui ai dit un dernier adieu et je l’ai embrassée une dernière fois. Je la verrai encore, je ne l’embrasserai plus. Ce n’est plus ma fille. La grille est entre elle et moi.

Adieu, mon cher ami, je me recommande bien à vos prières, et, à force de me contenir, il semble que j’ai perdu la faculté de pleurer. Maintenant, je voudrais bien verser ces larmes qui m’étouffent. Je ne puis.

Dites, s’il vous plaît, à Mme Volnys que j’ai reçu sa lettre, hier soir. Je la porterai tout à l’heure à ma fille.


Paris, 29 mai 1874,

Où est-elle ? Je ne la vois plus... — Ah ! je la tiens ! ! Ainsi sont nos cachettes, très cousues de fil blanc. Nous nous perdons de vue, très chère amie, en mettant une main sur nos yeux, mais nous nous tenons de l’autre, et nous ne sommes pas plus séparés que cela dans nos plus grandes absences. Cependant, il y a bien deux mois que je ne vous ai écrit. Je sais, hélas ! la date. Depuis le 25 mars (je comprends le soulignage) je sens tous les 25 de mars et je sais combien il y en a de passés. La vérité est que je suis encore abasourdi comme le premier jour. Voilà le secret de mon silence. Cette Visitandine m’a laissé une absence qui m’obsède toujours. Rien n’est plus cruellement présent que l’absence. Elle est heureuse, très heureuse ; elle est enivrée de son fiancé, elle en sera plus enivrée tous les jours, et cela ne cessera pas ; et moi, j’en ai l’âme pleine de joie, et je ne me console pas. Arrangez cela si vous pouvez. Rien n’est plus réel et plus vrai que ma joie ; rien n’est plus réel et plus vrai que mon chagrin. Je n’ai goûta rien, je me sens vide. J’ai la honte, à soixante ans, de me trouver sensible comme un ténor et comme un père noble dans une pièce de Scribe. Il se mêle à cela, je le crains bien, quelque décadence intellectuelle. J’ai été repris de cet étrange mal de l’été de l’an passé, qui n’est pas précisément l’engourdissement du cerveau, mais l’incapacité du travail cérébral. Quelques rares et courts articles que j’ai faits m’ont coûté une peine infinie et laissé un mépris horrible de mon travail. Je n’ai pas écrit une lettre. Voici la première depuis je ne sais combien de jours. Excusez-moi auprès du fils Alexis ; mais quand je ne vous écris pas, ma chère amie, qui osera demander que je lui écrive ?

Enfin pourtant je me remets un peu. Je vais aller à la Fête-Dieu en Bretagne chez les Sœurs des pauvres. J’y mène ma fille Agnès, très éprouvée aussi par le départ de sa sœur, et qui a besoin du grand air. Je vous écrirai pendant les huit jours sur lesquels je compte pour l’espèce de rétablissement que je peux encore espérer. Il me semble bien que je décampe, ma chère amie. Si c’était à vous de dire le De Profundis consolateur et joyeux que se doivent ceux qui ne se quittent pas pour toujours, il ne faudrait pas vous étonner. La plume est lourde à porter lorsque au lieu d’encre on la charge de sang de ses veines, comme j’ai fait trop souvent. Cela va bien jusqu’au dernier jour, mais le dernier jour vient plus tôt et vient soudain..

Enfin, je vous aime bien, voilà ce qui est sûr, et vous me le rendez bien, voilà de quoi je suis sûr... Je vous garantis que c’est une chose qui fait plaisir. Adieu, chère amie.


LOUIS VEUILLOT.

  1. M. Perrin.