Lettres. — II (1883-1887)
Texte établi par G. Jean-Aubry, Mercure de France (Œuvres complètes de Jules Laforgue. Tome Vp. 94-96).
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XCII

À M. CHARLES HENRY

Île de la Mainau[1],
[juillet 1884].
Mon cher Henry,

Je suis dans une île ; je mange dans de la vaisselle royale les élucubrations de deux cuisiniers français, je n’ai rien à faire, je reçois mes trois journaux par jour et je passe täglich quatre heures sur le lac, seul, en canot (il y a même deux gondoles ici). Je rame, je rame, je vais fumer des pipes en regardant les pêcheurs jeter leurs filets, je m’amuse à poursuivre des branches qui flottent. Je me couche tôt, éreinté. Je vais parfois à la ville (Constance).

Je crois que nous serons vendredi ou samedi à Hombourg (près Francfort). Nous quittons Hombourg le 10 août et, voilà le hic, j’ai peur d’avoir à passer encore, avant mon congé, une ou deux semaines au Babelsberg ou Potsdam, c’est-à-dire Berlin.

Avez-vous déjà quitté Paris ? (J’attends un petit mot de, ou de la part de Cros, pour répondre à M. Treu)[2].

Vous me dites : si je vais à Spa. Pourquoi irais-je à Spa ? J’irai directement à Paris. J’ai les Rimes de joie[3] parmi mes bouquins. Je m’étais longtemps proposé d’aller cette fois-ci à Londres. Mais « faulte de monnaie ! »

Nous y irons un jour ensemble plutôt.

Il est une heure, je ne suis encore ni lavé, ni habillé. J’irai à Constance dans une demi-heure. Au fond, je continue à mener la même vie vide. Il serait temps que je fisse autre chose. Je vous trouve heureux et complet, vous, d’être installé dans une existence. Je vais encore à l’état de colis. J’aurais pu et j’aurais dû faire en ces trois ans des économies qui me permissent de quitter cet ici, de rentrer à Paris et d’y flâner un an en attendant quelque chose. Voilà, je vis au sein de l’Inconscient ; il aura soin de moi.

Je me bats les flancs pour mettre des lignes sur ce papier, sous le préjugé que c’est du papier à lettre et qu’il faut que sa destinée s’accomplisse.

Au revoir.

J’espère encore n’aller pas au Babelsberg et palper les mains de votre silhouette dès le 10 août.

Votre
Jules Laforgue.

  1. Sur le conseil de ses médecins, l’Impératrice avait accepté cette année-là d’aller faire un séjour au château de Mainau dans l’île de Mainau, sur le lac de Constance, château qui appartenait au grand-duc de Bade.
  2. Voir la note de la lettre d’avril 1884.
  3. De Théodore Hannon.