Lettres. — II (1883-1887)
Texte établi par G. Jean-Aubry, Mercure de France (Œuvres complètes de Jules Laforgue. Tome Vp. 87-89).
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LXXXIX

À MAX KLINGER

Baden-Baden, dimanche (ever spleen
day) [fin juin 1884][1].
Cher Monsieur Klinger,

J’ai reçu les photographies en question ! merci. — Vous êtes bien heureux d’être à Paris, — à Paris où je vous retrouverai sans doute dans un mois et demi.

Comment ! Vous avez été refusé au Salon ? N’aviez-vous envoyé que ce Burg de Boecklin ? (Vous savez que je vous dis toujours ce que je pense.) J’aimais votre Burg parce qu’il était de vous et que tout de vous est intéressant si mal que ce puisse être ; ce Burg faisait de l’effet, la mer surtout était large ; mais pour mon humble goût je trouvais le tout trop sommairement plat, sans aucun travail de pointe, soit, mais aussi sans recherche de nuance et d’effets profonds dans ces teintes noires, plates. (Je vous expliquerai mieux la chose dans un mois à Paris, d’ailleurs en toute humilité.) Mais j’espérais que vous aviez aussi envoyé autre chose au Salon, non ?

Je comprends que Meissonier vous laisse froid, (ni âme, ni tempérament : un greffier puant le récépissé et le bois sec) et que Munkaczy vous horripile, un balayeur sans âme ni nerfs.

J’ai là le catalogue de Rafaëlli : les titres des tableaux sont fort intéressants, les dessins aussi, mais le texte n’atteint malheureusement pas encore son but. Mais c’est là un bon signal : l’annonce d’un temps où enfin les artistes se décideront à se raconter eux-mêmes, à s’expliquer la plume à la main et à chasser des journaux la clique des faux critiques d’art.

— Avez-vous vu dans la Gazette d’avril un petit dessin de Rafaëlli, un « Marché aux bœufs » ? C’est une merveille.

Maintenant laissez-moi vous conseiller de lire les livres suivants que Rieffel vous fera facilement procurer dans un cabinet de lecture : L’Irréparable par Bourget (le premier écrivain de la génération nouvelle) et À Rebours par Huysmans.

Quand ferez-vous quelques planches pour les Tales of Edgar Poe ?

Commencez-vous à connaître Paris et l’âme française, cette âme que personne ne connaît en Allemagne ni ne veut connaître ?

Pour cela il faut habiter les templa serena et savoir le français à fond, la langue (pas celle de Voltaire ou de Béranger !) et avoir le courage de lire beaucoup.

Au revoir, poignée de main.

(Mon article paraîtra peut-être le 1er juillet, ne sais.)

Bonjour à Rieffel qui ne m’écrit pas.

Jules Laforgue.

Je quitte Bade jeudi pour Coblentz.


  1. Cette lettre, qui a paru datée 1886, ne peut pas être de cette année-là, il y fait allusion aux mêmes photographies prêtées par lui à Klinger (cf. précédente lettre, p. 77) et que celui-ci n’aurait pas mis deux ans à lui renvoyer : ce n’est pas au bout de deux ans non plus que Laforgue aurait demandé à Klinger : « Commencez-vous à connaître Paris ? » Klinger était à Paris depuis juillet ou août 1883. Cette lettre fait en outre allusion à l’article sur Menzel qui parut dans la Gazette en juillet 1884.