Lettres. — II (1883-1887)
Texte établi par G. Jean-Aubry, Mercure de France (Œuvres complètes de Jules Laforgue. Tome Vp. 71-73).
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LXXXIV

À M. CHARLES HENRY

Dimanche [Berlin, janvier 1884].
Mon cher Henry,

Je viens de recevoir vos trois lettres en une.

D’abord la cire. Son châle est pommade carmin, et le fond peluche bronze, tout est pour le mieux dans le plus coquet des mondes possibles. J’ai fait mon entrée dans ce salon comme je vous avais dit, toutes deux ont eu un vrai succès. La dame du monsieur trouve la Parisienne adorable, le monsieur l’aime beaucoup aussi, mais il préfère de beaucoup la mienne et la guigne et la prendrait volontiers à la place de l’autre. Bref, nous en avons causé, ce qu’on en peut causer dans un salon, et ce matin il me les renvoie toutes deux par son domestique sans un mot. Je le verrai mardi et saurai à quoi m’en tenir. De toutes façons, s’il ne la veut pas, par dépit de n’avoir pas la mienne, après cependant l’avoir commandée et bien qu’il soit l’homme le plus artiste de Berlin (il a une douzaine d’impressionnistes, un Diaz, etc…) et un des plus riches, eh bien, si Cros le veut, je la garderai pour ma bonne jouissance et la lui paierai quand je pourrai.

Quant à mon pauvre bouquin, je trouve sa note effrayante[1]. Figurez-vous que, par suite d’un tas d’ennuis, je vis en ce moment sur mon trimestre avril-juillet et que par suite d’etc…, etc… je ne pourrai donner 700 frs à un imprimeur qu’au premier janvier prochain, sans acompte possible que 300 frs en juillet. — Mais trouveriez-vous donc bien une machine riche en papier vergé ? Ne vaut-il pas mieux s’adresser à cet idéal Léon Vanier sur le quai avant d’arriver à Notre-Dame, Léon Vanier qui imprime sur un divin papier d’épicerie des vers de Verlaine, Valade, etc. On lui commanderait une édition, le moins d’exemplaires possible, de 3e classe (comme aux pompes funèbres) et on lui donnerait 300 frs en juillet. — Ce Lemerre me semble grisé par le succès des illustrations en couleurs de ses livres d’étrennes, pour traiter si « familionnairement » un rimeur considérablement modeste !

— Merci pour ces tracas.

Je vous récrirai demain au sujet de la lettre de d’Alembert.

Bonjour et poignée de main à Cros. Maintenant je vais répondre à l’autre. Vous êtes tout de même heureux de voir les Manet. Et si j’avais le sou, je demanderais bien quinze jours. Au revoir.

Votre
Jules Laforgue.

  1. Le recueil des Complaintes, pour lequel, à ses frais, Jules Laforgue s’efforçait alors, par l’entremise de M. Charles Henry, de trouver un éditeur à Paris.