Lettres. — I (1881-1882)
Texte établi par G. Jean-Aubry, Mercure de France (Œuvres complètes de Jules Laforgue. Tome IVp. 85-89).
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XIX

À CHARLES EPHRUSSI

Berlin [9 janvier 1882].
Cher Monsieur Ephrussi,

Qu’il y a longtemps que je ne vous ai écrit ! Je vous écris parce que j’ai à vous dire que d’abord j’ai envoyé avant-hier samedi votre lettre et une carte à M. Bernstein lui demandant si je pouvais lui faire ma petite visite le lendemain vers 10 heures. Il m’a répondu qu’à cette heure il ne serait pas libre, mais que je vienne à 4 h. ½ dîner en famille à moins que je ne fusse pris. (Que lui dites-vous donc dans votre lettre pour que, ne me connaissant pas, il soit si bon pour moi et si aimable ? Ah ! vous n’en faites jamais d’autres !)

Cela néanmoins ne laissait pas que de m’effrayer ; de plus, j’avais lecture à faire et surtout à préparer, et j’ai écrit à M. Bernstein lui disant que je lui ferais ma visite le lendemain lundi à 1 h. (il m’avait prévenu qu’il était tous les jours chez lui à 1 heure), que je le remerciais bien, etc.

Mais voilà que ce matin lundi je reçois la visite d’un homme cherchant qui est M. le Comte de Seckendorff, lequel me dit qu’il me présentera cette après-midi à la Princesse royale.

Alors, j’ai écrit de nouveau à M. Bernstein, professeur de droit romain à l’Université de Berlin, le priant de m’excuser et de ne pas m’en vouloir.

Et je viens d’être présenté à la Princesse royale[1]. Elle est d’une simplicité et d’une amabilité charmantes. Je m’en suis tiré, je crois (sauf que j’ai été peut-être un peu bavard, mais la Princesse m’a mis sur votre chapitre, et dame…), d’ailleurs dites-moi, n’est-ce pas ? ce que M. de Seckendorff vous en dira, si tant est que tout ceci ait, en réalité, l’importance que cela a eu pour moi. La Princesse m’a tout de suite parlé de vous (je ne suis plus timide, je deviens observateur). Je vois son geste me montrant vaguement avec un sourire une table de travail, et me disant : Je l’ai presque terminé (votre livre).

Alors je me suis mis à bavarder, parlant de vos portraits historiques ; de Mme Ve Grahl, veuve de M. Grahl, possesseur d’une collection de dessins anciens à Dresde ; de l’article de Chesneau ; d’une deuxième édition de votre livre.

J’ai insinué que la publication de pareils livres à l’époque du jour de l’an, pêle-mêle avec la pacotille des livres d’étrennes, leur ôtait peut-être quelque chose de leur caractère imposant et durable… etc. J’ai bien bavardé, trop peut-être. J’ai toujours peur — enfin.

Outre cela, j’ai porté l’autre jour votre volume à l’Impératrice. J’ai mis le livre devant elle, elle a feuilleté les premières pages, puis, à son côté, je lui ai montré une à une les héliogravures et quelques dessins. Elle était émerveillée et plaçait des appréciations justes. Seulement elle a vu à la première page votre petit mot, et j’ai eu toutes les peines du monde à lui persuader que c’était pure amabilité de votre part, que je n’avais fait qu’un travail de copiste, et que d’ailleurs il était évident que j’étais trop jeune pour collaborer à de pareils ouvrages. Alors, elle m’a félicité du cadeau que vous m’aviez fait là. Etc.

Et voilà.

Et maintenant, ô bénédictin-dandy de la rue de Monceau, que faites-vous ? Je vois toujours les sommaires de la Gazette et de l’Art. Que tramez-vous entre votre Grenouillère de Monet et le Constantin Guys de Manet et le Van Goyen noyé d’averses et de brume, et la chose d’Ary Scheffer, et les archéologies bizarres de Moreau — dites ?…

Et Bourget ? Je vois très souvent ici un de ses amis qui fait de la critique musicale. Je fais des connaissances, un peintre de Dresde, un pianiste, le violoniste Ysaye, élève préféré de Vieuxtemps, ami de Rubinstein, etc.

Je travaille, travaille. Assez d’allemand — beaucoup de vers — une dissertation sur l’amour, cette force éternellement charmante et sale et ridicule.

Puis, je me réchauffe les yeux avec une pile de crépons japonais laissés par Pigeon.

Puis je refais des vers. Vu les peintures du café Bauer. Il fait ici un temps de mars très doux et pluvieux.

Je regrette les galeries de l’Odéon, les ciels malades que l’on voit du pont de la Concorde, les belles flaques de la place de ce nom. (J’ai été amoureux de la statue de Nantes qui symbolise la chasteté saine et virile.) Je regrette les enterrements à la Madeleine et à Saint-Augustin, et les rosses résignées et somnolentes des fiacres.

Je vous serre la main. J’espère que vous ne m’oubliez pas, même si vous n’avez pas le temps de m’écrire et je suis votre bien reconnaissant

Jules Laforgue.

On m’écrit qu’on a vu votre livre à Tarbes (Hautes-Pyrénées) !


  1. Femme du Prince Frédéric, futur et éphémère Frédéric III. Cette princesse, comme on le sait, était Anglaise, ce qui aux yeux de Laforgue, shakespearien et curieux d’art anglais, lui ajoutait des attraits dont par ailleurs elle ne manquait pas.