Lettres. — I (1881-1882)
Texte établi par G. Jean-Aubry, Mercure de France (Œuvres complètes de Jules Laforgue. Tome IVp. 72-78).
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XVI

À M. CHARLES HENRY

Berlin [30 décembre 1881].
Mon cher Ami,

Je suis resté si longtemps sans vous écrire, attendant toujours dans l’espoir de vous raconter ma visite au ministre en question[1]. Impossible jusqu’ici. J’ai encore des lettres de recommandation d’Ephrussi et je n’ai pu les utiliser, vous voyez.

Avez-vous lu le Dürer d’Ephrussi ? Je l’ai reçu. C’est énorme.

Je suis très pris, j’ai souvent deux lectures par jour.

Je lis et travaille d’énormes bouquins comme les Mémoires de Metternich et dont, en somme, je ne tire que la provision de deux ou trois lectures.

Puis des courses, des courses.

Aujourd’hui, la comtesse Hacke[2] m’a pris dans sa voiture ; des cochers à aiguillettes d’argent qui, passant devant les postes de casernes, font pousser un hurlement bizarre au factionnaire et sur ce accourir le poste qui présente les armes, avec un roulement de tambour, et l’officier saluant d’un éclair de son épée blanche. Et des badauds qui ôtent leurs coiffes. Très amusant, pour moi ancien locataire — payant — d’un garni rue Monsieur-le-Prince. Et nous avons couru durant des heures, des heures. Été visiter le pensionnat de l’Impératrice, une cage adorable et chaste.

Une institutrice, une Parisienne timide, nièce de Meyer du Collège de France, m’a fait visiter tout l’établissement, dortoirs blancs, réfectoires, cuisines, infirmerie, cabinets de bains, etc. Nous étions seuls… nous vagabondions à travers les étages ; je lui arrachais des bouts de conversation ; à la fin nous étions amis. Puis des visites, en ville, et rentrée à cinq heures. Je n’avais que le temps de manger et de me préparer pour la lecture du soir et lire les feuilles…

Demain la même chose…

Et des tas de lettres à écrire, des tas !

Je n’écris pas une seule ligne de mes livres. À peine le temps de lire chaque jour mes quelques versets de l’Éthique[3].

Connaissez-vous Lindenlaub[4] ?

Qu’est-ce que votre livre sur la peinture à l’encaustique[5] ?

A-t-il paru quelque chose d’intéressant ?

Je vous envoie quelques sonnets[6]. Si vous saviez comme c’est horrible ! Toujours la peur de trop corriger ou de ne pas assez faire comme je les aurais voulus. Par exemple ce sonnet, les Élus, sur rimes données ! Vous voyez, j’ai trop fait et pas assez ! Je n’aurai pas contenté notre poète et cette affaire me vaudra ses malédictions.

Advienne que pourra. Je n’ose continuer ainsi pour les autres avant de savoir comment ceux que je vous envoie auront été pris. Non, cette affaire des sonnets a été une idée désastreuse. Je vais perdre une amitié à laquelle j’aurais tenu. Je vous en supplie, ménagez la chose, soignez notre exorde, défendez-moi, montrez la candeur de mes intentions.

Maintenant me voici en face de la correspondance de Talleyrand avec Louis XVIII. Je lis du Sully Prud’h. à petites doses. J’ai cherché dans le Coffret de Santal[7], rien, c’est d’un art trop compliqué.

Je deviens très lourd, et vous finirez par trouver mes lettres stupides.

Quand j’aurai mon outillage d’eau-forte, je mettrai sur cuivre un dessin très bizarre fait l’autre dimanche pour l’Amour et le Crâne de Baudelaire.

Je lis la corresp. de Balzac et de Stendhal. Je fais de l’allemand.

Je vais me remettre à mes vers, tâcher à farder plus tristement ces pauvres fleurs sans sève.

N’es-tu pas, comme moi, un soleil automnal,
Ô ma si pâle, ô ma si froide Marguerite[8] ?

La fiancée de mes quatorze ans, en province, s’appelait Marguerite. Je lui faisais des vers d’une facture très audacieuse pour mon âge :

Marguerite ! si tu savais combien je t’aime !

Si vous croyez que je vais dire… C’est pourquoi je me tais et cherche autre chose. Quoi ?

Adde nunc vires viribus
Dulce balneum suavibus
Unguentatum odoribus
[9].

Nil inveni melius quam credere Christo.

La pendule aux accents funèbres
Sonnait brutalement midi.
Et le ciel versait des ténèbres
Sur ce triste monde engourdi[10].

MON CŒUR, prière (suite)

Qu’il fasse tout pur, à travers l’azur,
Et, mordu d’un cilice,
Qu’il marche vers Vous, déchiré de tous,
Et brûle et resplendisse,
Au seuil des grands cieux, dans un radieux
Écroulement de roses,

Ardent reposoir où monte, le soir.
L’encens triste des choses…

La débauche et la mort sont deux aimables filles[11].

Et Kahn ? pas de nouvelles ?

De l’arrière-saison le rayon jaune et doux[12].

Que les soleils sont beaux dans les chaudes soirées[13].

« Dieu s’aime soi-même d’un amour intellectuel et infini » [Spinoza].
« La Béatitude est l’amour de Dieu. »

J’ai le cœur très pourri de tristesse.

Guten Abend
Lehn’ deine Wang’ an meine Wang’ ! [14]

O schwöre nicht und küsse nur,
Ich glaube keinem Weiberschwur !…

O schwöre, Liebchen, immerfort[15].

Und wüssten’s die Blumen, die kleinen,
Wie tief verwundet mein Herz,

Sie würden mit mir weinen,
Zu heilen meinen Schmerz
[16].

Pourri, pourri de tristesse.

Jules Laforgue.

Pardon de ce que le Souza n’ait pas encore été remis, n’est-ce pas[17] ?


  1. M. Ch. Henry avait prié Jules Laforgue d’aller voir le ministre du Brésil à Berlin, baron de Jaurú, au sujet de la publication posthume des Mélanges de calcul intégral du mathématicien brésilien Joaquin Gomez de Souza, édités par les soins de M. Ch. Henry, chez Brockhaus, à Leipzig.
  2. Au lieu de « la comtesse » Laforgue avait d’abord écrit « maman ».
  3. De Spinoza.
  4. M. Th. Lindenlaub, aujourd’hui rédacteur au Temps, était, en 1881, correspondant d’un journal français à Berlin. Il se lia avec Laforgue dès l’arrivée de celui-ci. Sur ces circonstances, cf. l’Introduction de Berlin, la Cour et la ville de Jules Laforgue (Éd. de la Sirène. Paris, 1922).
  5. L’Encaustique et les autres procédés de peinture chez les Anciens qu’en collaboration avec Henry Cros M. Charles Henry devait publier en 1884.
  6. C’est-à-dire des sonnets de Mme Mullezer.
  7. Charles Cros, Le Coffret de Santal.
  8. Cf. le fragment Amour de la quinzième année (Vie Moderne, 27 août 1887) et le poème : Excuse macabre (cf. l’Appendice des Poésies) où figure ce même prénom « Marguerite, Margaretha, » et qui datent l’un et l’autre de la tout première époque littéraire de Laforgue.
  9. Les Fleurs du Mal : Franciscæ meæ laudes.
  10. Ib. : Rêve parisien.
  11. Les Fleurs du Mal : Les deux bonnes sœurs.
  12. Ib. : Chant d’automne.
  13. Ib. : Le Balcon.
  14. Bonsoir.
    Appuie ta joue à ma joue (H. Heine, Intermezzo, VI).

  15. Ô ne jure pas, baise seulement,
    Je ne crois à aucun serment de femme !…
    Ô jure, aimée, perpétuellement ! (H. Heine, ib., XIII).

  16. Et si les fleurs, les petites fleurs
    Savaient combien profond est blessé mon cœur,
    Elles pleureraient avec moi
    Pour guérir ma douleur. (H. Heine, Intermezzo, XXII.)

  17. Un travail de Joaquin Gomez de Souza, le mathématicien brésilien dont il a été question précédemment.