Lettres de Hippolyte Taine
Revue des Deux Mondes5e période, tome 26 (p. 789-833).
◄  01
LETTRES
DE
HIPPOLYTE TAINE


la commune



A Madame H. Taine.
Dimanche 19 mars 1871, 10 heures du matin.

Depuis la lettre de votre père d’hier au soir[1], la situation s’est fort empirée. — Nous sommes avec votre père au bureau des Débats, qui est vide, nous venons de lire tous les journaux, de causer avec diverses personnes. Nous ne savons rien au juste. L’émeute semble avoir le dessus, beaucoup de soldats ont mis la crosse en l’air. On m’apprend que le gouvernement de Thiers, etc., vient de retourner à Versailles avec les troupes. — Paris est tranquille dans notre quartier, il a sa physionomie ordinaire ; s’il y a barricades, c’est du côté de Montmartre. Cet événement est désolant, je n’ai pas besoin de vous en dire les conséquences. Le train venant de Tours a été arrêté hier à la gare de Paris ; on a fait descendre et on a emmené le général Chanzy[2]; on a visité les wagons, on voulait couper les rails.

Nous vous écrirons ce soir, les événemens marchent, et peuvent modifier la situation d’heure en heure.

A Madame H. Taine.
19 mars, 4 heures du soir.

Un gouvernement nouveau s’est installé à l’Hôtel de Ville, et appelle les citoyens à de nouvelles élections communales. Les noms de ces intrus sont tout à fait inconnus, sauf Assi[3], l’ouvrier meneur du Creusot, et Lullier[4], le lieutenant de marine fou. L’Assemblée et tous les ministres sont à Versailles avec des troupes. Aucune nouvelle d’eux ; il est probable que les insurgés ont coupé les communications. Je viens de voir le secrétaire général de l’Instruction publique[5] ; il n’avait reçu aucune instruction de Versailles.

L’infanterie de ligne est très mauvaise, et fraternise tout de suite avec les émeutiers. Nous avons causé avec des gardes nationaux du Ier arrondissement, à la mairie. Ils ne pactisent pas avec l’émeute, mais refusent d’accepter d’Aurelie de Paladines[6], un chef nommé par le gouvernement ; ils veulent élire leur chef. — Il y a connivence ou étourdissement général de ceux qui ne sont pas insurgés. Le siège de Paris a troublé, exalté toutes les têtes.

Barricades à Montmartre et autour de l’Hôtel de Ville ; mais tout le reste de la ville, chez nous, les quais, rue Richelieu, rue Lafayette, les boulevards, etc., sont comme à l’ordinaire : gais, animés ; marchands, femmes en toilette, enfans, groupes bavards, flâneurs.

J’ai vu quantité de personnes, l’impression est plutôt que ce gouvernement impromptu va s’user, que Montmartre est divisé en plusieurs factions, que les noms affichés sont des comparses indiquant l’hésitation des vrais chefs : Blanqui[7], Flourens[8], peut-être Victor Hugo, Louis Blanc. — Le danger est que les Prussiens qui sont à Saint-Denis ne veuillent entrer.

Que fera l’Assemblée ? — La conclusion visible, c’est Paris déchu de son titre de capitale et la République perdue ; — la droite de l’Assemblée va imposer au gouvernement une répression violente.

Il faut quarante-huit heures pour que la couleur des choses se décide.


A Madame H. Taine.
Paris, lundi 20 mars, 1 heure.

L’émeute s’est installée à l’Hôtel de Ville et aux ministères. — Elle convoque les électeurs de Paris pour nommer des conseillers, administrateurs municipaux, bref, une Commune. — Ils parlent d’un ton doux, accusant beaucoup l’Assemblée et le Pouvoir exécutif, mais leurs projets précis sont inconnus. — Aucune nouvelle instruction n’a été envoyée de Versailles. Libon[9], que nous venons de voir, ne sait rien.

Dans Paris, rien d’inusité ; nous venons d’aller boulevard Saint-Denis ; on circule et on cause, les boutiques sont ouvertes. La garde nationale et l’armée ont tout à fait lâché, et laissent faire. Anarchie tranquille et complète. Les deux gouvernemens ont l’air d’avoir peur l’un de l’autre ; la poste a reçu le conseil d’expédier l’Officiel, qui est depuis ce matin aux mains de l’émeute et porte ses proclamations. — Le gâchis est parfait, c’est une dissolution spontanée de la France. La cause de la situation présente et du succès des émeutiers (tous de l’Internationale), c’est la rancune extraordinaire des Parisiens ignorans et même éclairés contre Trochu, etc., qu’ils considèrent comme des traîtres ; l’Assemblée nationale qui les renferme, qui renchérit sur eux, et dont la majorité veut transporter la capitale ailleurs, leur est presque aussi odieuse. — Ils sont dégoûtés de leurs chefs et de tout chef. En ce moment, personne ne semble ici avoir une idée du pouvoir légitime, de l’obéissance ; le siège les a rendus fous. Cependant tous les journaux, moins le Rappel, le Patriote, et quelques Ultra, prêchent pour l’Assemblée.

Plusieurs personnes croient que ce gouvernement d’inconnus va se dissoudre dans le mépris. Moi, je crois à l’emploi de la force, peut-être à une rentrée des Prussiens, aux vivres coupés à Paris, etc. ; c’est pourquoi nous nous en allons.

D’ailleurs, le sentiment de notre impuissance et de la déraison générale nous désole.

Orsay, lundi 20, soir.

Je suis arrivé depuis trois heures ; je trouve Orsay fort tranquille et presque sans trace de guerre.

J’ai le cœur mort dans la poitrine ; il me semble que je vis parmi des fous et que le gendarme prussien est en route avec sa trique pour les mettre à la raison. J’ai même perdu le sentiment de l’indignation.


A Madame H. Taine.
Orsay, 21 mars, le soir.

Je crois que vous savez mieux que moi la situation politique ; — aujourd’hui, en revenant de Châtenay à la station de Berny, j’ai arrêté une voiture venant de Versailles, et dans le train j’ai causé avec des gens venant de Paris. — L’Assemblée tient bon, elle a 50 000 à 60 000 hommes de troupes, les zouaves pontificaux. Seine-et-Oise est en état de siège. Les maires et députés de Paris sont pour elle. Elle déclare l’urgence pour la loi sur les élections communales. Il y a des espérances d’arrangement. Beaucoup de gardes nationaux commencent à comprendre qu’ils font une sottise. — Cependant les barricades se multiplient dans Paris, et le désordre est parfait.

Les gardes nationaux jouent au bouchon ; plusieurs n’ont pas de pain, et font des quêtes pour acheter du « saucisson et une goutte. » Ils ont occupé les forts. — En somme, il est possible que, par dégoût et lassitude, ils laissent l’ordre se rétablir. Mais j’espère que l’Assemblée ne fera pas la folie de revenir à Paris ; si elle y eût été, l’émeute l’eût prise comme dans une souricière, et tout était perdu.

J’arrive de Châtenay ; les Allemands l’ont évacué hier. Les meubles ont été forcés ; les livres dans la bibliothèque et dans mon cabinet paraissent intacts, quoiqu’en désordre. Nous avons ouvert toutes les portes et fenêtres pour donner de l’air ; je fais acheter du chlore ; on en mettra dans toutes les chambres. Le jardinier commence à entasser les ordures : il a un homme pour l’aider ; avec un cheval et un tombereau, ils vont transporter dehors tous les détritus. On me dit que tous ces détritus vont être employés dans les champs comme fumier, qu’il y a eu très peu de chevaux et d’hommes enterrés dans le pays. Châtenay se repeuple.


A Madame H. Taine.
Paris, jeudi 23 mars.

J’arrive à Paris et je vais retourner à Orsay… La ville peut être écrasée par les Prussiens qui, le 21, ont menacé officiellement de la traiter en ennemie. — Je viens de lire les journaux. L’émeute a tiré sur une manifestation inoffensive[10], place Vendôme, tué vingt-deux personnes. Elle prend des allures de Comité de salut public et va essayer de la Terreur.

Orsay, 24 mars.

Je suis allé hier à Paris pour tâcher d’avoir des lettres de vous. Orsay a quarante-huit heures de retard ; le service se fait par Palaiseau, Versailles, et par piétons.

C’est le désespoir dans l’âme qu’on lit les journaux en ce moment et qu’on voit Paris. Jamais décomposition sociale n’a été si manifeste. La majeure partie des gardes nationaux est, je crois, pour l’Assemblée ; mais autour de quel centre peuvent-ils se réunir ? Il y a peut-être cinquante mille casse-cous, socialistes, terroristes, gens sans aveu, déclassés de tous genres à trente sous par jour, soldats enrôlés à quarante sous avec la promesse d’un grade, etc. Le sang a coulé, il coulera encore. Personne ne voit une issue ; peut-être la meilleure serait un décret de l’Assemblée convoquant les électeurs de Paris pour élire la commission municipale, et les convoquant très vite, car les émeutiers de l’Hôtel de Ville les convoquent pour dimanche. Le centre de Paris (Banque, Bourse, Saint-Germain-l’Auxerrois) est occupé par les bataillons honnêtes, qui défendent leurs mairies et empêchent les insurgés de s’en emparer. Mais ils sont en moindre nombre, et peuvent être enlevés d’un moment à l’autre. — Lullier le fou est nommé commandant général de la garde nationale. Un tel chef peut tout hasarder. Notre quartier est le plus tranquille et sera, je crois, le moins exposé. Libon est à Versailles ; peut-être pourrez-vous m’écrire par lui. Le chemin de fer vient et va quatre fois par jour de Paris à Orsay et ne porte pas encore les lettres. Libon devrait nous rendre le service de rétablir la poste par chemin de fer.


A M. Alexandre Denuelle.
Orsay, 25 mars 1871.

… M. Guillaume me répond que, sauf envahissement ou interdiction, mon cours aura lieu le lundi 27 à deux heures, que beaucoup de personnes ont déjà demandé des cartes, etc. Je ferai donc ma leçon et j’en suis bien aise ; vous comprenez pourquoi. — Si les troubles continuent, je reviendrai le soir à Orsay, à cause des miens, mais ne leur dites rien de cette leçon ; quoiqu’il n’y ait rien à redouter, j’aurais peur qu’on n’en prît alarme.

La poste a ici quarante-huit heures de retard, je ne puis vous rien dire des affaires. — Hier, à l’arrivée du train à six heures, on craignait des violences ; les bataillons honnêtes autour de la Bourse sont menacés par les insurgés. — S’il n’y a pas de coup de main d’ici à dimanche, tant mieux ; on se comptera ce jour-là au scrutin ; il n’y aura qu’une minorité de votans, à moins de falsification des chiffres. Le danger est toujours grand, le comité doit sentir qu’il joue son va-tout.

On a déjà enlevé de notre maison de Châtenay cinq tombereaux d’ordures ; on continue, il y en a encore deux.

Les Allemands avaient trouvé les clefs en forçant le tiroir de votre chambre. Je les y retrouve aujourd’hui et j’ouvre. Tout est presque intact, sauf mes vêtemens qu’on a pris.

Je sors de chez l’adjoint Sinet. Des mesures sont prises. Depuis huit jours, on travaille à nettoyer l’abattoir encombré, ordre d’enlever toutes les ordures déposées dans les rues pour le 31 mars. On a recouvert de terre épaisse les hommes et les chevaux enterrés çà et là. Je conseille de semer dessus du gazon anglais avec terreau. — Ce soir, nous aurons du chlore. Les odeurs du village ont bien diminué et environ cent habitans sont rentrés. Cela irait plus vite sans les troubles de Paris, qui leur ôtent les conseils et la direction ordinaire venant de l’Hôtel de Ville.

A sa mère.
Orsay, 26 mars.

Je viens de voir ici diverses personnes qui arrivent hier soir de Paris, et l’une d’elles qui avait causé ce matin avec un député ; M. Thiers ne compte pas sur la fidélité des troupes de Versailles, et, à cause de cela, il n’entreprend rien sur Paris. Il laisse Paris jeter sa fougue, se lasser comme Lyon il y a six mois. Ils espèrent qu’on reviendra ainsi au sens commun. Par malheur, les maires, ont cédé hier au Comité des insurgés et appelé aujourd’hui dimanche les habitans aux élections. — Les noms proposés par les journaux rouges sont inouïs. Le danger est qu’un comité de Salut public, une Terreur ne s’établisse à Paris. Alors quelles seront les conséquences ?

En tout cas, par la scission, nous sommes toujours au bord de la guerre civile et du massacre. — Tout est arrêté, la Bourse est fermée.

Je suis allé hier à Châtenay, j’ai vu l’adjoint, ils travaillent à l’assainissement ; on a enlevé sept tombereaux d’ordures de chez moi. La maison du curé et celle de mon ami le professeur Briot[11] sont ouvertes, abandonnées, ignobles, ce sont des chenils vides.


A Madame H. Taine.
Dimanche soir, 26 mars, Orsay.

Mon chagrin est si profond et mes prévisions sont si tristes que j’aime mieux ne pas en parler. Vous avez assez à supporter sans subir le contre-coup de mes pensées. Pourtant, puisque vous le voulez, voici le second acte ; j’attends le troisième, une nouvelle invasion, un préfet prussien à Paris, et je sais des gens qui l’accepteraient, préférant M. de Moltke à MM. Lullier, Assi et compagnie. — Au 18 mars, l’Europe, après nous avoir raillés comme des écervelés débiles, pouvait nous plaindre à cause de la grandeur de nos maux ; maintenant elle a le droit de nous mépriser et elle en use. Nul sentiment du droit, une vanité exaspérée qui s’en prend aux chefs au lieu de s’en prendre à l’ennemi, Paris aussi fou et aussi vil qu’il a paru héroïque ; je dis paru ; l’opinion de X., que vous connaissez, est celle de mon oncle et des observateurs froids. Il est dur de penser mal de sa patrie ; il me semble qu’il, s’agit pour moi d’un proche parent, presque d’un père, d’une mère, et qu’après l’avoir jugé incapable, je suis obligé de le trouver grotesque, odieux, bas, absolument incorrigible, et destiné à la prison des malfaiteurs ou au cabanon des fous. — M. Thiers n’ose rien, ne comptant pas sur les troupes ; l’amiral Saisset[12]et les maires ont tout accordé ; aujourd’hui, les gens du ruisseau votent, sont nommés, et triomphent ; si vous lisiez leurs journaux, la Nouvelle République, le Cri du Peuple, le Père Duchêne ! L’Assemblée attend, laisse l’émeute sfogarsi, s’éventer à force de désordre et de lassitude. L’instrument de l’ordre, la force armée est maintenant usée, épointée ; c’est un retour à la barbarie et aux hasards des anarchies primitives.


A Madame H. Taine.
Paris, mardi 28 mars.

Aux Débats, ils s’attendent à être supprimés et quelques-uns proposent de transporter le journal à Versailles. Ce matin, les rouges couleur Blanqui l’emportent dans dix-sept arrondissemens ; les trois autres ont élu des anciens adjoints ; les journaux du parti triomphant appellent Tirard[13] un réactionnaire ! Jugez de la couleur de la nouvelle municipalité. — Hier le drapeau rouge était à la préfecture de police et au ministère de l’Intérieur. D’après mes entretiens avec plusieurs personnes bien informées et dont l’une revient de Londres, les menées et l’argent bonapartistes sont pour beaucoup là-dedans. — Vingt petits faits que j’omets me prouvent que l’Assemblée de Versailles ne peut compter sur les troupes qui la gardent. C’est tout au plus si elles la défendraient. Conduites à l’attaque, elles annoncent qu’elles mettraient la crosse en l’air.

… On n’estime pas que la domination du parti exalté puisse durer ici plus de trois semaines. Ils vont être déjà bien embarrassés le 31 pour les paiemens du mois. Qu’est-ce qui les remplacera ?… L’Assemblée, les Prussiens ou Bonaparte ?… Je suis dans un état continu de désespoir sec et de colère muette pour qui toute parole ou écriture est une peine. Hier j’ai cru que je ne pourrais pas desserrer les lèvres pour faire mon cours. Je passe ici la journée, tant j’ai besoin de solitude et de silence. N’ayez pas de crainte, le quartier est tranquille, les omnibus vont ; le chemin de fer d’Orsay sera le dernier coupé, et demain matin je le reprendrai. Une dame avec qui j’ai voyagé, ayant le château de Bel-Air à Bièvres, estime les dommages à cent cinquante mille francs : on a pris tous ses tableaux, bijoux, collections d’art, panoplies, vins, linge, et coupé ses arbres par milliers.


A Madame H. Taine.
28 mars, soir.

Toujours la même situation ; nous sommes assis dans la boue. Je viens du Journal, nous avons comparé nos renseignemens. Nous connaissons plusieurs des coryphées nouveaux : Bergeret[14], Eudes[15], Assi, Billioray[16], Ranc[17], Tolain[18], Malon[19], Vallès[20], Paschal Grousset[21]; d’autres encore. Des fanatiques étroits, des casse-cou, des ratés, un ou deux filous, des criards de clubs, ce sont là nos chefs. Si le scrutin n’a pas été falsifié, ils ont 130 000 voix. Le principe des électeurs a été celui-ci : « Les hommes célèbres, spéciaux, nous ont gouvernés aussi mal que possible. Essayons la méthode inverse, prenons des inconnus ; ils ne feront pas pis. » On calcule qu’avec cinq cent mille francs par jour pour la garde nationale, et les autres dépenses, il leur faut un million par jour. Comment le trouveront-ils ? Des assignats, ou des contributions forcées sur le Crédit Foncier, les agens de change, les grands banquiers, les riches, lesdites contributions devant être payées, sous peine d’être fusillé : c’est le procédé qui a réussi aux Prussiens. Que votre père tâche de se procurer leurs journaux ; je vous envoie dix lignes de l’Officiel sur le Duc d’Aumale, qu’on dit à Versailles. Mais les journaux dont se nourrissent les faubourgs sont encore pires.

… Laissons toutes ces horreurs et toutes ces ordures… Je reviendrai vendredi pour faire mon cours, mais je crois que je ne coucherai plus ; après le 31, personne ne sait ce que va faire la Commune pour avoir de l’argent… Évidemment la politique de M. Thiers est de les laisser se ruiner en nous ruinant. Les gens aisés quittent Paris, repeuplent la campagne ou l’étranger, Boutmy vient de partir pour Genève, M. Bertin, pour Amélie-les-Bains. Mlle Bertin à Bièvres a été saccagée ; pourtant elle vient de retrouver ses deux pianos dans des fermes ou maisons voisines. Il est possible que le plan de M. Thiers soit bon ; il paraît que les gens du Comité se disputent déjà. Les trois ou quatre honnêtes gens nommés avec eux ont refusé le mandat. Peut-être cela finira-t-il comme à Lyon.


A Madame H. Taine.
Jeudi 30, Orsay.

Beaucoup de gens reviennent à Châtenay : j’en ai vu une douzaine en redingote et chapeau noir hier, entre autres le maire.

Au lavoir il y avait six ou sept blanchisseuses. Le boucher répare sa boutique et rouvrira bientôt. Sceaux est repeuplé, on peut s’y fournir. L’administration des ponts et chaussées a envoya ses agens ; il n’y a plus d’exhumations et d’enterremens à nouveau qu’à Bry, à 2 kilomètres.

Il y a encore bien des ordures dans le village, il faudra longtemps pour que les portes et fenêtres défoncées soient rétablies ; mais, le 10 avril, je compte toujours que Châtenay sera habitable. Hier, chez les sœurs, les habitans venaient reconnaître et emporter les objets transportés et entassés dans la cour. J’ai vu là le maire et l’adjoint, et ouvert l’idée d’une souscription pour nous procurer les chevaux et tombereaux qui manquent (il n’y en a que cinq dans le village). Cette idée a pris, quatre personnes ont déjà donné leur nom : la chose sera présentée aujourd’hui au Conseil municipal : si le 31, malgré l’arrêté, toutes les ordures n’ont pu être évacuées dans les fossés de la grande route, j’espère qu’on appliquera mon idée.

Le docteur M… est absent, j’ai vu son beau-père notaire, au milieu des débris de son étude, avec un seul menuisier ; — on manque d’ouvriers, de bois et même d’outils, à cause des troubles de Paris…

A mon sens, les maisons particulières ne courent pas grand risque d’être pillées à Paris ; mais le moment de la crise approche ; l’argent va manquer à la Commune ; on parlait hier de menaces contre la Banque ; il y aura des violences contre les grands établissemens de crédit, contre les financiers, les riches ; la Commune les forcera à signer des traites, en emmènera plusieurs comme otages ; elle va se trouver acculée à des crimes ; probablement on compte là-dessus à Versailles, et sur l’indignation qui s’ensuivra.

Chevrillon est à Brest, ayant passé avec peine, un sac de nuit à la main, à travers les insurgés qui arrêtent les militaires à l’embarcadère. Dans Paris les omnibus circulent, on voit des fiacres ; c’est aux embarcadères et dans les faubourgs que sont les barricades.


A Madame H. Taine.
Paris, 31 mars, vendredi matin.

… Quant aux nouvelles politiques, la poste passe aux mains de la Commune. Je ne puis plus vous en parler. Voyez les Débats, le Temps, et, si vous pouvez, les journaux de la Commune, entre autres l’Officiel nouveau, — les Débats en donnent, des extraits ; — cela vous montrera ce qu’on dit à Belleville, Montmartre, et dans les vingt-cinq bataillons de marche que la Commune vient d’organiser, à cinquante sous par homme et par jour. Trois termes de loyer, depuis octobre 70, viennent d’être supprimés par arrêté, et qui veut peut résilier.

En ce moment nous sommes sur un bateau qui fait naufrage, il ne faut songer qu’au sauvetage. Les troupes s’accumulent toujours à Versailles ; nous en voyons passer par masses sur la route d’Orsay. Sauf Marseille, l’Assemblée est reconnue par toute la France et aussi par l’étranger. Je vais faire ma leçon el savoir si j’en ferai d’autres. Les deux doyens des facultés de droit et de médecine ont été destitués, et remplacés par Acollas[22] et Naquet[23]; je suppose que M. Guillaume sera remplacé par Courbet. Ce soir, à Orsay, j’aurai des nouvelles de Versailles, par MM. Flury-Hérard[24] et Pont[25], qui y sont.

Je crois toujours que le pillage des maisons privées n’est pas à craindre. Le danger, ce sont des contributions énormes sur tel ou tel pris pour otage.

4 heures, Journal des Débats.

Les lettres ne partent plus pour la province ; la poste à Paris est désorganisée : les trains sont arrêtés entre Paris et Versailles ; je crois qu’on ne part plus pour l’Ouest. On parle d’interdire la sortie de Paris ; j’ai mon billet d’aller et retour, je puis en tous cas revenir à Orsay.

Les nouvelles que j’apprends changent tout à fait la situation ; les événemens vont s’aggraver, il est possible que je ne revienne pas lundi à Paris ; j’avais quinze personnes à mon cours. Cette lettre vous arrivera quarante-huit heures trop tard, parce qu’elle doit passer par Versailles.


A Madame H. Taine.
Orsay. 31 mars, soir.

Demain peut-être, il se passera un grave événement ; il est très probable que les vingt-cinq bataillons de marche de la Commune attaqueront Versailles[26], comptant sur la défection des troupes. Arrivé ici à six heures, j’ai su par MM. Flury et Pont qu’on paraissait ne se douter de rien à Versailles ; je suis allé chez le brigadier de gendarmerie qui, j’espère, va faire porter ce soir une lettre de moi à Jules Simon[27]. M. Breton[28]avait envoyé un homme à Versailles dans l’après-midi ; les chemins de fer sur Versailles ne partant plus, l’homme était à pied. Enfin, j’espère que d’autres avis ont été envoyés, et qu’ils ne se laisseront pas surprendre.

Le Comité n’a plus d’argent ; il a volé les caisses des cinq grandes compagnies d’assurance ; cent cinquante mille personnes sont parties de Paris, il va jouer son va-tout. J’ai prévenu M. Guillaume, je n’irai pas à Paris lundi si le retour n’est pas sûr. Aujourd’hui déjà, il paraît certain que la ligne du Nord est barrée. Le développement de la situation les conduira d’ici à quelques jours à clore Paris et à prendre les riches bourgeois comme otages. Le Crédit Foncier est occupé par eux. Partout le drapeau rouge ; si, par malheur, ils triomphent demain et chassent l’Assemblée, dans huit jours, les Prussiens seront à Paris, et, ce qui est pis, bien accueillis comme libérateurs après une Terreur.


A Madame H. Taine.
1er avril, Orsay.

Je n’ai reçu aujourd’hui aucune lettre ; pas de journaux, la poste est toujours arrêtée à Paris. — Nous sommes ici comme dans une boîte fermée, je sais moins de nouvelles que vous. — Je vais à la gare à l’arrivée des trains ; j’ai vu aujourd’hui des voyageurs venant de Paris ; le chemin de l’Est est fermé ; les insurgés ont demandé 10 pour 100 de la recette ; refus, alors ils ont occupé la gare ; — il est clair qu’en fait d’argent, ils sont aux abois ; — du reste, faire à Paris une Commune indépendante, c’est essayer de faire vivre une tête sans corps.

Un gendarme a porté mon avis à Versailles ; mais il n’y a pas eu d’attaques sérieuses ; les insurgés n’ont fait que tâter les troupes et ont laissé deux cents prisonniers.

M. Combes, directeur de l’École des Mines, vient d’arriver ici avec sa fille ; M. Pont, M. Flury-Hérard ne vont plus à Paris. — Comme banquier, magistrat, etc., ils sont menacés ; on parle de quinze cents personnes arrêtées à Paris comme suspectes. Je crois de plus en plus qu’ils sont acculés ; le sang n’arrive plus à la tête coupée, et alors elle meurt ; mais, avant de mourir, elle peut avoir des convulsions

Je voulais aller demain à Versailles. Impossible, sauf en faisant quatre lieues à pied. Un omnibus part à sept heures du matin de Jouy-en-Josas, à deux lieues d’ici, un autre de Palaiseau à dix heures, et ne va qu’à Bièvres.


A M. Denuelle.
Orsay, 3 avril 1871, matin.

Vous devez avoir des nouvelles avant moi. Cependant voici ce que je sais. Hier, de dix heures à midi, nous entendions les coups de canon et la fusillade. A six heures, à l’arrivée du train de Paris, j’ai eu des renseignemens par deux personnes, l’une venant de Paris, l’autre de Versailles. Engagement non prévu, insurgés mis en fuite par les feux du Mont-Valérien, bataillons de la Commune vus entrant en désordre dans les Champs-Elysées. Ils ont mis dix mitrailleuses à Courbevoie, dans l’attente d’une attaque pour aujourd’hui. Le médecin du régiment de gendarmerie a été pris par eux ; plusieurs marins blessés étaient ramenés à Versailles dans des voitures. On a fait un assez grand nombre de prisonniers. D’après cela, il semble que le dénouement va se hâter. Les trains du Nord et de l’Est ont recommencé à circuler. Ceux d’Orsay ont circulé hier tout au soir.

Je vais ce matin faire ma leçon à Paris ; c’est une question d’honneur ; sauf empêchement physique, il faut être à son poste.

J’irai demain m’installer à Châtenay. Il est bon que la maison soit occupée maintenant. Si l’Assemblée a le dessous, ou si la solution tarde, il paraît certain que les Prussiens reprendront leurs anciennes positions. Or, ils ne respectent que ce qui est habité par les propriétaires.

D’ailleurs, ayant des livres, je pourrai travailler.


A Madame H. Taine.
Orsay, lundi 3, 8 heures du soir.

Me voici de retour à Orsay, après avoir fait ma leçon à Paris ; M. Flury-Hérard revient de Versailles ; j’ai vu diverses personnes, voici le résumé de la journée d’aujourd’hui et de celle d’hier.

Un fort coup de lancette vient d’être donné dans l’abcès. Il n’y a pas eu de défection à Versailles ; à quatre heures aujourd’hui la ville était tranquille, joyeuse, et applaudissait les marins qui rentraient. Toute la journée, le canon a grondé vers les hauteurs de Châtillon, à Clamart, et probablement vers le Petit-Bicêtre. Le Mont-Valérien, qui était à nous, a tiré sur la principale colonne des insurgés, l’a coupée en deux ; la queue s’est enfuie en désordre vers Paris, la tête et la grosse moitié se sont trouvées entre le Mont-Valérien et Versailles ; à Paris et à Versailles, on compte qu’en ce moment, elle a mis bas les armes.

J’ai vu les quais, la rue de Rivoli, le boulevard Saint-Michel ; d’autres ont vu Montmartre, Charonne, les Champs-Elysées. Partout des gardes nationaux par deux, par trois, quelques-uns portant plusieurs fusils, tous l’air déconfit, et la mine longue. De même sur la gauche du chemin de fer entre Sceaux-Ceinture et Bourg-la-Reine ; ils couraient à la débandade, et beaucoup de femmes avec eux : ce sont leurs mégères qui les excitent. Une femme est montée en wagon ; elle était venue de Clamart où les boutiques étaient fermées. On se battait vers le moulin de Châtillon ; selon elle, les gardes nationaux fuyaient.

Vous aurez des nouvelles des journaux avant cette lettre ; cependant, je vous donne ces détails en manière de continuation ; je crois maintenant que Paris sera soumis dans huit jours. On parlait de dix mille, trente mille gardes nationaux prisonniers, d’un grand massacre fait par le Mont-Valérien. Cependant la Commune prodigue les décrets violens ; Thiers et les ministres accusés, leurs biens séquestrés, le budget des Cultes supprimé, les biens des corporations religieuses confisqués. Ils s’arrangent de façon à discréditer pour toujours la République. Leurs journaux, notamment la Montagne, demandent la guillotine. Cependant les omnibus circulent dans Paris, les chemins de fer fonctionnent, on voit des dames et des enfans dans les rues.

Je ne fais pas de leçon vendredi. J’irai à Châtenay dans quelques jours pour m’y établir.

Aucune lettre de vous depuis trois jours : je sais que pas une lettre n’est arrivée de Versailles, ni de Paris.


A Madame H. Taine.
Mardi 4, Orsay.

Pas de lettre de vous encore ; elles sont arrêtées à Paris ou restent à Versailles ; écrivez-moi par Libon ou par M. Questel ; pour moi, j’espère que mes lettres vous arrivent, le facteur part tous les matins pour Palaiseau, et de là pour Versailles.

Je viens de Châtenay, où je ne m’établirai pas avant quelques jours. Il n’y a de postes ni là, ni à Sceaux. Un facteur envoyé de Versailles stationne depuis quatre jours à Berny attendant des courriers ; ils n’arrivent pas, il est les bras ballans. Tout est désorganisé.

A partir d’aujourd’hui, par avis affiché dans les chemins de fer, aucun homme valide ne peut sortir de Paris. On ne délivre plus de billets. Goumy, qui avait son aller et retour, a passé à grand’peine et par une complaisance du capitaine du poste de Sceaux-Ceinture. Naturellement, je n’irai plus à Paris avant le rétablissement de l’ordre.

Les insurgés ont saisi la caisse des pompes funèbres, et reçoivent en son lieu et place. Ils font des visites domiciliaires, et enrôlent de force les gardes nationaux du parti contraire, ou tièdes. Ils appliquent leurs décrets sur les biens du clergé, et ont saisi la maison des Jésuites, rue des Postes. Ils ont emprisonné Assi qui voulait traiter avec l’Assemblée. On peut estimer leur armée à cent vingt mille hommes, dont quarante mille résolus. A Versailles quatre-vingt mille hommes au moins et qui s’accroissent tous les jours, surtout par la rentrée de l’armée de Metz ; tous très résolus, très irrités, très montés, et disant tout haut aux voyageurs qu’ils vont taper dur.

Trois mille cinq cents gardes nationaux prisonniers à Versailles, Flourens tué d’un coup de sabre ; Henry et Duval les généraux improvisés, prisonniers, l’un d’eux fusillé. Leur déroute hier a été complète. A Châtenay, ils se sauvaient, jetant leurs fusils qu’on a portés à la mairie.

Ils ont Vanves, Issy, Montrouge. Ce matin, à neuf heures, ils étaient tout à fait chassés de Châtillon, qu’ils ont canonné toute l’après-midi. Du jardin, à trois heures, j’entendais les explosions continues et les grincemens des mitrailleuses. Je les crois refoulés dans Paris et dans les forts. Châtenay est à l’abri, mais ce matin leurs obus tombaient sur Robinson, tous les gens de cet endroit ont dû fuir.

Mes renseignemens sont sérieux. M. Paul Flury revient de Versailles. Goumy et cinq autres de Paris pour la dernière fois.

J’ai rapporté de Châtenay quelques volumes. Ma vie est bien vide, et j’ai le cœur triste. J’essaie en vain de travailler. J’ébauche en pensée mon futur livre sur la France contemporaine.


A Madame H. Taine.
Mercredi 5, Orsay.

Les lettres manquent toujours : un de mes amis, hier, à Versailles, a vu le bureau encombré ; on nous promet une distribution prochaine, mais qui peut y compter ? Pourvu que les miennes vous arrivent ! On n’ose me l’assurer absolument. Demain, j’irai à Versailles, à pied s’il le faut, plus probablement en voiture ; mon beau-frère me conduira, tout à fait ou jusqu’à Saclé ; je trouverai bien un fiacre pour revenir jusqu’à Jouy. J’irai voir Libon, M. Questel, de Witt.

Toute cette journée encore le canon a grondé, et toute la nuit dernière ; voilà soixante heures que cela dure ; cette après-midi, sur la colline, on entendait surtout des feux de peloton et des mitrailleuses ; il semble que l’affaire est toujours vers Vanves et Châtillon. Selon mes renseignemens, les troupes sont pleines de résolution et d’entrain, les insurgés tirent mal leurs grosses pièces, les soldats ne prennent pas même la peine de se garer, et rient. Mais comment, sans artillerie de siège, prendra-t-on les forts et l’enceinte ? M. Thiers a attaqué, parce que les Prussiens menaçaient d’entrer ; s’ils l’avaient fait, l’Assemblée était à jamais discréditée et la République rouge sanctifiée. On n’emploiera pas la famine, l’arrêt des vivres, car les cent vingt mille furieux de Paris commenceraient par réquisitionner tous les vivres pour eux, et les innocens mourraient de faim. Ils viennent d’ordonner la levée en masse de tous les hommes de dix-sept à trente-cinq ans.

Deux cents mégères de Belleville ont voulu partir hier pour Versailles, le fusil à la main, prétendant que les soldats n’oseraient tirer sur elles : ce sont les folies de 93. Hors de l’équilibre ordinaire, le Français perd la tête ; il ne sait pas supporter l’excès de l’attente, de l’excitation ou du malheur. De là, le 18 mars. Trilhe, qui est ici, et avec qui je partirai demain peut-être pour Versailles, dit que son bataillon, le 9e, passait pour réactionnaire et était appelé le bataillon des bottes vernies. Beaucoup d’hommes de ce bataillon ont été pour les insurgés le 18 mars, et huit jours après s’en lamentaient devant lui.

Presque tous les hommes avec qui je cause ont été au siège ; l’impression générale est toujours la même. Les Parisiens, exaltés par les phrases de leurs journaux et par la vanité foncière, se sont persuadé qu’ils pouvaient, non seulement se défendre, mais écraser les Allemands ; ils ont succombé, donc ils ont été trahis par leurs chefs. Impossible de les faire sortir de ce raisonnement. Quant à l’insurrection actuelle, elle est au fond socialiste. « Le patron, le bourgeois nous exploite, il faut le supprimer. Il n’y a pas de supériorité, ni de spécialité. Moi, ouvrier, je suis capable, si je veux, d’être chef d’entreprise, magistrat, général. Par une belle chance, nous avons les fusils, usons-en, et établissons une République où des ouvriers comme nous soient ministres et présidens. » En ce moment, ils persistent parce qu’ils sentent que, s’ils sont vaincus, Cayenne est là. Ils ont avec eux beaucoup d’étrangers, Italiens, Anglais, Allemands même et autres affiliés de la Jacquerie universelle.

Châtenay hier était bien triste ; il faudra bien du temps, bien de l’argent qu’on n’a pas, pour réparer ces pauvres maisons. Quelle misère ! Et les bois sont si beaux, pleins de fleurs bleues, d’anémones ; les bouleaux sont déjà verts !

Le canon a cessé de tirer ce soir à quatre heures et demie.

Le chemin de fer d’Orsay ne va plus ; je ne sais quand je pourrai retourner à Châtenay.


A Madame H. Taine.
Jeudi 6 avril, Orsay.

A Versailles, Libon m’a dit que toutes les lettres de province faisaient encore un monceau dans une chambre encombrée, et qu’on ne pourrait rien avoir avant deux jours au moins. Aujourd’hui nous sommes partis à trois dans une voiture empruntée, avec une rosse. J’ai déjeuné chez M. Questel, vu Libon, passé deux heures avec Guillaume Guizot, rencontré Levasseur l’économiste, du Mesnil, le chef de division, et Saint-René Taillandier, de l’Instruction publique ; en outre diverses personnes. — Vous aurez lu, avant de recevoir cette lettre, la dépêche de Thiers affichée à 4 heures. L’ordre rétabli à Marseille, troublé à Limoges, mais ce dernier accident est peu important. On estime à 70 000 hommes les troupes de Versailles ; excellent esprit ; les municipaux et sergens de ville sur la place d’armes ont la plus belle tenue. En causant avec un artilleur, je lui dis que les insurgés sont les Prussiens de l’intérieur : « C’est bien pis, monsieur. » Des troupes arrivent de tous côtés, entre autres la garnison de Bitche[29]. — Le chemin de fer de l’Ouest est encombré d’artillerie, je vois défiler de grosses pièces de 12 et de 24, et des quantités de mitrailleuses. Campemens, tentes, chevaux, soldats partout et sur la route jusqu’à Jouy. Versailles entier ressemble au boulevard Montmartre un beau dimanche ; on s’étouffe aux restaurans et aux cafés. — Confiance complète chez tous (les dépêches de Thiers sont exactes, très légèrement chargées en beau). Libon, autrefois optimiste, voit maintenant en noir, et pense qu’on n’aura pas fini avant un mois. Mais il est seul de cette opinion. — Mes amis comptent sur des divisions à Paris, le bruit courait que Delescluze avait coffré tous les autres et s’était proclamé dictateur. J’ai appris sous-main qu’une manœuvre particulière allait jouer pour provoquer à Paris des défections. Les insurgés jouent le jeu extrême, ont arrêté M. Deguerry et l’archevêque, pillé le collège Rollin, demandent le pillage des maisons de Favre, Picard, Thiers (Rochefort, dans le Mot d’ordre). Mais le désordre est grand chez eux. Levasseur, à Neuilly, a rencontré les gardes nationaux bivouaquant depuis quatre jours, sans tentes, sans avoir été relevés. Leurs régimens ont des chassepots, des tabatières, des fusils à piston, de sorte que, lorsqu’on leur envoie des cartouches, celles qui vont aux uns ne vont pas aux autres. S’ils ne se divisent pas, ils pourront tenir assez longtemps, car il faudra beaucoup de grosse artillerie pour prendre les forts, l’enceinte, et fournir par une occupation partielle un point de ralliement aux honnêtes gens.

Demain, je vous conterai au long ma conversation politique avec Guillaume Guizot ; il y a des possibilités de fusion et de légitimité libérale acceptée par les princes d’Orléans.

On sort de Paris, moyennant deux francs pour un laissez-passer ; c’est une mesure fiscale. Un seul chemin de fer fonctionne, le Nord, par ordre des Prussiens. Personne n’a pu me dire avec certitude si M. Thiers a versé les 500 millions aux Prussiens ; — très probablement les titres déposés à la Banque ont été évacués, — les caisses des banquiers sont menacées à Paris.

M. Questel sortait, appelé par M. Thiers pour trouver un logement à Mac-Mahon.


A Madame H. Taine.
Vendredi 7, Orsay.

Canonnade aujourd’hui encore dans le lointain, probablement du côté d’Issy et Vanves ; — pas un journal ici ; nous sommes au fond d’un trou ; ce serait à vous à me donner des nouvelles politiques. Le ciel est d’une pureté admirable, et sa beauté semble une ironie. Laissons ces idées trop tristes, voici l’abrégé de la conversation que je vous promettais hier.

Des députés légitimistes[30]sont allés récemment trouver le prince de Joinville, et le sonder sur ses dispositions. Il a répondu ces propres mots : « Si j’avais entre les mains la couronne de France et devant moi le comte de Paris avec le duc de Bordeaux, je mettrais la couronne sur la tête du duc de Bordeaux. » Le duc d’Aumale a approuvé. Ils ont ajouté : « Ceci est notre opinion personnelle ; mais nous ne sommes pas les maîtres de notre parti ; il ne nous obéit pas par principes comme le parti légitimiste. Nous ne pouvons que lui indiquer nos préférences. »

Actuellement, on s’en tient au programme de M. Thiers : rester d’accord, réorganiser, payer les Allemands, remettre la France sur ses pieds, ne point se battre ou s’engager pour une forme quelconque de gouvernement. Les républicains modérés admettent eux-mêmes cet atermoiement. Louis Blanc, ayant proposé à la gauche de demander la reconnaissance définitive de la République, a rencontré une opposition décidée, même de la part du colonel Langlois[31]. L’impression est que la Chambre est plus d’accord qu’à Bordeaux, les députés s’étant pratiqués les uns les autres, et étant débarrassés des rouges violens. L’impression est encore que la Chambre actuelle est moins réactionnaire que la province ; les députés reçoivent tous les jours des lettres d’avis et même de reproches de leurs commettans qui les blâment de ne pas réprimer plus énergiquement les idées démocratiques. — Les légitimistes notamment, en venant à Versailles, en causant, en lisant, en subissant le voisinage de Paris, se sont modérés, voient mieux les nécessités, sont plus politiques. Presque tous veulent les libertés les plus étendues ; — les fusionnistes essayent de faire prévaloir le compromis suivant : faire toutes les grandes lois essentielles, loi électorale, municipale, etc., puis, l’édifice construit, mettre la clef de voûte, Henri V appuyé sur tous les Orléans ses héritiers, ministres, et principaux officiers ; au besoin, et pour donner plus d’autorité à ce choix, se dissoudre, convoquer une nouvelle Chambre ad hoc, afin qu’il soit bien entendu que la nation est avertie. Comme constitution, deux Chambres, la haute élue, non héréditaire, choisie par, ou dans les grands intérêts et les grandes corporations, université, clergé, armée, magistrature, Institut, chambres de commerce, conseils généraux. La première Chambre ne devant avoir que 500 membres, les deux cent cinquante places de la seconde offriraient l’espérance d’un siège aux députés non réélus. — Mon objection est toujours l’éducation cléricale, absolutiste, autrichienne du Duc de Bordeaux. On me répond qu’on l’enchaînerait par les grandes lois préalables et par la collaboration des Orléans. On ajoute qu’en présence d’une proposition pareille, il accepterait. Le fond du raisonnement est celui-ci : il y a quatre partis en France, il en faut au moins deux ensemble pour empêcher la démagogie et les Bonaparte, la dictature d’en bas ou d’en haut. Je vous conte là tout ce que j’ai pu savoir d’intéressant, j’ai si peu de chose !

J’irai encore un de ces jours à Versailles par le même moyen, peut-être aussi à Châtenay, mais à pied, car je n’aurai par là aucune voiture.


A Madame H. Taine.
Orsay, 8 avril, Samedi-Saint.

Je suis allé aujourd’hui et hier en voiture avec Letorsay ; la campagne est charmante, fine, d’une verdure délicate et pointante sous le plus doux soleil. Mais on entend le canon qui n’a cessé que deux heures aujourd’hui, et cela m’empêche de sentir les choses les plus belles. Je ne les vois que physiquement, avec les yeux de la tête. — Probablement, j’irai après-demain lundi, si j’en trouve le moyen, à Versailles. Goumy a dû en revenir aujourd’hui ; demain matin, j’irai lui demander des nouvelles.

Conversation aujourd’hui avec un professeur de sciences et un vieux peintre. Ils sont tous les deux favorables ou presque favorables aux insurgés. Cela me confond toujours ; on ne comprend pas qu’un homme intelligent ait une si faible notion du droit et de la justice. Après avoir dirigé avec soin la conversation, j’arrive aux conclusions suivantes : 1° Un des grands principes de cette opinion est l’amour-propre. Le peintre me disait : « Je ne veux obéir à personne, personne n’a droit de me commander, ni roi, ni magistrat, ni assemblée ; nos députés ne sont que nos serviteurs. » — En 1848, les journaux violens disaient au peuple que les députés n’étaient que ses commis.

2° Dans les matières un peu difficiles, comme les questions de gouvernement, de société, de constitution politique, l’intelligence moyenne du Français est insuffisante ; il est borné, il se paie de mots, il se croit compétent, et ne voit pas même que la question est délicate, abstruse. Et, à défaut d’intelligence suffisante, il n’a pas l’instinct de l’Anglais ou en général de l’homme du Nord.

Visite à M. Foissac, le vieux médecin catholique, homme du monde, ami de M. Thiers. Il me prête un Corneille ; je prépare mes lectures pour Oxford.

Je n’irai pas de quelque temps à Châtenay, faute de moyens de transport. Par prudence, à cause du voisinage de la canonnade, je n’y veux pas coucher. Si les insurgés réquisitionnent, ils n’y trouveront pas grand’chose. Les dégâts des Prussiens, dans le village et aux environs, y sont trop nombreux et trop visibles ; mais le jardin est intact.


À Madame H. Taine.
Orsay, dimanche de Pâques, 9 avril.

Je ne suis pas allé à Châtenay depuis mardi 4, je n’irai pas avant que l’ordre ne soit rétabli. Il paraît que dans ces derniers jours, les insurgés ont parcouru les environs de Sceaux en faisant des réquisitions et en enrôlant de force les hommes valides ; peut-être est-il arrivé malheur à nos domestiques ; mais je n’ai aucun moyen de m’en informer.

M. Vavin est venu me voir ce matin ; il arrivait de Versailles, il m’a apporté un journal de ce matin même. Il est liquidateur de la liste civile et habite Versailles. Selon lui, nos troupes sont tout près de la porte Maillot : peut-être, aujourd’hui, la terrible canonnade de ce matin indiquait qu’on prenait le pont d’Asnières. Il pense que la semaine prochaine, peut-être avant dimanche, nous serons dans l’enceinte. Reste à savoir s’il ne faudra pas faire le siège de Belleville, Montmartre, etc., et recommencer les journées de Juin à l’intérieur. Ce qu’il y a d’horrible, c’est que des gens comme Elisée Reclus, de la Revue des Deux Mondes, sont parmi les insurgés. Reclus a été pris avec son frère. Delescluze, à Paris, est de fait dictateur. Les troubles de Limoges sont apaisés. — Je pense que la soumission de Paris n’est plus qu’une affaire de temps, — les troupes sont pleines d’entrain. M. Vavin, qui était au siège, dit qu’elles ne sont pas reconnaissables. On a du gros canon.

D’après les pièces de la liste civile, la princesse Mathilde est tout à fait intègre, elle refusait des présens, des vases de Sèvres, disant qu’elle ne voulait avoir chez elle aucun objet qu’elle n’eût payé de son argent. Le prince Napoléon payait ses employés et fournisseurs, mais il était tire-liard et accapareur comme un Italien.

Paris repris, il va y avoir une curée de places ; il est si désagréable d’y prendre part ! Combien je préfère la vie économe et indépendante !


A sa mère.
Tours, 17 avril.

Je suis arrivé à Tours, le 11 avril. Une occasion m’a conduit d’Orsay à Monthléry-Saint-Michel. J’espérais pouvoir m’installer avec ma famille à Châtenay, mais les obus pleuvent aux environs, à Fontenay, à Sceaux, à Robinson, et on a dû mettre là des troupes, pour empêcher les réquisitions des insurgés. Je suis donc chassé provisoirement de tous mes domiciles, à Paris et à la campagne. Tout le monde fuit Paris où l’on enrôle les gens de force, et où les bombes tombent dru. Voyez le Gaulois, le Soir, l’Officiel de Versailles, la Gazette de France ; ce sont les seuls journaux de Versailles. Les Débats et autres, à Paris, ont été supprimés.

J’ai fait ma dernière leçon le 3. Je crois que ce sera la fin du cours pour cette année : je ferai plus long celui de l’an prochain ; je vais préparer mes conférences pour Oxford. Inutile et en danger à Paris et à Châtenay, je suis venu passer quelques jours ici.

Je suis loin de penser que les choses soient finies dans une semaine. Le général commandant de l’Ecole polytechnique me disait aujourd’hui que les forts du Sud ne peuvent être pris avant d’avoir été écrasés par l’artillerie. On n’en est pas encore là, on compte surtout sur une défection, sur l’achat d’une porte — et même alors, il y aura une terrible bataille dans Paris ; les insurgés ont des chefs très résolus, deux entre autres capables, Rossel[32]et Dombrowski[33], ils ont eu le temps de faire tous leurs préparatifs ; ils ont toutes les munitions nécessaires, ils sentent que leur tête est en jeu, et le pillage des maisons riches entretient les appétits. — A vrai dire, on ne peut rien prévoir de la situation où nous serons dans un mois. — J’ai écrit à M. Vavin, à Versailles, pour avoir des renseignemens autres que ceux des journaux. Je ne lis que le Gaulois.


A sa mère.
Tours, 20 avril.

Nous resterons ici plus longtemps que je ne croyais. Les personnes qui viennent de Versailles et les lettres qui nous arrivent disent que l’insurrection ne sera pas de sitôt vaincue. Le gouvernement diffère pour ne pas faire trop de ruines et faire couler trop de sang ; contre 100 000 hommes armés, tout à fait fous, et munis de toutes les ressources militaires entassées par le siège, il faudrait une bataille terrible dont le succès serait peut-être incertain. Les lettres de Libon à sa mère sont dans ce sens et fort tristes. Je retournerais tout de suite à Châtenay, si les forts du Sud et les Hautes-Bruyères étaient aux mains de nos troupes, mais en ce moment les bombes tombent sur Sceaux et Fontenay. Je travaille à la Bibliothèque avec des livres qu’on nie prête pour mon cours d’Oxford, je lis beaucoup et copie les textes nécessaires.

J’ai rencontré ici un aimable homme, un philologue que j’avais vu à Paris, M. Brachet, qui a été le condisciple de Rossel, à la Flèche, et le peint comme extrêmement dangereux. Les avis venus de Versailles disent qu’on ne pourra guère voir l’ordre rétabli avant six semaines.

M. Vavin m’écrit de Versailles que les dépêches de M. Thiers sont sincères, que nos troupes tiennent bien, que la prise de Paris n’est qu’une affaire de temps. Autre lettre de M. Lameire, à Paris, disant que les cours de l’École des Beaux-Arts sont suspendus.


A sa mère.
Tours, 30 avril.

Je suis bien content que personne de notre famille ne soit plus à Paris ; c’est un pandémonium ; la mère d’une dame qui est ici, sortant de chez elle ces jours-ci en robe très simple, a été apostrophée dans la rue par une mégère : « A bas les aristocrates en toilette ; on vous mettra bientôt à bas. »

Il y en a bien encore pour un mois ; j’espère que nos troupes seront entrées d’ici là ; mais la résistance continuera dans l’intérieur de Paris, et que de ruines ! Je n’ai aucun renseignement précis, ni particulier, à vous envoyer ; les lettres de M. Libon sont toujours fort sombres. Ce qui est sûr, c’est que les troupes sont nombreuses et bien disposées (cent cinquante mille hommes environ), que les dépêches de M. Thiers sont à peu près vraies. Je ne pense pas que les insurgés aient plus de quarante mille hommes disposés à se battre. Les autres marchent par force ; mais leurs chefs sont des fanatiques, des étrangers cosmopolites, des coquins qui risquent tout pour faire la Jacquerie universelle. Le Français, le Gaulois, que tu lis, vous diront ce que je sais. Nous sommes un peu inquiets pour nos appartemens, que la Commune menace de faire occuper ; nous avons écrit par Libon à M. Lameire pour installer chez nous au besoin les ouvriers de mon beau-père. Mais il faut avant tout se préparer, se résigner, patienter.

J’ai préparé une bonne partie du cours d’Oxford ; la bibliothèque ici m’a été très utile. Néanmoins, ce n’est pas sans quelque appréhension que je vais professer en français devant des Anglais ; un auditoire inconnu et qui sait médiocrement la langue ne comprendra peut-être pas très bien les nuances que j’aurai à lui indiquer.

Nous esquissons des projets vagues ; si les fortifications de Paris sont développées, si on bâtit un fort à Châtillon, Châtenay ne sera plus habitable. Nous pensons toujours à nous établir dans quelque province lointaine, près de la Suisse, pour vivre tranquilles, sauf à revenir quelques mois par an à Paris. Si je vis en Suisse ou près de la Suisse, je pourrai faire un cours à Genève, en tout cas, écrire chez moi.


A sa mère.
Tours, 5 mai.

Nous avons reçu aujourd’hui deux lettres de Châtenay et de Paris : il y a douze gendarmes dans notre petite maison de Châtenay, avec deux femmes de gendarmes et douze chevaux.

Le jardinier dit qu’ils ont ordre de ne faire aucun dégât ; le village est une sorte de quartier général. À Paris, ordre à tous les locataires, absens ou non, de payer les contributions de 1870 et 1871.

D’après une personne arrivant de Paris, il y a vingt-cinq mille gardes nationaux décidés à tout et à se faire tuer. Rossel, le délégué de la Guerre, est un bon officier, très capable et tout à fait enragé. Mais il y a encore de l’ordre dans Paris, il ne s’y fait pas de pillage, ni d’extorsions privées. D’après les dépêches, voilà nos troupes maîtresses du Moulin-Sacquet, cela promet bientôt la prise des Hautes-Bruyères qui est l’endroit d’où l’on peut mieux tirer sur Châtenay. Il est possible qu’en ce cas j’y retourne tout de suite pour voir à la maison. Mais on ne peut rien prévoir ni décider d’avance. Sauf accident, je compte partir vers le 20 pour Oxford[34] ; cependant les choses peuvent tourner de telle sorte que je m’excuse et remette ce cours au mois de novembre.

Je t’avoue que cette incertitude me rend triste, j’ai peine à me secouer ; je lis à la Bibliothèque, je me suis fait quelques relations ; mais l’anxiété et le chagrin sont toujours là. — Je mange et dors bien, mais ma barbe a grisonné ; je voudrais avoir dix ans de moins maintenant que j’ai une famille et que l’avenir est si obscur. — Enfin, il faut se résigner.

Renan, sa femme, ses enfans, sa belle-mère sont encore à Paris, bien inquiets, mais pas trop inquiétés.

Le général de l’École polytechnique m’a proposé de l’aire aux élèves quelques leçons, mais c’est une pure corvée que je n’accepte pas. M. Joseph Bertrand part après-demain et m’écrira de Versailles. M. Vavin, qui s’y trouve, m’a écrit deux fois ; on peut croire à peu près aux dépêches. Mais l’ordre ne sera pas rétabli avant la fin de mai.


A M. Max Müller.
Tours, 10 mai 1871.

Monsieur,

Je compte partir pour Oxford vers le 19 du présent mois ; mais, dans le trouble où sont les divers services des chemins de fer, je ne puis fixer avec une précision parfaite le jour de mon arrivée. Je vous serais très obligé si vous vouliez bien prévenir MM. les curateurs de l’Institut Taylor, et me dire si nul obstacle ne s’oppose à l’ouverture du cours.

Les troubles de Paris ont traversé mes projets, et m’ont empêché de vous écrire plus tôt. J’ai fait mes leçons à l’École des Beaux-Arts jusqu’au dernier moment, et, à la fin, j’ai rejoint ma famille à Tours. Là, après quelques difficultés, j’ai pu réunir les matériaux nécessaires pour les lectures que je dois donner à Oxford.

La préparation est maintenant presque complète, et je n’ai plus qu’à risquer l’expérience. Je souhaite qu’elle soit heureuse, et j’attache le plus grand prix aux renseignemens que vous avez bien voulu me donner à ce sujet. Pour ce qui est du logement et de la vie matérielle, vous m’avez offert votre entremise, et vous pouvez mieux que moi décider ce qui est convenable. Mes goûts, aussi bien que les circonstances présentes, me font préférer un train de vie simple, et tout à fait ordinaire. Quand j’étais à Londres, je louais deux chambres et mon hôtesse me faisait mon déjeuner. Mais, en ceci comme dans le reste, vous êtes mon guide, et je ne puis en souhaiter de meilleur.

D’après les dernières nouvelles, il me paraît probable que vers le 20 mai, nos troupes seront dans l’enceinte de Paris, et que les insurgés seront confinés derrière leurs barricades. Mon beau-père, qui est ici, prendra soin des miens, et les ramènera dans notre maison de campagne. Je me crois donc tout à fait libre. Cependant, dans un désordre si extraordinaire, on ne peut tout prévoir, et si quelque incident, quelque malheur suprême, quelque nécessité subite venait me surprendre au dernier moment, je vous écrirais, et je compterais sur l’indulgence du Comité pour m’excuser.

Agréez, je vous prie, monsieur, l’assurance de toute ma considération et de tout mon dévouement.


A Madame H. Taine.
Orsay, 17 mai, 5 heures.

J’ai trouvé ma mère[35] au Mans en bonne santé, et je crois que je lui ai été utile. — Attente de neuf heures et demie à deux heures et demie du matin au Mans, trois visites de passeports sur la route. — Arrivée à huit heures un quart du matin, bagages délivrés à neuf heures à cause de la concurrence de la marée. Visite chez Libon, qui me gardera probablement une place vendredi dans la malle de Versailles-Saint-Denis.

En cabriolet par Villacoublay ; jusqu’à la grande descente à une lieue de Châtenay, les arbres de la route sont coupés et les traces de la guerre nombreuses ; mais, à partir de là, presque tout est réparé. Plus d’ordures à Châtenay, on a travaillé et réparé énormément depuis six semaines ; on a refait des portes, des volets, remis des vitres ; le village ressemble beaucoup à celui que vous avez vu avant la guerre. Le clocher est achevé, ardoisé, nulle part on ne trouve de mauvaise odeur, les marchands et habitans sont nombreux, on se fournit sur place. Les gazons ont repoussé presque partout, la grande prairie est haute de deux pieds, luxuriante de folle avoine ; tous les arbres sont verts ou en fleurs, l’air embaumé. — J’ai vu le général, ses officiers, le lieutenant de gendarmerie ; j’ai été fort poli, ils ont été plus que courtois. — Vous aurez la maison quand il vous plaira, mais il faudrait les prévenir plusieurs jours à l’avance. J’ai dit (sans en être sûr) que vous reviendriez vers la fin du mois ; ils espèrent être dans Paris avant ce moment ; ils peuvent recevoir un ordre d’un moment à l’autre, et décamper en une heure ; une fois l’enceinte forcée, il est probable qu’ils quitteront le village sur le champ. À Versailles, Renan et M. du Mesnil, chef de division de l’Instruction publique, disent que, dans l’opinion des généraux, l’enceinte sera forcée vers dimanche prochain. Aucun obus n’est tombé sur Châtenay, ils ne dépassent pas Sceaux et Robinson ; la vie dans notre petit village paraît toute tranquille ; l’air est si bon, la campagne à l’entour jusqu’à Massy a été si bien nettoyée et travaillée que je me croyais reporté à l’an dernier.

Le général dit qu’il n’a connaissance d’aucun foyer d’infection nouveau, que, depuis deux mois, la commune a été très assainie, notamment par les soins du Conseil municipal, qui a beaucoup dépensé, que ses hommes logés dans la maison Grellou, où les Prussiens avaient mis leurs varioleux, se portent parfaitement bien. Il est heureux que la gendarmerie et le général se soient logés chez nous, cela nous épargne un parc d’artillerie comme chez M. de Lafaulotte, etc. Les gendarmes et soldats sont soigneux, chez nous ; les officiers y tiennent la main. — Chevaux dans l’orangerie et l’écurie, gendarmes dans la petite maison, dans le fruitier et la chambre du cocher. Général, officiers et aumônier chez nous. Un des officiers a été reçu par moi à Saint-Cyr.


A Madame H. Taine.
Orsay, jeudi, 18 mai.

  Je mettrai cette lettre demain à la poste de Versailles ; je compte trouver une place dans l’une des deux voitures qui passent, mais qui n’en assurent pas ; si j’ai quelques faits intéressans, je prendrai un moment chez Libon pour vous les mander.

Hier, nous avons été alarmés par une terrible explosion lointaine, le bruit courait ce matin que c’était le fort de Vanves avec nos soldats ; c’est une poudrière des insurgés du côté du Trocadéro ; que doit devenir l’hôtel de Mme S… ? Et votre Hélène[36] ? les obus tombent en haut du boulevard Malesherbes ; avez-vous de ses nouvelles ?

Le général Coffinières[37] disait ces jours-ci à M. Goumy qu’on compte forcer l’enceinte vers samedi prochain, et il y aura trois brèches. Le Temps estime qu’il n’y a guère plus de vingt-cinq mille insurgés résolus et aux remparts. Ce matin, j’ai réfléchi à mon travail de l’été, et j’incline presque décidément à faire la France contemporaine. Je vous en dirai toutes les raisons au retour. Si j’entre bien dans le sujet, cet été compensera notre triste hiver.

L’effet de la lettre[38] du Comte du Chambord a été mauvais ; il est trop suranné et clérical.


A Madame H. Taine.
Versailles, 19 mai.

En toute hâte de chez Renan, je pars dans une demi-heure

Ce qui a sauté avant-hier, c’est la poudrière avenue Rapp. Deux ou trois maisons se sont effondrées. Le Champ-de-Mars est jonché de balles. Nos vitres doivent être toutes cassées.

L’opinion la plus autorisée est qu’on entrera à Paris vers dimanche. La place Vendôme sera facile à prendre, mais Montmartre avec tous les fanatiques, et vingt mille étrangers (sept mille Anglais entre autres) se défendra jusqu’au bout, et bombardera tous les quartiers environnans.

(Voitures de toute espèce en quantité à toute heure à Juvisy pour Versailles, Châtenay, etc.)


A Madame H. Taine.
Londres, 20 mai, samedi.

Je suis arrivé ce matin après quelques tracas, une roue cassée près de Marly, et l’obligation de rester trois heures assis près du cocher de la malle supplémentaire.

Belle traversée calme, beau paysage bien vert de collines jusqu’à Londres. En voiture, cinq ou six personnes qui se sont mises à parier aux cartes 100 francs, puis 500, puis 1 000 ; le tenant a empoché en une heure 3 ou 4 000 francs. Façon superbe de perdre et de gagner ; on voit le flegme du tempérament et l’acharnement du combattant ; aussitôt après, par diversion, ils se sont mis à parler du paysage.

Ici, en ce moment, il y a Exposition et, depuis la guerre, tout est plein. — Courses aujourd’hui chez M. Haye, chez le dean Stanley, chez lord Houghton, chez M. Grant Duff, chez M. Arthur Russell[39]. Personne, j’ai laissé des cartes. J’ai vu Reeve, mon éditeur ; l’Intelligence traduite paraîtra le mois prochain.

Vous pensez bien qu’à Londres, j’ai le spleen : c’est de la couleur locale. J’ai les mêmes impressions qu’autrefois : œuvre colossale, richesse énorme, pauvres en haillons, pieds nus avec de petits tortillons de papier autour des doigts malades, lanes ignobles derrière les rues somptueuses ; grands arbres et verdure délicieuse, à côté, dans les rues, une atmosphère de fog imprégnée de suie qui vous prend au nez et à la gorge ; tout cela n’étant plus nouveau pour moi, n’est plus instructif, ni partant intéressant. Je suis las, je souhaite passionnément vivre en repos dans l’intimité, avec des livres. Vous imaginez qu’une visite à Londres n’est pas faite pour satisfaire ces inclinations. J’ai passé une heure et demie dans un coin reculé de Saint-James-Park sur deux chaises. Je ne me promets qu’un seul plaisir, qui sera bien peu coûteux et très simple, c’est de ne pas voir l’Exposition ; dans l’état où je suis, tout charivari est odieux ; en échange, j’irai peut-être passer deux heures demain devant les trente tableaux de la National Gallery.

Cornélis de Witt, que j’ai rencontré au sortir de chez Renan, pense que l’assaut aura plutôt lieu lundi ou mercredi. — J’ai eu vingt conversations en route : avec Heuzey[40]jusqu’à Chantilly (la maison de son beau-père à Auteuil vient d’être écrasée d’obus et ensuite pillée) ; avec un chef de bataillon du VIe arrondissement, fugitif, le seul qui m’ait donné des détails précis et appuyés de faits. (Environ cent mille insurgés aujourd’hui, dont cinquante mille étrangers ou non inscrits sur les cadres pendant le siège, — idée très ancrée, dans beaucoup d’ouvriers gardes nationaux, qu’après la victoire, ils se partageront les biens des absens.)

M. Haye viendra probablement ce matin m’apporter un énorme paquet d’épreuves, je ne suis pas encore décidé à aller chez sir John Clark, j’aurais peine à me remuer. J’ai un verre de bière devant moi, je vais boire en fumant à la flamande. J’aspire à la vie des vaches de Paul Potter.

A Madame H. Taine.
Dimanche soir, 21.

Visite de M. Arthur Russell, chez qui je déjeune après-demain, visite chez Galland, qui était à la campagne, visite chez Clark, chez qui je dîne demain. Clark m’a prié de l’accompagner dans une visite chez M. Van de Weyer, ministre de Belgique ici ; il avait la goutte et nous a reçus dans son lit. Tous deux sont d’accord sur les sentimens des classes ouvrières dans leurs pays, sentimens si opposés à ceux de nos ouvriers et paysans. En Belgique, en Angleterre, s’il s’agit de faire un choix, de nommer quelqu’un, d’avoir un avis sur une question politique, le paysan ira volontiers consulter son propriétaire, et l’ouvrier son patron ; cela encore plus aux Pays-Bas qu’en Angleterre (je cite par contraste la candidature de M. Renan à Lieusaint)[41]. M. Van de Weyer, étant jeune, va porter une lettre à M. Van der Stroet, un des grands personnages de la Hollande, d’une très ancienne famille. « Si vous voulez le rencontrer, allez à cinq heures à tel estaminet. » Il y va, trouve son grand seigneur en train de jouer aux cartes avec son coiffeur. Le coiffeur n’en était pas moins respectueux le lendemain en faisant la barbe du seigneur.

Encore aujourd’hui à Bruxelles, à l’auberge du Corbeau, les plus grands personnages vont dîner par plaisir à une table où se trouvent des tailleurs, etc. Grands et petits sont ensemble dans la même association chorale ou autre, et se réunissent familièrement. Mais on n’y trouve pas la jalousie, le sentiment niveleur du Français.

Aux dernières élections, des avocats, des notaires fort riches demandaient les voix pour être sénateurs, ils payaient le cens (deux mille francs d’impôt par an). Les électeurs leur répondaient : « Vous aurez nos voix pour la Chambre des représentans, mais pour le Sénat, nous les donnons à MM. tel ou tel ; car ils possèdent la moitié des terres du pays. »

Il y a eu ici et en Belgique des tentatives communistes, par contre-coup de celles de Paris. Dans le meeting de Bruxelles, après que le président eut ; exposé le but de la réunion, un ouvrier belge se leva et dit : « Il y a quatre ans, j’étais de l’Internationale ; on recevait tant par an, j’ai voulu savoir l’emploi de cet argent ; en réponse, on m’a rossé ; depuis ce temps, je n’en suis plus. » Rires universels, le président sifflé a dû lever la séance. — Cependant, pour l’Angleterre, Clark a des craintes ; si les troubles se prolongeaient en France, les Trades Unions pourraient être tentés de faire un mauvais coup.

Ici, liberté admirable, protégée par la loi ; mais le calme des nerfs sert de compensation. Par exemple, la liberté de l’individu est protégée d’une façon très sévère. Dernièrement, un maître volé fait mettre en prison son domestique. Le lendemain matin, l’objet se retrouve ; il va faire remettre le domestique en liberté. Celui-ci demande en dédommagement deux cents livres sterling. Consulté par le maître, le juge répond : « Vous ferez prudemment de payer, » et il paie. Mandat d’arrêt contre un coquin nommé John B…; le policeman, mal renseigné par son chef, va chez un autre individu du même nom, mais d’un autre prénom, André B…, l’arrête et le retient deux heures. Relâché avec excuses, il actionne le chef détective et reçoit quatre cents livres sterling de dédommagement. Meeting en faveur de la République sociale ; les orateurs disaient que la reine est une femme usée, un vieux rouage social rouillé, qu’il faut mettre la magistrature suprême en élection. Les policemen faisaient cercle et empêchaient qu’on ne troublât les orateurs.

Deux principes inconnus en France, admis universellement et appliqués fidèlement dans tous les pays libres : 1° Quand la majorité a prononcé, se soumettre franchement, sérieusement, ne pas garder l’arrière-pensée de la violenter par un coup d’Etat. 2° Permettre à la minorité de dire et imprimer tout ce qui lui convient. Voilà les droits de la majorité et de la minorité ; ni l’un ni l’autre ne sont respectés en France.

Tous espèrent fermement qu’aussitôt l’ordre établi, le travail et la prospérité recommenceront chez nous, et qu’il suffira de quelques années pour réparer les désastres. — Mais aucun d’eux ne voit un avenir stable, raffermissement d’une forme politique. Provisoirement, la République prolongée paraît la moins impossible, quoique par tempérament, éducation et sentimens réciproques des classes, la République soit moins possible en France qu’ailleurs.

Je compte toujours partir mercredi matin pour Oxford ; on me dit que le français est généralement entendu, et notre XVIIe siècle très goûté. — M. Russell me conseille de parler beaucoup plus lentement qu’à l’École des Beaux-Arts.

Vous saurez les nouvelles avant moi ; les journaux anglais sont mieux informés que les nôtres, et parlent de la coopération prochaine des Prussiens du côté de Saint-Denis.


A Madame H. Taine.
Londres, lundi 22.

Enfin l’armée est entrée dans Paris ; les nouvelles que je vous envoyais de Versailles étaient vraies. Il semble que la résistance ne se prolongera pas longtemps.

Je suis ici dans un hôtel où Mme  Alboni habite depuis huit mois. Tagliafico y est avec sa femme et sa fille, — autres musiciens et peintres ; on entend des roulades dans les escaliers.

Ce matin, visite chez M. Haye, barrister, qui occupe deux chambres d’étudiant ; quarante ans, fatigué, très nerveux et timide, ne parlant pas français ; nous avons travaillé une heure ensemble ; il a tout traduit, le livre paraîtra le mois prochain ;

De là, à la National Gallery. Il y a des chefs-d’œuvre : un rabbin juif de Rembrandt, un doge de Giovanne Bellini, un portrait admirable de négociant italien debout avec sa femme par Van Eyck, une Vénus avec l’Amour, et un Christ présenté de Corrège ; la fleur des préraphaélites : Bordognone, Carpaccio, Pérugin, Francia ; les plus exquis petits flamands, une leçon de musique de Jean Steen, une grande allée d’arbres par Hobbema, de purs diamans ; — mais je n’ai pu que faire une reconnaissance ; un musée me tue maintenant. D’ailleurs la moitié des tableaux sont sous verre ; il est presque impossible d’en voir un d’ensemble à cause des reflets.

Je vais m’habiller pour dîner chez Clark ; j’espère ne pas aller en soirée avec lui ; Londres et sa prodigieuse activité m’accablent ; je souhaite la campagne, et Oxford en attendant. Demain après déjeuner, M. Arthur Russell me conduit chez M. Grote[42], l’historien, qui désire faire ma connaissance.

Petits faits : à Chelsea, George Claude rencontre très fréquemment des ouvrières saoules : nous avons enjambé un ivrogne dans le ruisseau ; — M. Van de Weyer nous disait hier qu’un jeune Anglais bien élevé, au sortir de l’Université, ignore sa littérature. Un jour, avec Macaulay, ils en firent l’expérience Deux jeunes gens d’Oxford venaient les voir ; on leur demanda à brûle-pourpoint : « Avez-vous lu Sterne ? — Sterne, l’auteur de Tristram Shandy ? Non. » Cette ignorance est choquante ; mais en revanche cette sincérité est très belle ; M. Van de Weyer disait qu’un Belge, un Français ne l’auraient pas eue.


A Madame H. Taine.
Londres, 23 mai, mardi.

Hier soir, dîner chez sir John Clark avec un jeune Suisse nommé M. Favre, puis en soirée chez Mme  Simpson, fille de Senior l’économiste. Aujourd’hui, déjeuner chez M. Russell, avec son frère Odo Russell[43] et M. Cartwright, le député du comté d’Oxford. Visite chez M. Grote, l’historien ; j’y ai trouvé M. Bain, le psychologue, j’y dîne ce soir avec M. Guéneau de Mussy, le médecin des princes d’Orléans. Tout à l’heure, j’ai pris des notes pendant une heure et demie à la National Gallery.

Ils me parlent tous de politique. Selon M. Odo Russell, M. de Bismarck aurait bien mieux aimé traiter avec l’empereur Napoléon rétabli, même en demandant moins de milliards ; il aurait été bien plus sûr de son jeu, il aurait eu un gendarme et un allié sur le trône de France. — Les banquiers de Londres offrent à M. Thiers l’argent nécessaire, du 5 pour 100 à 80 francs. M. Thiers espère trouver à 85. C’est la maison Rothschild qui fera l’opération[44]. Tous comptent sur la vitalité financière de la France, mais s’inquiètent des tendances protectionnistes de M. Thiers.

« Si un gouvernement stable et sérieux, comme celui de Louis-Philippe, s’établissait en France, feriez-vous alliance défensive avec nous, au cas d’empiétement par M. de Bismarck, pour sauver la Hollande, ou le Danemark ou l’Autriche ? — Il est probable que non ; we fear to be entangled[45]. » En cas de guerre, ils ne peuvent jeter que quatre-vingt mille hommes sur le continent ; devant les forces militaires de la Prusse, cela n’est rien ; Odo Russell avoue qu’à Versailles, les représentans des puissances neutres étaient traités en petits garçons : la Prusse agit à la façon de Napoléon et sent sa force. On ne pourrait lui résister que par une coalition et cette coalition n’existe pas même en germe. Tant que vivra le tsar, elle l’aura pour allié ; ensuite le conflit est probable ; les Allemands sont haïs en Russie et disent déjà que les deux puissances militaires sont conduites à la lutte par leur seule égalité. De même Napoléon et la Russie en 1813.

Quant à la révolution sociale, les ouvriers anglais dans les meetings de l’Internationale, qui est née ici, refusaient de s’engager dans une ligue pour l’abolition de l’intérêt, la destruction du capital individuel, etc. Cela est trop abstrait, trop général. Ils font des strikes[46], rien de plus, et pour augmenter de tant de pence leur salaire journalier.

Le Parlement discute une loi pour fermer les échoppes de spiritueux après 9 heures du soir et tout le dimanche. — Affiche violente et indignée contre les cafards aristocrates. Clark s’indigne contre les cléricaux d’ici, dit qu’il vaudrait bien mieux ouvrir les musées le dimanche, organiser les concerts, multiplier les lectures publiques, etc.

Petit fait : hier, dans Piccadilly, un policeman conduit trois dames à travers la chaussée pour les protéger contre l’embarras des voitures. — M. Russell paie 2 shillings 2 pence par livre sterling pour les poor-rates et taxes municipales, sur deux cent vingt-quatre livres sterling, loyer présumé de la maison qu’il a louée pour vingt-deux ans.

J’ai déjà six lettres pour Oxford ; M. Grant Duff, qui a loué la maison historique de Hampden, à une heure d’Oxford, m’y invite pour dimanche, mais je n’irai pas, je crois. Le dean Stanley a fait à Westminster un éloge funèbre de Herschell avec théorie de l’alliance naturelle et affectueuse de la science libre et de la religion ; il est à la tête d’un mouvement pour inviter les dissidens à prêcher au besoin dans les églises anglicanes.


A Madame H. Taine.
Oxford, 24 mai.

Je suis arrivé depuis deux heures à Oxford, je vais sortir pour aller voir le vice-chancelier de l’Université, et porter quelques lettres de recommandation. J’ai été comblé de politesses à Londres ; M. Grote a voulu absolument m’avoir à dîner hier soir, mon dernier soir. Sa femme a soixante-cinq ans, elle est économiste, légiste, oratrice : a stout woman in the whole sense of the word[47]; voix assez forte ; elle parle dans les meetings, avec gestes ou mains derrière le dos, pour les droits politiques des femmes, avec beaucoup d’éloquence et d’humour. Elle s’est occupée d’économie politique, de questions sociales, mais solidement, pratiquement, en voyant les choses avec ses yeux ; elle doit m’envoyer quelques petits tracts qu’elle a écrits. Elle admire beaucoup nos paysans français, leur frugalité, leur self-denial[48], leur énergie au travail, leur amour de leurs champs. Elle dit que le paysan anglais est tout autre : imprévoyant, dépensier, toujours à la charge de la paroisse, ou de divers bienfaiteurs, ou d’institutions bienfaisantes ; que d’ailleurs, la terre anglaise est mauvaise ; que, même s’il pouvait l’acquérir, il ne saurait en tirer de quoi vivre, faute d’économie, et parce qu’elle a besoin d’être cultivée en grand avec de gros capitaux. — Son mari ferait un beau portrait pour Van Dyck. Très grand, des traits fort marqués, soixante-quinze ans ; un vrai gentleman, mais qui entend l’histoire à l’anglaise, seulement du côté politique ; il a fait l’histoire de la Grèce, et n’est pas allé en Grèce ; il ne se soucie pas de la figure des lieux, ni du climat. — A côté de moi, M. Robinson, professeur de philosophie à University College, et M. Bain, celui-ci un Écossais sharp and acute[49]; je l’ai fait causer sur les progrès qui restent à faire à la psychologie ; il paraît que lui et M. Grote ont été en correspondance tout cet hiver sur mon Intelligence.

Je suis plus connu ici que je ne l’imaginais ; mon hôtelier de Londres, apprenant mon nom, s’est confondu en politesses, en faisant venir mon fiacre ce matin.

Je viens de faire une promenade dans Oxford. L’air est aussi chargé de suie qu’à Londres ; on respire la fumée ; les monumens sont encrassés horriblement, et la pierre se délite à un degré incroyable ; cependant là où les formes ont subsisté, elles sont belles. Mais, somme toute, l’impression est moins agréable que la première fois. D’après les journaux, je compte que ce soir l’insurrection sera comprimée, et qu’ainsi, vous pourrez quand vous voudrez revenir à Châtenay ; prenez un passeport à Tours.


A Madame H. Taine.
Oxford, 25 mai.

Aujourd’hui je n’ai le courage de vous rien dire. — J’apprends à l’instant les horreurs de Paris, l’incendie du Louvre, des Tuileries, de l’Hôtel de Ville, etc. — Les misérables ! Ce sont des loups enragés. — Et avec du pétrole ! Que pourra-t-on sauver de pareilles flammes ? Jamais les Prussiens n’en auraient fait autant. — Ces brigands qui s’attaquent aux monumens, aux chefs-d’œuvre, se mettent en dehors de l’humanité. — Les journaux anglais disent qu’ils ne demandent pas quartier, qu’on ne leur en fait pas, que les troupes et les officiers les tuent et les fusillent par vingtaines, qu’on amène à Versailles des escouades de femmes armées, auxquelles on est obligé de mettre les menottes. — J’ai le cœur navré, je n’ai de courage à rien ; je ne puis prendre aujourd’hui sur moi de faire des visites.

J’étais à la Bibliothèque de l’Université quand le bibliothécaire m’a appris cela et m’a montré les journaux. En présence de ces folies et de ces misères, on traite un Français avec une sorte de sympathie compatissante. J’ai vu la salle où je parlerai, elle ne tient guère que cent cinquante personnes. Je viens d’assister à une leçon du professeur de poésie, M. Doyle, sur Massinger, Beaumont et Fletcher. Environ cinquante personnes, dont les deux tiers de dames. Il lit, et froidement, d’un ton monotone, et, ce semble, peu distinctement. L’épreuve, je crois, sera moins redoutable que je n’imaginais.

Nous avons tous ces jours-ci un temps très chaud et très lourd. Aujourd’hui, pluie continuelle, et toujours partout l’odeur de suie. Je devrai tâcher de voir enfin le vice-chancelier que j’ai manqué deux fois hier, mais ces horribles événemens de Paris me rendent muet aujourd’hui.

J’ai travaillé jusqu’à une heure et demie à ma leçon de demain, qui est presque prête.

A Madame H. Taine.
Oxford, 27 mai.

Je vous écris from the Union club, établissement très commode à Oxford, où l’on m’a introduit et où je trouve tous les journaux avec tout le confortable possible. Comme ils entendent bien la vie élégante et agréable, et quel bon ordre, quelle prospérité ! Cela fait le plus douloureux contraste avec notre pauvre pays. Je sais maintenant ce qui a été sauvé de Paris, à moins que les pompes à pétrole de Belleville n’allument de nouveaux incendies. La flamme et la destruction n’ont été qu’à dix minutes de chez nous, puisque la Cour des Comptes, la Légion d’honneur et la caserne du quai d’Orsay sont en cendres. Les journaux anglais parlent avec pitié et douleur de nos calamités ; mais ils sont sévères pour notre caractère et inquiets sur notre avenir. Ils voient dans cet incendie le désir de l’éclat, l’emphase naturelle du révolutionnaire, la volonté diabolique de finir comme au cinquième acte d’une féerie, au milieu de l’écroulement général. Ils disent qu’il y a un fond de férocité dans notre humeur, et que les derniers massacres à Paris montrent le singe qui devient tigre. Ils s’accordent à craindre pour l’avenir une Terreur blanche, un cléricalisme étroit et défiant, qui, en dix ans, rendra au parti révolutionnaire son crédit et sa force.

M. Max Müller est venu me voir ce matin, puis M. Jowett, master of Balliol college, savant libéral, assez voisin de Renan, qui a écrit sur Platon et sur saint Paul. Nous avons raisonné sur la nature et l’origine du langage, sur les méthodes de critique et de philosophie. Je dîne chez lui mercredi et aussi samedi, cette fois avec M. Mathew Arnold. En général, ils me parlent anglais, et je leur réponds en français. Le vice-chancellor a témoigné être très satisfait de ma leçon. Je viens de trouver dans la revue anglaise Nature un article très bienveillant sur l’Intelligence ; M. Max Müller dit que c’est la grande question du moment, que l’origine des idées et du langage est le point auquel s’attachent le plus en ce moment les curiosités anglaises.


A Madame H. Taine.
Oxford, dimanche 28 mai.

Ma pensée ne peut pas quitter Paris. J’ai acheté un journal anglais qui paraît aujourd’hui en contrebande. Il y a des rues entières qui ont disparu ; des femmes bien mises venaient jeter du pétrole dans les caves ; le bas de la rue du Bac, des portions des rues de Lille, Saint-Dominique et de Grenelle sont tombées dans les flammes. J’attends avec impatience les journaux de demain pour avoir des nouvelles de la victoire finale. Les reporters anglais de cinq ou six grands journaux parcourent les rues et donnent des détails navrans.

Je veux essayer de détourner mon esprit ailleurs, en vous envoyant des détails sur ce que je vois de la vie anglaise ; on me comble toujours d’attentions.

Conversations chez M. Smith, professeur de mathématiques et à déjeuner chez M. Sackville Russell aujourd’hui ; hier avec M. Pattison, dean of Lincoln, professeur de philosophie.

Il y a un parti considérable et actif pour faire révoquer la loi sur les substitutions et le droit de l’aîné à tous les immeubles.

Beaucoup de gens trouvent dangereuse la concentration des terres en un petit nombre de mains. Les paysans ici sont bien plus malheureux que chez nous, tout à fait des brutes, qui travaillent par gangs[50]et soutenus par les poor-rates[51].

Quant aux work-houses, on n’en montre aux étrangers que le beau côté ; la tyrannie et les tracasseries y sont grandes ; c’est pour cela que les pauvres meurent de faim plutôt que d’y aller.

La convulsion qui vient de ruiner Paris peut se produire en Angleterre. M. Pattison dit qu’elle n’est pas à craindre d’ici à vingt ans, mais qu’elle arrivera certainement un jour ou l’autre. Aucune force militaire à Londres, rien que des policemen ; trois millions deux cent cinquante mille habitans, sur lesquels il y a bien deux cent mille roughs, vauriens, gens sans aveu, pauvres qui sentent le contraste de l’opulence environnante. Le sentiment des pauvres contre les riches et contre l’état social qui maintient leur misère, est très amer. Si les sauvages de Londres s’associaient, se liguaient par des affiliations secrètes, ils pourraient tenter un coup de main, être maîtres de la capitale pendant un mois, et alors on verrait un désastre comme celui de Paris. Les ouvriers, mechanics, sont plus instruits, plus sensés que les nôtres. « La différence entre un mechanic et un agricultural labourer[52], me disait M. Smith, est plus grande que celle qui sépare le mechanic de moi. » Il n’entre point dans leur pensée de forcer l’État, c’est-à-dire le budget, à être leur commanditaire ; ils sentent qu’il serait injuste et absurde de demander au public de payer, de se taxer pour leur fournir des fonds. Ils admettent que les capitalistes sont un instrument utile et nécessaire, une espèce d’éponge qui de tous côtés ramasse l’épargne, et l’emploie ; bien en faisant travailler. Ils ne sont pas hostiles à la loi naturelle de l’offre et de la demande. Mais ils sont aigris en voyant la dépense, les profusions, les jouissances coûteuses, la perte de travail humain employé au luxe des riches. Actuellement, ils ne songent encore qu’à élever leur salaire ; mais très probablement un jour viendra où ils comprendront la liaison de la politique et de leurs affaires, où ils voudront mettre la main sur le gouvernement, où ils feront les lois à leur profit. Auront-ils recours à la violence, ou bien, profiteront-ils de la loi électorale en abaissant encore le cens ?…


A Madame H. Taine.
Oxford, lundi 29.

J’espère que Lameire a eu la pensée de faire comme les autres, et de boucher avec du plâtre toutes les ouvertures des caves donnant sur la rue : c’est l’ordre de Mac Mahon et le salut contre les femmes qui viennent jeter du pétrole et des allumettes. Je viens de lire au club tous les journaux anglais ; les correspondances sont complètes et terribles ; tout est fini maintenant, les incendies ne font plus que fumer. Si nous sommes sauvés, l’incendie a été bien près ; j’ai en vain cherché des renseignemens sur les rues Vaneau, Barbet-de-Jouy, Babylone. Il semble que le ministère de l’Instruction publique est intact. Mais toute la ligue du quai jusqu’à l’Ecole des Beaux-Arts, la rue de Lille, la rue du Bac jusqu’à la rue de Verneuil, le Petit Saint-Thomas[53] sont en cendres. Ces misérables sont les Thugs de l’Europe, une secte de destructeurs par système. Il est clair que Paris va être inhabitable ; peut-être la mortalité s’y mettra à cause de tous ces cadavres.

Voici encore quelques petits faits sur l’Angleterre : à Londres, à Saint-James-Park, j’avais déjà trouvé sur un banc un petit papier imprimé, appelant les pécheurs au repentir. Hier, à huit heures et demie du soir, en rentrant, je trouve sur la place principale deux membres de l’Université en costume (des presbytériens) et un troisième apparemment de la middle class[54]en chapeau à larges bords, et qui prêchaient entourés d’une cinquantaine de personnes. — Il paraît que c’est ainsi tous les dimanches. Le plus jeune universitaire a commencé : « Jésus-Christ est venu pour nous pécheurs ; pensons à lui, misérables pécheurs, etc. » Beaucoup de gestes ; évidemment il faisait effort pour vaincre sa timidité ; il était très ému et a continué un quart d’heure. Ensuite est venu le tour de l’homme au chapeau noir. Il a ouvert sa Bible, et lu un passage des Rois, sur les habitans de Jérusalem affamés par le roi d’Assyrie ; celui-ci lève son camp ; deux lépreux s’y hasardent et le trouvent tout plein de provisions. C’est un type du chrétien qui n’a qu’à sortir du péché pour trouver auprès du Seigneur tout ce dont il a besoin. — Le Christ est notre Sauveur, notre sécurité. — Petite histoire d’un marin qui se mettait en mer, et qui répond à un gentleman : « Oui, mon père a été noyé, et aussi mon grand-père, et aussi son père. — Alors pourquoi allez-vous en mer ? — Monsieur, comment est mort votre père ? — Dans son lit. — Et votre grand-père ? — Dans son lit. — Et vos autres parens ? — Dans leurs lits. — Et pourtant vous n’avez pas peur de vous coucher dans votre lit, vous avez raison ; c’est qu’il n’y a qu’une assurance pour le chrétien en mer comme dans son lit, à savoir le Christ. » Ton naturel, on sourit à sa petite histoire. — Pour faire comprendre la misère des Juifs assiégés, il fait allusion au siège de Paris affamé. Le second membre de l’Université (trente-cinq ans) a parlé le dernier. Grands gestes, robe secouée, maigre, les joues creuses, la voix rauque et violente, il semblait agité par l’Esprit. Mais comme son thème était le même, et qu’il parlait toujours du Christ et du péché, je suis parti. — Tous les assistans étaient des gens bien vêtus, hommes et femmes, la plupart arrivés par hasard ; quelques hommes murmuraient parfois et riaient ironiquement ; mais la plupart et toutes les femmes écoutaient gravement, et plusieurs semblaient édifiés.

J’approuve ces sortes de scènes : 1° they give vent to some strong passions and thoughts[55] qui, faute de ce débouché, se tourneraient en folie chez le prédicateur, et peut-être en sédition chez les gens qui partagent ces croyances ; 2° elles sont morales, et doivent faire un bon effet sur quelques consciences. — Le grand mal du socialisme actuel, c’est qu’il n’a pas pour fond, comme le puritanisme, ou même le catholicisme de la Ligue, un principe moral, l’idée d’une réforme intérieure et personnelle de la volonté et du cœur. — Il n’est qu’un système et une ligue à l’usage des appétits, de l’envie et de toutes les passions destructives.

Autre institution utile : Sur la porte de la Poste est un grand imprimé offrant gratuitement tant de terre en Australie à chaque émigrant sujet de la Reine, passage réduit pour les hommes, gratuit pour les femmes. C’est là que les Rossel devraient aller.

Depuis ma lettre d’hier, je n’ai vu personne ; j’ai fait une promenade d’une heure dans High street et derrière les murs de Magdalen collège. Cela est bien beau, bien calme, bien antique On dirait un décor vrai. Qu’ils sont heureux et que nous sommes malheureux ! — Personne ici ne voit d’issue pour nous. Un journal nous souhaite un grand homme, dictateur militaire. Chez M. Smith, on nous souhaite le maintien de la République, d’autres comptent sur la fusion. Si le Duc de Bordeaux avait le cœur d’abdiquer ou la bonne chance de mourir, nous aurions une espérance. — La République après de tels événemens ne sera qu’un provisoire chez nous.


A Madame H. Taine.
Oxford, 30 mai.

Je viens de lire un nouveau journal anglais, on dit que les incendies n’ont guère dépassé les endroits où ils ont été allumés ; j’ai donc espérance pour nos maisons. Il paraît qu’il y avait un bataillon d’Allemands socialistes parmi les insurgés. Il ne faut pas oublier de prendre un passeport[56], on m’a demandé trois fois le mien du Mans à Versailles, et trois autres fois de Saint-Denis à Calais.

M. Sackville Russel a déjeuné chez moi aujourd’hui. C’est un homme de vingt ans, plus homme qu’on ne l’est chez, nous à trente, sérieux, sensé, instruit, déjà très au fait de la politique, sans aucune affectation, qui désire s’instruire, et qui apprendra. — Peut-être une graine d’homme d’État, en tout cas une graine de membre du Parlement.

Ce soir, en soirée chez M. Max Müller ; mais je n’y resterai qu’une heure ; c’est demain ma deuxième leçon, et parmi tant de troubles et de tristesses, j’ai bien du mal à rassembler mes idées. Un journal dit, d’après son correspondant de Versailles, que Paris cessera d’être capitale ; qu’on en fera une forteresse de premier ordre reliée au Havre par une chaîne de forteresses, pour qu’il puisse toujours être ravitaillé. D’après les évaluations, les insurgés ont eu huit ou neuf mille morts et trente mille prisonniers. J’entends évaluer le dommage à 250 000 000 livres sterling.


A Madame H. Taine.
Oxford, 1er  Juin.

Dîner hier chez M. Jowett, master of Balliol ; le dean Stanley y était avec lady Augusta, sa femme, et aussi M. Russell, l’héritier du duc de Bedford, avec son fils. Ces appartemens des head-masters sont magnifiques, simples et grands, diversifiés par les bay-windows proéminentes, munies de fleurs rares, avec les plus parfaites estampes de Rembrandt et Durer, et des photographies d’après les cartons de Raphaël, etc., dans l’escalier.

A dîner, on m’a remis sur la politique comme toujours ; j’avais des faits précis à conter. M. Russell et les autres croient qu’une révolution semblable est à craindre en Angleterre. « Par bonheur, disent-ils, nos roughs ne sont pas généralisateurs, philosophes comme les vôtres, prenant une théorie pour drapeau, et immédiatement le fusil à la main. » — M. Stuart Mill approuve presque nos rouges ; sa nièce vient de défendre la Commune dans la Fortnightly Review. Le plus notable communiste d’ici, M. Harrison[57], formule leur doctrine ainsi : « Arranger la société de façon que le capital soit employé à de plus nobles usages. » Et, très évidemment selon moi, c’est une phrase de ce genre qui a armé les cent mille communeux insurgens de Paris. D’après toutes les correspondances, les femmes sont fanatiques, et dans les quartiers rouges on tire encore maintenant sur les officiers, on assassine les soldats isolés. — Ma conviction est que Paris va cesser d’être capitale ; nous allons être séparés par un abîme du monde parisien, de la vie parisienne telle que nous les avons connus.

Aujourd’hui après mon travail, promenade seul à Magdalen collège ; je ne me lasse pas de voir et d’admirer les vieux bâtimens festonnés de lierre, noircis par l’antiquité, surtout les quadrangles à arcades, qui font promenoir comme dans les couvens italiens. Vaste jardin par derrière, parc d’ormes énormes avec quantité de daims familiers, longue chaussée entre deux rivières, plantée des plus beaux arbres ; vue au-delà sur des prairies regorgeantes d’herbes et de fleurs, parsemées de traînées rouges par les oseilles sauvages, d’un tel luxe de végétation qu’il faut les voir pour se les figurer. Presque toujours ces grands quadrangles, avec le tapis de verdure qu’ils enserrent, sont solitaires. Cette sensation de solitude poétique, pittoresque, soignée, est charmante. On rencontre en sortant à droite, à gauche, un haut mur crénelé, une chapelle gothique, un portail Renaissance, une statue de bronze de 1600, une façade de colonnes torses, des balustres profilés sur le ciel, quelques grands dômes cerclés de colonnettes, et partout de la verdure et des fleurs. — Mais Oxford est trop beau, la vie trop mondaine, trop occupée de réceptions et de relations ; ils avouent qu’on ne travaille pas ici comme en Allemagne.

Taine.
  1. M. Denuelle, beau-père de M. Taine, annonçait dans cette lettre le début de l’insurrection et l’assassinat du général Lecomte et de Clément Thomas.
  2. Le général Chanzy, conduit à la prison de la Santé à travers mille dangers, ne fut élargi que le 25 mars.
  3. Assi (Adolphe-Alphonse) membre de la Commune de Paris, né en 1840, mort à Nouméa en 1886.
  4. Lullier (Charles-Ernest), 1838–1891.
  5. M. Saint-René Taillandier, de l’Académie française, 1817–1819.
  6. Le général d’Aurelle de Paladines (1804–1877), le vainqueur de Coulmiers.
  7. Blanqui (Louis-Auguste), 1805–1881.
  8. Flourens (Gustave), né en 1838, tué à Chatou le 3 avril 1871.
  9. Administrateur des Postes.
  10. Le 23 mars.
  11. Briot (Charles-Augustin-Albert), mathématicien, membre de l’Académie des Sciences, 1817–1882.
  12. Saisset (Jean-Marie-Joseph-Théodore), 1810–1879, avait été nommé commandant supérieur de la Garde nationale, le 20 mars, par M. Thiers.
  13. Tirard (Pierre-Emmanuel), député, puis ministre (1827–1893), maire de Paris, IIe arrondissement ; nommé membre de la Commune le 26 mars, il donna sa démission et dut s’enfuir à Versailles.
  14. Bergeret (H.-J.-M.), né en 1830, commis voyageur, commandant de la place de Paris sous la Commune.
  15. Eudes, né en 1843, délégué à la Guerre, ancien garçon pharmacien, avait habité la même maison que M. Taine, rue Bretonvilliers, et lui avait fait plusieurs visites.
  16. Billioray (Alfred-Edouard), né à Naples en 1840.
  17. M. Ranc donna sa démission le 6 avril.
  18. M. Tolain ne fit pas partie de la Commune.
  19. Malon (Benoit), né en 1841, membre de la Commune, maire du XIe arrondissement.
  20. Vallès (Jules-Louis-Joseph), 1852–1885, était également connu de M. Taine qui, plus tard, parlait des trois volumes de Jacques Vingtras comme d’un des symptômes les plus inquiétans de l’état psychologique de nos contemporains.
  21. M. Paschal Grousset (1844) fut pendant la Commune délégué aux Relations extérieures.
  22. M. Acollas (Emile), 1826–1891, était absent de Paris lors de cette nomination.
  23. M. Naquet (Alfred), chimiste (1834), également absent de Paris.
  24. Banquier à Paris.
  25. M. Pont, membre de l’Institut, conseiller à la Cour de Cassation (1808–1888).
  26. On sait que l’attaque n’eut lieu que le 2 avril.
  27. M. Jules Simon était ministre de l’Instruction publique.
  28. M. Louis Breton, associé de la maison Hachette.
  29. Bombardée dès le 10 septembre 1870, la petite forteresse de Bitche tint tête aux envahisseurs jusqu’à la paix.
  30. Voir les Souvenirs politiques du vicomte de Meaux.
  31. Langlois (Amédée-Jérôme), ancien officier de marine, 1819–1902, député de la Seine.
  32. Rossel (Louis), ancien élève de l’École polytechnique, délégué à la Guerre, fusillé à Satory, le 28 novembre 1871.
  33. Dombrowski, commandant la première armée de la Commune, tué le 23 mai 1871.
  34. M. Taine avait été invité par le Taylor Institute à faire à Oxford une série de conférences.
  35. Mme  Taine revenait de Brest où elle avait passé chez sa fille, Mme  Chevrillon, le temps du siège et de la Commune.
  36. Une parente de Mme Taine, très gravement malade.
  37. Le général Coffinières de Nordeck ; l’enceinte ne fut forcée que le 21.
  38. Lettre du Comte de Chambord à M. de Carayon-Latour, 8 mai 1871.
  39. Frère du duc de Bedford et gendre de la vicomtesse de Peyronnet, chez qui M. Taine l’avait connu.
  40. M. Léon Heuzey, membre de l’Académie des Inscriptions.
  41. Aux élections législatives de 1869.
  42. M. George Grote, né en 1794, mourut quelques semaines après cette entrevue.
  43. Depuis lord Ampthill.
  44. L’emprunt fut émis le 27 juin à 82 fr. 50.
  45. Nous avons peur d’être engagés.
  46. Des grèves.
  47. Une forte femme dans toute l’acception du mot.
  48. Abnégation.
  49. Pénétrant et subtil.
  50. Troupes.
  51. Taxe des pauvres.
  52. Ouvrier agricole.
  53. Ces premiers renseignemens étaient exagérés ; la rue du Bac n’avait brûlé que jusqu’à la rue de Lille.
  54. Classe moyenne.
  55. Elles donnent une issue à de fortes passions ou pensées.
  56. Pour revenir de Tours à Paris.
  57. M. Frédéric Harrison, né en 1831, chef du positivisme anglais et disciple d’Auguste Comte.