Lettres de Grèce et d’Italie (1893)/01

Revue des Deux Mondes7e période, tome 1 (p. 707-732).
LETTRES
DE GRÈCE ET D’ITALIE
(1893)

Ces lettres n’étaient pas destinées à la publication. Écrites au cours d’un voyage en Grèce et en Italie par celui qui était alors le commandant Lyautey, récemment promu chef d’escadron, elles avaient été recopiées pour un cercle restreint d’intimes. Un heureux hasard nous les ayant fait tomber sous les yeux, on nous saura gré d’avoir insisté pour les donner à nos lecteurs.


I
A Antonin de Margerie <[1]


Vienne, 21 mai 1893, 10 heures soir.

CHER AMI,

Ma malle est bouclée. Je pars dans deux heures pour Buda-Pesth, après six jours passés à Vienne.

Je vous ai quittés avant-hier soir sortant de chez. Ronarc’h, en compagnie d’officiers aimables et joyeux, et m’apprêtant à me coucher, un peu vanné.

J’ai dû, le lendemain, suspendre mes visites aux musées ; le samedi, tout est fermé, et, veille de Pentecôte, la consigne est plus stricte encore.

Ma matinée s’est passée aux Ecuries impériales, au Manège espagnol, où mon titre d’ancien aide de camp du général L’Hotte m’a servi de mot de passe ; j’y revivais tout ce qu’il me conta ; les sympathies qui nous entouraient ici dans les années qui suivirent la guerre, la vivacité avec laquelle elles s’exprimaient dans les milieux militaires encore frémissants de Sadowa, l’accueil si flatteur que lui valait dans la famille impériale son triple titre d’officier, de cavalier et de Lorrain, et aussi, ce qu’il n’ajoutait pas, les qualités incomparables du gentleman, de l’officier dont il reste le modèle accompli, — et les anecdotes charmantes sur l’archiduc Albert, le culte voué par ce fils de l’archiduc Charles à Napoléon, la place d’honneur donnée dans son palais au portrait de son « oncle » et à cette croix de simple chevalier de la Légion d’honneur, seul présent qu’à l’occasion du mariage de Marie-Louise l’Empereur eût jugé digne de son adversaire d’Essling.

Une heure à Saint-Etienne, un pèlerinage aux tombeaux impériaux des Capucins, où m’attirait entre tous le tombeau de cet énigmatique archiduc Rodolphe dont il eut été d’une si poignante curiosité de voir le modernisme aux prises avec son contemporain et rival Guillaume, et me voici à midi et demi à la relève quotidienne de la garde du Burg.

Tu as vu et tu te rappelles cette amusante représentation : une compagnie d’infanterie de ligne relève une compagnie d’un régiment bosniaque à la chéchia ronge et au type turc : le drapeau sort, les consignes se prennent, avec les jolis mouvements souples de ces beaux gars, si naturellement élégants, moins raides que l’Allemand, moins négligés que les nôtres, tandis que la musique joue dans l’appartement impérial et que les aides de camp de service, rouges à plastron d’or, apparaissant à la fenêtre de l’Empereur.

Après-midi, la station usuelle a l’ambassade de France, avec la partie de blague aimable et courtoise qui est de tradition dans toutes les Chancelleries ; — à quatre heures, tour de Prater, guidé par Berckheim, qui salue tout le monde et me nomme les personnages : la duchesse de Cumberland-Hanovre, à pied, suivie de son carrosse drapé, à livrée écarlate ; quelques archiduchesses dans les voitures de la Cour dont les livrées mastic et le bicorne à plumes sont aux antipodes du chic anglais, — et les fiacres rapides, les jolis fiacres de Vienne, attelés de fins chevaux hongrois, filant comme le vent.

Et vite, manger un sandwich et m’habiller pour être à sept heures au Théâtre de la Cour, où la Wolter joue Marie Stuart de Schiller : la Wolter est une des plus grandes tragédiennes de l’Allemagne ; elle a soixante ans, le double de l’âge de Marie Stuart et les porte, mais, à ne pas la regarder trop, quel organe, quel accent et quel jeu ! Je pensais qu’à cette tragédie en allemand, je m’éclipserais, après deux actes de fatigue et d’ennui, et je suis resté jusqu’au bout ayant tout compris et suivi, grâce à ce jeu merveilleux. La salle avait l’aspect d’un salon, de l’ancien parterre des Italiens : une allée centrale et de larges espaces, les femmes à l’orchestre en coiffure du soir, des uniformes élégants aux fauteuils et dans les loges, la salle maintenue dans l’obscurité pendant la représentation, ce qui met la scène en valeur et empêche les distractions.

A dix heures, c’est fini : les uns vont se coucher pour ne pas affronter les rigueurs des terribles concierges de Vienne qui tiennent porte close aux retardataires ; les indépendants, comme moi, vont souper au Gardenbaugesellchaft. C’est, comme disposition, un café-concert des Champs-Elysées, Horloge ou Ambassadeurs, mais on n’y « rigole » pas, fichtre non ! on y vient pour la musique ; de dix heures à minuit, tantôt l’orchestre de Drescher, tantôt, comme hier soir, une très bonne musique militaire alternant le classique et la fantaisie et, deux heures durant, la folle jeunesse attablée écoule religieusement, absorbant viande sur viande, sans le moindre tracassin de mouvement, applaudissant à tout rompre un motif de Bach ou de Weber.


* * *

Ce matin, Pentecôte, tous les monuments publics sont fermés, sauf les églises ; pas une galerie à visiter, et ç’a été pourtant une exquise matinée, de huit heures à une heure, à travers le vieux Vienne, de Neumarkt à Hohemarkt, de Judengasse à Amhof. Jusqu’à midi, les boutiques étaient ouvertes, tout le peuple dehors endimanché, sous un soleil de fête, et, autour des églises, un remous. J’ai suivi la foule des fidèles à Saint-Etienne où officiait le primat, à Maria-Stiegen, à Lhotlenkirche où est le beau tombeau des Stahrenberg, à la Votive, à la chapelle du Burg où les gardes du corps aux plumes retombant en cloche sont, devant l’autel, immobiles ; enfin, aux Augustins, l’église de la Cour, où j’ai écouté la célèbre musique. Sauf Saint-Etienne, ces églises de Vienne sont médiocres, mais elles sont essentiellement « gemuthlich. » Les révolutions n’y ont pas passé. Chaque siècle y a mis son empreinte sans effacer celle des précédents : les témoignages les plus récents s’y superposent aux plus antiques, et cela fait une accumulation de souvenirs, parfois surchargée, mais très intéressante et documentaire. Chez nous, tantôt la vieille église est délabrée, mutilée, criant l’abandon, tantôt elle est, comme Notre-Dame ou la Sainte-Chapelle, violemment restaurée. Ici, l’on sent qu’il n’y a pas eu de solution de continuité, c’est entretenu et réparé, ce n’est pas restauré, et il s’en dégage quelque chose de fondu, d’harmonieux et de deux qui est parfaitement satisfaisant.

A une heure, déjeuner chez les Berckheim avec deux attachés de l’ambassade de France ; amis évoqués, souvenirs parisiens, une rapide visite chez Mme de Bourgoing, née Kinsky, et en voiture pour Schœnbrunn.

Je crois que tout le peuple de Vienne y était venu par cette radieuse journée d’été ; mais cette cohue, au rebours de nos cohues, n’avait rien de désagréable et m’amusait infiniment. On visitait le château par fournées. Je me suis simplement mêlé à l’une d’elles, trop heureux de bavarder avec le populaire. Les appartements, vous les connaissez, c’est du Versailles en toc. Mais dans ces augustes salles, à côté d’un lit de parade, voici que je remarque le bouton d’une sonnerie électrique. Pour Dieu, ne criez pas à la profanation. Je le trouve, au contraire, très éloquent et très sympathique, ce petit dé d’ivoire si moderne. Ce bouton électrique sur la table contemporaine de Marie-Thérèse, à côté du lit solennel de style rococo, ce qu’il signifie, c’est que le maître est toujours là, que ces antiques magnificences servent toujours aux fins auxquelles elles avaient été destinées et ne sont pas réduites à la condition banale de décors d’opéras, tolérées par grâce dans un pays où elles n’ont plus d’emploi. Ce bouton électrique, mais tant qu’il sera là, c’est pour les pierres de Schœnbrunn l’assurance de ne pas être émiettées comme celles de Saint-Cloud ou vendues à l’encan comme celles des Tuileries.

Et je passe trois heures à me promener dans ce beau parc, à détailler du haut de la Gloriette le panorama de Vienne, avec mes plans et mes cartes, à la joie de mes confiants voisins dont nul ne songe à me suspecter d’espionnage.

De retour à Vienne à six heures et demie, le temps de changer de vêtement, et me voici au jardin du Belvédère où il y a fête de charité. L’entrée est publique, mais c’est toute l’aristocratie viennoise qui vend, en plein air, dans de petites boutiques numérotées, et, comme le programme indique les noms et les numéros, c’est une excellente façon de passer en revue le Tout-Vienne ; la boutique la plus achalandée est celle où la princesse Metternich fait elle-même la tombola, avec son entrain et sa verve légendaires ; ses gens tournent la roulette, tandis qu’elle excite le chaland, à la grande joie du populaire. Imaginez-vous la duchesse de Doudeauville se risquant à en faire autant au Bois de Boulogne ? Décidément, il fait doux vivre en ce pays.

Une longue station à la boutique de Mme de Berckheim, causerie et Champagne ; on m’invite à participer au service avec d’aimables compagnons ; je me sens déjà de la maison, et c’est sur cette note de five o’clock que j’ai regagné l’hôtel pour faire mon paquet et vous écrire.


II
A ma sœur.
Entre Buda-Pesth et Bucarest,
en wagon-restaurant,
lundi de Pentecôte, 4 heures.

Je suis tout seul dans ce bow-window mouvant ; le soleil est radieux et la plaine hongroise s’étend à l’infini. Nous sommes entre Czegled et Szegedin ; les chevaux paissent contre la voie que longent en courant les gars bronzés en jupon blanc, aux bottes molles, au feutre noir, mi-arabes, mi-moujiks. Voici trois officiers de honved, souples et joyeux, qui traversent le wagon ; j’entends qu’ils vont à Szegedin finir leur lundi de Pentecôte entre camarades.

Le train s’arrête pour un quart d’heure à Nagy-Koros, et j’en profite pour écrire quelques lignes sans trépidation. C’est, comme toutes les stations de cette ligne, un pittoresque chalet, planté sans barrière au milieu des champs ; les vestons, les uniformes, les costumes populaires presque orientaux, les robes françaises se mêlent gaiement sur ce quai grouillant d’un jour de fête.

Parti de Vienne hier soir, je me suis réveillé ce matin, à six heures, à Gran, où la voie rejoignant le Danube longe jusqu’à Waitzen un admirable défilé ; les remparts à demi ruinés du château-fort de Vyzegrad dévalent au flanc de la montagne et plongent droit dans le fleuve, comme une ligne de fond ; c’est vraiment un joli décor, à l’aube claire. Première vision des Hongrois, les jupons blancs, les bottes molles, communs aux deux sexes, et aussi premier contact avec leur terrible langue, qui fait passer le profane du demi-jour de l’allemand à une nuit complète.

Je suis arrivé à 8 heures à Buda-Pesth. Le Consul général de France, l’aimable M. D… m’attendait, averti parmi télégramme de Cogordan. Nous avons parcouru Pesth en voiture, puis j’ai fait l’ascension de Buda sous le plein soleil de midi pour reprendre à trois heures l’express de Bucarest d’où je vous écris. Ces heures si brèves avaient été réglées à l’avance par mon hôte obligeant et informé ; aussi ai-je visité l’essentiel, pour lequel je vous renvoie au guide. Mais plus que des édifices et des musées, il me restera le souvenir du site merveilleux : j’en avais eu dès l’arrivée l’impression ineffaçable, tandis que je prenais mon chocolat, sur le balcon de l’hôtel Hungaria surplombant le large Danube, face à la fière colline de Buda ; le fleuve noir d’embarcations, vapeurs, yachts, canots, tous pavoises en fête, et, à mes pieds, sur le quai qui fait boulevard, un grouillement de peuple. Tziganes rouges, tziganes bleus, gymnastes polychromes, policiers militaires faisant à cheval leur service sur ces bêtes élégantes d’un si joli et si fin modèle, jeunes séminaristes en chapeau melon, le nez au vent, l’air cascadeur, et dont la spécialité, m’a-t-on dit, est d’avoir les plus jolies maîtresses de la ville.

Et je clos ma lettre ; le trémolo du wagon s’accorde mal avec l’écriture : voici cinq heures, et je vais jusqu’à la nuit me donner tout entier à la grande plaine : elle est embrasée et silencieuse ; c’est l’heure de s’accouder en laissant la pensée et le regard se perdre au long des horizons… Mais tandis que je vagabonde en évoquant les grands souvenirs de lumière, le Sahara et la mer, voici que surgit une vision beaucoup plus familière, la simple Beauce de chez nous, en ce soir de mai, entre Châteaudun et Auneau ; le jour s’achève, les champs sont déserts, je ne vois plus ni jupons blancs, ni vestes hongroises pendant sur l’épaule, ni chevaux vaguant, rien de local, c’est la plaine de partout au soleil couchant et je cherche malgré moi les fours de Chartres, — justement les voici : c’est trop fort ! Je me frotte les yeux et consulte le guide ; ce sont simplement les clochers de l’église de Felegyhaza : l’illusion était complète. Pauvres de nous, imaginatifs, qui passons sans nous émouvoir à côté de l’impression quotidienne, mais à qui suffit de l’étiqueter d’exotisme pour chevaucher en plein emballement. Bref, vous fûtes cent fois de Châteaudun à Paris, en été : vous avez vu la Hongrie.


6 heures et demie, en dépassant Szegedin.

Eh bien ! non, ce n’est pas la Beauce, la plaine s’est repeuplée et c’est bien une note locale, le trait d’union avec l’Orient que donnent les costumes blancs des travailleurs des champs : sont-ce des haïks et des burnous ou des pantalons et des vestes ? On ne sait pas à quelque distance, mais c’est bien une impression arabe, et, à voir ces troupeaux de moutons noirs gardés par deux gars dont les jambes et les bras bronzés sortent des draperies blanches, on se croirait en pleine vallée du Chelif.

Il est 8 heures. Je m’étais endormi dans ma cabine. On vient de me réveiller pour dîner. Les champs de blé s’allongent. La plaine hongroise s’étend à l’infini ; l’horizon si loin, si loin, s’arrête durement comme une ligne d’épure et la voûte du ciel repose sans une brisure sur la vaste plaine, en feu au couchant, gris pâle au levant, où monte la nuit. Et voici qu’un feu pique sa note claire et vivante tout près de nous, rappelant qu’il y a de petits hommes, tout petits, mais porteurs de lumière et de vie dans cette large, mystérieuse et dure nature.


Mardi, 23 mai.

Toujours en wagon restaurant, mais ce n’est plus le même : cette nuit, j’ai laissé à Orsova le train autrichien pour prendre le wagon roumain accroché à Craïowa.

10 heures du matin, à la station de Caesci, à mi-chemin de Pitesci à Bucarest. A la barrière, trois femmes dont une ceinture voyante éclaire les haillons, la tête enveloppée à l’orientale, portant sur l’épaule une double charge de poteries rouges. Sur le quai, des paysans au pantalon serré par des lanières, tels ceux des anciens Daces, au gilet brodé, à la veste de laine galonnée, les uns en feutre breton, d’autres en bonnets de fourrure. Un pope à toque de juge. Un train militaire est arrêté. Les officiers cambrent leur veste de toile bien ajustée, galonnée d’or ; note de civilisation récente sur cette campagne restée si orientale. Les villages semés le long de la voie évoquent l’Afrique. Ce sont de vrais gourbis, pauvres basses huttes de torchis coiffées de chaumes, parmi lesquelles se dressent quelques rares maisonnettes plus propres, couvertes en bois ; sur les haies qui entourent ces buttes s’étalent les vives couleurs de tapis à larges raies jaunes et rouges ; devant les portes, des femmes accroupies parmi les haillons, les enfants nus sortant au passage du train ; c’est tout l’aspect misérable et coloré des douars arabes.

Comme l’Orient-Express hebdomadaire est le seul train dont l’horaire soit réglé de façon à traverser de jour la plus belle partie du trajet, le passage des Carpathes que la ligne et le Danube franchissent côte à côte aux Portes de Fer, et comme je ne pouvais l’attendre, il m’a fallu prendre un express ordinaire avec l’inconvénient de passer de nuit dans le célèbre défilé.

Heureusement, la nuit était superbe ; la lune jusqu’à deux heures et ensuite une belle clarté d’étoiles. Aussi me suis-je fait réveiller à Karansebès pour m’installer dans la guérite du conducteur à l’arrière du train, d’où pendant trois heures j’ai joui de l’admirable défilé. Les feux des patres piquaient la noire montagne et semaient le fleuve d’étoiles.

Ce matin, nous sommes en plein terrain des récentes inondations, nous venons de perdre un quart d’heure sur une voie de rencontre, le long d’un pont emporté : les conducteurs me font du désastre un récit abondant, 200 ponts rompus, la plaine que nous traversons changée en lac, — du reste, les ruines sont là, qui en témoignent.


III


Bucarest, 23 mai, 9 h. du soir.

Je vous écris de l’aimable foyer du commandant de Sailly, notre attaché militaire, un joli intérieur, une villa dans un jardin et des bibelots amusants des Pays balkaniques. Quel chaud accueil ! A midi, Sailly m’attendait sur le quai et m’amenait déjeuner avec l’attaché militaire russe, baron Taube, combattant de Plevna, intéressant au possible. Une solide causerie avec notre ministre et ensuite tout à la ville où Sailly me guide à souhait, heureux comme moi de cette amicale rencontre. La drôle de ville ! Ça n’a pas l’air d’être « pour de vrai, » cette capitale poussée si vite. C’est qu’aussi c’est si récent ! Les vieux que je croise ont vu de leurs yeux, il y a cinquante ans, sous la domination turque, la Caléa-Vittoriéi, leur rue de Rivoli, bordée de gens empalés. On a été vite en besogne depuis qu’on est maître chez soi, mais rien n’est plus toc que ces petits palais, ces petits jardins publics, ces petites maisons à petites colonnes, à petits frontons, ces faux Champs-Élysées, bordés d’un faux Bois de Boulogne de deux cents mètres de profondeur. Ce qui est resté « nature, » c’est le marché, déjà bazar oriental, où je bibelote en flânant, tout joyeux de ces toujours amusants contacts indigènes. Comme me le dit Sailly, les Occidentaux trouvent Bucarest orientât, les Orientaux le trouvent européen ; c’est bien un trait d’union. Et au sortir du marché la promenade continue. Et toujours cette impression d’une ville de guinguettes. Les 270.000 habitants occupent une surface grande comme le tiers de Paris, pour que leurs toutes petites maisons d’un étage, noyées dans des jardinets, s’espacent à l’aise et ç’a été construit sans plan. On ne comprend rien aux rues. C’est enchevêtré, touffu, sans une bâtisse pittoresque. Mais la vie vivante y est bien amusante : les boutiques sont bariolées d’enseignes parlantes où sont représentés tous les objets en vente, comme à Pesth, comme en Russie, comme dans tous les pays illettrés, où renseigne écrite serait muette.

Tout le quartier populaire a l’aspect d’un bazar, les marchands s’y groupent par corps de métiers, des popes sordides à longs cheveux, à toques de juges, font eux-mêmes leur marché, tandis que les rues sont sillonnées de paysans apportant les broderies et les tapis, de marchands ambulants dont la marchandise pend aux deux extrémités d’un bâton sur l’épaule : ustensiles et victuailles, chaussures et agneaux entiers. D’autres, comme à Alger, crient des boissons fraîches dans des bidons joliment garnis de cuivreries et peinturlurés comme un tambour du XVIIIe siècle.

Beaucoup d’églises de cultes variés. J’ai visité les deux plus belles églises grecques, conduit par des popes crasseux se jetant sur le bakschich : l’aspect connu des églises grecques, l’autel caché, la profusion d’images, d’icônes, de lampes, de mosaïques et d’or.

Très amusants, les fiacres, au trot désordonné, bien attelés, et menés par des moujiks russes en casquette plate, costume de velours bleu, ceinture claire, appartenant tous à la secte des Skoptzy, mutilés volontaires, traquée en Russie, libre ici et très puissante.

Le pays est merveilleusement fertile. La terre rend du vingt pour Cent. J’aurais voulu en aller juger chez nos amis Bibesco, mais je n’en avais pas le temps, et j’ai dû me borner à laisser une carte de regrets à leur demeure de ville.


Galatz, 24 mai, minuit.

Je viens de passer une des nuits et des journées les plus désagréables de ma vie. Hier soir, ma lettre fermée, je vais à la gare à onze heures et j’apprends qu’à cause des inondations et des ponts rompus, le départ du train a été avancé et qu’il est parti à sept heures. Je n’en avais plus avant celui d’une heure du matin, m’amenant à neuf heures du soir à Galatz, où Cogordan, attendu à Constantinople, m’avait assigné comme dernière limite d’arrivée six heures du matin. N’aurait-il pas été forcé de partir ? Son bateau pouvait-il attendre ? Aurais-je fait en vain ce long trajet ? Oh ! cette longue journée d’attente en chemin de fer avec la perspective de me trouver en panne à Galatz ! Seul dans mon wagon à travers un pays plat et navrant, sans une note distrayante, par un temps gris et froid, pour la première fois j’ai eu la sensation de l’isolement et de la distance. Dans la dernière heure pourtant, de Braïla à Galatz, j’ai pu me laisser absorber, tant le Danube était saisissant par cette triste soirée de Mer-Noire, sous une lune qui ne parvenait pas à percer la brume opaque, et si immense ce fleuve qu’il y a dix jours j’avais vu à Ulm presque naissant, il y a trois jours, entre Mœlk et Vienne, large comme la Loire à Tours, puis à Orsova, perçant, irrésistible, la barrière des Carpathes, et, ici, sans limites précises, battant les roues du train, épandu par la plaine basse jusqu’à la noire et mince bande de la rive opposée, au loin, là-bas.

Au-delà, un écran de collines dans la brume. Et c’est la rive gauche, la rive de Bessarabie, c’est-à-dire la Russie. Je suis à quelques heures d’Odessa et les noms qui, hier encore, n’étaient pour moi que de la « géographie » saisissent quand, venant de si loin, si vite, on les touche.

Le train stoppe. Galatz ! Cogordan est sur le quai. C’est demain que nous partons pour Sulina. Nous y chasserons le pélican aux bouches du Danube ; puis la Mer-Noire et dimanche le Bosphore.

Et la soirée s’achève, détendue, confortable, amicale, souriante, chez notre Consul général avec quelques hôtes de choix.

Je suis princièrement logé dans le palais de la Haute-Commission, le Cénacle des Diplomates Européens qui administre le bas Danube avec des droits souverains et tout un personnel de portiers, de cuisiniers, de valets de pied conformes à la dignité du lieu.

Dans ma chambre, sous ma lampe, devant un vaste bureau, je m’étire et m’étale.


Galatz, le 25 mai, midi.

Le général Penconi, le délégué roumain, m’ayant remis un mot d’introduction, j’étais à neuf heures à la caserne d’infanterie où le colonel Skeletti me remettait aux mains de son major et du commandant Romasesco, chef du génie du Corps d’armée, élève de notre Ecole Polytechnique, de Fontainebleau pensionnaire du Creusot et camarade de l’ami Art Roë.

Caserne commencée sur un grand pied, inachevée faute d’argent ; pavillons isolés construits chacun pour une compagnie et que devaient relier des galeries couvertes destinées à la circulation et à l’astiquage : celles-ci n’ont pas été faites. On a logé un bataillon dans chaque pavillon de compagnie en superposant les couchettes. C’est dommage, car le plan primitif était bon, les pièces très vastes, très aérées. Je suis en plein dans l’application de mes idées, de celles que j’ai essayé de réaliser à Saint-Germain : la vie de l’homme organisée hors de la chambrée qui ne doit être qu’un couchoir égayé d’ailleurs par d’amusantes images d’instruction, figurant le service en campagne, les manœuvres, des feuilles très bien faites donnant les positions du tireur, des reproductions de tableaux de batailles où domine Plevna comme il est juste. Des salles d’astiquage indépendantes pour écarter de la chambre saletés et microbes. Dans la cour, un grand réfectoire, rudimentaire, il est vrai, mais le principe y est : la cuisine est attenante avec, ma foi, d’excellente soupe, mais fortement épicée à la mode du pays. C’était l’heure de la soupe : aspect gai et libre, mais sale.

Les officiers étaient tous au quartier depuis cinq heures du matin ; ils ne le quittent que pour déjeuner et reviennent à une heure. C’est la présence continue, comme presque partout, sauf chez nous. Ils étaient en tenue d’été, en toile, galonnée, fort élégante, avec le képi blanc, cette jolie et pratique tenue de toile qui supporte si économiquement la poussière et les manœuvres, que j’ai déjà vue aux Italiens, et que je voudrais tant voir adopter chez nous pour l’été.

Je suis allé ensuite au quartier de cavalerie : des baraquements provisoires dominant le beau lac de Bratitch ; trois escadrons de hussards, deux de l’armée active, un de la réserve réunis pour 90 jours ; cette organisation de la réserve est intéressante : les hommes gardent chez eux leurs chevaux en pension ; ou bien ils les achètent eux-mêmes sous réserve de l’acceptation par une Commission ; ou bien l’Etat les leur fournit, moyennant trois cents francs. L’homme, dans ses foyers, s’en sert toute l’année, puis, à la convocation, il arrive dessus. Cela serait d’ailleurs inapplicable dans les pays où le cheval de selle n’est pas usuel ; tandis qu’ici, c’est le moyen de transport habituel ; j’ai examiné les chevaux de l’escadron convoqué ; c’était pour le moins très hétérogène, et à côté de chevaux convenables et très soignés, il y avait de rudes biques. Très satisfaisant, en revanche, l’aspect des escadrons actifs avec leurs chevaux hongrois ou russes, parmi lesquels tout un peloton de chevaux blancs d’un joli modèle.

Les hommes portent, eux aussi, cette jolie et pratique tenue de toile.

En sortant du quartier, je cours chez le général Barozzi commandant le corps d’armée pour le remercier, et vite cette courte note avant de m’embarquer sur le yacht de la Commission Européenne de Navigation, sur lequel nous allons descendre les 175 kilomètres de Danube qui nous séparent de Sulina.


25 mai, 7 heures du soir.
Sur la dunette du Carolus en canal
de Sulina.branche médiane du Delta
Danubien à mi-chemin entre Tultcha et Sulina.

Au couchant, vers Tultcha, le soleil descend dans une brume transparente, d’une vraie teinte d’opale. A gauche, le massif dentelé du Bes-Tepé, d’un bleu du soir, baigné de lumière, émerge seul de l’horizon, — il est séparé de la ligne verte traçant la berge du fleuve par la bande claire de l’immense plaine de roseaux qui prend sous ce soleil tombant un ton d’or pur. Au bord opposé, l’eau limoneuse a, sous l’ombre allongée du bateau, des tons mais et unis, tandis que la rive, comme l’autre, est faite de roseaux d’or, étroite bande de lumière sous le ciel plombé de la nuit qui vient, — et c’est d’un effet saisissant ces deux tons opaques du fleuve et du ciel, séparés par cette mince raie de lumière éclatante Trois voiles latines y piquent trois taches blanches et, tout près, longeant la rive, un petit village de huiles de chaume avec, sur les haies, des haillons rouges.

Mais pourquoi raconter ces choses qui ne valent que vues ou rêvées ?

Voici du reste la nuit qui monte, les montagnes qui s’effacent, les marais de la rive qui se fondent en buée ; je redescends au salon pour repasser cette douce journée.


* * *

Un mot d’abord de la Commission du Danube. Instituée en 1856 par le Traité de Paris, elle fut chargée d’administrer souverainement la navigation du fleuve, depuis son embouchure jusqu’aux deux grands ports intérieurs de Galatz et de Braïla, navigation dont ni l’aménagement ni la sécurité n’étaient réalisables avec les finances délabrées et l’incurie administrative des Turcs.

Huit membres, ministres plénipotentiaires de chacun des États signataires, des ingénieurs européens, tout un personnel d’agents et d’employés, une flottille de transport, des remorqueurs, un yacht.

Le Danube va à la mer par trois branches, Kilia, Sulina et Saint-Georges. C’est la moins large, celle de Sulina, qui fut aménagée en canal maritime au moyen de grands travaux, dragages, endiguements, coupures de coudes.

Le budget de la Commission est de trois millions, dont les recettes sont assurées par les taxes perçues à Sulina à l’entrée des navires. Ces recettes sont employées à des travaux d’amélioration constants, et bien qu’on n’épargne rien, les grands bénéfices réalisés vont permettre de réduire les tarifs.

En 1908, à l’expiration des pouvoirs de la Commission, il est vraisemblable que l’institution cessera, parce que le gouvernement roumain, devenu grand garçon, pourra en reprendre la suite. Dès aujourd’hui, il supporte d’ailleurs assez impatiemment l’existence de la Commission, qui, de par les traités internationaux, est absolument souveraine, a son pavillon, et dont les membres sont ici de petits potentats avec des droits régaliens.

Elle tient chaque année à Galatz deux réunions plénières, où se règlent toutes les questions administratives, techniques et financières : la réunion de printemps de 1893 a été close aujourd’hui à ; midi, et à une heure Cogordan et moi prenions possession du Carolus, le charmant, l’élégant, le confortable yacht, filant trois milles à l’heure.

Tout à fait chez nous, activant, ralentissant à notre gré, stoppant même, salués par tous les pavillons rencontrés, — et c’est incessant sur ce bras de mer qu’est le bas Danube, le mouvement des bateaux qui, tous, doivent la politesse au pavillon de la C. E. D. Bonne table, bonne cave, bonnes cabines, et une belle journée claire, fraîche, avec juste assez de soleil pour mettre ciel et terre en valeur.

Après avoir dépassé le confluent du Pruth, nous longeons d’abord la rive russe. Des Cosaques blancs l’arpentent entre chaque poste ; nous voici près de Kartal, à côté de l’obélisque en granit noir, commémoratif du passage de l’armée russe dans la campagne de 1885.

Quelques villages, de grands couvents aux coupoles bulbeuses, d’immenses troupeaux de chevaux et de moutons, des paysans à longs cheveux, à blouses rouges serrées à la taille, voilà ce que, deux heures durant, je vis de la « Sainte-Russie. »

Voici la première fourche du Danube : nous nous engageons dans la branche du Sud, en lorgnant les clochers et les coupoles d’Ismaïl que nous laissons à notre gauche. Ismaïl ! dont le prince de Ligne raconte le siège où il monta à l’assaut au bras de son fils, le futur mari d’Hélène Massalska, — et nous voici devant la charmante petite ville de Tultcha, nous repérant à 1"horizon sur le massif des Bes-Tépé, les cinq sommets, — extrémité Nord de la chaîne de la Dobrudja.

Nous stoppons pour nous arrêter dans ce Tultcha de séduisant aspect.

Un mamelon escarpé avance sur le fleuve comme un môle naturel. Sur ses pentes s’élève le village russe autour d’une église à coupoles vertes vernissées. Tout y est russe pur : les maisonnettes peintes en bleu pale, les fenêtres encadrées de couleurs éclatantes, les palissades des jardins aux portes couvertes d’un auvent d’allure japonaise et une jolie population d’enfants aux longs cheveux blonds, aux blouses rouges, qui chantent des airs graves, tandis que les mères, vêtues de couleurs voyantes et parées de colliers d’argent, sont assises en cercle à tresser des filets de pêche.

Au pied du môle, le quartier turc autour de deux mosquées en ruines n’ayant gardé que leurs longs minarets blancs en forme de cierge ; plus loin, c’est l’école bulgare, — puis un quartier juif, — un bazar cosmopolite, — une vraie femme arabe en haïk bleu, — les officiers de la garnison roumaine dans leur tenue correcte, — bref, dans cette si petite ville où le préfet roumain est installé dans l’ancien konak turc, tout le salmis balkanique, toutes les races, toutes les religions de l’Orient.

Et le bateau reparti, nous bifurquons encore pour nous engager dans le canal de Sulina d’où je vous écris.

C’est vraiment un moment divin : voici qu’apparaissent les feux de la Mer-Noire, l’antique Pont, et c’est une joie rare d’être par cette radieuse soirée sur ces eaux classiques, dans une région que les touristes ne profanent pas, favorisé d’un compagnon de choix avec qui c’est un tel régal de remuer les souvenirs et de s’émouvoir de la poésie du lieu, de l’heure, de la nature propices.


Onze heures du soir.

Nous avons débarqué à Sulina ; sur le quai nous attendait tout le personnel de la Commission : nous voici logés dans un vrai palais. La grande fenêtre de ma chambre est ouverte sur la mer ; le yacht blanc est amarré à mes pieds à 30 mètres d’ici ; un feu vert signale l’extrémité de la jetée et, au large, les feux rouges des bateaux au mouillage.


IV

Sulina, le 26 mai, soir.

Ce matin, à huit heures, nous partions en chasse, Cogordan, moi et l’aimable Rodolphe Bergeot, fils du doyen des employés de la C. E. D. employé lui-même, cahotés tous trois dans la plus drôle des guimbardes, le carroussa des paysans roumains, boite de bois peinte en vert avec des fleurs multicolores comme les coffres arabes, sans ressorts, des oreillers pour siège, un Russe pour cocher, et nous filons au Sud le long de la grève entre la lame et la muraille des grands roseaux. La marge de sable est si étroite, si resserrée parfois que les roues entrent alors dans la mer. Nous roulons ainsi pendant deux heures, tout en tirant des bécassines et des mouettes. Arrivés au premier des innombrables canaux qui écoulent dans la mer l’immense marais couvert de roseaux, nous embarquons notre équipage sur un radeau grossier. Les chevaux et le carroussa vont nous attendre à une heure de là, à l’embouchure d’un second canal, et nous nous embarquons chacun dans notre loutka, minuscule pirogue qui ne peut contenir qu’un tireur et un piroguier. Presque couché, le fusil entre les jambes, on y file au ras de l’eau entre les roseaux dont les panaches roux semblables à des épis de blé mûr se balancent à trois mètres au-dessus de nos têtes. Je lire un beau héron gris, et c’est toute une affaire de le ramasser en poussant l’éperon de la pirogue dans l’épais fourré de roseaux. Nous déjeunons sur la grève, à dix pas de la lame, et au retour, comme sous le soleil de dix heures il n’y a plus d’oiseaux à tirer, cédant à la tentation, je m’allonge au fond de la pirogue et somnole au risque de la fièvre ; mais c’est trop exquis de tout oublier dans cette loutka qui glisse sous les hauts roseaux, bercé par le coup d’aviron de Petrouchka, mon piroguier russe.

Avant diner, nous parcourons Sulina. Il y a quarante ans, il n’existait : pas ici de terre ferme, les roseaux et les marais venaient jusqu’au fleuve, et puis, peu à peu, au fur et à mesure des travaux, une bande solide a été formée le long du chenal par le lest déchargé des bateaux. De sorte que ce sol est formé de parcelles venues de tous les sols du globe. On ne peut être plus cosmopolite. Et puis la petite ville est née, elle a aujourd’hui quatre mille âmes, ses chantiers, ses édifices administratifs, ses églises, son jardin public, ses cimetières nettement distincts par confession, ses becs de gaz et aussi… ses coteries et ses potins. Il y a la belle Madame X… « qui a vu le monde, » comme ils disent ici, avec qui un beau lieutenant de la marine roumaine a éperdûment flirté l’an passé, au grand scandale des dames suliniotes qui l’ont à l’œil. Il y a le sous-préfet roumain, le prince M… Russe proscrit, échoué là, — pourquoi ? comment ? — et qui dans ce poste infime joue au potentat ; il a fondé un théâtre-casino où, chaque jour à cinq heures, joue une musique pour laquelle il requiert administrativement les enfants de l’école. Il en fait les honneurs avec sa mère, vieille princesse en enfance, qu’il y traine ; et comme il invite « n’importe qui, » les gens « comme il faut » de Sulina ont mis son casino à l’index, ce dont il se venge en persécutant les cafés et en interdisant la fondation d’un club. Il y a le Français, photographe-cafetier, hâbleur et mauvais coucheur. Il y a le vieux chef des pilotes Barbati, qui était déjà en fonctions il y a quarante ans ; sous la domination turque et qui est maintenant un monsieur. Il y a la famille Bergeot qui très dignement incarne la France, le père depuis vingt-cinq ans au service de la Commission, le fils, notre compagnon de chasse, et Mlles Bergeot. Il y a M. K…, l’ingénieur de la Commission, un Danois, solide et froid, et Mme K… une Anglaise, charmante, fine et sympathique, qui a transporté dans ce petit cottage de Sulina où elle est depuis vingt-trois ans ( ! ) tout le confort, tout le homeIy britannique. Nous avons été l’y voir et, vraiment, cette existence rend songeur. Depuis vingt-trois ans, dans ce désert perdu, cette femme intelligente et cultivée, recevant les périodiques, au courant des choses, raffinée de goûts, ne voyant pas son fils de vingt ans, qui est à Londres, à peine son mari, qui est occupé tout le jour, s’étant donné, il y a deux ans, ses premières vacances pour passer l’hiver à Antibes, loin de ce climat si rude, parce que, le traitement de son mari ayant augmenté, et l’aisance étant venue, on a pu s’offrir cette dépense. Quelle vie ! et heureuse pourtant, du devoir accompli, de son mari réconforté, mais d’un bonheur triste qui sent que les belles années ont été sévères, plus sévères que ne l’exige la commune destinée et qu’il doit y avoir des au-delà et des joies qu’elle n’a pas soupçonnées.

Et tout ce high-life de Sulina vit, s’agite, se dévore et potine et fait à cinq heures son persil au jardin public.

Mais il y a aussi sir Charles Hartley. Celui-là est un grand quelqu’un que je vous présente. C’est l’ingénieur consultant de la Commission, qui ne passe ici que trois semaines par an et avec qui nous avons achevé la journée : c’est un des hommes les plus compétents du monde en navigation fluviale, et sur bien des points du globe les plus beaux travaux glorifient son nom.

C’est lui qui a fait ici tout ce que nous voyons ; il y arriva jeune ingénieur en 1856 ; comme je vous l’ai dit, il n’y avait alors pas même de sol, le fleuve se perdait vaguement dans la mer parmi les roseaux, sans bords, sans chenal précis. Seuls les petits bateaux le remontaient, remorqués à la corde par des misérables, dans l’eau jusqu’à mi-corps. Il a fallu loger dans une hutte bâtie sur pilotis, coucher par terre, comme un naufragé, et de ce rien sir Charles a fait ce que nous voyons, le large canal, le port de vingt pieds de fond, entre deux beaux quais où sont rangés cinquante grands bateaux, les deux longues digues, les trois phares. La ville est venue, et la sécurité, et le commerce, et les grands bateaux remontent maintenant le Danube jusqu’aux ports roumains. Et ce n’est pas fini. Il veut encore approfondir son fleuve ; il vient d’inventer une drague d’une puissance inouïe qui porte son nom ; et il part pour la Chine vaincre la barre de Woosung et on lui propose d’entreprendre aussi là-bas le fleuve Jaune, le plus méchant et le plus irrégulier de l’Asie ; mais c’est un travail gigantesque ; il recule, il faudrait avoir trente ans et il va en avoir soixante-dix. C’est égal, avouez que voilà une belle vie d’homme, bien remplie, et qu’il peut, au soir, se reposer, la tâche faite. Et c’est aussi une belle figure d’homme d’action, où les yeux s’illuminent, où tout s’échauffe, quand il parle de son œuvre, quand il vous présente son fleuve, le fleuve dont, après des siècles, il a le premier réglé le cours, qu’il a appelé (vraiment on peut le dire sans métaphore) à la vie utile, à remplir sur la terre toute sa fonction. Et. après l’avoir vu et entendu, on se prend aussi à admirer cette Commission du Danube, chez nous inconnue, et qui seule a permis cela ; cet État de raison, qui, tandis que nos gouvernements se ruinent, a, depuis quarante ans, à travers les fluctuations européennes, sagement, tranquillement, sûrement accompli cette grande œuvre, et sans les bonnes finances, et sans l’autorité de laquelle tout le génie de Sir Charles n’aurait servi de rien.


Entre temps, nous étions allés au village russe visiter un intérieur, propre et sympathique, avec la chambre de cérémonie, le grand poêle blanchi à la chaux, le lit d’apparat, la petite table où le service à thé est prêt pour l’hôte, — et dans un angle, sous les rideaux de guipure, — les saintes Images, le Tsar, des icônes de la Vierge, devant qui brûle une petite lampe.


Samedi, 27 mai.

Et j’achève cette lettre à bord du Tabor, le bateau de la Compagnie Fraissinet qui nous mène à Constantinople, où nous serons demain à neuf heures du matin.

Nous sommes partis ce matin à sept heures ; la cote, si plate, s’est évanouie tout de suite. Il est huit heures du soir, en pleine mer, je ne sais où.

Il n’y a pour tous passagers que Cogordan et moi, avec un tiers, le brave capitaine L… loup de mer, jovial et rassurant, notre hôte.

Et je dis « notre hôte » dans toute la force du terme, cariée bateau a avancé de vingt-quatre heures son passage à Sulina pour ne pas retarder le voyage de M. le ministre, plénipotentiaire ; c’est gratuitement et officiellement que nous transporte cet aimable bateau qui, demain, arborera, au mât de misaine, pour entrer dans le Bosphore, le pavillon français en l’honneur e son passager (l’autre), auquel j’ai vraiment la plus complète des chances d’être ainsi associé.


Constantinople, le 28 mai, à midi.

Je ferme ma lettre. Nous sommes arrivés à neuf heures. D’ici, je ne vous écrirai plus. Après Théophile Gautier, après tant d’autres, qui oserait raconter le Bosphore ? Les palais et les points de vue, les guides vous les signalent ; mais qui dira jamais, comme il convient, cette levée de rideau, lente et successive, pour qui arrive de la Mer-Noire, le fondu harmonieux des lointains que chaque tournant découvre et la vapeur lumineuse de l’admirable matinée ? — et, au dernier coup, après avoir passé Tcheragam, cette chose incomparable, si élégamment limitée, isolée de tout le reste, — la pointe du Sérail avec deux seuls tons, de l’argent sur du velours vert, le désordre blanc des minarets, des coupoles, de Sainte-Sophie, sur le fond des cyprès, des platanes et des ormes, sous le grand ciel.

Les cawas et le caïque de l’ambassade nous attendaient. Nous nous sommes trouvés transportés à l’hôtel de Byzance, avec nos bagages, sans la moindre formalité de douane ni de passeport. Pierre de Margerie, que je croyais à Paris, se met déjà en quatre, pour notre service. Nous allons faire à cheval le tour des vieux murs et, demain matin, nous allons déjeuner chez l’Ambassadeur, à l’ile des Princes, dans la mer du Marmara.


V
En pleine mer, entre Chio et Andros,
4 juin, 8 heures du matin.

Et voici huit jours que je ne vous ai écrit. Les cinq jours de la féerie de Constantinople ont été une telle ivresse de la vue, du cerveau, que je ne savais plus, au soir, que me coucher, grisé, au vrai sens du mot, avec, devant les yeux, un éblouissement ; et toute la nuit, dans les plus mauvais sommeils que j’aie eus de ma vie, passaient sur ma rétine des couchers de soleil, avec un papillotement de minarets, de coupoles, noyés dans du violet, et des Bosphores lunaires, et des intérieurs de mosquées aux faïences fondues, aux deux cloîtres, si exquises au jour tombant. Et je suis en mer depuis deux jours, tellement déprimé, découragé d’être parti, que deux fois, à Gallipoli et à Smyrne, j’ai failli reprendre le paquebot pour Constantinople, — et je l’eusse fait sans Pierre de Margerie, mon compagnon de bateau ; il m’a persuadé qu’ayant eu la grande chance devoir Constantinople dans ce bain de soleil et en emportant cette lumineuse impression, c’était folie de risquer, en y revenant, une déception de pluie ou de ciel couvert. Mais, depuis ce départ, je n’ai joui de rien, sauf hier, de Smyrne, de sa baie, de sa couleur et de son bazar.

Enfin, ce matin, après cette crise, je me ressaisis : c’est qu’aussi la mer est de ce beau bleu que je n’avais vu encore que dans les tableaux violents, et que voici à l’horizon la côte d’Eubée, toute rose, toute rose, et que l’impression montante de la Grèce commence à voiler un peu, grâce à Dieu, l’hallucination de ce que j’ai laissé là-bas. Mais, hier soir, quand, à huit heures, nous sommes sortis du golfe de Smyrne dont les lumières au pied des hautes montagnes s’effaçaient une à une, j’ai été pris, à cette séparation de l’Orient à peine entrevu, d’un véritable déchirement, et je me suis couché à l’arrière du pont, la tête dans les mains, interrogeant cette terre d’Asie dont la côte s’abîmait dans la nuit, cette côte qui, à ma droite, me laissait deviner la baie d’Ephèse, à gauche Magnésie et Pergame.

Vaudrait-il donc mieux ne pas voyager ?


* * *

Pour Constantinople, je vous dirai simplement l’emploi de mon temps ; les causeries de cet automne suppléeront au reste.

Le dimanche 28 mai, à midi et demi, les chevaux prêts, Pierre de Margerie nous menait, avec le charmant premier secrétaire, La Boulinière, tous quatre à cheval, à travers le vieux Stamboul, ; un ressouvenir des rues montantes d’Alger ; le même grouillement, les mêmes échoppes ouvertes, les mêmes mille petits métiers orientaux, les mêmes cris, les mêmes mélopées plaintives au fond des cafés, les mêmes fontaines aux angles des ruelles ; mais, là-bas, il n’y a que deux races ; ici, il y en a dix, impénétrées, et, d’une rue vieux turc où domine le turban, ou passe en pays arménien, où l’on croise un enterrement pompeux, le mort découvert ; puis on traverse un coin juif, pour ne lire ensuite que des enseignes en grec.

Voici le Château des Sept-Tours et toute la ligne intacte des vieux remparts, encore éventrés à la brèche où entrèrent les Turcs. — On rentre en ville, à la mosquée Karyé, où viennent de se découvrir, sous le badigeonnage musulman, de si étonnantes mosaïques, des plus belles que l’on connaisse, et ; dans une chapelle latérale, des fresques byzantines plus intéressantes encore. Elles donnent bien l’évidente démonstration que l’art byzantin n’était pas, à la chute de l’Empire, dans la décadence que tant de gens s’imaginent, et fut vraiment le maître direct de la Renaissance italienne, puisque ses fresques, ce saint Georges souple, à la tête trop petite, venue de l’antique, ce n’est déjà plus du Cimabué, c’est du Giotto, et rien du hiératisme archaïque que nous attribuons en bloc aux byzantins.

Puis une halte dans un café délicieux de la porte d’Andrinople, ensoleillé, chatoyant de peuple coloré, entre les vieux remparts, hauts, crénelés, la porte de ville où s’éploie encore l’aigle byzantin, la forêt de cyprès du cimetière turc qui ceinture la ville et la campagne de Roumélie, nue, rousse, aux lignes lourdes ; puis c’est Eyoub, Eyoub de Loti ! un éboulis de tombes, une carrière de sépulcres s’étageant les uns sur les autres, dix Père-Lachaise juxtaposés, mais sans mausolées prétentieux, sans statues, rien que des stèles vieux vert avec inscription or éteint ou bien noir et argent, debout, penchées, tombées, se serrant en masse autour de l’exquise mosquée, ce bijou dans les hauts cyprès, les hauts cyprès à profusion servant d’écrin sombre à tout ce blanc, ce vert, cet or.

Et puis un temps de galop aux Eaux-Douces d’Europe, au fond de la Corne d’Or que termine, plongeant dans l’eau, le kiosque du Sultan et où, le dimanche, rit, éclate, s’agite, toute une population, Turcs, Arméniens, Grecs, sous de grands platanes, se tenant par l’épaule, rythmant un joli pas que règle un orchestre de mandolines, — femmes aux yachmaks blancs, roses ; mauves, bleus, et si imprévues quand on les voit avec ce traditionnel costume dans leur coupé de Paris, — et cette animation de fourmis est épandue sur les pelouses, sur l’eau que les caïques sillonnent.

Et voici venir une musique militaire : ce sont les écoles de cadets d’artillerie et de cavalerie, à qui le Sultan, en l’honneur du printemps, vient d’offrir un grand goûter, et qui s’en reviennent, graves, à un beau pas lent, par quatre, leurs officiers à cheval en tête.

Un temps de galop, et nous rentrons à Pera par de hauts coteaux nus, africains, mais nos aimables guides nous ménagent une surprise encore. Il est sept heures et demie, le jour tombe, le soleil se couche sur le Bosphore, le chemin descend sur Dolma-Bagtché et de l’autre côté du Détroit, où c’est à cette heure un va-et-vient de caïques, de mouches, de yachts, et de tartanes. Scutari étincelle comme une devanture de joaillier de tous les feux du soleil au ras de l’horizon.

Et vite en habit, pour dîner à l’ambassade, fêtés par les aimables secrétaires avec quelques convives de choix. Et, après une causerie amusante, informée et instructive, nous voici aux fenêtres du salon de la Boulinière qui s’ouvrent, telles des loges d’Opéra, sur le Bosphore. Il s’endort sous la pleine lune, là, en bas : au premier plan, deux cyprès durs ; au second plan, les terrasses s’étagent jusqu’à la rive, maisons et jardins noyés dans l’ombre d’où sortent, étincelantes dans la nuit, les blanches lancettes des minarets.

Vers dix heures, une promenade en voiture, silencieuse et lente, le long de cet unique Bosphore, et voilà la première journée.


Le lundi 29 mai, journée de détente et de repos.

L’ambassadeur, à cause de la santé de Mme Cambon, a loué une villa à Prinkipos, aux Iles des Princes, sur la côte d’Asie : il nous a envoyé sa mouche à vapeur et son cawas Hassan, un beau Turc souple, en bleu soutaché d’or avec la ceinture, le baudrier et le porte-pistolet en or brodé. Nous allons déjeuner en bande, le personnel de l’ambassade, M. Heuzey, l’archéologue de l’Institut, sa femme et sa fille, M. Joubin, jeune élève de l’Ecole d’Athènes, chargé sous la direction d’Hamdi-Bey, un Turc intelligent, artiste, moderne et roublard, d’organiser le Musée du Serai, que nous visiterons demain ; c’est là que sont groupées les antiquités grecques et byzantines, qui, jusqu’ici, se perdaient et s’effritaient dans les caves ou aux ordures. M. Heuzey a voué ses dernières années aux monuments des Hittites, ancêtres préhistoriques mal connus, chez qui il a voué un culte particulier à un certain roi Goulah, que les sceptiques assurent n’avoir jamais existé et ne s’être pas appelé Goulah, mais qui n’en est pas moins le pivot de son système.

Déjeuner chez l’ambassadeur : des villas modernes ; un intérieur moderne, c’est un simple garden-party à Nice. Excursion en mouche à une villa voisine où le romancier anglais Bulwer, père de Lord Lytton, a eu, il y a soixante ans, l’idée baroque de construire un château faux moyen-âge, du plus désolant effet. Nous sommes, de plus en plus, en plein garden-party ; ce n’était pas dans le programme, mais je dois reconnaître que cette détente n’était pas superflue après les impressions surchauffées de ces derniers jours. Retour. Dîner au cercle d’Orient, avec les amis. Nous sommes à Paris, — trop.


Le mardi 30 mai : la matinée dans les plus belles mosquées de Stamboul : révélation de ce que peut être l’ornementation de faïences, qu’on ne soupçonne pas avant de venir ici ; tu n’imagines pas l’effet d’une coupole haute comme le Panthéon, couverte depuis la base des piliers jusqu’à la frise d’un revêtement de faïences, panneaux dont pas un dessin n’est pareil, et à qui le temps a donné une patine lumineuse dont rien de ce que nous connaissons ne peut donner idée, — un fond blanc laiteux, des dessins bleus, avec quelques notes rouge-brique aux pétales des fleurs, — et c’est tout. — Elles triomphent à l’immense Ahmadié, dans les appartements d’apparat de la Yeni-Validé-Djami, mais surtout dans ce petit bijou de Rustem-Pacha-Djemi, que les guides qualifient de délabré, mais que j’ai simplement trouvé harmonieux et fondu.

On traverse l’antique hippodrome, celui de Théodora, des cochers rouges et des cochers verts, longue place où se dresse entre un obélisque de Théodose et une pyramide, un des plus vénérables vestiges du monde, la colonne faite de trois serpents de bronze enlacés qui supportait le trépied de Delphes, apportée là par les premiers empereurs d’Orient.


Puis au Seraï : M. Joubin nous y fait les honneurs du musée, où de la foule des objets qui n’intéressent que les professionnels émergent quelques chefs-d’œuvre.

Deux Tanagra exquis, un groupe et une Diane. Deux statuettes de marbre : une Minerve dont la tête est lourde, mais dont les draperies et le mouvement sont parfaits : une femme appuyée dont la tête est de la plus noble époque.

Deux bronzes, une tête d’athlète et un torse. Et enfin et surtout, les trois grands sarcophages découverts récemment dans l’ancienne Sidon : d’abord les pleureuses, si sobres avec les dix-huit figures de femmes dans toutes les attitudes de la douleur : le sarcophage lycien de la plus belle et plus pure époque, l’époque de Phidias et des métopes du Parthénon ; des chevaux et des chasses ; et enfin ce qu’on nomme le sarcophage d’Alexandre, celui probablement d’un de ses généraux, œuvre admirable et intacte de l’école de Lysippe : un fouillis de chasses et de batailles entre Grecs et Perses, aussi vivant, amusant, réel que les tombeaux de Dijon, d’une vie intense et portant encore les traces de la polychromie dont il est aujourd’hui prouvé qu’ils revêtaient presque tous leurs monuments.

Après midi, ç’a été la promenade vague et délicieuse à travers le bazar, dans les rues turques, et enfin, au coucher du soleil, à Sainte-Sophie et alors, alors, la grande musique : les détails s’effacent, mutilés ou grossiers, et c’est la grande symphonie, sereine et immense, très religieuse et très douce, l’harmonie des tons et des lignes, — et c’est tellement mieux que Saint-Pierre de Home, parce que c’est tout le contraire.

Diner à l’ambassade : visite du soir chez notre vieille amie la comtesse Starzienska, née Bibesco, aujourd’hui consulesse générale d’Autriche, — et toujours là même, le cœur débordant et bon enfant.


Le mercredi 31 mai : promenade à cheval le long du Bosphore, à Roumeli-Hissar, le vieux fort ruiné de Mahomet II ; planté à la partie la plus resserrée du Bosphore, il donnait la main par-dessus le Détroit à son pareil en face, sur la côte d’Asie.

Nous déjeunons en Turc, à un restaurant indigène du bazar, et c’est vraiment de la dégoûtante nourriture, pilaff trop épicé, brochettes de mouton graisseuses, moules frites froides, confitures gélatineuses, — pouah !

A deux heures, la visite classique aux palais et au trésor impérial. Il faut un firman du Sultan dont un des aides de camp nous accompagne : c’est le commandant Sadik-Bey, officier de la Légion d’honneur, Syrien dont la barbarie perce sous l’uniforme européen ; il m’explique que son brillant avancement est dû à la traduction en turc d’un livre arabe du XVIe siècle sur la physique et la chimique du feu, de l’eau et du vent, et c’est nous dit-il, d’un intérêt « tout à fait moderne. » Je le crois sur parole. Bœdecker vous dira les palais, le trésor si camelote, le Seraï qui n’a pour lui que sa vue, son kiosque et l’amusante formalité des confitures de roses et du café du Sultan offerts sur la terrasse. Nous terminons par Dolma-Bagtché et c’est le triomphe du mauvais goût cher, du faste criard, de ce que peut produire l’exploitation illimitée, fantaisiste et ruineuse de fournisseurs livrés à eux-mêmes. Je vous fais grâce de la soirée européenne, five o’clock, smoking et fadaises.

Le jeudi 1er juin : dès l’aube j’étais sur le Bosphore, en caïque à deux rameurs et, après avoir accosté la côte d’Asie, à Scutari, cette ville cimetière, où le vieux Turc intransigeant se fait toujours enterrer hors d’Europe. Des chevaux préparés nous mènent au mont Boulgourlu pour voir tout ensemble et le Bosphore, et la Mer-Noire, et la Mer de Marmara, et le panorama des trois villes sous l’éclatante lumière de dix heures du matin.

Nous revenons déjeuner chez l’ambassadeur en faisant nos projets de départ et causant déjà Grèce : nous prenons au passage nos tickets pour le paquebot du soir, et voici que tout notre programme s’effondre. Le courrier est là, et des télégrammes et de mauvaises nouvelles rappellent à Paris Cogordan, qui se décide à prendre ce soir l’Orient-Express. Et je suis navré. Le temps si limité de mon compagnon nous forçait seul à abréger autant notre séjour ici et à prendre ce soir le bateau d’Athènes : maître de mes projets, je fusse si bien resté une semaine encore sur ce Bosphore à peine entrevu. Mais mon billet est pris et payé, les rendez-vous donnés à Athènes ; la raison est de partir et c’est navré, désolé, déprimé, que je m’embarque à sept heures du soir, imparfaitement consolé par la présence de Pierre de Margerie qui prend le même bateau, rentrant en France. Et, attisant mes regrets, Constantinople se fait, pour ce départ, plus belle que je ne l’avais vue encore : les aiguilles de ses minarets, les coupoles de ses mosquées, les larges courbes de ses collines s’abîment dans un violet brûlant.

Voici presque trois jours de cela, et l’hallucination ne cède pas, malgré les aspects éclatants et les souvenirs augustes des côtes longées, malgré les Dardanelles, malgré Samothrace, la haute ile bleue où s’élevait la Victoire qui est au Louvre, malgré les rives de Troie, — in conspectu Tenedos, — et les mausolées qui portent les noms légendaires et apocryphes d’Achille, de Patrocle et d’Hector.

Malgré la plage où était amarrée la flotte grecque, malgré le joyeux bateau et les compagnons de choix : Margerie, son collègue, L… débordant d’entrain, deux charmants pensionnaires de la villa Médicis, dont c’est un régal de feuilleter l’érudition élégante, une actrice qui nous chante au piano de vieux airs italiens sous la nuit des Cyclades, — et ce pont, à l’avant, a l’aspect d’une halle de caravane ; une centaine d’indigènes allant à Smyrne ont installé, entre les cordages et les mâts, entre les canots et les cheminées, de vrais campements où, sur les tapis, sous les étoffes voyantes, c’est une confusion bruyante de turbans verts, de haïcks roses, de berceaux, de narghilés, de poteries, de barbes grises en prières, de femmes voilées.

Malgré Smyrne, où les beaux cawas du consulat nous attendaient dans le caïque aux trois couleurs avec de grosses ceintures terribles bourrées de poignards et de pistolets : ils nous ont guidés dans le dédale du bazar sombre, où, lentement, sous les voûtes, passaient des chameaux en file, à grosses cloches, menés par un Arabe bleu sur un mulet paré d’oripeaux chatoyants.

Et pourtant la hantise persiste : Constantinople est toujours là. Mais voici l’Attique, et sur une mer d’acier bleu (exactement) cette côte, dentelée et rose, qui a porté ce que l’humanité a vu de plus illustre et de plus noble ; et, tandis que j’achève cette lettre, nous doublons le cap Sunium où venait Platon. Sur ses hautes roches dorées se dressent toujours les dix colonnes blanches du temple de Minerve, et je t’affirme que c’est fièrement beau.


LYAUTEY.

  1. Cette lettre est en réalité la troisième. Les deux premières : (Paris à Vienne par Stuttgart, Munich et Ulm. — Arrivée à Vienne) ont été égarées.