Lettres de Fernand Cortes à Charles-Quint/Lettre I

Traduction par Désiré Charnay.
Hachette et Cie (p. 1-28).

LETTRE PREMIÈRE

Envoyée à la reine Dona Juana et à l’empereur Charles-Quint, son fils, par le Conseil judiciaire et le Conseil municipal de la Ville Riche de la Veracruz, le 10 juillet 1519.

Très Grands, Très Puissants et Excellents Princes et Très Grands Rois Catholiques : nous avons appris que Vos Majestés avaient été informées par lettres de Diego Velazquez, lieutenant-amiral de l’île Fernandina, qu’une nouvelle terre avait été découverte il y a deux années environ, terre que dans le principe on appela Cozumel, puis ensuite Yucatan sans que ce lût ni l’un ni l’autre, comme Vos Majestés pourront s’en apercevoir d’après notre rapport ; c’est que les relations qui, jusqu’à ce jour, ont été faites à Vos Majestés sur cette terre, sa conformation et sa richesse et la manière dont elle fut découverte et autres choses qui en ont été dites, ne sont ni ne peuvent être certaines ; parce que personne jusqu’à présent ne les a bien connues, comme le démontrera cette lettre que nous adressons à Vos Altesses Royales. Nous en parlerons, du jour même où elle fut découverte jusqu’à l’époque présente, afin que Vos Majestés sachent quelle est cette contrée, le peuple qui l’habite et sa manière de vivre ; quels sont ses rites, ses cérémonies et ses lois ; quels profits Vos Altesses Royales en pourront tirer, et quelles personnes en cette occurrence ont le mieux servi Vos Majestés, afin que Vos Royales Majestés puissent récompenser chacun suivant ses mérites. Cette relation certaine et véritable est la suivante.

Il y a environ deux ans, Très Illustres Princes, que trois colons se réunirent dans la ville de Santiago en l’île Fernandina, où nous avons fondé plusieurs villages ; l’un était Francisco Fernandez de Cordova, l’autre Lope Echoa de Caicedo et le troisième Cristobal Morante ; et comme il est de coutume dans ces îles peuplées d’Espagnols par ordre de Vos Majestés, d’aller parcourir les îles voisines peuplées de naturels, seulement pour s’en emparer et les garder comme esclaves ; les trois colons susdits envoyèrent deux navires et un brigantin pour aller chercher de ces Indiens et les amener à l’île Fernandina ; et nous croyons, sans en être bien certain, que Diego Velazquez, lieutenant-amiral, possédait la quatrième partie de cette flotte. L’un des armateurs, Francisco Fernandez de Cordova, en fut nommé capitaine et il emmena comme pilote Anton de Alaminos du village de Palos. C’est ce même Alaminos que nous avons également choisi pour pilote, et c’est lui que nous envoyons à Vos Altesses Royales porteur de cette lettre et chargé de répondre aux questions de Vos Majestés. Poursuivant donc son voyage, cette flotte s’en fut aborder en une contrée appelée Yucatan, dont la pointe se trouve à soixante ou soixante-dix lieues de l’île Fernandina, comme de la Ville Riche de la Veracruz que nous occupons au nom de Vos Altesses Royales.

Le capitaine débarqua en un village appelé Campêche, dont le chef fut appelé Lazaro par les Espagnols ; et ce fut là qu’on leur donna deux épis de maïs en or et une étoffe tissée d’or ; mais les naturels s’opposant à leur séjour dans le village, ils partirent et s’en furent dix lieues plus loin aborder tout près d’un autre village appelé Machocobon dont le cacique s’appelait[1] Champoton ou Potonchan et où ils furent assez bien reçus ; mais les naturels ne leur permirent pas d’entrer dans leur village, et cette nuit, les Espagnols s’en furent dormir par terre loin de leurs navires. Les Indiens en profitèrent pour leur livrer bataille le matin suivant et ils combattirent avec une telle rage, qu’ils tuèrent vingt-six Espagnols et que tous furent plus ou moins grièvement blessés[2]. À la suite de ce combat, le capitaine Francisco Fernandez de Cordova s’efforça de regagner ses navires ; puis voyant qu’il avait perdu plus du quart de son effectif, que tous les hommes qui lui restaient étaient blessés, que lui-même souffrait de plus de trente blessures, qu’il était à moitié mort et que c’était miracle qu’il eût échappé, il regagna l’île Fernandina où il fit savoir à Diego Velazquez qu’il avait découvert une terre riche en or, car tous les Indiens portaient aux oreilles et dans les cartilages du nez, des bijoux de ce métal, et qu’il y avait dans ce même pays des édifices de pierre et mortier et beaucoup d’autres choses qui indiquaient une bonne administration et de la richesse : il lui conseillait d’envoyer d’autres navires pour amasser de l’or que l’on trouverait en grande quantité.

Alors Diego Velazquez, enflammé de convoitise plutôt que de zèle pour Vos Majestés, envoya immédiatement un chargé d’affaire à l’île Espagnola avec une demande de sa part adressée aux pères de San Jéronimo qui y résidaient alors comme gouverneurs des îles, pour qu’au nom de Vos Majestés ils lui donnassent l’autorisation et les pouvoirs qu’ils tenaient de Vos Altesses, et qu’il pût envoyer coloniser cette nouvelle contrée ; il les assurait qu’ils rendraient un grand service à Vos Majestés en l’autorisant à commercer avec les naturels, afin d’en obtenir perles, pierres précieuses et tous autres produits, qui lui appartiendraient, moyennant un cinquième réservé à Vos Majestés. Cette autorisation lui fut accordée par les révérends pères gouverneurs, sur l’affirmation que cette contrée avait été découverte à ses frais, qu’il en connaissait les ressources et qu’il pourrait en tirer le meilleur profil pour le service de Vos Altesses Royales. D’autre part, et sans en instruire les révérends pères, il envoyait à Vos Altesses Royales, Gonzalo de Guzman porteur de cette même relation, disant qu’il avait découvert cette contrée à ses risques et périls, qu’il la voulait conquérir à ses frais ; suppliant Vos Altesses Royales de l’en nommer adelentado et gouverneur, avec certains pouvoirs qu’il détaillait, comme Vos Majestés l’ont pu voir dans son rapport et que nous n’avons pas besoin de rappeler. Vers ce même temps, ayant obtenu l’autorisation des révérends pères gouverneurs, il arma en toute hâte trois navires et un brigantin, de façon que si Vos Majestés ne lui accordaient pas ce que devait leur demander Gonzalo de Guzman, les navires pussent déjà partir avec l’approbation des révérends pères hiéronymites.

Il envoya comme capitaine de cette flottille l’un de ses amis, appelé Juan de Grijalva, et avec lui, cent soixante hommes choisis parmi les colons de l’île Fernandina, et parmi ceux-là quelques-uns de nous autres pour capitaines ; et non seulement nous vînmes comme ceux de la flotte, exposant nos personnes, mais payant, de plus, de nos ressources, les frais des vivres et des armes, au grand détriment de notre avoir. Anton de Alaminos fut le pilote de cette flotte comme il avait été précédemment celui de Francisco Fernandez de Cordova. On prit la même route, mais avant que d’arriver à la terre yucatèque, on découvrit une île située à environ trente lieues au sud, île appelée Cozumel. Le village où Juan de Grijalva vint jeter l’ancre, fut baptisé Saint-Jean-de-Porte-Latine et il donna le nom de Santa Cruz à l’île même. Le jour de l’arrivée de la flotte, plus de cent cinquante Indiens du village vinrent contempler les Espagnols, et le jour suivant, ces mêmes Indiens abandonnèrent leurs demeures et s’enfuirent dans les bois. Comme le capitaine avait besoin d’eau, il mit à la voile pour aller en faire autre part, puis il revint au port de cette île de Santa Cruz où il débarqua, et trouva le village absolument désert ; il y fit de l’eau et se rembarqua sans explorer l’intérieur de l’île, ce qu’il aurait dû faire pour en pouvoir rendre un compte exact à Vos Altesses Royales. Il mit à la voile, poursuivit son voyage et atteignit la contrée reconnue par Francisco Fernandez de Cordova, et dès lors il navigua par la côte sud jusqu’à une grande baie que Grijalva et le pilote Anton de Alaminos appelèrent la baie de l’Ascension, qui selon l’opinion du pilote était fort près de la pointe de las Veras, terre que découvrit Vicente Yanes Pinson. Cette baie est très profonde et l’on croit qu’elle communique avec la mer du nord.

De là il retourna sur ses pas jusqu’à doubler la pointe nord de cette terre, que ses vaisseaux longèrent ensuite jusqu’à la ville de Campêche, dont le cacique se nomme Lazaro, où déjà s’était arrêté Francisco Fernandez de Cordova pour y faire des échanges, d’après l’ordre de Diego Velazquez, en même temps qu’y faire de l’eau. Sitôt que les naturels les virent arriver, ils se mirent en bataille autour de leur village pour en défendre l’entrée. Le capitaine les appela au moyen d’un interprète ; quelques Indiens s’approchèrent alors et il leur fit dire qu’il n’était venu que pour faire des échanges avec eux et se procurer de l’eau. Les Indiens le conduisirent donc près du village où se trouvait une source, afin que les Espagnols pussent y remplir leurs tonneaux ; il disait aussi aux naturels de lui donner de l’or en échange d’objets divers de sa pacotille. Mais les Indiens n’ayant pas d’or lui ordonnèrent de partir. Grijalva les pria de lui laisser compléter sa provision d’eau et qu’il partirait ensuite ; ce fut en vain, car dans la matinée du jour suivant, à l’heure de la messe, les Indiens armés de leurs arcs, flèches et boucliers engagèrent le combat avec une telle vigueur, qu’ils tuèrent un Espagnol et blessèrent Grijalva et bon nombre de ses gens. Sur le tard il fut obligé de se rembarquer sans avoir pu pénétrer dans le village et sans rien savoir des choses dont il eût dû faire un rapport à Vos Majestés.

De là, longeant toujours la côte, il atteignit une rivière qu’il appela Grijalva et qu’il remonta vers l’heure de vêpres.

Le lendemain de bonne heure, les deux rives du fleuve se couvrirent d’Indiens en costumes de guerre prêts a défendre l’entrée de leur pays. Certains affirment qu’ils étaient au moins cinq mille. À cette vue, le capitaine n’osa débarquer ; mais s’adressant aux Indiens au moyen de ses interprètes, il les pria de s’approcher afin qu’il pût leur expliquer les motifs de sa venue. Une vingtaine d’Indiens s’embarquèrent dans une canoa et s’approchèrent avec prudence des navires ; Grijalva leur fit entendre qu’il venait simplement dans un but de commerce, et qu’il désirait être leur ami ; qu’ils lui apportassent donc autant d’or qu’ils en pourraient trouver, et qu’il leur donnerait, en retour, des choses qu’il avait ; ce qu’ils acceptèrent. Le lendemain, les Indiens lui apportèrent divers bijoux d’un or mélangé, en échange desquels le capitaine leur distribua des colliers et des verroteries que les Indiens emportèrent dans leur village. Grijalva repartait le surlendemain sans avoir rien appris des choses du pays. En poursuivant sa route, il atteignit une baie qu’il appela baie de San Juan, où il débarqua suivi d’un certain nombre de ses hommes. La côte ne présentait qu’un désert sablonneux ; mais comme les Indiens avaient vu de loin venir les navires, ils accoururent en cet endroit où Grijalva s’entretint avec eux grâce à ses interprètes ; puis il installa une table sur laquelle il étala diverses bijouteries, leur faisant comprendre qu’il venait en ami commercer avec eux ; ce que voyant les Indiens apportèrent des pièces d’étoffe, et quelques bijoux d’or qu’ils échangèrent avec le capitaine.

Ce fut de ce point que le capitaine Grijalva envoya l’une de ses caravelles à Diego Velazquez avec tout ce qu’il avait amassé dans ses diverses opérations : et, la caravelle une fois partie pour l’île Fernandina, Grijalva continua son voyage avec les deux navires qui lui restaient, longea la côte pendant quarante-cinq lieues, sans aborder, ni rien voir que de loin, puis mit le cap sur l’île Fernandina où il arriva, sans avoir rien appris de ces contrées qui mérite d’être raconté. Sur quoi, Vos Majestés pourront juger que toutes les relations qui leur ont été faites sur cette terre, n’ont rien de certain, puisque ceux qui les ont écrites n’en connurent jamais les mystères.

Lorsque Diego Velazquez vit à l’île Fernandina la caravelle que lui avait dépêchée Grijalva, et qu’il constata le peu d’or qu’elle apportait en échange des choses que le capitaine avait données pour l’avoir, il lui parut que cela était une pauvre opération, et il se montra de fort mauvaise humeur du peu que le capitaine Grijalva avait fait ; il n’avait en vérité aucune raison de se plaindre, car les dépenses que lui coûta l’expédition se bornèrent à quelques pipes de vin, certaines caisses de chemises de soie et une pacotille de verroterie. Eh bien ! le vin nous était vendu deux piastres d’or, qui font deux mille maravédis l’arroba[3], les chemises de soie deux piastres d’or, et la grosse des perles vertes deux piastres ; de façon qu’il paya les frais de son expédition et qu’il gagna même de l’argent. Et si nous insistons sur ces détails auprès de Vos Majestés, c’est pour qu’elles sachent bien que toutes les expéditions entreprises par Diego Velazquez n’ont été, en somme, que des spéculations entreprises avec nos personnes et à nos frais. Pour nous, quoique ayant souffert de rudes labeurs, nous avions servi Vos Altesses Royales et nous les servirons jusqu’à la mort.

Diego Velazquez se trouvant donc fort déconfit du maigre résultat de cette dernière expédition et désireux d’en obtenir un meilleur, résolut, sans le faire savoir aux Pères gouverneurs hiéronymites, d’armer une flotte rapide afin de l’envoyer à la recherche de son parent Grijalva ; et pour que cela lui coûtât moins cher, il en parla à Fernand Cortes, habitant et alcade de la ville de Santiago pour Vos Majestés, lui proposant d’armer à eux deux une flotte de huit ou dix navires : Fernand Cortes étant à cette époque la personne la plus influente de l’île, le gouverneur fut persuadé qu’avec lui il pourrait réunir beaucoup plus de gens qu’avec toute autre personne.

À cette proposition de Diego Velazquez, Fernand Cortes, mû par le désir de servir Vos Altesses Royales, se résolut à mettre dans cette expédition tout ce qu’il possédait : c’est-à-dire environ la moitié des frais généraux, tant en navires qu’en provisions de toutes sortes et en argent pour les hommes, qui avaient à se pourvoir d’armes et de vêtements. La flotte étant organisée, Diego Velazquez, au nom de Vos Majestés, en nomma Fernand Cortes le capitaine afin qu’il s’établît dans ces nouvelles contrées où Grijalva s’était abstenu de le faire. L’expédition fut organisée sur les plans et d’après les ordres de Diego Velazquez, encore qu’il ne concourût à la dépense que pour un tiers, ainsi que Vos Majestés pourront s’en convaincre par les instructions que Cortes reçut du gouverneur au nom de Vos Majestés : instructions que nous avons l’honneur d’envoyer à Vos Altesses par nos chargés de pouvoir.

Nous ajouterons que cette part de dépense faite par Diego Velazquez consistait en vêtements, étoffes, vins et autres provisions de peu de valeur, qu’il nous vendait beaucoup plus cher que cela ne lui avait coûté, de sorte que nous pouvons dire, nous autres Espagnols, sujets de Vos Altesses Royales, que dans cette affaire Diego Velazquez a déjà tiré la meilleure part de son argent.

La flotte étant prête, Fernand Cortes, capitaine de Vos Altesses Royales, mit à la voile : il avait dix caravelles, quatre cents hommes de guerre parmi lesquels de nombreux hidalgos, des gentilhommes et seize chevaux. La première terre où il aborda fut l’île de Cozumel que nous appelons aujourd’hui Santa Cruz ; il jeta l’ancre dans le port de Saint-Jean-de-Porte-Latine, et, sautant à terre, il trouva le village désert comme s’il n’eût jamais été habité. Fernand Cortes fit débarquer tous les gens de ses navires et les logea dans les maisons du village : il était fort désireux de connaître les causes de l’abandon de ce village, lorsqu’il apprit de trois Indiens qu’on avait saisis dans leur canot, en mer, alors qu’ils cherchaient à gagner le Yucatan, que les caciques de l’île ayant vu de quelle manière les Espagnols s’étaient comportés, avaient abandonné leurs villages et s’étaient réfugiés dans les bois avec tous leurs sujets, de crainte des nouveaux arrivés, dont ils ignoraient les intentions. Fernand Cortes leur fit aussitôt savoir par ses interprètes que nous ne venions pas dans l’intention de leur faire du mal, mais au contraire pour leur bien et les amener à la connaissance de notre sainte foi catholique, afin qu’ils devinssent vassaux de Vos Majestés et qu’ils les servissent comme les servent et leur obéissent tous les Indiens et peuples des contrées habitées par Espagnols, vassaux eux-mêmes de Vos Altesses Royales.

Ce fut ainsi que le capitaine les rassura ; et ces Indiens, perdant une partie de leurs craintes, répondirent qu’ils iraient à la recherche des caciques dans les bois. Le capitaine leur remit alors une lettre comme gage de sécurité pour les caciques, accordant aux messagers un laps de cinq jours pour remplir leur mission.

Cortes attendit vainement le retour des Indiens ; trois ou quatre jours passèrent en dehors des cinq qu’il leur avait accordés sans qu’il reçût aucune nouvelle des caciques ; il résolut alors d’aller à leur recherche. Il envoya donc deux de ses lieutenants avec une centaine d’hommes chacun, pour explorer l’île, l’un jusqu’à la pointe du nord, l’autre jusqu’à la pointe du sud, avec ordre de faire entendre aux caciques qu’il les attendait dans ce village de Saint-Jean-de-Porte-Latine, pour leur parler de Vos Majestés, et avec recommandation de les ramener coûte que coûte à ce port de Saint-Jean, mais avec défense formelle de leur faire aucun mal et de ne les blesser ni dans leurs personnes ni dans leurs biens, pour ne point augmenter leur frayeur.

Les deux lieutenants s’en allèrent où le capitaine Cortes les envoyait ; ils revinrent quatre jours après, disant qu’ils avaient trouvé tous les villages déserts, mais ramenant avec eux une douzaine de prisonniers parmi lesquels se trouvait un Indien des plus influents, que Cortes engagea vivement à lui ramener les caciques qu’il tenait à voir et qu’il ne partirait pas sans les avoir entretenus. L’Indien accepta la commission, partit et revint au bout de deux jours avec l’un de ces caciques, qui se disait le premier de l’île de Cozumel et qui lui demanda ce qu’il voulait.

Le capitaine lui répondit qu’il ne venait pas dans l’intention de leur faire aucun mal, mais pour les engager à accepter les doctrines de notre sainte religion ; il ajouta que nous avions pour seigneurs les plus grands princes du monde, qui étaient eux-mêmes les sujets d’un prince plus grand encore et qu’il ne demandait aux caciques et aux Indiens rien autre que d’obéir à Vos Altesses, ce qui leur attirerait toute espèce de biens et empêcherait que dorénavant personne leur fit aucun mal. Le cacique trouva que cela était bien, et il envoya aussitôt à la recherche des principaux habitants qui vinrent au village et se réjouirent beaucoup de ce que le capitaine Fernand Cortes avait communiqué au cacique chef de l’île ; celui-ci ordonna donc aux Indiens de revenir ; ils revinrent fort contents et se rassurèrent si bien que les villages se trouvèrent peuplés comme devant et que ces gens se mêlaient à nous avec autant de familiarité que s’ils nous eussent connus depuis de longues années.

Sur ces entrefaites, le capitaine apprit que sept ans auparavant, certains Espagnols revenant de la Terre ferme sur une caravelle, avaient fait naufrage sur les bas-fonds de la Jamaïque ; qu’ils s’étaient sauvés sur un de leurs canots, lequel avait été jeté sur la côte yucatèque où les Indiens les retenaient prisonniers. Le capitaine Fernand Cortes avait déjà été informé de cet événement avant de quitter l’île Fernandina ; mais en apprenant des nouvelles certaines de ces Espagnols, ainsi que de l’endroit où ils se trouvaient prisonniers, il lui sembla que ce serait servir Dieu et Vos Majestés que de s’efforcer de les délivrer ; et il serait immédiatement parti avec sa flotte pour aller à leur rencontre, si les pilotes ne l’en avaient dissuadé, en lui disant qu’il risquait la perte de ses navires et de ses hommes dans des parages où la mer est toujours mauvaise et la côte sans abri.

Cortes renonça donc à son projet : mais il envoya des Indiens qui prétendaient connaître le cacique au service duquel se trouvaient les Espagnols, avec mission d’aller les voir, les engager à se sauver et gagner la côte, où, au moyen de canoas, ils pourraient venir le trouver à l’île de Santa Cruz où il les attendrait. Trois jours après le départ des Indiens porteurs de lettres pour les prisonniers, le capitaine craignant que cela fût insuffisant et que ses messagers ne réussissent pas comme il le désirait, résolut d’envoyer deux brigantins, un grand canot et quarante soldats afin de recueillir les Espagnols s’ils se présentaient à la côte ; il leur adjoignit aussi trois Indiens munis de lettres, qui devaient être mis à terre et se lancer à la recherche des prisonniers. Arrivés à la côte, les brigantins débarquèrent les Indiens et conformément aux instructions de Cortes les envoyèrent à la recherche des Espagnols. Les deux navires attendirent pendant six longues journées le retour de ces Indiens, et en grand péril de naufrage, tant la mer était haute et mauvaise comme le pilote l’avait prédit. Voyant donc que ni Espagnols, ni Indiens ne revenaient au rendez-vous, le commandant de la flottille s’en retourna à l’île de Santa Cruz où Fernand Cortes l’attendait. En apprenant cette triste nouvelle, le capitaine en éprouva une douleur extrême, et le lendemain il voulut s’embarquer avec sa troupe et, dût sa flotte périr tout entière, se rendre à la côte et s’assurer par lui-même si Grijalva avait dit la vérité en assurant à son retour à l’île Fernandina que jamais Espagnols quelconques n’avaient abordé, ni ne s’étaient perdus sur la côte yucatèque. La chose résolue, tout le monde s’était embarqué, sauf Cortes et une vingtaine d’Espagnols ; le temps était superbe et toutes choses favorables à la sortie du port, lorsqu’un vent des plus violents s’éleva tout à coup, accompagné de pluie et de bourrasques ; il fallut, suivant l’avis des pilotes, retarder le départ. Le capitaine fit donc désembarquer ses gens. — Le lendemain, vers midi, on vit un canot à la voile se diriger vers l’île ; arrivé près de nous, nous reconnûmes au milieu des passagers l’un des Espagnols prisonniers : il se nommait Jéronimo de Aguilar : il nous raconta comment il se perdit sur la côte yucatèque et depuis combien de temps il était esclave, ce qui confirme ce que nous en avons rapporté à Vos Altesses : de sorte que ce contretemps qui nous avait forcés de relâcher, nous parut un incident soulevé par la Providence pour la plus grande gloire de Votre Majesté. Ce même Jéronimo de Aguilar nous assura que les autres Espagnols qui s’étaient perdus avec lui, lors du naufrage de la caravelle, étaient dispersés dans la province qui était fort grande et qu’il serait impossible de les retrouver sans perdre un temps considérable. Comme le capitaine Fernand Cortes vit que les provisions de la flotte s’épuisaient et que ses gens seraient exposés à de rudes privations s’il séjournait plus longtemps dans ces parages ; que, de plus, il pourrait compromettre le succès de l’expédition ; ses gens consultés, il résolut de partir et mit à la voile sur-le-champ, laissant cette île de Cozumel, qui s’appelle aujourd’hui Santa Cruz, pacifiée, et de telle manière que si l’on voulait y établir une colonie, les Indiens seraient tous prêts à nous servir de travailleurs.

Les caciques furent très contents de ce que leur avait dit le capitaine de la part de Vos Altesses Royales et se montrèrent satisfaits des présents que nous leur fîmes, et nous sommes persuadés que les Espagnols, qui dorénavant pourraient venir à Cozumel, y seraient aussi bien reçus que dans toute autre terre déjà colonisée depuis longtemps. Cette île est petite ; elle n’a ni rivière, ni ruisseau ; toute l’eau que boivent les Indiens leur vient des puits. La surface de l’île se compose de collines ardues, de pierres et de forêts, de sorte que le principal travail des Indiens se borne à l’élevage des abeilles, et nos envoyés portent à Vos Altesses des échantillons de miel et des ruches, afin qu’elles puissent se rendre compte de cette industrie. Nous devons dire à Vos Majestés comment le capitaine s’adressa aux caciques de l’île, les exhortant à renoncer à leurs cérémonies païennes et comment les caciques lui demandèrent une loi nouvelle sous laquelle ils s’engageraient à vivre, et comme quoi le capitaine leur enseigna le mieux qu’il put la doctrine et les mystères de la religion catholique, leur laissant une croix de bois placée sur un de leurs monuments le plus élevé, en même temps qu’une statue de la Vierge Marie, leur expliquant en toute perfection ce qu’ils devaient faire pour être de bons chrétiens ; ce qu’ils écoutèrent avec plaisir, promettant de s’y conformer. En quittant l’île, nous gagnâmes le Yucatan dont nous suivîmes la côte nord jusqu’à ce que nous atteignîmes la grande rivière que l’on appelle Grijalva, rivière que, selon notre relation à Vos Altesses Royales, découvrit le capitaine Grijalva, parent de Diego Velazquez. La barre de cette rivière a si peu d’eau que pas un de nos grands navires ne put y pénétrer ; mais le capitaine Fernand Cortes, entraîné par son zèle pour le service de Votre Majesté et voulant lui adresser un rapport des plus exacts sur les produits de la contrée, résolut de ne point pousser au delà, avant de connaître ce fleuve, les gens qui en habitent les rives et les richesses qu’on les dit posséder ; il embarqua donc tous ses hommes sur les canots et les brigantins, et nous remontâmes la rivière jusqu’au premier village. À notre arrivée, nous trouvâmes les habitants assemblés sur la rive ; le capitaine leur adressa la parole au moyen d’Aguilar qui, ayant habité le Yucatan, parlait leur langue : il leur dit, qu’en venant dans leur pays, il n’avait l’intention de leur faire aucun mal, mais seulement de leur parler de Vos Majestés, et qu’en conséquence, il les priait de lui permettre de débarquer, car nous n’avions d’autre endroit pour dormir que les barques et les brigantins, où nous pouvions à peine tenir debout, et qu’il était trop tard pour reprendre la mer.

Les Indiens répondirent à Cortes, qu’il continuât de leur parler de l’endroit où il était, mais qu’il se gardât bien de descendre à terre ni lui ni ses gens, qu’ils s’y opposaient absolument : ce disant, ils se mirent en bataille, nous menaçant et nous enjoignant de partir. Il était tard, et comme le soleil allait se coucher, le capitaine nous conduisit sur des bancs de sable situés en face du village où nous mîmes pied à terre et où nous passâmes la nuit. Le jour suivant, de bon matin, plusieurs Indiens nous arrivèrent en canots ; ils nous apportaient des poules et un peu de maïs, à peine de quoi suffire au déjeuner de quelques hommes ; ils nous dirent de prendre ces vivres et de nous en aller.

Le capitaine leur répondit par ses interprètes, qu’il n’entendait pas quitter la contrée sans en connaître l’aspect et les ressources afin de pouvoir en écrire à Vos Majestés un rapport exact et détaillé ; qu’il les priait de ne point s’en offenser et lui permissent l’entrée de leur village, puisque en somme ils étaient vassaux de Vos Altesses Royales. Mais ils nous dirent de nouveau de bien nous garder de pénétrer dans le village, et de nous en aller sur l’heure ; puis ils partirent. Après leur départ, le capitaine résolut malgré tout d’aller chez eux ; il ordonna à l’un des lieutenants qui l’accompagnaient de prendre avec lui deux cents hommes et de tourner le village par un chemin que nous avions reconnu la veille, pendant que lui, avec quatre-vingts hommes, irait avec les brigantins et les barques se présenter en face du village où il sauterait à terre si les Indiens le permettaient. À son arrivée, il trouva les Indiens en costume de guerre, armés d’arcs et de flèches, de lances et de boucliers, qui lui intimèrent l’ordre de quitter le pays, ou que, si nous désirions la guerre, nous la commencions tout de suite et qu’ils étaient gens à défendre leur village.

Le capitaine leur fit alors trois sommations, dont dressa procès-verbal l’écrivain public de Vos Altesses Royales qui l’accompagnait, affirmant qu’il ne voulait pas la guerre ; puis, voyant que les Indiens riaient bien résolus à nous empêcher de prendre terre, et qu’ils commençaient à nous lancer des flèches, il fit débarquer l’artillerie des brigantins et ordonna d’engager le combat.

Au débarquement, les Indiens nous blessèrent plusieurs hommes, mais finalement nous les abordâmes avec tant d’ardeur, pendant que nos amis qui les avaient tournés les attaquaient par derrière, qu’ils s’enfuirent et abandonnèrent le village dont nous nous emparâmes et où nous nous établîmes dans la partie la mieux fortifiée.

Le jour suivant, sur le tard, deux Indiens vinrent nous voir de la part des caciques et nous apportèrent divers bijoux d’or de peu de valeur, en disant au capitaine qu’ils les lui offraient pour qu’il s’en allât sans leur faire ni mal ni dommage. Le capitaine leur répondit, que quant au mal et au dommage il ne leur en ferait aucun ; mais que quant à quitter le pays, ils devaient savoir que, dorénavant, ils auraient à tenir pour maîtres et seigneurs les plus grands princes de la terre, qu’ils en étaient des vassaux et leur devraient obéissance et qu’en le faisant, ils obtiendraient de Vos Majestés mille faveurs et qu’elles les défendraient contre leurs ennemis. Ils répondirent qu’ils seraient heureux de le faire, mais cependant nous demandèrent encore de quitter leur pays. Nous restâmes amis et, cette paix conclue, le capitaine dit aux Indiens que les Espagnols se trouvaient sans vivres, n’en ayant point amené de leurs navires ; il les pria donc de leur en apporter pendant que nous resterions à terre. Ils promirent d’en apporter le jour suivant ; ils partirent et nous les attendîmes en vain deux longues journées pendant lesquelles nous manquâmes de toute chose. Le troisième jour, quelques Espagnols demandèrent au capitaine la permission d’aller dans les habitations environnantes pour y chercher des vivres, et comme Fernand Cortes vit que les Indiens manquaient à leur promesse, il envoya quatre de ses lieutenants avec plus de deux cents hommes pour courir le pays à la recherche des vivres, et comme ils allaient maraudant, ils rencontrèrent une multitude d’Indiens qui les attaquèrent avec une telle vigueur qu’ils blessèrent vingt Espagnols et que si l’on n’eût aussitôt fait savoir au capitaine de venir à leur secours, ce qu’il fit sur l’heure, nous aurions peut-être perdu la moitié de nos gens. Nous pûmes ainsi regagner notre camp où se reposèrent les combattants et où l’on pansa les blessés. Le capitaine voyant le mal que les Indiens nous avaient fait, et qu’au lieu de nous apporter des vivres comme ils l’avaient promis, ils nous faisaient la guerre, fit débarquer dix des chevaux que nous avions à bord, avec toute sa troupe, car il pensait que les Indiens, enflés du succès qu’ils avaient eu la veille, viendraient attaquer le camp avec l’espoir de nous détruire. Lorsque nous fûmes prêts, Cortes envoya certains de ses lieutenants avec trois cents hommes, là où l’on nous avait livré bataille, pour savoir si les Indiens s’y trouvaient encore, ou ce qu’ils étaient devenus. Peu après, il les fit suivre de cent hommes sous la conduite de deux autres chefs, et lui-même, à la tête de ses dix cavaliers, s’occupa de protéger le flanc de sa colonne. Ce fut en cheminant de la sorte que les premiers allèrent donner sur une troupe nombreuse d’Indiens qui venaient attaquer le camp, et si nous n’avions pris les devants, ils auraient pu nous mettre en grand péril.

Le commandant de l’artillerie qui allait en avant, voulut parlementer avec les Indiens qu’il rencontra, leur répétant que nous ne voulions pas de guerre, mais la paix pour l’amour d’eux : ce à quoi ils répondirent par une nuée de flèches. La bataille faisait donc rage entre les Indiens et nos gens de l’avant-garde, que rejoignirent à temps les deux lieutenants avec l’arrière-garde ; et il y avait bien deux heures que durait le combat, lorsqu’arriva le capitaine Fernand Cortes avec la cavalerie ; il venait à travers bois, d’un côté où les Indiens commençaient à cerner les Espagnols ; pendant une heure il s’avança luttant avec les Indiens dont la multitude était si grande, que ni ceux qui luttaient contre l’infanterie espagnole ne voyaient les gens à cheval, ni ne savaient même où ils se trouvaient, et que les cavaliers eux-mêmes qui chargeaient au milieu des Indiens ne se voyaient pas entre eux. Mais lorsqu’enfin les Espagnols aperçurent les cavaliers, ils s’élancèrent avec furie de leur côté, mettant les Indiens en fuite. La poursuite se continua pendant une demi-lieue. Le capitaine voyant les Indiens en fuite, pensant qu’il n’y avait plus aucun avantage à les poursuivre et que ses hommes étaient fatigués, ordonna que tout le monde se réunit dans certaines habitations voisines ; et les passant en revue, il se trouva vingt hommes blessés, dont pas un ne mourut, pas plus que de ceux qui avaient été blessés la veille.

lue fois les blessés pansés et guéris, nous regagnâmes notre camp, emmenant avec nous deux Indiens prisonniers, que le capitaine fit mettre en liberté avec lettres pour les caciques, recommandant bien de leur dire, que s’ils voulaient venir le trouver, il leur pardonnerait et seraient bons amis. Ce même jour dans la soirée, deux Indiens nous arrivèrent paraissant des chefs ; ils dirent qu’ils se repentaient de ce qui était arrivé, que les caciques demandaient que nous ne leur fissions plus de mal, que nous leur avions tué plus de deux cents hommes et que le passé fût oublié : que dorénavant ils se reconnaissaient pour vassaux des princes dont nous leur avions parlé ; qu’ils le déclaraient de bonne foi et se soumettraient à tous les services qu’on réclamerait en leur nom. La paix fut donc conclue ; puis le capitaine demanda à ces Indiens d’où venaient tous ces guerriers qui prirent part à la bataille ; ils répondirent qu’ils appartenaient à huit provinces diverses et que selon leur appréciation ils montaient à quarante mille hommes, chiffre exact d’après leur manière de compter.

Vos Majestés peuvent tenir pour certain que cette bataille fut gagnée par la volonté de Dieu plutôt que par notre courage, puisque nous comptions à peine quatre cents hommes contre quarante mille.

Nos relations amicales bien établies, les Indiens nous donnèrent, les quatre ou cinq jours que nous demeurâmes au milieu d’eux, pour environ cent quarante piastres d’or en objets divers, pièces si petites et si minces qu’il nous parut bien que le pays devait être pauvre en or et que le peu qui s’y trouvait devait avoir été apporté au moyen d’échange ; — la terre, est très fertile, les vivres y abondent, tant maïs que fruits, poissons et autres denrées que les habitants consomment ; — le village est situé sur la rivière du Grijalva et aux alentours s’étend une plaine semée d’habitations avec des champs plantés des produits que les Indiens cultivent. Cortes leur reprocha le mal qu’ils faisaient en adorant leurs idoles et leurs faux dieux et il leur fit comprendre qu’ils eussent à entrer dans notre sainte croyance ; il leur laissa une grande croix de bois placée sur le sommet d’une pyramide, ce dont ils se montrèrent fort contents, promettant de la tenir en grande vénération et de l’adorer ; ils se déclarèrent en outre nos amis, et vassaux de Vos Altesses Royales.

Alors Fernand Cortes poursuivit son voyage et nous arrivâmes sous peu, à la baie nommée San Juan, où le capitaine Juan de Grijalva opéra les échanges dont nous avons précédemment parlé à Vos Majestés. À peine eûmes-nous jeté l’ancre que les Indiens de l’endroit accoururent nous demander quelles étaient les caravelles qui venaient d’arriver. Comme il était tard, Le capitaine resta à bord et défendit que personne débarquât. Le jour suivant, il descendit à terre avec la plus grande partie de sa troupe et là, il se rencontra avec deux principaux personnages, auxquels il donna divers de ses bijoux personnels et les entretint au moyen de ses interprètes, leur donnant à entendre qu’il était venu dans ces contrées par ordre de Vos Altesses Royales pour leur apprendre ce qu’ils auraient à faire pour les bien servir ; il les priait donc de se rendre au plus vite à leur village pour dire aux caciques de le venir trouver ; et pour les décider à venir, il leur fit porter deux chemises et deux pourpoints, l’un de salin et l’autre de velours, un bonnet d’étoffe rouge et un collier de grelots. Ils s’en furent porteurs de ces présents pour leurs caciques, dont l’un vint nous trouver le lendemain un peu avant midi. Le capitaine lui expliqua qu’il n’était pas venu pour faire du mal aux Indiens, mais les amener à se reconnaître vassaux de Vos Majestés, qu’ils devaient servir et à qui ils devaient donner une part des produits de leur terre, comme il était de coutume de le faire.

Ce cacique répondit qu’il était très heureux de reconnaître pour souverains des seigneurs aussi puissants que ceux que lui avait dépeints le capitaine ; et Cortes lui dit aussitôt, que puisqu’il montrait tant de bonne volonté à son maître et seigneur, il verrait de quelles grâces Vos Majestés le combleraient à l’avenir. En disant cela, il le fit vêtir d’une chemise de toile de Hollande, d’une robe de velours et d’une ceinture d’or, dont le cacique se montra très heureux, disant à Cortes qu’il désirait retourner à son village, mais qu’il reviendrait un autre jour et qu’il apporterait des provisions et des produits pour nous montrer la bonne volonté qu’il avait de servir Vos Altesses Royales ; il prit congé et partit. Le jour suivant ce même cacique revint comme il l’avait promis et fit étendre une pièce d’étoffe blanche devant le capitaine, étoffe sur laquelle il déposa divers bijoux d’or, au sujet desquels, ainsi que d’autres qu’on nous offrit plus tard, nous adressons un rapport particulier à Vos Majestés, rapport dont nous chargeons nos envoyés.

Lorsque le cacique eut prit congé, nous nous réunîmes tous, gens de l’expédition, nobles, cavaliers, hidalgos zélés pour le service de Notre Seigneur Dieu et de Vos Altesses Royales, désireux d’exalter votre couronne, d’étendre vos seigneuries et d’augmenter vos revenus, et nous nous consultâmes avec le capitaine Fernand Cortes, nous disant que cette contrée était belle et bonne, que selon les échantillons d’or que le cacique nous avait apportés, la terre devait être riche, que selon les marques de bonne volonté que ce même cacique nous avait données, nous avions bons droits de penser que lui et ses Indiens nous accorderaient obéissance ; nous pensâmes que pour le service de Vos Majestés, il convenait de ne point s’en tenir aux instructions de Diego Velazquez au capitaine Fernand Cortes, qui était d’amasser de l’or le plus possible et de s’en retourner à l’île Fernandina où Diego Velazquez et le capitaine s’en seraient partagé la jouissance ; nous tombâmes tous d’accord qu’il valait mieux, au nom de Vos Majestés, fonder une ville avec sa cour de justice, afin que Nos Altesses possédassent la seigneurie de cette terre comme leurs propres domaines. Car cette terre une fois peuplée d’Espagnols, Vos Majestés pourront, en dehors de l’accroissement de leurs rentes et seigneuries, nous accorder quelques faveurs, à nous, comme à ceux qui plus tard viendraient habiter le pays. Étant tombés d’accord, nous nous réunîmes tous dans un même esprit et une même volonté et nous allâmes trouver le capitaine à qui nous dîmes, que puisqu’il voyait comme nous combien il importait au service de Dieu et de Vos Majestés que cette terre fût colonisée (et nous lui en répétâmes les raisons que nous avons dites plus haut à Vos Majestés), il importait d’arrêter les échanges faits jusqu’alors ; que ce serait ruiner le pays et desservir Vos Majestés : qu’il nous fallait fonder une ville ; et nous lui demandâmes d’en nommer aussitôt les alcades et les corrégidors (officiers municipaux) avec protestations de notre part contre son refus de nous écouter.

Notre communication faite au capitaine, il nous promit une réponse pour le jour suivant : il nous dit en effet, que dévoué exclusivement au service de Vos Altesses Royales, il renonçait à tous les bénéfices que pourrait lui procurer le commerce, et au remboursement des grandes dépenses qu’il avait faites conjointement avec Diego Velazquez, et que mettant toute question personnelle de côté, il était heureux de faire ce que nous avions demandé, puisque c’était pour la plus grande gloire de Vos Altesses Royales. Il commença donc aussitôt à jeter des fondations d’une ville qu’il nomma la Ville Riche de la Veracruz ; il choisit parmi nous les alcades et les conseillers municipaux et reçut de nous au nom de Vos Altesses les serments qui sont de coutume ; après quoi, le jour suivant, nous entrâmes en fonctions. Étant réunis, nous appelâmes devant nous le capitaine Fernand Cortes et nous lui demandâmes au nom de Vos Altesses Royales de vouloir bien nous montrer les pouvoirs et instructions que Diego Velazquez lui avait donnés pour venir en ce pays ; ce qu’il fit immédiatement. Les ayant lus et bien examinés du mieux de notre entendement, il nous parut que ce pouvoir et ces instructions n’avaient plus aucune valeur et que par suite de leur expiration, le capitaine Fernand Cortes ne pouvait dorénavant servir de juge pas plus que de commandant.

Il nous parut donc, Très Excellents Princes, que pour faire régner l’ordre et la paix parmi nous et pour nous bien gouverner, il convenait de nommer aux noms de Vos Majestés dans la dite ville, pour administrer la justice et pour chef et capitaine, l’un de nous à qui nous dussions rendre compte pour qu’il en pût référer à Vos Altesses Royales ; et comprenant que personne n’en pouvait être chargé à meilleur titre que Fernand Cortes, parce que, en dehors de sa valeur personnelle, il est tout dévoué au service de Vos Majestés, comme aussi pour la grande expérience qu’il a des pays d’outre-mer, ce dont il a donné tant de preuves ; si nous ajoutons qu’il a dépensé tout son avoir pour venir avec cette flotte servir les intérêts de Vos Majestés ; qu’il a tenu pour rien l’abandon des profits qu’il aurait pu faire ; nous avons cru qu’il méritait, au nom de Vos Altesses Royales, d’être nommé chef de la justice et premier alcade, et nous l’avons nommé : après quoi il nous fit les serments d’usage. Nous le proclamâmes alors en notre conseil municipal et dans notre maison de ville, chef de la justice et capitaine de vos armes royales, ce qu’il est et demeurera tant que Vos Majestés ne décideront rien d’autre pour le bien de leur service. Nous avons voulu faire de toute cette organisation un rapport complet, afin que Vos Altesses Royales sachent bien ce qui a été fait et dans quel état nous vivons ici.

Cette élection achevée, étant tous réunis dans notre salle des séances, nous convînmes d’écrire à Vos Majestés et de leur envoyer tout l’or, l’argent et les bijoux que nous avons amassés dans ce pays et non seulement le cinquième qui vous appartient d’après vos ordonnances royales, mais le tout, comme étant notre première offrande, sans en rien réserver pour nous, désirant montrer par là le dévouement que nous avons pour votre service, comme nous l’avons déjà montré en sacrifiant nos personnes et nos biens. Cette résolution prise, nous choisîmes pour nos représentants Alonso Fernandez Porto-Carrero et Francisco de Montejo que nous envoyons à Vos Majestés avec notre trésor ; pour que de notre part ils baisent vos mains royales, et qu’en notre nom et au nom de notre conseil municipal, ils supplient Vos Altesses Royales de vouloir nous accorder quelques grâces qui nous permettent de travailler à la gloire de Dieu et de Vos Majestés comme à la prospérité de notre ville ; ce sont là les principales instructions que nous leur avons données. Nous supplions donc humblement Vos Majestés, avec tout le respect que nous leur devons, de vouloir bien accueillir nos envoyés, de leur donner vos mains royales à baiser de notre part et de leur accorder les faveurs que nous les avons priés de nous demander ; parce que, en dehors du service que Vos Majestés rendront à Notre Seigneur, à la ville et à son conseil municipal, nous recevrons avec reconnaissance ces marques de faveur, comme nous espérons nous montrer dignes d’en recevoir d’autres.

Dans un précédent paragraphe de cette lettre, nous disions à Vos Altesses Royales que nous leur envoyions une relation afin que Vos Majestés fussent informées de toutes choses concernant ce pays, de sa configuration et de ses richesses, de la race qui l’habite et des lois, rites et cérémonies qui la régissent. Cette contrée, Très Puissants Seigneurs, cette contrée que nous occupons au nom de Vos Majestés, a cinquante lieues de côtes d’un côté et de l’autre de cette ville ; les bords de la mer sont plats et sablonneux et quelquefois sur une largeur de plus de deux lieues dans l’intérieur ; une fois en dehors des sables, la terre s’étend en plaines fertiles, coupées de petites rivières et couvertes de champs cultivés d’une si belle et si charmante apparence qu’il n’est rien de comparable en Espagne ; il règne en ces pays un air de paix et la fertilité y est grande pour toutes les choses qu’on sème ; tout y semble admirablement organisé ; et l’on y voit paître une foule d’animaux. Il y a dans cette contrée toutes sortes de quadrupèdes et oiseaux semblables aux nôtres, tels cerfs, chevreuils, daims, loups, renards, perdrix, pigeons et colombes de deux ou trois espèces, cailles, lièvres et lapins, de manière qu’en fait d’oiseaux et d’animaux il n’y a pas de différence entre cette terre et l’Espagne ; mais il y a des lions et des tigres à cinq lieues de la mer et quelquefois à moins.

Il y a une grande chaîne de montagnes très belles et la plupart sont très hautes : mais l’une d’elles[4] dépasse en hauteur toutes les autres ; du sommet l’on découvre une grande partie de la terre et de la mer, et elle est tellement élevée, que si le jour n’est pas très clair on n’en peut apercevoir le sommet, parce que toute la partie supérieure est couverte de nuages ; quelquefois, quand il fait très beau, la cime se voit par-dessus les nuées, et elle est si blanche que nous pensâmes que c’était de la neige, encore que les naturels nous assurent que c’est bien de la neige. Ne l’ayant pas bien vue quoique nous nous soyons approchés de fort près, nous n’osons l’affirmer, d’autant plus que la région est fort chaude. Nous nous empresserons de nous renseigner à ce sujet, comme en d’autres dont nous avons quelques notices, afin d’en faire pour Vos Altesses Royales une relation exacte ainsi que des richesses en or, argent et pierres précieuses. Vos Majestés en pourront déjà juger d’après des échantillons que nous envoyons à Vos Altesses Royales. À notre avis, on peut croire qu’il y a en cette contrée autant de richesses que dans celle où Salomon trouva de l’or pour l’édification du temple. Mais comme il y a peu de temps que nous y sommes, nous n’avons pu explorer plus de cinq lieues dans les terres et une douzaine le long des côtes ; nous en avons vu bien davantage pendant notre navigation.

La population qui occupe le pays, de l’île de Cozumel et la pointe du Yucatan à l’endroit où nous sommes, appartient à une race de taille moyenne, de corps bien proportionné, avec cette particularité, que dans chaque province ils modifient eux-mêmes leurs physionomies ; les uns se perçant les oreilles pour y mettre de grands et vilains objets, d’autres se perforant les cartilages du nez pour y introduire de grandes pierres rondes qui paraissent des miroirs, et d’autres se perçant la lèvre inférieure jusqu’aux dents, pour y pendre de grandes roues d’or ou des pierres si lourdes, qu’elles leur font des lèvres tombantes qui les rendent absolument difformes.

Leurs vêtements sont faits d’une espèce d’étoffe de gaze couverte de peintures ; les hommes cachent leurs nudités et s’enveloppent le buste d’une étoffe très fine et toute peinte, rappelant les draperies maures ; les femmes de la basse classe portent une jupe d’étoffe peinte qui leur tombe sur les pieds avec un petit corsage qui leur masque les seins ; le reste est découvert.

Les femmes nobles se montrent vêtues de longues chemises d’une fine étoffe de coton toute brodée, en forme de rochet. Leurs vivres se composent de maïs, de quelques autres grains comme eux des îles, et de la yuca que nous consommons à l’île de Cuba et qu’ils mangent rôtie, ne sachant pas en faire du pain ; ils ont leurs pêcheries et leurs chasses, ils élèvent beaucoup de poules comme celles de la terre ferme, et qui sont grosses comme des paons[5]. Il y a de grands villages fort bien construits ; là où les pierres abondent, les maisons sont en pierres, reliées en chaux et mortier ; les chambres y sont petites, basses, dans le genre mauresque. Là où les pierres manquent, ils les construisent en adobes qu’ils blanchissent à la chaux, et les toits sont en chaume.

Il y a des maisons de caciques fort belles et contenant de nombreuses chambres ; nous avons vu plus de cinq grandes cours dans l’intérieur d’une seule habitation, avec ses appartements fort bien distribués, chacun y ayant son service particulier. Ils ont à l’intérieur leurs puits et leurs citernes et les demeures de leurs esclaves et de leurs serviteurs, qu’ils ont fort nombreux.

Chez chacun de ces caciques, à l’entrée de leurs palais, mais en dehors, il a une grande cour au milieu de laquelle s’élèvent deux, trois ou quatre édifices très élevés avec escaliers pour en gravir le sommet. Ils sont très bien construits ; ce sont là leurs oratoires, temples et autels. Les communs en sont considérables ; c’est là que reposent les idoles qu’ils adorent, les unes de pierre, les autres en terre cuite et les autres en bois. Idoles qu’ils adorent et servent en tant de cérémonies qu’il nous serait difficile d’en faire à Vos Altesses Royales une description complète. Les temples et mosquées où ils tiennent ces idoles sont, petits et grands, admirablement sculptés et il y a des villages où les idoles sont enjolivées de plumes et d’étoffes brodées avec le goût le plus délicat. Tous les jours, avant de rien entreprendre, ils brûlent dans ces temples de l’encens et offrent leurs personnes mêmes en holocauste, les uns se coupant la langue, d’autres les oreilles, et quelques-uns se tailladant le corps à coups de couteaux ; le sang qui s’en échappe, ils l’offrent à ces idoles, le répandant par toutes parties du temple, le jetant parfois vers le ciel et faisant mille cérémonies : de sorte qu’ils n’entreprennent rien sans faire un sacrifice. Ils ont une autre coutume horrible, abominable, bien digne de châtiment et que nous n’avons observée nulle part ; c’est que chaque fois qu’ils ont quelque chose à demander à leurs idoles, afin qu’elles soient propices à leurs prières, ils prennent des jeunes garçons et des jeunes filles, des hommes et des femmes aussi, dont ils ouvrent la poitrine, dont ils arrachent le cœur et les entrailles qu’ils brûlent devant leurs faux dieux, leur en offrant la fumée en sacrifice. Quelques-uns de nous ont été témoins de ces sacrifices et ceux qui les ont vus, disent que c’est la chose la plus terrible et la plus épouvantable qui se puisse imaginer.

Ces Indiens font ces sacrifices si fréquemment et si souvent, que l’on nous a dit, et nous en avons une certaine expérience pour le peu de temps que nous habitons leur pays, qu’il n’y a pas d’années qu’ils ne tuent et sacrifient cinquante personnes dans chaque temple ; et cela se pratique, de l’île de Cozumel à l’endroit où nous sommes. Vos Majestés peuvent être sûres que vu l’étendue de leur contrée et le grand nombre des temples, il n’y a pas d’année qu’ils ne tuent et sacrifient trois ou quatre mille êtres humains. Vos Royales Majestés jugeront si elles doivent remédier à d’aussi grands maux et si nous n’agirions pas pour la plus grande gloire de Dieu Notre Seigneur en instruisant ces malheureux dans notre sainte religion catholique et en changeant la dévotion, foi et espérance qu’ils ont en leurs idoles, en celles de la divine puissance de Dieu ; car il est certain que s’ils servaient Dieu avec le même zèle, la même loi et la même ferveur, ils feraient des miracles.

Il faut croire que Notre Seigneur Dieu a permis la découverte de ces pays au nom de Vos Altesses Royales, afin que tout le mérite de la conversion de ces infidèles en revienne à Vos Majestés. En effet, autant que nous pouvons en juger, il suffirait de quelques interprètes ou personnes parlant leur langue, qui leur fissent comprendre la vérité de notre foi et l’absurdité de la leur, pour que nombre d’entre eux et peut-être tous renonçassent à bref délai à leur hérésie pour adopter nos croyance ; car ces Indiens sont plus policés et vivent plus raisonnablement que pas une des peuplades connues jusqu’à ce jour. Vouloir donner à Vos Majestés tous les détails concernant le pays et les gens, ce serait s’exposer à erreur ; car en beaucoup de choses nous n’avons parlé que d’après les informations données par les naturels ; en conséquence, nous nous garderons de rien avancer que Vos Majestés ne puissent tenir pour absolument sûr. Vos Majestés pourraient, si elles le jugent bon, faire adresser un rapport à Notre Saint-Père, afin qu’il donne, en toute diligence, des ordres pour la conversion de ces infidèles, ce dont nous pourrions attendre les meilleurs résultats. Nous demanderions également que Sa Sainteté voulût bien permettre, que les méchants et les rebelles fussent premièrement avertis, punis ensuite et châtiés comme ennemis de notre sainte foi. Ces châtiments serviraient d’exemple aux Indiens, les engageraient à reconnaître la vérité de notre foi et à éviter les grands dommages qu’ils encourent au service de leurs idoles. Car, outre ce que nous avons raconté à Vos Majestés des enfants, hommes et femmes que ces Indiens sacrifiaient à leurs dieux, nous avons appris et nous sommes certains que tous sont sodomites et pratiquent cette abominable coutume. De toutes façons, nous supplions Vos Majestés de nous envoyer leurs instructions pour le mieux du service de Notre Seigneur et de Vos Altesses Royales ; nous demandons aussi qu’elles veuillent bien penser à nous, leurs serviteurs fidèles, et nous accorder quelques faveurs. Quant aux procureurs que nous envoyons à Vos Majestés, et aux instructions que nous leur avons données, il en est une toute spéciale : c’est notre supplique à Vos Majestés de ne rien accorder dans ces contrées à Diego Velazquez, lieutenant-amiral de l’île Fernandina, ni charge de justice, ni gouvernement, ni aucune autre faveur ; et si par hasard il lui en avait été accordée, qu’on la révoque, parce qu’il ne convient pas au service de votre couronne royale que le dit Diego Velasquez, ni aucune autre personne possède une seigneurie ou pouvoir quelconque perpétuel ou passager, sauf toutefois la volonté de Vos Majestés, dans des contrées qui leur appartiennent et qui sont très riches selon toutes probabilités. Loin de convenir au service de Vos Majestés que le susdit Diego Velazquez soit pourvu d’un office quelconque, nous aurions tout lieu de craindre, s’il en obtenait un, que nous, les vassaux de Vos Altesses Royales, dans cette contrée que nous avons commencé à coloniser, ne soyons par lui fort maltraités. Nous croyons, en effet, que ce que nous avons fait en ce jour pour le service de Vos Majestés en leur envoyant l’or, l’argent et les bijoux que nous avons amassés, serait fort mal vu par le lieutenant-amiral, comme il nous apparut clairement par la protestation de quatre de ses serviteurs, qui en voyant que nous voulions tout envoyer à Vos Altesses Royales, prétendirent qu’il était mieux de l’envoyer à Diego Velazquez et s’opposèrent à ce qu’on l’envoyât à Vos Majestés. C’est pourquoi nous les fîmes arrêter, attendant que la justice décide de leur sort ; nous adresserons à ce sujet un rapport à Vos Majestés. Pour ce qui concerne Diego Velazquez, nous avons été témoins de son administration, et l’expérience que nous en avons, nous fait craindre que s’il avait une charge quelconque en ce pays, il nous traiterait mal, comme il l’a fait à l’île Fernandina du temps de son gouvernement ; ne rendant justice à personne, se passionnant sans rime ni raison, faisant tort à d’honnêtes gens et les réduisant à la misère. Il ne leur donnait pas d’Indiens, les gardant pour lui tout en les dépouillant de l’or qu’ils avaient amassé, sans leur en laisser la plus petite part, et ne fréquentant que des hommes dissolus, étant ceux qui lui convenaient le mieux. Étant gouverneur, personne, par crainte, n’ose faire qu’à son bon plaisir. Vos Majestés n’ont jamais eu avis de ces abus, personne n’en n’ayant jamais parlé ; d’autant que ses envoyés à votre cour n’étaient que des créatures qu’il tenait sous sa dépendance et qu’il achetait par des concessions d’Indiens.

Quand les procureurs retournent dans leurs villages et rendent compte de ce qu’on y a fait, les habitants demandent qu’on n’envoie pas au gouverneur des personnes pauvres, parce que, pour un cacique que leur attribue Diego Velazquez, ils font tout ce qui lui plaît ; et comme il ne dépouille jamais les corregidors et les alcades, des Indiens qu’il leur a donnés, ceux-ci n’osent parler ni dénoncer les procureurs qui ont manqué à tous leurs devoirs, pour le bon plaisir de Diego Velazquez. De cette manière, il a toutes bonnes choses dans sa main, et Vos Majestés comprendront facilement le pourquoi de tous les rapports adressés de l’île Fernandina par Diego Velazquez ; les faveurs qu’il demande sont réservées à ses procureurs, les communautés en sont fort mécontentes et ne les ont jamais approuvées. Elles demanderaient au contraire que ces procureurs fussent exemplairement châtiés. Tout ce que nous venons de dire, est notoire pour nous autres les habitants de cette ville de la Veracruz ; c’est pourquoi, nous nous sommes réunis sous la présidence du procureur de notre conseil, qui nous demanda que sur son rapport appuyé de nos signatures, nous suppliions en son nom Vos Majestés, de ne pourvoir d’aucune charge Diego Velazquez ; mais, au contraire, de lui demander des comptes, lui enlever les fonctions qu’il occupe dans l’île Fernandina, car, lorsqu’il aura rendu ses comptes, tout le monde saura que nous avons dit la vérité. Nous supplions donc Vos Majestés d’envoyer un perquisiteur pour faire des recherches au sujet de tout ce que nous avons écrit à Vos Majestés, tant pour l’île de Cuba que pour tout autre endroit, de sorte que nous puissions prouver à Vos Majestés combien il serait injuste qu’il exerçât des charges royales, soit ici, soit en tout autre lieu où il réside présentement.

Nous avons également demandé au procureur, nous les habitants de cette ville, que dans sa requête il supplie Vos Majestés de vouloir bien nommer par cédule royale, Fernand Cortes capitaine et chef suprême de la justice de Vos Altesses Royales, pour qu’il nous gouverne jusqu’à ce que le pays soit conquis et pacifié, ou jusqu’à ce que Vos Majestés aient résolu de nommer telles personnes qui leur paraîtront le mieux mériter. C’est ce rapport et cette supplique, que nous adressons humblement à Vos Majestés par nos procureurs, de ne rien accorder des faveurs que demande Diego Velazquez directement ou par ses envoyés, et que Vos Altesses Royales veuillent bien nous croire leurs très fidèles sujets, comme nous l’avons été, et le serons toujours.

Quant à l’or, argent, bijoux, armes et étoffes précieuses que nous adressons à Vos Altesses Royales en dehors du cinquième qui appartient à Vos Majestés, nous les supplions, Cortes et nous, que vous les receviez avec faveur.

Ce mémoire est signé par nos procureurs, comme le pourront voir Vos Altesses Royales. — De la Ville Riche de la Veracruz, le 10 juillet 1519.


  1. Cortes, qui ne faisait point partie de l’expédition dont il parle, estropie les noms et il aurait dû a ce sujet consulter Bernal Diaz, qu’il avait avec lui et avait fait cette première campagne ; c’est le village qui s’appelait et s’appelle encore Champoton.
  2. Selon Bernal Diaz del Castillo, qui était au nombre des combattants et des blessés, Fernandez de Cordova perdit à Potonchan cinquante-sept de ses soldats dont deux furent pris vivants ; cinq moururent à bord et furent jetés à la mer.
  3. Soit 16 francs, 13 litres 1/2.
  4. C’est l’Orizontale.
  5. Ce sont des dindes.