Lettres de Fadette/Troisième série/62

Imprimé au « Devoir » (Troisième sériep. 161-163).

LXII

Tristesse

C’est un dimanche lamentable : il pleut, le vent est plein de reproches… on voudrait s’approcher d’un grand feu qui flambe…

J’ai laissé tomber mon livre : il est rempli de mots sonores enfilés en mesure, mais l’âme en est absente : sur la table s’empilent des journaux, j’y lirais des récits de scandales, les horreurs de la guerre, toute la misère humaine ! Je n’y trouverais rien pour me tirer de la tristesse où j’enfonce. Les vêpres sonnent : sous la pluie, et courbant le dos, les gens pieux se rendent à l’église, et les gamins aussi : ils n’entendent rien au latin des psaumes, et ils se feront des niches dans l’église à moitié vide.

Indolente et lasse dans mon fauteuil, je regarde la pluie qui fait des ronds dans l’eau, et je me dis machinalement : « Il faut pourtant trouver quelque chose à dire aux lecteurs de Fadette ! » Mais je ne trouve rien et je devrais avoir des scrupules de vous faire partager l’impression opprimante qui se dégage d’une grande solitude perdue dans le brouillard.

Peut-être quelques-uns parmi vous auront déjà senti profondément que malgré les amitiés et les sympathies, chacun de nous est terriblement seul en ce monde ! Nous sommes parfois longtemps sans nous en douter, nous sommes si entourés extérieurement ; puis, subitement se fait l’angoissante révélation. Nous sentons tout à coup que nous sommes hors d’atteinte de toute aide et de toute consolation, et nous n’avons personne à accuser, puisque c’est notre incapacité à nous expliquer et à nous révéler qui nous isole ainsi.

Quand vous avez voulu dire ce qui vous consume en dedans : angoisse, doute, regret ou joie profonde, avez-vous remarqué, sur la figure de celui qui écoute, cette expression de non compréhension qui vous force à reculer en vous-même ? C’est dans ces moments que l’âme sent sa solitude, et qu’elle entrevoit dans un éclair lumineux qu’elle sera encore plus seule pour mourir qu’elle ne l’a été pour vivre.

Je me dis souvent que nos morts, ceux dont la pensée nous suit toujours, nous comprennent mieux que les vivants, et c’est très doux cette pensée, que Dieu en nous les enlevant leur permet une union plus étroite avec nous. Dans la première douleur de la séparation nous ne pouvons comprendre cette intimité nouvelle, ce n’est que plus tard, quand les petites amitiés de la terre nous ont manqué, que nous avons senti autour de nous et en nous des voix connues qui dominent les rumeurs du monde et reprennent contact avec tout ce qui nous intéressa ensemble, autrefois… mais comme ils voient tout de très haut, ils nous élèvent avec eux dans les régions supérieures. Aimer toujours nos morts, c’est savoir les entendre quand ils nous parlent.

Laissons pénétrer en nous la conviction, qu’à notre tour, quand nous serons partis, nous posséderons nos amis par tout le mystère de leur âme qui n’aura plus de secrets pour nous, et que nous pourrons leur être plus secourables et plus bienfaisants que maintenant.

Que cette pensée nous rende patients avec ceux qui se taisent et indulgents pour ceux qui ne comprennent pas très bien.

Il pleut toujours : à travers le grand silence de la rue déserte m’arrivent les sons un peu vagues de l’orgue grêle de la petite église… les accords monotones arrêtent, puis, reprennent avec chaque psaume nouveau, et il me semble que ma tristesse, comme un voile qui se lève, se fond peu à peu dans une douceur apaisante qui vient de très loin… peut-être des bonheurs passés…