Lettres de Fadette/Troisième série/38

Imprimé au « Devoir » (Troisième sériep. 103-106).

XXXVIII

Jour des morts


Toute la nuit et toute la matinée, le vent furieux a couru de la montagne au fleuve, arrachant les dernières feuilles qui s’accrochaient aux branches dépouillées ; et maintenant on ne l’entend plus, et sur le ciel plombé, les arbres se profilent nus, immobiles et tragiques. Rien ne sourit et rien ne bouge. Au ciel bas pas un nuage, les chemins passent tout noirs entre les champs dévastés, les oiseaux se taisent, les portes sont fermées : on dirait l’endroit inhabité.

Dans ce décor désolé, toute la tristesse de ce jour des Morts, grelottant et brumeux, fait jaillir des larmes, de vaines larmes sorties des profondeurs de tous nos désespoirs !

Ô la mort vivante des jours qui ne sont plus ! Ô la mort à jamais muette de ceux à qui nous disions : nous ne nous séparerons jamais.

Ils ont disparu dans l’au-de-là mystérieux et nous avons vécu sans eux ; nous les aimions tant, et nous avons pu être heureux sans eux !

Et dans les cimetières, devant ces tombes remplies de morts qui furent aimés, oubliés et remplacés, une révolte nous soulève contre la cruauté de la destinée humaine qui voue la vie à tant de larmes et la mort à tant d’abandon !

Dans notre fièvre de vivre, nous oublions trop les morts !

Nous nous plaignons de l’inconstance et de l’infidélité des vivants, comme les morts auraient bien plus le droit de se plaindre de nos défaillances et de l’insuffisance de nos cœurs ! Mais j’aime mieux croire qu’étant dans l’infini, ils comprennent et excusent le fini des pauvres petites âmes terrestres. Et c’est parce qu’ils nous comprennent si bien qu’ils pourraient nous aider puissamment si nous savions rester en communion avec eux. Ils savent maintenant le secret des grands pourquoi qui font gémir l’humanité, ils comprennent le divin et le surnaturel que nous cherchons si fort à ne pas percevoir autour de nous ; avec leur seule âme dépouillée des imperfections mortelles et des ignorances humaines, comme ils nous parleraient si nous les interrogions !

Le souvenir de leur vie si bien remplie ou si brusquement arrêtée ferait naître en nous une inquiétude salutaire. Regardant notre vie, ce que nous avons fait en regard de ce que nous avons voulu faire, nous sentirions qu’il faut nous hâter d’agir, car nous ignorons quel temps nous sera encore accordé. J’arrivai au cimetière en méditant ainsi. Tout était mort autour… partout… Le ciel lui-même semblait une chose éteinte couvert d’un linceul gris. Je frissonnai comme si la mort eût touché mon cœur et je sentis profondément la désolation de ce cimetière d’où si peu de prières s’élèvent à cette heure tardive.

Soudain, un rayon du soleil couchant fit une trouée, dans ce gris, souleva les atomes humides suspendus en l’air, les fit scintiller et mit dans l’espace comme la tombée de larmes pleurées doucement. Puis le rayon se posa sur le grand Christ du Calvaire qui en recueillit toute la lumière et devint un Christ resplendissant dont les bras étendus bénissaient les morts et appelaient les vivants.

À genoux devant lui, je sentis une grande douceur pénétrer dans mon âme avec la conviction qu’il garde et aime les uns et les autres, et qu’il faut avoir confiance, comme les petits enfants avec leur mère.