Lettres de Fadette/Troisième série/21

Imprimé au « Devoir » (Troisième sériep. 55-59).

XXI

L’éteignoir


Un hasard m’a ramenée, après quinze ans, dans cette ancienne maison de vieille petite ville où pas un clou n’a été changé. Parmi les meubles reluisants et dans le décor raide et péniblement correct, la même femme austère, plus sèche et plus ridée qu’autrefois, impose sa volonté inflexible aux deux jeunes filles d’antan qu’elle traite encore comme des enfants, ne leur laissant pas la moindre initiative et les privant de toute liberté personnelle.

C’est le même intérieur clos, fermé au soleil et aux bruits du dehors, où, au lieu de vivre, végètent les trois femmes : elles tuent le temps à coups de plumeau et d’aiguille, et elles se laissent tuer lentement par lui.

Je revois dans le passé les fillettes vives et espiègles, cherchant déjà à se dérober aux sévères surveillances de leur mère, et je pleurerais de pitié en constatant ce qu’elles sont devenues dans la vie cloîtrée et comprimée à laquelle elles ont dû finir par se soumettre.

L’aînée passe à peine la trentaine : c’est une vieille femme ! Tout le long du jour, quand elle ne souffle pas sur d’invisibles poussières, elle se tâte le pouls, la tête et l’estomac, concentrant l’intérêt de sa vie à se découvrir un mal nouveau et un remède approprié.

La seconde, d’une nature ardente, active et très intelligente, a essayé d’arracher un peu d’indépendance à l’inintelligent despotisme de sa mère, mais elle s’est usé les ailes à frapper contre les barreaux de sa cage… la main de fer a écarté les amies, réglé les sorties, rempli les heures d’occupations manuelles, honni les livres, et peu à peu les enthousiasmes juvéniles se sont éteints, et les élans charitables se sont arrêtés. On a jeté tant d’eau froide sur cette âme ardente, qu’elle dort maintenant sous les cendres accumulées de ses désappointements, de ses rêves et de son morne ennui.

J’ai passé trois jours dans cette maison : moralement et physiquement on y étouffe. Ma présence donna cependant un peu d’air à la seule vivante de ce sarcophage meublé. Un soir elle me fit le récit simple et navrant de sa vie manquée. Les années de pension furent les seules années heureuses : elle ne connut ni les plaisirs, ni l’insouciance heureuse de la jeunesse. Elle se fut peut-être mariée, — elle est douce et tendre, — mais elle n’eut jamais l’occasion de rencontrer un jeune homme. Elle eut pu avoir une amie, mais toutes les intimités étaient proscrites : on n’allait nulle part et les invitations étaient refusées. Du 1er  janvier au 31 décembre tournait la roue des occupations manuelles avec un répit, le dimanche, pour aller à l’église, et trois ou quatre fois par année, pour faire une cérémonieuse tournée de visites indispensables. Pas de voyages, pas même de réunions familiales, la vie plus austère que celle du cloître où tout est illuminé et vivifié par l’intimité de Dieu. Dans cette inhospitalière demeure, Dieu est un hôte imposant, mais Il est craint plutôt qu’Il n’est aimé et on va Le voir parce que c’est une obligation !

J’entends encore l’écho de sa dernière plainte : « Moi, vous savez, tout m’est égal maintenant. Tout se tait dans mon âme ; la pensée, la prière, les regrets, les rêves… j’ai vingt-huit ans et je me sens vieille, si vieille, que cela ne me chagrine même pas de l’être ! Je veux vous dire une chose qui vous paraîtra peut-être monstrueuse, et cependant, il ne faudrait pas avoir trop mauvaise opinion de moi ! La semaine dernière mourut une de nos voisines. Elle était de mon âge, nous nous connaissions bien, et sa mort presque subite me fit vraiment de la peine… comment comprendrez-vous, alors, que j’ai « joui » de cette tristesse, des larmes que je versais librement, des stations dans la chambre mortuaire, de l’émotion profonde qui me bouleversait : « mon cœur n’est pas tout à fait mort ! » me disais-je. Mais ensuite, en y réfléchissant, j’ai eu horreur de l’espèce de plaisir que j’ai pris à ce malheur… et j’ai bien vu que mon cœur est bien mort… j’ai trop épousseté, c’est évident ! »

Et son pauvre petit rire saccadé finit dans un sanglot.

Ma pauvre petite âme, vous êtes bien vivante encore, mais on est en train de vous tuer. Oh ! pouvoir vous faire franchir le cercle magique où vous enferme l’inconsciente étroitesse d’une mère qui se croît irréprochable et qui se scandaliserait si on l’accusait d’avoir été cruelle et injuste en mettant sous le boisseau la jeunesse, la beauté et l’intelligence de ses filles, pour les vouer, comme elle-même, à ces seules occupations ménagères, incessantes et inutiles et qui ne s’imposaient pas puisque la famille vit dans l’aisance.

Mais écoutez bien. On ne peut vous sortir de votre cadre, mais votre âme est à vous, indépendante et libre, susceptible d’une vie profonde et intense que personne ne peut vous enlever. Vous n’y avez pas assez réfléchi, et vous vous êtes abandonnée un peu lâchement, sans résistance et sans lutte. Il faut vous réveiller, recréer en vous de l’espérance : c’est de la vie nouvelle. Affirmez un peu vos droits et réclamez au moins des livres, de bons livres qui agrandiront et élèveront votre âme au-dessus des petitesses qui vous étreignent.

Croyez bien que l’avenir n’est pas entièrement déterminé par le passé connu de vous, et soyez prête à l’accueillir en demeurant très vivante comme on doit l’être à votre âge. Vous n’avez pas été créée pour épousseter, uniquement. Préparez-vous à autre chose : gardez dans votre cœur un coin de verdure et de jeunesse, pour y semer un jour une plante nouvelle… et attendez !