Lettres de Fadette/Troisième série/11

Imprimé au « Devoir » (Troisième sériep. 27-30).

XI

Heures précieuses


Il y a, dans la vie, des moments d’intimité rare et exquise où il vous a semblé tenir une âme entre vos mains, et qu’elle battait comme le cœur d’un petit oiseau, un peu effaré mais qui se rassure à la douceur de votre paume.

C’est quelquefois le commencement d’une grande amitié, l’heure où deux âmes se reconnaissent et se comprennent ; c’est quelquefois une illumination soudaine, une confiance imprévue, qui naît au cours d’une amitié ordinaire, et alors elle se transforme et devient ce qu’elle doit être : deux cœurs qui s’atteignent et se donnent mutuellement la liberté de se pénétrer sans qu’il puisse y avoir apparence d’indiscrétion.

Ceux qui n’ont jamais connu cette minute ne savent rien de l’amitié, et devraient, sans tarder, se mettre à la recherche d’un autre mot qui exprimerait les relations banales et familières de la vie quotidienne, avec des êtres qu’ils tutoient mais qui leur sont étrangers.

Cette miraculeuse amitié, née à l’instant où vous avez lu dans les profondeurs de l’autre âme, en lui ouvrant toute la vôtre, amènera-t-elle, entre vous, une grande intimité ? Pas toujours… pas nécessairement.

Après s’être livrées dans un moment d’émotion, les âmes habituées au silence s’y renferment de nouveau, mais elles ne sont plus les solitaires d’avant. Elles savent que, quelque part, soit tout près, soit très loin, existe un être qui les a devinées, qui a vu « le visage de leur âme », et qui, désormais, les comprend quoi qu’ils fassent, quoi qu’ils disent, et si bien, qu’au besoin, ils les expliqueraient à d’autres qui les méconnaissent. Tout cela paraît subtil et un peu mystérieux, cependant beaucoup de femmes et quelques hommes me comprendront.

D’autres hausseront dédaigneusement les épaules. Ce sont ceux qui laissent dormir leurs âmes ou refusent d’écouter sa voix qu’ils étouffent sous des raisonnements médiocres et des points de vue pratiques qu’ils confondent avec la sagesse.

Ceux-là vivent dans un bien-être satisfait, et appellent leurs « amis » tous ceux qui contribuent à rendre leur vie plus agréable : ils n’ont jamais pensé à voir, si c’est visible ; à deviner, si c’est dissimulé, ce que peuvent couvrir les apparences.

Le genre d’esprit des femmes les porte naturellement aux analyses de sentiment, et leur intuition leur sert admirablement aux évaluations morales ; aussi, celles qui sont attentives ont-elles l’occasion et le bonheur d’arriver à cette entente dans l’amitié qui n’est après tout que l’intelligence des âmes entre elles.

On se demande, avec étonnement, pourquoi les femmes ne se servent pas davantage de leur don de pénétration pour connaître l’âme de leurs enfants ? C’est vraiment d’elles que l’on pourrait dire, en toute vérité, qu’elles « tiennent dans leurs mains » des petites âmes toutes neuves où il n’y a rien encore. Sous la chaleur de leur tendresse, l’âme de l’enfant s’entr’ouvre lentement, se déroule peu à peu, et il semble que, puisqu’elles y mettent ce qu’elles veulent, elles doivent facilement en suivre le développement, et n’avoir qu’à lire à mesure que la vie s’imprime dans ces âmes et les façonne.

Comment se fait-il alors, que, trop souvent, il vient un moment, où l’âme de la jeune fille se referme pour sa mère comme ces anciens livres à cadenas dont la clef serait perdue ? La mère ne « sait » plus son enfant, et l’enfant, devenue ce que j’entendais drôlement appelé par l’une d’elles « un petit comprimé », se dérobe à toutes les investigations.

La mère se désole, l’enfant aussi quelquefois… Qui a tort ? Peut-être personne ; faut-il absolument que quelqu’un ait tort quand il arrive un malheur ?