Lettres de Fadette/Quatrième série/55

Imprimé au « Devoir » (Quatrième sériep. 155-157).

LV

Les prisons


Le Soleil a enfin conquis l’hiver, et sous la force et la persistance de ses rayons, la glace qui recouvrait la rivière se laisse envahir par l’eau qui essaie d’échapper à sa prison. Sur les bords c’est un émiettement, et des morceaux commencent à se détacher, pendant que le travail invisible prépare la grande débâcle, où les vagues, enfin libres, charrieront avec grand fracas les énormes blocs brisés qui fondront dans le torrent.

Joyeuse et étincelante, la rivière reprendra sa course caressée par le soleil libérateur. Sous sa couverture blanche, elle était dans l’obscurité, et quelle prison est plus redoutable que la prison obscure. C’est pour échapper à l’obscurité que le grain sort de terre, que le bourgeon devient fleur, et je pense, ce matin, que c’est pour échapper à l’obscurité que nos idées cherchent sans cesse l’occasion de s’extérioriser dans l’action.

L’âme enveloppée dans le brouillard des vérités vagues, à peine perçues, cherche la clarté dans l’action et c’est ainsi qu’elle devient libre. L’âme inerte est toujours captive et retenue dans les ténèbres où elle dépérit, l’âme active cherche d’instinct la lumière, et ses erreurs même l’y conduisent.

Je vois toutes nos qualités au fond de nous, s’agitant pour se faire jour, comme la rivière lutte pour briser la glace, et c’est le soleil de la vérité qui libère notre intelligence, notre bonté, notre activité, et plus le champ d’action qu’elle leur ouvre est vaste, plus notre âme est heureuse.

Ceux qui ayant compris la nature et les besoins de leur âme, lui donnent la liberté de vivre profondément et largement, ne se plaignent pas de la tristesse de la vie et de l’esclavage où les tient le devoir. Ils aiment la vie de toutes les forces de leur être, et leur âme l’accepte tout entière avec ses larmes et ses sourires. L’épreuve peut les blesser mais ne saurait les écraser : on n’est écrasé que par le poids de son propre cœur.

Leur énergie leur donne la joie de vivre et elle est à l’unisson de la joie de la nature qui sans cesse construit, démolit et rabâtit dans l’univers. La joie de la lumière du soleil, la joie de l’air pur se mêlent à la joie de leur vie qui également éclaire et vivifie, et l’harmonie règne dans leur cœur comme dans le monde extérieur.

Cette joie de vivre est donc celle de l’effort et du travail, de la difficulté vaincue, du devoir rempli, de la certitude de faire ce que Dieu veut, de l’emploi de nos facultés qui veulent sortir de prison, c’est-à-dire s’exercer librement.

Si l’activité n’était pas un besoin de notre nature, l’homme se serait contenté de trouver sa subsistance et les nécessités de la vie. Mais il n’a pas cessé de chercher, de découvrir, d’inventer, de créer, et si la vie est devenue si compliquée c’est pour répondre à ce besoin d’activité qui se décuple en s’exerçant.

Délivrons-donc notre âme en la laissant vivre magnifiquement. Libérons notre bonté, libérons notre pitié, libérons notre amour que nous tenons enfermés en nous et laissons-les se prendre à des œuvres précises et prochaines.

« Vouloir faire du bien, » c’est si vague, ça n’engage à rien ; et cette bonne volonté chimérique nous entretient dans l’illusion que nous sommes bons. Mais faire du bien à son foyer, aider au salut de cette âme, soulager la misère de telle famille, consoler ce chagrin qu’on a deviné, voilà des buts que l’on voit, vers lesquels on marche sûrement.

Et il ne faut pas trop compter sur les résultats visibles, et demeurer convaincus que rien ne se perd de notre action bienfaisante puisqu’elle fait notre âme meilleure et que la bonté crée la bonté.