Lettres de Fadette/Quatrième série/53

Imprimé au « Devoir » (Quatrième sériep. 149-152).

LIII

L’instinct


L’instinct féminin est un don incomparable et qui nous rend de fameux services. Si j’étais un homme, je dirais que cet instinct nous tient presque toujours lieu de raisonnement et nous guide avec une sûreté et une rapidité prodigieuses là où toute la réflexion masculine avance à tâtons.

Mais ce serait aller bien loin, et je dois à mes sœurs de reconnaître que l’instinct féminin s’ajoute souvent à la raison et à la réflexion. Cependant les femmes n’aiment pas ce mot… l’instinct… fi donc ! — Vous parlez de notre instinct comme de l’instinct d’un enfant ou d’un chien, me disait une amie, une intellectuelle, qui est un peu humiliée par mes observations, je crois.

Et puis après ? Oui ou non en avons-nous de l’instinct, vous, moi, et toutes les femmes ?

Mais entendons-nous d’abord sur la chose, c’est le mot qui vous choque. Quand j’aurai expliqué ce qu’est notre instinct, toutes les Èves, petites et grandes souriront, ravies, car elles aiment les discours flatteurs, cette faiblesse date du paradis terrestre et du serpent astucieux qui parlait si bien. Je dirai donc que l’intelligence féminine a le flair plus délicat que celle de l’homme ; qu’avec ses yeux, la femme voit en un clin d’œil, sans presque regarder, ce qu’un homme n’a pas remarqué après cinq minutes d’observation. Là où les hommes raisonnent et ergotent, les femmes devinent : elles pressentent et même prophétisent avec une si merveilleuse exactitude, que si les hommes se fiaient davantage à l’instinct des femmes, ils éviteraient bien des erreurs.

Admettons cet avantage tout simplement, et ne nous fâchons pas d’avoir une arme si utile. Ne méprisons ni le mot, ni la chose, et rendons-la admirable en cultivant l’esprit d’observation, le raisonnement, la tendance à ne négliger aucun détail, mais surtout, ayons confiance dans notre instinct. Comment voulez-vous qu’il nous serve bien, si nous le tenons en défiance ?

Il nous avertit souvent sans que nous en tenions compte. Par petits coups, il nous répète les mêmes conseils, il nous met en garde contre telle personne, il essaie de vous rapprocher de telle autre… il nous suggère telle démarche, mais distraites et inattentives nous attendons souvent qu’il soit trop tard pour nous écrier : « Ça me le disait pourtant. » Oui, et vous ne vouliez pas entendre.

À propos d’instinct, le mien me dit de me défier d’une science nouvelle qui s’appelle l’Onomatologie, un grand mot qui désigne une chose incroyable. En effet l’onomatologie prétend tout simplement voir le caractère entier dans le prénom d’une personne. C’est hardi, nouveau et absurde, quelles chances de succès, chères sœurs ! L’auteur, un ex-graphologue, traître à sa science, affirme que les prénoms subissent : 1. Les lois de l’atavisme ; 2. Les lois de l’hérédité ; 3. Des fatalités, vieilles quelques-unes de deux mille ans, d’autres, plus vieilles encore, comme les noms de Joseph et d’Hélène. Un Fernand ne pourrait donc ressembler à un Paul, un Pierre à un Louis, une Julie à un Marthe, etc.

Mais, me direz-vous, cette science est très indiscrète puisque notre nom est connu de tous ceux qui veulent le savoir, elle est surtout cruelle, puisque nous ne pouvons changer ce nom fatal choisi par nos parents. Vous avez bien raison, mais qu’y faire ? Ce que j’en pense ? Et vous ?