Lettres de Fadette/Quatrième série/51

Imprimé au « Devoir » (Quatrième sériep. 144-146).

LI

Triste ?


Dans le courrier de Fadette, il y avait ce matin une lettre grise, jolie et triste, où une amie inconnue me priait d’écrire cette semaine comme si je m’adressais à elle qui est « perdue dans un brouillard de tristesse où elle ne distingue plus rien ». Je veux bien lui parler, mais cela la consolera-t-il si je lui dis qu’en effet la tristesse est un brouillard éternel, qui sort matin et soir du cours agité de notre vie : le soleil de la joie ne réussit pas à le dissiper pour longtemps. La tristesse est en nous, autour de nous, nous l’apportons en venant au monde ; elle nous précède ou nous accompagne comme notre ombre, suivant les heures.

Sans le savoir, nos âmes ont la nostalgie de l’Eden où nous devions être heureux : nous commençons à pleurer en entrant dans la vie, et nous allons ensuite des petites aux grandes déceptions, avec le désir insatiable du bonheur infini qui ne rencontre jamais que les joies brèves et précaires de la terre.

Tristes ! nous le sommes tous, ma pauvre petite. Que ce soit le présent qui nous inquiète, l’avenir plein d’appréhensions, ou les détresses passées qui font saigner en nous des blessures anciennes, notre cœur tremble toujours un peu, même s’il est très heureux !

C’est la vie : il n’y a que les âmes légères et vaines qui ne sentent pas leur tristesse parce qu’elles l’étourdissent, mais elle les saisit un jour, quand elles ont perdu le pouvoir dè s’amuser.

Il faut donc accepter la tristesse et apprendre à la renfermer en nous. Notre gaieté a le droit de se communiquer puisqu’elle fait du bien aux autres, mais cachons bien notre tristesse. D’abord elle nous appartient davantage, elle est notre vie même dans ce qu’elle a de plus intime et de plus profond. Puis, si nous ne la tenions pas silencieuse et voilée, elle offusquerait ceux dont c’est le tour d’être heureux, — et ce sera si court, — et elle infligerait un surcroît de peine à d’autres tristes qui ont bien assez de leur infortune.

La tristesse est dans notre vie comme les journées de pluie dans le printemps : ils le font plus frais, plus vert, fleuri et tout étincelant. Ainsi la tristesse douce et sans révolte rend les âmes plus belles, et une femme qui n’a pas pleuré ne connaît ni l’indulgence ni la bonté profondes.

N’ayez pas peur de votre tristesse, ma petite sœur, et regardez les pensées qu’elle vous présente, elles sont généralement fécondes et vous font descendre en vous-même où il est bon pour tous de vivre un peu plus.

La tristesse n’est pas un mal, elle est une des conditions de la vie à laquelle nul ne peut se soustraire. Elle ne devient un mal que si elle engendre l’inaction et le découragement, et cela n’arrive pas à ceux qui élargissent sans cesse leur cœur, à ceux qui ayant souffert veulent aider les autres à porter leur fardeau.

Votre âme a ses jours de pluie et de brouillard, mais le soleil qui sè cache n’est pas éteint : il est derrière ces nuages qui vous font peur et il en sortira pour vous donner votre part de bonheur. Soyez assurée de cela et allez bravement votre chemin : quand vous êtes triste, vivez simplement comme si vous ne l’étiez pas. Vos dispositions changent mais votre devoir est invariable.

N’avez-vous jamais pensé que c’est de la nuit noire et mélancolique que montent les aubes roses ? Quand en vous les voix joyeuses se taisent, c’est que dans l’obscurité les oiseaux dorment, mais vous avez vingt ans, la tristesse passera. Hélas ! rien ne dure dans nos âmes mobiles, la joie est éphémère, et la tristesse aussi… et vous connaîtrez des jours où vous pleurerez de ne plus être triste de vos anciens chagrins.

Ce qui ne passe pas, c’est la bonté qui pose des actes, la sincérité qui cherche la vérité et l’accepte toute, c’est la vie de l’âme croyante et courageuse qui sent qu’elle ne vaut que par ce qui la dépasse.