Lettres de Fadette/Quatrième série/40

Imprimé au « Devoir » (Quatrième sériep. 111-114).

XL

L’abandon de la terre


Dans une randonnée à travers la campagne, j’ai aperçu deux maisons fermées, dont les volets clos, les alentours négligés provoquèrent mes questions : Les vieux sont morts, et les enfants sont à la ville. »

À la ville… cela veut dire qu’ils ont abandonné les travaux des champs, pour travailler dans l’air vicié des fabriques, qu’ils habitent des chambres petites, sans air et sans lumière, au lieu de la maison ouverte au bon soleil et parfumée de l’air des champs ; cela veut dire aussi qu’ils ont plus d’argent et moins d’aisance, des plaisirs faciles et démoralisants, qu’ils prennent des habitudes de dépenses extravagantes et que leur avenir, presque toujours, sera misérable.

Que d’apôtres il faudrait pour prêcher dans les campagnes l’amour de la terre, la nécessité de s’y attacher et de se donner à elle, afin qu’en retour, elle nous donne abondamment ses richesses !

Pourquoi l’aime-t-on moins, cette vieille terre, et pourquoi l’exode grandissant vers les centres où l’argent attire et où la misère tue ?

N’y a-t-il pas une lacune dans l’éducation des enfants de la campagne, et ne pourrait-on leur inculquer, comme aux anciens, l’amour de la terre qui les retienne fortement là où ils sont nés et où leurs parents ont grandi ?

Je le crois. Il est insensé de s’attendre à ce que, le petit campagnard, recevant exactement la formation du petit citadin, sorte des écoles et des collèges avec le goût des travaux de la ferme. Et les fillettes donc !

J’ai vu moi-même, dans les couvents, des petites snobinettes traiter du haut de leur grandeur des enfants campagnardes, les appeler « filles d’habitant », et celles-ci rougir de leurs parents, et des douceurs rustiques qu’ils leur apportaient pour manger au réfectoire. Je n’ai, par contre, jamais entendu une réprimande aux autres, ni un plaidoyer en faveur de la vie des champs. Les petites campagnardes comme les autres n’apprennent, en fait de travaux manuels, que de la couture de fantaisie : fils tirés, broderie, dentelle au fuseau ou au crochet. Ajoutez à cela, le pianotage et la peinture sur porcelaine, et essayez de vous imaginer l’arrivée de cette enfant chez elle pour y rester et y travailler à la terre !

Elle a appris à mépriser ce qu’elle devrait aimer, elle ne rêve que de robes de soie et de souliers à talons Louis XV. Elle ne sait pas et ne veut pas travailler sur la ferme. L’on se demande d’ailleurs comment il pourrait en être autrement.

Est-ce que dans les écoles normales on prépare réellement des éducatrices pour la campagne ? Savent-elles enseigner aux tout petits à distinguer les grains, les plantes, les arbres, à connaître la propriété de chacun, à savoir nommer les fleurs ? c’est en la connaissant, qu’on commence à aimer la terre.

Mais les enfants de la campagne sont moins renseignés que nos enfants de la ville, bien souvent !

Et à qui la faute, sinon aux maîtresses d’école qui sont pourtant de la campagne, mais qui ne connaissent pas la terre et ne l’aiment pas !

Quand y aura-t-il assez d’écoles d’agriculture pour les filles comme pour les garçons, que là seulement soient formés tous ceux que l’on destine à la terre ?

Car c’est là qu’ils apprendront la noblesse de leur vocation, l’aisance qui est le résultat de labeurs intelligents et persévérants. C’est là qu’on leur enseignera qu’ils ne peuvent être heureux à la campagne qu’à la condition de se donner à la terre absolument et pour toujours. Alors seulement, ils l’aimeront et lui donneront toute leur confiance, malgré tout. Ils accepteront les durs travaux, les traîtrises de la température, la monotonie du cycle recommençant des mêmes travaux, et inlassablement, ils laboureront, sèmeront, moissonneront, et l’année suivante ils recommenceront, dans la joie paisible et confiante d’enfants de la terre qui savent que leur mère est généreuse et qu’elle rendra largement ce qu’ils font pour elle.

Petites maîtresses d’écoles campagnardes, si vous saviez la puissance dont vous disposeriez avec une connaissance sérieuse de vos devoirs et de votre rôle, comme vous sauriez préparer les tout petits à être des amoureux de la Terre…