Lettres de Fadette/Première série/53

Imprimerie Populaire, Limitée (Première sériep. 126-129).

LII

Solitude et souvenirs


Une de mes amies inconnues m’écrit qu’elle croit maintenant que je suis une fée, une fée qu’elle veut connaître et elle me cherche partout, dit-elle. Pour lui éviter des démarches inutiles, je lui conseille de ne pas me chercher en ville, ces jours-ci ; la pluie laide m’en a chassée et les fées de mon espèce endurent mal la laideur.

Où je me suis réfugiée, la pluie est fine et douce, la boue est si loin qu’on peut oublier son existence.

Dans l’intime recueillement du jour gris, derrière les vitres à petits carreaux, je vois le gazon tout vert : les feuilles rousses y dansent des sarabandes folles, enlevées par le vent qui rythme leur ronde d’un sifflement à la fois lugubre et gai : c’est qu’il accompagne une danse, mais une danse de mortes ! Deux vieux saules, tout près, balancent de-ci de-là leurs énormes têtes encore touffues et vertes… ils doivent songer à toutes les choses qu’ils diront encore avant d’être dépouillés et noirs comme leurs pauvres voisins… dans le lointain, des montagnes mauves se profilent sur un ciel maussade que chaque minute rend plus menaçant.

Mais qu’importent ici les vents furieux et le déluge ?

Dans la grande maison bien close, quand les bûches flamberont dans l’âtre, que le silence sera moëlleux, que je me sentirai si doucement à l’abri, ce sera une volupté d’entendre se déchaîner la tempête dehors !

En attendant, avec l’ombre qui envahit la chambre, entrent les souvenirs : ils se pressent, se poussent, chuchotent en se bousculant. Chacun veut être celui qui m’absorbe, et pour attirer et retenir mon attention, il réveille un froissement familier, un parfum léger, un rien… mais ce rien me remet dans le passé avec une autre âme, la première, celle que ma mère palpait et dépliait délicatement pour mieux connaître sa petite fille !

Vous le savez, n’est-ce pas, que nous avons plusieurs âmes, et c’est quand je regarde la flamme se tordre en léchant les pierres noircies que je les évoque toutes, et qu’elles m’apparaissent si distinctes que je leur donnerais à chacune leur âge !

La première qui vient danser devant mes yeux éblouis, c’est une petite âme toute neuve, curieuse de tout, d’une blancheur qui rayonne : elle s’ouvre confiante à la joie d’exister et elle s’épanouit dans les belles tendresses familiales. Bientôt, à cette âme il a poussé des ailes qui l’enlevèrent dans l’azur des rêves jeunes…

Puis à mesure que la Vie s’approchait, voulait être regardée en face, arrachait les voiles, chargeant le cœur des devoirs qu’elle imposait, les ailes devenaient trop faibles pour porter l’âme au-dessus de ce qui pouvait la heurter et la meurtrir : bientôt elles devinrent une gêne et tristement il fallut les replier.

Pauvre âme ! ce qu’elle perdait en envolée elle le gagnait en profondeur ; elle devenait un abîme mystérieux : moins confiante et moins simple, peut-être, mais plus humaine, plus grave, plus tendre…

Elle se transformait doucement, et quand la Vie se fit très dure, lui arracha des êtres aimés, la fit solitaire parmi les foules, la pauvre âme broyée crut entendre la Vie lui dire : — « Enfin ! tu pleures ! Avant de savoir pleurer, une femme n’est pas une vraie femme. Tous les chemins que je t’ai fait suivre t’amenaient à l’inévitable, à la bienfaisante souffrance ! »

Il semble, en effet, qu’avant d’avoir souffert nous ne sommes ni compatissantes, ni indulgentes, c’est pourquoi notre dernière âme est la meilleure. Pas la plus pure, peut-être, mais la plus belle qui saura mieux se donner et faire plus de bien.

C’est avec cette âme-là qu’il faut rêver le soir près des chenets. Elle seule trouve du bonheur à évoquer les tristesses, et demeure douce en pensant à toutes les trahisons et à tous les abandons de la terre.

C’est qu’elle sait… elle sait la faiblesse humaine et la force des tentations, elle sait la misère des cœurs oublieux, l’aveuglement et l’inconscience des uns, la folie et prudence des autres, et elle a une pitié infinie de tous, car elle sait aussi qu’ils ont souffert, que souvent ils ont cru bien faire ou n’ont pas voulu faire si mal !

Elle sait que pour juger il faut être parfait, et c’est difficile, tandis que pour plaindre et pardonner il suffit d’avoir déjà été faible et de ne pas être bien méchant… c’est bien plus facile !