Lettres de Fadette/Première série/45
XLIV
La mère
À l’extrémité du village, et loin du chemin, sur une pointe qui domine le fleuve, la longue maison au toit pointu et aux larges fenêtres à petits carreaux est recueillie et silencieuse. Quand j’y arrive, presque tous les jours, je pénètre dans le jardin comme dans une chapelle : les vieux arbres soupirent des prières, le parfum des plates-bandes fleuries monte comme un encens ; tout au fond, sous la tonnelle, comme dans une niche, apparaît la figure sereine et creusée de rides de la sainte qui ferait aimer la vertu au diable, si jamais il venait rôder autour d’elle. Mais il s’en garde bien, le malin !
Ma vieille amie vit là bien seule, après y avoir élevé une grande famille. Petit à petit la couvée s’est dispersée, les uns pour chercher fortune ailleurs, les autres pour se construire un nid à leur tour. On a voulu l’emmener, mais elle n’a pas consenti à quitter la maison où elle a vécu, aimé, souffert, et elle me dit souvent : — Je les attends, tous mes petits : ils sont partis heureux, mais les heures mauvaises viendront, hélas, et ils me trouveront ici quand ils auront besoin d’un abri maternel et d’une protection souveraine. Quand la vie les meurtrira, ils se souviendront que la vieille mère les attend à « la maison » pour les consoler.
Oh ! ce retour à « la maison » ! S’y sentir chez soi, s’y revoir petit enfant, revivre doucement ou douloureusement son passé, c’est un bonheur, vous le savez tous. Mais quand la pensée d’une séparation définitive nous envahit, quand nous nous représentons qu’un jour l’étranger s’emparera peut-être de ces lieux qui nous tiennent si fort au cœur, c’est une angoisse, et alors nous comprenons mieux la vieille mère fidèle qui s’est vouée à la solitude pour retarder l’abandon douloureux et pour garder le plus longtemps possible à ses « petits », comme elle dit, le refuge où ils retrouveront un peu de la sécurité de leur enfance dans la tendresse maternelle toujours attentive et fidèle. Malgré son grand âge, elle a non seulement le souci de conserver, mais celui d’embellir sa maison, et chaque petite amélioration est une pensée délicate pour celui-ci qui admire tant les belles gravures, ou celle-là qui a toujours aimé les jolies porcelaines.
Elle est touchante, et je ne la vois jamais sans être émerveillée du charme de grâce et de force qui émane d’elle. Je me demande si elle est consciente de la puissance mystérieuse qui s’échappe de ses paroles, de ses gestes, de son expression où passe tant de bonté intelligente et perspicace.
En attendant ses enfants, elle a adopté tous ceux qui souffrent : les pauvres qui n’ont pas de pain et les pauvres dont le cœur crie la faim. Elle les attire par sa douceur et les éclaire par sa sagesse : au contact de sa sérénité, de son jugement si sûr, de l’idéal qui est son atmosphère, les faiblesses et les lassitudes se dissipent.
Elle ne vieillit pas, la chère vénérable amie, elle monte, elle s’élève vers le ciel, s’en rapprochant chaque année un peu plus. Elle est un lien vivant et d’or entre le passé et l’avenir ; elle prend toute l’expérience dont s’est embellie son âme pour la mettre au service de ceux qui se révoltent parce qu’ils n’ont pas encore compris. Elle est une toute-puissance de miséricorde et de résurrection, et pour réaliser une merveille comme le cœur de cette Sainte, il fallait le Bon Dieu, ciselant à sa fantaisie, depuis plus de trois-quarts de siècle, un cœur de femme.