Lettres de Fadette/Première série/19

Imprimerie Populaire, Limitée (Première sériep. 41-44).

XVIII

La conscience


Dans la grande église sombre, la voix un peu rude du prêtre évoque la conscience, cette âme de notre âme qui avertit, défend, juge et ne se lasse jamais de se faire entendre, ne devenant muette que pour ceux qui la tuent… et même alors, qui nous dit qu’elle n’a pas des résurrections éclatantes ?

La foule, attentive et émue, écoute, et il me semble percevoir le battement de tous ces cœurs humains remués par l’âpre parole de l’apôtre qui dit à pleine voix l’histoire secrète de chacun. Et voilà toutes ces vies, divisées en tableaux fugitifs mais distincts, qui se déroulent, éclairées au profond de l’âme, par le flambeau vivant qui a parlé et qui parlera. Et toutes ces femmes sont penchées vers le passé : celles qui n’ont jamais réfléchi et celles qui se sont regardées vivre.

Elles revoient leur âme de jeune fille si blanche et si calme, où la conscience, en harmonie avec la conduite, discute rarement et parle plus pour encourager que pour blâmer. Puis voilà qu’elles apprennent la vie, l’amour, la souffrance, et elles voient un jour que le mal est partout dans le monde ; ou bien, elles l’ignorent, ne veulent pas y croire, et il entre quand même dans leur vie et les épouvante. Elles revivent les heures troublées où elles ont été tentées, elles revoient leurs victoires si douloureuses, elles souffrent encore de leurs défaites. Leur conscience toujours active et ardente, droite, impérieuse, inflexible, s’est faite le bourreau qui tourmente, le juge qui condamne, le gardien qui protège : elle a vécu à travers toute leur existence d’une vie intense et indestructible : elle ne se reposera jamais de crier, et les pauvres âmes ne se reposeront jamais de l’entendre crier !

Et c’est cela la vie, la vraie, la vie profonde et intérieure qui fait de nous des êtres supérieurs. Tant que nous ne vivons qu’à la surface, que nous ne prêtons l’oreille qu’aux voix extérieures, nous sommes de pauvres marionnettes dont les ficelles sont livrées au caprice du hasard. Nous ne vivons vraiment qu’en prenant conscience de notre conscience, en discutant avec elle, en lui obéissant ou en l’étouffant, c’est-à-dire que nous ne vivons que dans la lutte. Avant qu’elle ne commence, cette lutte, les jeunes âmes sont des fleurs : leur vie est presque végétative. Et quand la lutte cesse, c’est que nous glissons dans l’inconscience qui précède la mort.

N’est-elle pas déconcertante cette loi de guerre qui régit l’humanité et est-il donné à certains de la comprendre ?

La plupart la subissent sans penser ; il y en a qu’elle révolte, d’autres qu’elle ennoblit, mais personne ne s’y soustrait, même ceux qui s’en vantent.

Et c’est pourquoi la vie nous use et nous fatigue. Le travail matériel dans le repos et la paix, c’est une joie, ce qui le rend pénible c’est de l’accomplir dans la révolte ou avec une âme tourmentée et agitée. Et ce qui trouble une âme c’est le conflit perpétuel entre son désir et son devoir, c’est la voix de sa conscience qui tient toutes les fibres de l’être en sujétion et qui clame et gémit si nous tentons d’échapper à son autorité.

À voir toutes ces têtes de femmes courbées sous la bénédiction finale, je sentais qu’elles avaient, au moins un moment, vu et senti ce grand mystère de la pauvre vie humaine et qu’elles en restaient toutes saisies et graves.