Lettres de Fadette/Deuxième série/51

Imprimerie Populaire, Limitée (Deuxième sériep. 132-134).

LI

Les sacrifiées


J’ai reçu des jolies cartes et de gentils billets à l’occasion « des fêtes », et ravie de ces pensées délicates qui venaient spontanément à moi, je regrettais pourtant de ne pouvoir donner une voix à ces mots aimables, et des yeux à ces amis inconnus.

Puis, à la réflexion, j’ai été bien aise que les choses soient ainsi : en principe, les petits mystères ne me déplaisent pas, et je trouve une douceur étrange à cette attirance exercée par ma pensée sincère sur les âmes où elle trouve un écho et une sympathie. Nous nous rejoignons par ce seul lien fragile, et d’une rencontre réelle surgiraient peut-être des heurts désagréables…

Continuez donc à m’écrire de jolies lettres, sans me dire qui vous êtes, sans savoir qui je suis, et recevez mes remerciements pour le plaisir délicat que m’apportent vos messages.

Les lettres ! Quelle invention merveilleuse ! Quel réservoir toujours ouvert à nos idées, à nos sentiments, au tout de soi qui déborde et veut s’exprimer, mais qu’une pudeur morale étrange empêche de faire passer dans la parole parlée.

S’il y a tant de choses dans les lettres qui partent dûment adressées et affranchies, qui dira les trésors de vérité contenus dans les lettres déchirées qui ne partent jamais !

J’ai la curiosité de ces pauvres sacrifiées, et je sens que nous perdons là ce que l’âme humaine a de plus profond et de plus précieux : la vérité incapable de feindre, et de se taire plus longtemps ! C’est misérablement vrai que notre vie se passe à habiller, à parer ou à grimer la vérité de nos âmes, de telle sorte qu’elles sont toutes, les personnages masqués de l’immense tragi-comédie commencée dès que nous avons l’âge de raison, — l’âge de mentir — jusqu’à l’heure où la mort nous arrache notre masque.

Les êtres les plus sincères ont des réticences, des délicatesses, des calculs, des prudences excessives, des prévoyances inquiètes qui les rendent muets quand il faudrait parler, que d’autres âmes souffrent de leurs silences, et qu’elles-mêmes se désolent de ne pas dire leur pensée.

Et quand les esclaves volontaires de la vie artificielle que nous acceptons servilement n’en peuvent plus, ils saisissent leur plume et écrivent d’abondance, fiévreusement, les mots qui résoudraient tant d’énigmes et qui rendraient claires tant de situations vagues et pénibles. Les femmes me comprennent bien. Laquelle n’a pas été tentée, de temps à autre, de descendre des planches où elle joue son pauvre petit rôle, avec tant de lassitude et tant de dégoût de la grande blague universelle ?

Plus encore que l’homme, la femme est asservie par cette loi de mensonge qui régit la société : il lui est aussi interdit de manifester ses sympathies que ses antipathies, elle doit cacher sous des sourires ses chagrins les plus légitimes ; quand elle voudrait enfermer ses bonheurs ou cacher l’inquiétude qui la ronge, il lui faut recevoir, causer, parader, paraître s’intéresser aux péripéties de l’éternelle comédie humaine, en guettant son tour de donner la réplique.

Et un jour vient, où, se révoltant contre cette hideur du mensonge vécu, elle verse dans des lettres vivantes les seules choses qui comptent pour elle ; elle écrit les mots qui sont la substance même de son âme ; c’est sa vie qui passe là, sur les feuilles blanches.

Mais l’effort de la vérité voulant se faire jour a été vain ! L’orgueil, la réserve, l’éducation tyrannique ont le dernier mot. Tous ensemble, ils soufflent sur la grande lumière et l’éteignent… et la femme déchire nerveusement, en morceaux minusculeuses, son âme vraie, et elle s’en va rire plus loin avec son âme de comédienne !