Lettres de Fadette/Deuxième série/09

Imprimerie Populaire, Limitée (Deuxième sériep. 24-26).

IX

Les cierges


Dans les églises désertes, quand le crépuscule est percé de rares lumières, j’aime à m’approcher des autels où la Vierge, blanche et lumineuse, se dresse comme une apparition, et là, dans le silence vaguement parfumé d’encens, j’entends le grésillement des gerbes de cierges : ils se consument, montent en petites flammes ardentes ou coulent en larmes brûlantes, et il me semble voir les mains frêles et blanches ou les vieilles mains plissées et dures qui ont planté là, non des cierges de cire, mais des cœurs, leurs cœurs vivants et éperdus qui tremblent de reconnaissance ou d’angoisse, et qui, ne trouvant pas de mots pour dire leur âme, se sont mis à brûler en se consumant. Et de m’imaginer ce que chaque cierge représente de foi, d’espérance, de douleur, d’amour divin ou humain, me donne le désir de prier pour l’humanité entière : pour le petit enfant qu’un regard dur épouvante, pour la jeune fille que la trahison affole, pour la femme qui sent son cœur piétiné par celui qui l’avait imploré à genoux, pour l’homme que la fortune trahit et que les amis abandonnent, pour les malades qui ne peuvent accepter la mort, et pour ceux qui l’appellent comme une délivrance ; je prie pour les exilés et pour les abandonnés, pour les isolés et les affamés de pain ou d’affection ; et à mesure que je prie pour eux, je les vois passer, procession lamentable, marchant vers la mort en se demandant ce que signifie la vie.

Ma pitié va, certes, aux croyants qui implorent du secours, car je sais qu’ils prient parce qu’ils se sentent misérables, mais il me suffit de voir leurs yeux au ciel et leurs mains tendues vers la Vierge, pour comprendre, que d’autres ont plus besoin encore de mes prières.

Ce sont ceux qui cheminent dans la poussière de la terre sans lever les yeux en haut : au bout de la route longue et dure, ils n’entrevoient que le trou profond où descendra leur cercueil. Froids, mornes, sceptiques, ils ont écarté comme des faussetés tout ce qu’ils ne pouvaient comprendre : pour eux, pas de ciel où se reposer de la vie, pas de Vierge tendre et douce qui se penche sur leur tristesse, pas de Christ miséricordieux et tout-puissant qui dise : « Ne t’inquiète plus de ton âme, elle est à moi, je l’ai rachetée avec mon sang ! » Non ! après la vie, la mort ; après la mort… rien.

Ils ont les mêmes fardeaux à porter, les mêmes déceptions à endurer : leurs amis les trahissent et leurs aimés leur sont arrachés, et, dépouillés tous les jours un peu plus de ce qui faisait leur vie bonne, ils s’en vont vers la mort sans l’espoir de retrouver les paradis perdus !

Ce n’est pas assez de prier pour ces plus malheureux d’entre les malheureux, et j’allume pour eux des cierges, des théories de longs cierges minces dont la flamme monte claire et apaisante : elle me dit que sous les cendres de la foi qui paraît éteinte, il reste peut-être une étincelle, et que la Vierge y veille et la garde, afin qu’à un souffle mystérieux de la grâce, l’étincelle se ranime et remplisse la pauvre âme de clartés illuminantes.

Et quand je redescends l’église, je vois sur les murailles les lueurs frissonnantes des cierges qui prient et qui agonisent en disant à la Vierge : « Souvenez-vous d’eux, ô mère, ils sont vos enfants aussi ! »