Lettres de Fadette/Deuxième série/07

Imprimerie Populaire, Limitée (Deuxième sériep. 19-21).

VII

Son heure


Mais non, mais non, vous êtes dans l’erreur, chères lectrices ! Fadette n’est ni une triste, ni une blasée, ni une découragée. Vous avez mal lu ou elle s’est mal exprimée. Comme vous toutes, elle a ses heures grises où son âme molle cesse de réagir vaillamment et se laisse croire un instant qu’elle est intéressante quand elle broie du noir. Mais cela ne dure pas. Tout le bon sens hérité de ses grand’mères, — et on dit qu’elles en avaient à revendre ! — s’est logé dans un coin réservé de son cerveau, et de là, il surveille les allées et venues des diables bleus : dès qu’il les soupçonne de faire de vilaine besogne, il sort, simple et sévère, il ne discute pas avec eux, il les met simplement à la porte en leur disant : « Fadette a autre chose à faire qu’à s’occuper de vos fariboles ».

Nous avons toutes tant à faire en ce monde, et si peu de temps à nous, bien réellement à nous !

Presque toujours, nos journées, vues de loin, paraissent longues et libres… mais quand, le matin, vous entrez dans celle qui commence, vous vous trouvez comme prise dans un engrenage, vos heures ne vous appartiennent plus, tous s’en emparent sans vous consulter, et vous courez de l’un à l’autre, pour votre plaisir ou votre ennui, par amitié ou par charité, tellement accaparée, vous vous appartenant si peu, que vous vous sentez une sorte de marionnette prise, lâchée, reprise au caprice de chacun, et dont les ficelles sont tirées en tous sens et quelquefois en sens opposé.

Eh bien, je crois qu’à vivre longtemps ainsi, si on n’y perd pas la tête, on perd certainement sa sérénité et son contentement.

J’ai été longtemps à découvrir qu’il y a un secret pour ne pas devenir une vraie petite marionnette dépendant uniquement des exigences des uns et des autres, et ce secret, c’est de réserver, chaque jour, ne fût-ce qu’une heure que l’on garde jalousement pour soi. Il faut beaucoup de volonté et de persévérance pour établir votre droit à ces soixante minutes précieuses, mais dès que vous avez convaincu votre entourage de l’impossibilité d’être dérangée à ce moment, toutes les difficultés s’aplanissent : on accepte « votre heure » comme on se conforme aux heures des repas : cela entre dans le cours ordinaire et habituel des choses et cela vous empêche de devenir agitées, nerveuses, irritables et pressées.

Vous disposerez de votre heure à votre guise, dans le silence de votre chambre ou de votre boudoir. Vous écrirez une lettre intime, ou vous lirez une bonne page, ou vous réfléchirez, ou vous vous reposerez de penser… tous exercices utiles aux pauvres petites marionnettes tant tiraillées et bousculées, même, et surtout, par ceux qui les aiment.

S’il était possible d’avoir chaque jour une heure, et chaque année, un mois à soi, il y aurait plus de lumière dans les consciences, plus d’ordre dans la vie, plus de calme et moins d’épuisement dans les dévouements. Rien de plus salutaire que ne pas perdre de vue son âme, son moi intérieur, de se donner le loisir de voir ce qui s’y passe. Et cela n’est possible que dans la paix silencieuse d’un repos respecté.

Avec ma petite méthode on trouve, même dans la vie la plus occupée, le temps de penser à ses amis, de leur écrire, de vivre avec ses souvenirs, de combiner des projets sensés, de chercher la solution la plus raisonnable aux mille petites difficultés quotidiennes. Trouvez-vous une heure et gardez-la pour vous, comme vous garderiez un objet enchanté, créateur de joies exquises.