Lettres de Fadette/Deuxième série/02

Imprimerie Populaire, Limitée (Deuxième sériep. 3-6).

II

La petite servante


Clopin-clopant, dans la neige fondante, la petite infirme va lentement son chemin, attrapant un coup de coude par-ci, une invective par-là, car elle glisse et se tient difficilement sur le trottoir glacé et inégal, et sans le vouloir, elle heurte les passants. Le vent du nord lui cingle la figure, ses doigts bleuis retiennent, avec peine, le gros paquet mal attaché, et elle a chaud et froid tout à la fois.

Lasse, essoufflée, elle s’arrête au coin de la rue et elle s’appuie au mur. Les autos et les voitures filent, les tramways arrêtent, se vident, se remplissent et repartent. Comme elle serait vite rendue si elle y montait, mais elle n’a pas le sou ! Elle avait chaud tout à l’heure, voilà maintenant que des frissons lui courent dans le dos, et il se fait tard… sûrement, elle sera grondée pour avoir été si longue à rapporter ce manteau !

Mais bah ! Elle est grondée sans cesse… C’est curieux de voir tous ces passants : ils paraissent heureux, pressés ; ils courent… sans doute vers leur maison accueillante et chaude, leur Home. Elle n’a jamais eu de Home, elle, ni en Angleterre, ni ici. Elle ne se presse pas, elle, car elle va inévitablement vers de la tristesse : celle qu’elle connaît, et d’autre peut-être pire !

Quand elle se remettra en marche, ce sera vers la vilaine maison de l’avenue Laval où une maîtresse exigeante et vulgaire commande et gronde ; elle voit la petite chambre humide et froide du sous-sol, entre la cuisine sombre et malpropre, et la cave, où les rats grugent et se battent : c’est là qu’elle dort comme elle peut ; et tout le jour, elle court en boitillant, sans jamais arriver à contenter la grosse femme criarde qui l’appelle « face d’Irlandaise » !

Elle suit des yeux la bousculade de la foule de six heures, et elle se demande pourquoi elle est née de parents qui l’ont abandonnée ? Pourquoi, de l’orphelinat anglais, on l’a envoyée au Canada, si frêle, infirme, incapable de se défendre ? Pourquoi, dans ce pays de liberté, elle est une misérable petite esclave ?

Aucun « parce que » ne répond à ses pourquoi ; la foule s’agite toujours, le jour baisse : le cœur gonflé, les yeux remplis de larmes, elle se décide enfin à traverser la rue. Mais elle a mal calculé son élan ; un tramway la frappe, et elle tombe.

. . . . . . . . . . . . . . . .

Quand elle ouvre les yeux, longtemps après, elle voit une salle toute blanche et remplie de soleil ; il lui semble qu’une figure douce est penchée sur elle ; vite, bien vite, elle referme les yeux afin de ne pas interrompre un si joli rêve !

Mais on lui parle, on lui fait boire une potion, elle ne rêve pas, et c’est bien la petite Nelly qui est couchée dans ce bon lit et à qui la jolie garde parle si doucement.

Et peu à peu, la mémoire lui revient de la rue ruisselante et encombrée : elle sent encore le choc terrible, elle s’agite…, elle veut questionner, mais on lui ordonne de se taire, de ne penser à rien.

Et une vie nouvelle, douce et vague comme un rêve, commence pour Nelly qui ne peut plus courir et qu’on ne gronde plus.

On la soigne, on la sert, on consulte ses goûts : elle n’entend que des voix douces et de bonnes paroles ! Pourvu qu’elle ne guérisse jamais ! C’est si bon de se reposer et d’être bien traitée !

Elle croit se laisser vivre… elle ne se doute pas que, tout doucement, elle glisse dans la mort.

Un jour, le chapelain vient : il lui parle de Dieu et du ciel, et il lui demande de se rappeler tous ses péchés pour les lui dire. Elle cherche bien… mais elle n’a pas eu le temps de pécher beaucoup, et toute la malice qu’elle connaît, c’est celle des autres à son égard. Le bon prêtre la bénit et l’absout, car il faut être si pure pour aller voir le bon Dieu !

— Comment ! c’est bien vrai ? Ne retournera-t-elle plus jamais à l’Avenue Laval ? — Non, puisqu’elle va au ciel…

Une extase remplit les grands yeux, la petite main saisit la manche de la soutane : « Ô Father, thank you ! » Elle le remercie avec élan comme s’il venait de lui faire cadeau de la mort.