Lettres de Fadette/Cinquième série/58

Imprimé au « Devoir » (Cinquième sériep. 175-177).

LVIII

Nostalgie du vert


Les habitants des pays où l’hiver ne fait que passer ne peuvent s’imaginer, je crois, la nostalgie du « vert » qui, dès février, saisit, à leur insu, les Canadiens et les rend malades sans qu’ils sachent pourquoi : anémie, fièvre, lassitude insurmontable… au fond, ils n’en peuvent plus ! Tant de froid, de neige, d’absence de couleur les a transis !

Les premiers rayons chauds les grisent, mais le froid cruel et rancunier les ressaisit et se hâte de leur faire du mal avant d’être définitivement chassé. Elle est bien longue, l’attente des feuillages tendres et des brises caressantes ! L’âme languit dans ce purgatoire : sûre du printemps, ne pouvant l’avancer d’une heure, elle attend, attend !

Tout à coup pourtant il éclatera : en quelques jours tous les arbres seront verts, les vergers fleuriront, et dans les cœurs ce sera aussi le printemps : toute la beauté du dehors pénétrant dans les âmes pour les remplir de bonté et de tendresse.

Cet amour de la nature vivante et fleurie se rattache à nos origines : vous savez bien ? « Adam et Eve étaient heureux dans un jardin magnifique où croissaient toutes les fleurs et tous les fruits… »

C’est peut-être pourquoi nos bonheurs sont incomplets s’ils sont renfermés entre des murs sombres loin des jardins embaumés et des grands espaces verts.

Je ne connais rien de plus triste qu’un orphelinat situé au centre d’une grande ville les petits enfants y sont blancs et frêles comme les plantes tenues à l’ombre. Ils jouent dans des cours grises, entre des murs gris, et des hautes fenêtres, ils n’aperçoivent que des toits sombres et de tout petits coins de ciel dont la fumée cache la beauté claire.

On a dit que ce qu’il y a de plus pur et de plus heureux dans notre intelligence prend sa source dans les beaux spectacles que nous avons eus sous les yeux. Quelles pauvres et tristes images vêtiront les pensées et les émotions des pauvres petits qui grandissent privés des tendresses maternelles, et ignorants de la splendeur rayonnante des espaces libres où Dieu jette ses merveilles à profusion. Si c’est vrai que plus nous voyons de belles choses, plus nous devenons aptes à en faire de bonnes, est-ce que tous les enfants ne devraient pas avoir leur part de soleil, de beaux arbres, de champs verts ou dorés, d’horizons larges et clairs ? Elles sont si exquises les extases des enfants à qui leur mère apprend à découvrir la beauté et à l’aimer.

On se demande si, dans la vie vertigineuse qui les emporte, les jeunes mères comprennent toujours assez que c’est elles qui doivent ouvrir les yeux et l’intelligence de leurs petits enfants et leur révéler les liens mystérieux qui les rattachent à tout ce qu’ils voient comme à tout ce qu’ils ne voient pas sur la terre et dans le ciel ? Les imprégner de la poésie des choses, tourner leurs âmes vers la Beauté, c’est le commencement, le premier échelon de l’ascension qu’ils entreprennent sous l’impulsion maternelle : ils ne l’oublieront jamais, et la maternité spirituelle est la seule qui permette aux mères de posséder l’âme de leurs enfants et d’y régner en souveraines toujours.