Lettres de Fadette/Cinquième série/46

Imprimé au « Devoir » (Cinquième sériep. 140-142).

XLVI

Potins


Saint-Nazaire est un grand village des Laurentides, rempli de gens sociables, potiniers et flâneurs. Les plus occupés ont de nombreux loisirs : c’est vous dire que les autres en ont trop ! Le train du soir apporte la malle, et après le souper, en attendant la distribution des lettres, il y a toujours grande réunion au magasin de Michel Foisy, pendant que dans une salle voisine, mademoiselle Foisy procède au partage de la correspondance. Autour de la grosse tortue bourrée de charbon, les histoires s’éparpillent avec la fumée des pipes.

— Avec-vous vu la nouvelle locataire de Buisson ? demande, un soir, le notaire au docteur. — Non… une étrangère ?

— Oui, elle est venue visiter et louer la maison, la semaine dernière, et elle vient d’arriver, ce soir.

— Dans quel gendre ? demande de bedeau.

— Pas laide, jeunette, et avec du gros bagage. — Une famille ? — Elle est arrivée toute seule… avec son chien.

Quelques jours après, dans le salon de madame Landré, il n’est question que de la nouvelle venue.

Il y a là les cinq ou six amies de la dame, toujours informées authentiquement de ce qui se passe et de ce qui va arriver. Elles se communiquent les nouvelles sous le sceau du plus strict secret, et à peine séparées, elles les jettent allègrement aux quatre vents. Elles sont en effervescence, car la locataire de Buisson est séparée de son mari, paraît il, elle a de l’argent… on sait ce que ça veut dire quand une femme vit seule, qu’elle est jolie et jeune… il serait prudent de s’abstenir de la voir, pour le moment, conclut la femme du notaire, une majestueuse dinde du cercle intime.

Quinze jours après, c’est bien une autre histoire ! L’étrangère loge un monsieur chez elle ! Il est arrivé l’après-midi de mardi, et depuis, on ne les voit ni l’un, ni l’autre ! Quel scandale ! Ne devrait-on pas prévenir le Curé, et le propriétaire… car ce dernier est un homme respectable, et de la ville voisine il ne soupçonne pas ce qui se passe ici !

Les yeux roulent, effarés les plus austères lèvent les bras au ciel pour mieux témoigner leur indignation. — Mais, risque une femme plus calme et plus charitable que les autres, cet homme est peut-être son frère ? — Son frère ? Naïve que vous êtes ! Et ces allures mystérieuses… et ce que l’on raconte sur le compte de… cette personne ! — Qui le raconte ? D’où viennent ces renseignements ? Moi je l’ai rencontrée sur la rue, cette jeune femme, elle paraît très bien : modeste, distinguée, et si jolie ! — Depuis quand la beauté est-elle un brevet de vertu ? dit d’un ton acide, la plus laide de la compagnie.

Et l’air du salon devient irrespirable tant il y flotte de malice et de mépris. Autour de la fournaise du marchand, les hommes répètent les cancans de leurs vertueuses compagnes en clignant de l’œil d’un air entendu.

Le curé fut dûment mis au courant par une charitable personne, mais il connaissait ses ouailles de longue date et il se défiait de leur imagination !

Il alla faire visite à sa nouvelle paroissienne qui le reçut gentiment et le pria de la suivre dans la salle, où son mari, immobilisé par une entorse, se trouva être le fils d’un de ses amis d’enfance. C’était un homme menacé de tuberculose et à qui sa femme épargnait tous les soucis matériels. Il venait dans cet accueillant village de Saint-Nazaire pour y retrouver la santé !