Lettres de Fadette/Cinquième série/40

Imprimé au « Devoir » (Cinquième sériep. 121-123).

XL

Sur l’eau


Il faisait très chaud, nous laissions le canot descendre lentement le courant, cherchant l’ombre des vieux saules du rivage : nous nous gardions bien de parler : mon compagnon, pour ne pas effaroucher le poisson, et moi pour ne pas mettre en fuite les pensées que le silence éveille. Nous atteignîmes ainsi un élargissement de la rivière, un étang tout fleuri de beaux nénuphars blancs : quelques-uns, grands ouverts, délicats comme des bijoux, dressaient leur tige brume au-dessus de l’eau somnolente, d’autres effleuraient à peine la surface lisse de l’étang, je les voyais remuer en cadence avec des gestes gracieux de nageurs ; et il y en avait dont les fleurs complètement recouvertes paraissaient écrasées sous le poids de l’eau verte et immobile.

J’ai vu là une image de notre esprit rempli de pensées aux floraisons si variées ! Quelques-unes sont achevées, épanouies, comme les beaux nénuphars que la brise indolente balance au-dessus de l’eau ; il en est d’incomplètes qu’on laisse flotter avec paresse à fleur d’esprit et dont on aime le murmure vague, sans chercher à en bien saisir le sens. Et tant d’autres qui germent mystérieusement au fond de notre esprit et qui lentement s’y forment… les jours passeront, et de l’eau lourde qui les recouvre, les pensées sortiront, un jour, claires, vivantes, fleurs à leur tour.

C’est une des grandes joies de la vie, cette étrange élaboration de la pensée humaine toujours à la recherche de l’inconnu, et l’appel incessant de l’inconnu nous faisant signe de le suivre. C’est ce qui fait que la vie ne peut jamais être monotone et ennuyeuse pour ceux qui sont conscients de cette activité de l’esprit. Que nous nous tournions vers la nature ou vers les âmes, toujours nous trouverons des merveilles insoupçonnées, des parcelles de la Grande Beauté répandue avec tant de prodigalité dans le monde.

Je me souviens du temps où je disais étourdiment : cette fleur est laide ; cette personne est méchante !

Je ne trouve plus aucune fleur laide : elles sont toutes des miracles de délicatesse, et il n’y a pas d’âme où l’on ne puisse trouver de la bonté, si on sait l’y voir. Vivre en découvrant la beauté dans toutes les choses et dans tous les êtres, c’est participer à la joie de l’univers dans la certitude de l’harmonie universelle, parce que tout est l’expression de la volonté du Créateur.

Cette certitude réconcilie tout ce qui paraît contradictoire : de même que dans le monde physique, le jour et la nuit, le froid et la chaleur, le mouvement et l’immobilité se rejoignent et s’harmonisent sans jamais créer le chaos, il y a dans l’âme humaine la même beauté attachée à la douleur et au bonheur, la même bonté dans la jouissance et le renoncement ; de tout doit sortir le bien, et la distance entre le fini et l’infini est sans cesse comblée par l’Amour qui a créé le monde, qui le surveille et qui le remplit.

Pour celui qui est attentif, tout dans la création devient un messager divin qui le guide un bout de chemin et lui murmure un nouveau secret l’aidant à comprendre toujours un peu plus, de sorte que, jamais il ne s’effraye ou ne se scandalise quand il ne saisit pas tout de suite, par où et comment le bien peut sortir des mille misères et des dures épreuves qui nous font souffrir.