Lettres de Fadette/Cinquième série/25

Imprimé au « Devoir » (Cinquième sériep. 75-78).

XXV

Imprudentes


Le petit Printemps hâtif fait une apparition charmante : enveloppé de soleil, soufflant des caresses, il a touché les saules qui reverdissent et les lilas dont les bourgeons se gonflent. Il a même voulu se faire accompagner d’éclairs et de tonnerre, tout comme s’il était installé, et naïfs, et crédules comme toujours, et tout en disant : « Il fera encore froid, » nous n’avons pas voulu croire que le printemps de mars est un être fantastique qui disparaîtra dans une giboulée !

Et les femmes imprudentes ont mis de côté leurs vêtements chauds : chaussées de bas de soie et de souliers légers, elles sautent par-dessus les flaques d’eau ou y déposent maladroitement le pied, quand le jupe trop étroite arrête leur élan ! Oh ! il y aura beaucoup de rhumes et des grippes et des névralgies, car les imprudentes ne veulent pas comprendre qu’elles ne sont ni plus jolies, ni plus aimées quand elles sont vêtues trop légèrement pour la saison.

C’est très difficile, il me semble, de saisir la mentalité des femmes élégantes qui, à n’importe quel prix, veulent inaugurer et suivre la mode à outrance.

Leur but évidemment, c’est de plaire aux hommes et d’attirer leur admiration. Mais peuvent-elles croire sérieusement que les hommes remarquent ces détails qui, pour elles, ont une telle importance ? Ils ne les voient même pas, ou, s’ils les remarquent, c’est souvent pour en critiquer le peu d’à-propos.

Un ensemble agréable flatte leurs yeux ; ils aiment qu’une femme soit jolie et bien mise, mais c’est idiot de s’imaginer que le degré de leur admiration sera mesuré à l’épaisseur des bas et des chaussures, et qu’ils tomberont en arrêt devant une femme qui s’habille, le vingt-cinq mars, comme si c’était le vingt-cinq juin ! Que de peines perdues à nourrir ces folles illusions et que de malaises immédiats et de maladies contractées qui compromettent peut-être leur santé pour toujours. Plus tard, elles auront besoin de toute leur réserve de forces pour être des petites mères solides et courageuses, et elles seront languissantes et molles comme des chiffons !

On constate tout de même avec joie que le mouvement de réaction contre la frivolité féminine est en progrès : on rencontre beaucoup de jeunes filles sérieuses qui aspirent à autre chose qu’à être des mannequins élégants. Celles-là ont demandé à l’étude de les sauver de la puérilité vaine et de la vanité effrénée qui règnent dans les grandes villes. Elles suivent des cours, assistent aux conférences, se livrent à l’étude de langues étrangères, font des lectures sérieuses et. peu à peu, elles se détachent des préoccupations mondaines, car leur vie est intéressante et leur esprit est toujours occupé. Et parce qu’en devenant plus sérieuses, elles comprennent mieux le sens de la vie, elles ne dédaignent pas de s’initier aux travaux du ménage et il se trouve que ce sont les plus intellectuelles qui se préparent mieux à leur véritable rôle de femme et qui se mêlent plus activement des œuvres de charité.

Et cela n’a rien qui doive surprendre. Les jeunes filles formées sérieusement sont attirées vers les choses sérieuses. Ayant appris à observer, à comparer et à réfléchir, elle jugent à sa valeur la grande mascarade mondaine et elles cherchent leur bonheur dans une vie où elles sentent vivre leur âme. Il y a plus : en devenant plus intelligentes et plus sérieuses, elles se rendent plus aptes à comprendre les hommes et à se rapprocher d’eux par l’esprit.

On doit me connaître assez pour savoir que rien n’est plus loin de ma pensée que de préconiser la formation de femmes savantes et d’odieux bas-bleus ! C’est d’ailleurs une espèce qui vient mal dans notre Canada encore pénétré de la modération et du bon sens français.

Mais j’affirme que le meilleur et le plus agréable dérivatif à l’esprit mondain et à la vanité insensée de nos jours, c’est de mettre dans la tête de nos filles le goût et l’habitude des choses de l’esprit. Nous sommes à même de faire des comparaisons entre les marionnettes mondaines et celles qui ont voulu continuer à s’instruire et c’est vers ces dernières que va toute notre confiance pour l’avenir du pays.