Lettres de Fadette/Cinquième série/17

Imprimé au « Devoir » (Cinquième sériep. 52-54).

XVII

Autodafé

Seule : j’entends le vent tumultueux courir sur les toits en soulevant les tourbillons de neige ; sifflant et hurlant, il tord les branches qui résistent et se brisent, et l’espace est rempli de plaintes et de cris qui me font penser au « Vent chargé du désespoir » du poète. Est-ce la douleur de cette heure, dans le monde entier, qui passe dans ses gémissements ? Les agonies des mourants, l’angoisse des vivants, les terreurs des enfants, toutes les détresses qui se sont contenues tout le jour et qui éclatent quand il fait nuit ?

J’entends le vent qui a passé sur ces souffrances, et je frissonne de pitié et de peur aussi, peut-être : on est faible quand on est triste ! Dans l’âtre presque étreint, je regarde des cendres pareilles à de la poudre grise… tout ce qui reste de lettres aimées tant de fois relues ! Le feu, en les dévorant, a fait dans mon cœur une large blessure. Un jour vient où l’on se dit que les choses qui furent la chaleur et la douceur de notre vie doivent nous précéder dans la mort, car dans ce monde étrange, pour garder à soi ses trésors, il faut les faire disparaître !

Quand la mort nous prend un être aimé, elle nous frôle de très près, et elle nous chuchote que notre tour vient : l’un après l’autre, nous nous en allons tous ! Ses avertissements nous serrent le cœur, de crainte ou de tristesse ? Ils nous causent plutôt un étonnement, comme si mourir était une chose nouvelle, et pourtant nous ne saurions compter ceux que nous avons connus et qui sont morts !

Je me dis ce soir devant mes pauvres lettres brûlées que, lorsque la mort frappera à ma porte, elle me dira : « Prends toute ta vie, depuis tes premiers sourires jusqu’à tes dernières agonies, c’est l’heure : tout ce que tu es, tout ce que tu as été, tout ce que tu espères, tout ce que tu aimes, c’est ton âme immortelle que j’ai attendue pour la conduire à ton Seigneur. » Et je partirai, et les étoiles continueront à , veiller dans la nuit, et les aurores à inonder le monde de lumière rose, et les heures, comme des vagues ininterrompues, verseront les joies et les souffrances aux vivants laissés derrière moi qui oublieront, eux aussi, que la mort les attend et viendra les prendre avec leur vie telle qu’ils la vivent tous les jours.

Quel mystère que notre insouciance de cette fin certaine et peut-être si prochaine ! Elle est tellement universelle et prodigieuse qu’elle est sûrement une des bénédictions de Celui qui, en nous donnant la vie, a voulu que nous l’aimions. Il veut sans doute aussi que nous aimions la mort ? Et beaucoup de mourants la désirent et l’appellent. Je ne puis détacher mes yeux de ce petit tas de cendres : le meilleur de deux âmes a rempli les feuilles que le feu a anéanties, c’était le lien visible et palpable entre deux cœurs dont l’un était l’écho et le reflet de l’autre ; la flamme a détruit l’expression du sentiment, mais rien au monde ne peut faire disparaître le sentiment vivant qui s’attache aux profondeurs d’une âme humaine ! C’est la consolation des séparations cruelles et comme la signature divine des affections impérissables.

Afin de ne pas arriver comme des pauvres de l’autre côté où nous attend notre Seigneur, cultivons les affections, les pensées, les sentiments que Dieu peut signer, et nous lui tendrons toute notre âme faible, aimante et douloureuse, mais tellement sienne qu'Il la reconnaîtra en souriant.