Lettres de Fadette/Cinquième série/15

Imprimé au « Devoir » (Cinquième sériep. 46-49).

XV

Le passant


Le feu brûlait en s’amortissant dans le gros poêle sur lequel la bouilloire chantait sa chanson fine, pendant que dans l’ombre du jour finissant, la vieille femme, frileusement, serrait autour d’elle son tricot en tirant son fauteuil près de la fenêtre. Aucun bruit ne troublait le calme de l’étendue blanche, qui, peu à peu, se voilait derrière les carreaux à demi-glacés. Une tourmente de neige menaçait et le vent, par tourbillons capricieux, soulevait des colonnes de poussière de neige. Son vieux tardait à rentrer : voilà que la boîte à bois était vide, et cette tempête qui s’élevait, vraiment il devrait être de retour ! Inquiète, elle égrenait, avec ses Ave, tout un chapelet d’accidents possibles, lorsque la silhouette d’un homme grand, mince et vieux se profila sur la route se dirigeant rapidement vers la maison. Mue comme par un ressort, la vieille fut debout, une terreur mystérieuse la clouant à sa place pendant que la porte s’ouvrait. L’homme s’avança et dit simplement : — Oui, Marie, c’est moi. — Une angoisse lui tordit le cœur, elle s’affaissa sur son fauteuil et se cacha la figure dans les mains. — Je vois que tu me reconnais, reprit-il à voix presque basse, mais pourquoi as-tu si peur, Marie, je ne suis pas un revenant ? — Tremblante elle balbutia « J’ai plus peur de toi vivant que d’un revenant, Jean Mathieu !

S’approchant d’elle, il détacha doucement ces pauvres mains de la figure terrifiée :

— Je n’ai pourtant jamais été mauvais pour toi ? — C’est vrai… mais… je te croyais mort… je t’ai attendu si longtemps, si longtemps !… puis le petit est mort ; j’étais seule… je me suis remariée… Mon Dieu, que c’est affreux ce qui arrive !

— Écoute, Marie, je ne viens pas te faire des misères : je savais que, vingt ans après mon départ, tu avais épousé Joe Robert. Tu n’as rien à te reprocher, ma pauvre femme, c’est moi qui ai tous les torts et je ne suis pas si fautif que je le parais ! Quand je me suis sauvé du chantier, vois-tu, j’étais fou, oui, j’étais fou : j’avais bu, je m’étais battu avec Varette. Il était étendu dans la neige, j’ai cru que je l’avais tué. Alors je me suis enfui… j’ai couru, marché et couru encore : j’ai eu froid et j’ai eu faim ; j’ai entendu hurler les loups et je n’étais pas armé ; puis j’ai fini par gagner la frontière, j’ai pris un autre nom, et pendant des mois j’ai vécu dans la terreur d’être découvert et arrêté.

Il y a environ trois ans, j’ai appris que Varette n’avait pas même été blessé, qu’ici on me croyait mort, et la pire de toutes les nouvelles, Marie, que tu étais remariée ! Il était trop tard pour revenir : je t’avais perdue par ma faute et je résolus de ne pas troubler ta vie. Mais on est lâche quand on est seul et j’ai vécu comme un ours, là-bas, rapport que je me croyais un assassin. L’idée de revenir au pays, de te voir, de t’expliquer tout, d’embrasser le petit, s’est mise à me ronger : je ne dormais plus, je ne pensais qu’à m’en aller, et quand je n’ai plus été capable de résister… — Oh ! Jean ! Jean ! sanglotait la pauvre vieille désespérément.

Il la regardait avec une grande pitié, puis il reprit : — À présent que tu sais pourquoi je ne pouvais pas te dire… rien, que je sais, moi, que tu ne peux pas m’en vouloir, je serai moins malheureux, et toi, Marie, il ne faut pas te faire de chagrin à cause de moi. Je vais m’en aller, mais je resterai au Canada… » Il se leva, et, solennellement : « Marie, écoute et rappelle-toi ce que je vais te dire, ça te consolera : après mon coup de tête, je n’ai jamais bu et je me suis conduit en homme, en honnête homme. Des fois, j’étais tenté, mais je pensais à toi et cela me tenait ferme. Je t’ai fait du mal mais c’est involontairement et je t’ai toujours aimée. Toi, tu ne m’as fait que du bien, faut donc pas avoir de chagrin ni de regrets… »

Leurs vieilles mains s’étreignaient à croire qu’elles ne pourraient être séparées que par la force. Elle essaya de protester : — Mais Jean, ce n’est pas possible… Il se leva brusquement… — Adieu, prie pour moi, Marie ! — Et il s’en alla, son grand corps courbé luttant contre la neige et le vent dans lesquels il disparut…