Lettres d’une Péruvienne/Lettre 33


LETTRE TRENTE-TROIS.



LA tristesse de Déterville & de sa sœur, mon cher Aza, n’a fait qu’augmenter depuis notre retour de mon Palais enchanté : ils me sont trop chers l’un & l’autre pour ne m’être pas empressée à leur en demander le motif ; mais voyant qu’ils s’obstinoient à me le taire, je n’ai plus douté que quelque nouveau malheur n’ait traversé ton voyage, & bientôt mon inquiétude a surpassé leur chagrin. Je n’en ai pas dissimulé la cause, & mes aimables amis ne l’ont pas laissé durer longtems.

Déterville m’a avoué qu’il avoit résolu de me cacher le jour de ton arrivée, afin de me surprendre, mais que mon inquiétude lui faisoit abandonner son dessein. En effet, il m’a montré une Lettre du guide qu’il t’a fait donner, & par le calcul du tems & du lieu où elle a été écrite, il m’a fait comprendre que tu peux être ici aujourd’hui, demain, dans ce moment même ; enfin qu’il n’y a plus de tems à mesurer jusqu’à celui qui comblera tous mes vœux.

Cette premiere confidence faite, Déterville n’a plus hésité de me dire tout le reste de ses arrangemens. Il m’a fait voir l’appartement qu’il te destine, tu logeras ici, jusqu’à ce qu’unis ensemble, la décence nous permette d’habiter mon délicieux Château. Je ne te perdrai plus de vue, rien ne nous séparera ; Déterville a pourvu à tout, & m’a convaincue plus que jamais de l’excès de sa générosité.

Après cet éclaircissement, je ne cherche plus d’autre cause à la tristesse qui le dévore que ta prochaine arrivée. Je le plains : je compatis à sa douleur, je lui souhaite un bonheur qui ne dépende point de mes sentimens, & qui soit une digne récompense de sa vertu.

Je dissimule même une partie des transports de ma joie pour ne pas irriter sa peine. C’est tout ce que je puis faire ; mais je suis trop occupée de mon bonheur pour le renfermer entierement en moi-même : ainsi quoique je te croie fort près de moi, que je tressaille au moindre bruit, que j’interrompe ma Lettre presque à chaque mot pour courir à la fenêtre, je ne laisse pas de continuer à écrire, il faut ce soulagement au transport de mon cœur. Tu es plus près de moi, il est vrai ; mais ton absence en est-elle moins réelle que si les mers nous séparoient encore ? Je ne te vois point, tu ne peux m’entendre, pourquoi cesserois-je de m’entretenir avec toi de la seule façon dont je puis le faire ? encore un moment, & je te verrai ; mais ce moment n’existe point. Eh ! puis-je mieux employer ce qui me reste de ton absence, qu’en te peignant la vivacité de ma tendresse ! Hélas ! tu l’as vue toujours gémissante. Que ce tems est loin de moi ! avec quel transport il sera effacé de mon souvenir ! Aza, cher Aza ! que ce nom est doux ! bientôt je ne t’appellerai plus en vain, tu m’entendras, tu voleras à ma voix : les plus tendres expressions de mon cœur seront la récompense de ton empressement… On m’interrompt, ce n’est pas toi, & cependant il faut que je te quitte.

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