Lettres d’une Péruvienne/Lettre 15

◄  Lettre XIV
Lettre XVI  ►


LETTRE QUINZIÉME.



PLus je vis avec le Cacique & sa sœur, mon cher Aza, plus j’ai de peine à me persuader qu’ils soient de cette Nation, eux seuls connoissent & respectent la vertu.

Les manieres simples, la bonté naïve, la modeste gaieté de Céline feroient volontiers penser qu’elle a été élevée parmi nos Vierges. La douceur honnête, le tendre sérieux de son frère, persuaderoient facilement qu’il est né du sang des Incas. L’un & l’autre me traitent avec autant d’humanité que nous en exercerions à leurs égards, si des malheurs les eussent conduits parmi nous. Je ne doute même plus que le Cacique ne soit bon tributaire[1].

Il n’entre jamais dans ma chambre, sans m’offrir un présent de choses merveilleuses dont cette contrée abonde : tantôt ce sont des morceaux de la machine qui double les objets, renfermés dans de petits coffres d’une matiere admirable. Une autre fois ce sont des pierres légeres & d’un éclat surprenant, dont on orne ici presque toutes les parties du corps ; on en passe aux oreilles, on en met sur l’estomac, au col, sur la chaussure, & cela est très agréable à voir.

Mais ce que je trouve de plus amusant, ce sont de petits outils d’un métal fort dur, & d’une commodité singuliere ; les uns servent à composer des ouvrages que Céline m’apprend à faire ; d’autres d’une forme tranchante servent à diviser toutes sortes d’étoffes, dont on fait tant de morceaux que l’on veut sans effort, & d’une maniere fort divertissante.

J’ai une infinité d’autres raretés plus extraordinaires encore, mais n’étant point à notre usage, je ne trouve dans notre langue aucuns termes qui puissent t’en donner l’idée.

Je te garde soigneusement tous ces dons, mon cher Aza ; outre le plaisir que j’aurai de ta surprise, lorsque tu les verras, c’est qu’assurément ils sont à toi. Si le Cacique n’étoit soumis à ton obéissance, me payeroit-il un tribut qu’il sçait n’être dû qu’à ton rang suprême ? Les respects qu’il m’a toujours rendus m’ont fait penser que ma naissance lui étoit connue. Les présens dont il m’honore me persuadent sans aucun doute, qu’il n’ignore pas que je dois être ton Épouse, puisqu’il me traite d’avance en Mama-Oella[2].

Cette conviction me rassure & calme une partie de mes inquiétudes ; je comprends qu’il ne me manque que la liberté de m’exprimer pour sçavoir du Cacique les raisons qui l’engagent à me retenir chez lui, & pour le déterminer à me remettre en ton pouvoir ; mais jusques-là j’aurai encore bien des peines à souffrir.

Il s’en faut beaucoup que l’humeur de Madame (c’est le nom de la mère de Déterville) ne soit aussi aimable que celle de ses enfans. Loin de me traiter avec autant de bonté, elle me marque en toutes occasions une froideur & un dédain qui me mortifient, sans que je puisse y remédier, ne pouvant en découvrir la cause ; Et par une opposition de sentimens que je comprends encore moins, elle éxige que je sois continuellement avec elle.

C’est pour moi une gêne insuportable ; la contrainte régne par tout où elle est : ce n’est qu’à la dérobée que Céline & son frère me font des signes d’amitié. Eux-mêmes n’osent se parler librement devant elle. Aussi continuent-ils à passer une partie des nuits dans ma chambre, c’est le seul tems où nous joüissons en paix du plaisir de nous voir. Et quoique je ne participe guères à leurs entretiens, leur présence m’est toujours agréable. Il ne tient pas aux soins de l’un & de l’autre que je ne sois heureuse. Hélas ! mon cher Aza, ils ignorent que je ne puis l’être loin de toi, & que je ne crois vivre qu’autant que ton souvenir & ma tendresse m’occupent toute entière.

Séparateur

  1. Les Caciques & les Curacas étoient obligés de fournir les habits & l’entretien de l’Inca & de la Reine. Ils ne se présentoient jamais devant l’un & l’autre sans leur offrir un tribut des curiosités que produisoit la Province où ils commandoient.
  2. C’est le nom que prenoient les Reines en montant sur le Trône.