Lettres d’une Péruvienne/Lettre 09

Lettre X  ►


LETTRE NEUVIÉME.



QUe les jours sont longs quand on les compte, mon cher Aza ! Le tems ainsi que l’espace n’est connu que par ses limites. Il me semble que nos espérances sont celles du tems ; si elles nous quittent, ou qu’elles ne soient pas sensiblement marquées, nous n’en appercevons pas plus la durée que l’air qui remplit l’espace.

Depuis l’instant fatal de notre séparation, mon ame & mon cœur également flétris par l’infortune restoient ensevelis dans cet abandon total (horreur de la nature, image du néant) les jours s’écouloient sans que j’y prisse garde ; aucun espoir ne fixoit mon attention sur leur longueur : à présent que l’espérance en marque tous les instans, leur durée me paroît infinie, & ce qui me surprend davantage, c’est qu’en recouvrant la tranquilité de mon esprit, je retrouve en même-tems la facilité de penser.

Depuis que mon imagination est ouverte à la joie, une foule de pensées qui s’y présentent, l’occupent jusqu’à la fatiguer. Des projets de plaisirs & de bonheur s’y succédent alternativement ; les idées nouvelles y sont reçues avec facilité, celles mêmes dont je ne m’étois point apperçue s’y retracent sans les chercher.

Depuis deux jours, j’entens plusieurs mots de sa Langue du Cacique que je ne croyois pas sçavoir. Ce ne sont encore que des termes qui s’appliquent aux objets, ils n’expriment point mes pensées & ne me font point entendre celles des autres ; cependant ils me fournissent déjà quelques éclaircissemens qui m’étoient nécessaires.

Je sçais que le nom du Cacique est Déterville, celui de notre maison flottante vaisseau, & celui de la terre où nous allons, France.

Ce dernier m’a d’abord effrayée : je ne me souviens pas d’avoir entendu nommer ainsi aucune Contrée de ton Royaume ; mais faisant réflexion au nombre infini de celles qui le composent, dont les noms me sont échappés, ce mouvement de crainte s’est bien-tôt évanoui ; pouvoit-il subsister long-tems avec la solide confiance que me donne sans cesse la vûe du Soleil ? Non, mon cher Aza, cet astre divin n’éclaire que ses enfans ; le seul doute me rendroit criminelle ; je vais rentrer sous ton Empire, je touche au moment de te voir, je cours à mon bonheur.

Au milieu des transports de ma joie, la reconnoissance me prépare un plaisir délicieux, tu combleras d’honneur & de richesses le Cacique[1] bienfaisant qui nous rendra l’un à l’autre, il portera dans sa Province le souvenir de Zilia ; la récompense de sa vertu le rendra plus vertueux encore, & son bonheur fera ta gloire.

Rien ne peut se comparer, mon cher Aza, aux bontés qu’il a pour moi ; loin de me traiter en esclave, il semble être le mien ; j’éprouve à présent autant de complaisances de sa part que j’en éprouvois de contradictions durant ma maladie : occupé de moi, de mes inquiétudes, de mes amusemens, il paroît n’avoir plus d’autres soins. Je les reçois avec un peu moins d’embarras, depuis qu’éclairée par l’habitude & par la réflexion, je vois que j’étois dans l’erreur sur l’idolâtrie dont je le soupçonnois.

Ce n’est pas qu’il ne repéte souvent à peu près les mêmes démonstrations que je prenois pour un culte ; mais le ton, l’air & la forme qu’il y employe, me persuadent que ce n’est qu’un jeu à l’usage de sa Nation.

Il commence par me faire prononcer distinctement des mots de sa Langue. (Il sçait bien que les Dieux ne parlent point) ; dès que j’ai répeté après lui, oui, je vous aime, ou bien, je vous promets d’être à vous, la joie se répand sur son visage, il me baise les mains avec transport, & avec un air de gaieté tout contraire au sérieux qui accompagne l’adoration de la Divinité.

Tranquille sur sa Religion, je ne le suis pas entierement sur le pays d’où il tire son origine. Son langage & ses habillemens sont si différens des nôtres, que souvent ma confiance en est ébranlée. De fâcheuses réflexions couvrent quelquefois de nuages ma plus chere espérance : je passe successivement de la crainte à la joie, & de la joie à l’inquiétude.

Fatiguée de la confusion de mes idées, rebutée des incertitudes qui me déchirent, j’avois résolu de ne plus penser ; mais comment rallentir le mouvement d’une ame privée de toute communication, qui n’agit que sur elle-même, & que de si grands intérêts excitent à réfléchir ? Je ne le puis, mon cher Aza, je cherche des lumieres avec une agitation qui me dévore, & je me trouve sans cesse dans la plus profonde obscurité. Je sçavois que la privation d’un sens peut tromper à quelques égards, je vois, néanmoins avec surprise que l’usage des miens m’entraîne d’erreurs en erreurs. L’intelligence des Langues seroit-elle celle de l’ame ? Ô, cher Aza, que mes malheurs me font entrevoir de fâcheuses vérités ; mais que ces tristes pensées s’éloignent de moi ; nous touchons à la terre. La lumiere de mes jours dissipera en un moment les ténébres qui m’environnent.

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  1. Les Caciques étoient des espéces de petits Souverains tributaires des Incas.