Lettres d’un voyageur (RDDM)/07
Mon vieux ami, je t’ai promis de t’écrire une sorte de journal de mon voyage, si voyage il y a, de la vallée Noire à la vallée de Chamounix. Je te l’adresse, et te prie de pardonner la futilité de cette relation. À un homme triste et austère comme toi, il ne faudrait écrire que des choses sérieuses ; mais quoique plus vieux que toi de plusieurs années, je suis un enfant, et par mon éducation manquée et par ma fragile organisation. À ce titre j’ai droit à l’indulgence, et rien ne me siérait plus mal qu’une forme grave. Vous m’avez traité en enfant gâté, vous tous que j’aime, et toi surtout, rêveur sombre, qui n’as de sourire et de jeunesse qu’en me voyant cabrioler sur les sables mouvans et sur les nuages fantastiques de la vie.
Hélas ! gaieté perfide, qui m’as si souvent manqué de parole ! Rayon de soleil entre des nuées orageuses ! tu m’as fait souvent bien du mal ! tu m’as emporté dans les régions féeriques de l’oubli, et tu as laissé des spectres lugubres entrer dans les salles de ma joie et s’asseoir en silence à mon festin. Tu les as laissés monter en croupe sur mon cheval ailé, et lutter corps à corps avec moi jusqu’à ce qu’ils m’eussent précipité sur la terre des réalités et des souvenirs. N’importe ! sois béni, esprit de folie qui es à la fois le bon et le mauvais ange, souvent ironique et amer, le plus souvent sympathique et généreux ! Prends tes voiles bariolés, ô ma chère fantaisie, déploie tes ailes aux mille couleurs, emporte-moi sur ces chemins battus de tous que ma faiblesse m’empêche de quitter, mais où mes pieds n’enfoncent pas dans le sol, grâce à toi ! garde-moi dans l’humble sentiment de mon néant, dans la philosophique acceptation de ce néant si doux et si commode, qui s’ennoblit quelquefois par la victoire remportée sur de vaines aspirations… Ô gaieté ! toi qui ne peux être vraie sans le repos de la conscience, et durable sans l’habitude de la force, toi qui ne fus point l’apanage de mes belles années et qui m’abandonnas dans celles de ma virilité, viens comme un vent d’automne te jouer sur mes cheveux blanchissans, et sécher sur ma joue les dernières larmes de ma jeunesse.
Et toi, mon cher vieux ami, prête-toi aux caprices de mon babil, et à l’absurdité de mes observations. Tu sais que je ne vais pas étudier les merveilles de la nature, car je n’ai pas le bonheur de les comprendre assez bien pour les regarder autrement qu’en cachette. Le désir de revoir des amis précieux et le besoin de locomotion m’entraînèrent seuls cette fois vers la patrie que tu as abandonnée. Il te sera peut-être doux d’en entendre parler, si peu et si mal que ce soit. Il est des lieux dont le nom seul rappelle des scènes enchantées, des souvenirs inénarrables. Puissé-je, en te les faisant traverser avec moi, éclaircir un instant ton front et soulever le fardeau des nobles ennuis qui le pâlissent !
À Dieu ne plaise que je médise du vin ! Généreux sang de la grappe, frère de celui qui coule dans les veines de l’homme ! que de nobles inspirations tu as ranimées dans les esprits défaillans ! que de brûlans éclairs de jeunesse tu as rallumés dans les cœurs éteints ! Noble suc de la terre, inépuisable et patient comme elle, ouvrant comme elle les sources fécondes d’une sève toujours jeune et toujours chaude, au faible comme au puissant, au sage comme à l’insensé ! — Mais il est ton ennemi, comme il est l’ennemi de la Providence, celui-là qui cherche en toi un stimulant à d’impurs égaremens, une excuse à des délires grossiers ! Il est le profanateur des dons célestes, celui qui veut épuiser tes ressources bienfaisantes, abdiquer et rejeter avec mépris dans la main de Dieu même le trésor de sa raison.
L’origine céleste de la vigne est consacrée dans toutes les religions. Chez tous les peuples, la Divinité intervient pour gratifier l’humanité d’un don si précieux. Selon notre Bible, le sang du vieux Noé fut agréable à Dieu, qui le sauva ainsi que la sève de la vigne, comme deux ruisseaux de vie à jamais bénis sur la terre.
J’ai vu, aux premiers jours du printemps, sous les berceaux de pampres qui s’enlacent aux figuiers de l’Adriatique, des matrones, drapées presque à la manière de l’ancienne Grèce, qui recueillaient avec soin, dans des fioles, ce qu’elles appelaient poétiquement les larmes de la vigne. La rosée limpide s’échappait goutte à goutte des nœuds de la branche, et coulait durant la nuit dans les vases destinés à la recevoir. J’aimais le soin religieux avec lequel ces femmes allaient enlever le précieux collyre aux premières clartés du matin, j’aimais les parfums exquis de la treille en fleurs, les brises de l’Archipel expirant sur les grèves de l’Italie, et le signe de croix qui accompagnait chaque nouvelle section du rameau sacré. C’était une sorte de cérémonie païenne conservée et rajeunie par le christianisme. Le culte du jeune Bacchus semblait mêlé à celui de l’enfant Dieu, et je ne suis pas sûr que l’antique Ohé, Évohé, ne vint pas mourir sur les lèvres de ces vieilles, à côté de l’amen catholique.
Le culte des divinités champêtres m’a toujours semblé la plus charmante et la plus poétique expression de la reconnaissance de l’homme envers la création. Je n’admets point de faux dieux, je les tiens tous pour des idées vraies, salutaires et grandes. Et quant à l’infaillibilité des religions, je sais que la plus excellente de toutes peut et doit être souillée, comme tout ce qui tombe d’en haut dans le domaine de l’homme. Mais je crois à la sagesse des nations, à leur grandeur, à leur force, aux influences des contrées qu’elles habitent ; et conséquemment j’ai foi en la prééminence de certaines idées, en fait de croyance et de culte. L’éternelle vérité, à jamais voilée pour les hommes, s’est montrée un peu moins vague à ceux qui l’ont cherchée à travers une atmosphère plus pure et des cieux plus splendides. La nôtre est la plus belle, parce qu’elle est la plus simple. Elle se marie bien avec la nature austère qui l’a conçue, avec les grandes scènes pittoresques et l’ardent climat qui ont révélé à l’homme l’unité de Dieu. Celle du polythéisme est enivrante comme le doux pays qui l’a enfantée, mais j’y vois toutes les conditions d’excès et d’inconstance qui caractérisent pour l’homme une situation trop fortunée.
J’aime la fable de Bacchus, embryon engourdi dans la cuisse du Dieu, survivant, comme Noé, à un cataclysme, sauvé, comme lui, par une miraculeuse protection, et, comme lui, apportant aux hommes les bienfaits d’un nouvel arbre de vie. Mais, sur les trop fertiles coteaux de la Grèce, je vois la vigne croître et multiplier avec une abondance dont les hommes abusent bientôt, et, de la cuve où Évohé consacra de pures libations à son père, sort la troupe effrénée des hideux Satyres et des obscènes Thyades. Alors les peuples cherchent des jouissances forcenées dans un sage remède envoyé à leurs faiblesses et à leurs ennuis. La débauche insensée pollue les marches des temples ; le bouc, infect holocauste offert aux divinités rustiques, associe des idées de puanteur et de brutalité au culte du plaisir. Les chants de fête deviennent des hurlemens, les danses des luttes sanglantes où périt le divin Orphée : le dieu du vin s’est fait le dieu de l’intempérance, et le sombre christianisme est forcé de venir, avec ses macérations et ses jeûnes, ouvrir une route nouvelle à l’humanité ivre et chancelante pour la sauver de ses propres excès.
Si je cherche l’histoire du cultivateur postdiluvien dans la version plus simple et plus naïve du vieux Noé, je vois sa lignée user plus sobrement et plus religieusement du fruit divin. Première victime de son imprudence, il apprend à ses dépens que le sang de la grappe est plus chaud et plus vigoureux que le sien propre ; il tombe vaincu, et ses pieux enfans apprennent à s’abstenir, le même jour où ils ont connu une jouissance nouvelle. Sur les versans brûlans de la Judée, la vigne multiplie sobrement ses richesses, et l’homme, conservant une sorte de respect pour les divins effets de la plante précieuse, inscrit cette loi touchante dans son livre de la Sagesse :
« Laissez le vin à ceux qui sont accablés par le travail, et la cervoise à ceux qui sont dans l’amertume du cœur ; les princes ne boiront pas le vin et la cervoise, ils les laisseront à ceux qui souffrent et à ceux qui travaillent dans l’amertume du cœur. »
Honneur aux âges primitifs ! amour aux antiques pasteurs ! regret à la jeunesse du monde ! Temps agréables au Seigneur, où l’homme cherchait la science sans qu’il fût possible de savoir le funeste usage qui serait fait de la science ; où la sagesse n’était pas un vain mot et correspondait, dans les codes des patriarches, aux besoins vrais et nobles de l’humanité ! vous paraissez grands et presque impossibles quand on vous compare aux sociétés modernes. Dieu, grand Dieu ! toi qui parlais sur la montagne pour dire aux hommes : Faites ceci, et qui voyais ta loi accomplie ; toi dont la parole descendait dans les tabernacles d’Israël, instruisait et dirigeait tes législateurs prosternés, que sens-tu pour nous désormais dans ton sein paternel, en voyant la terre asservie aux volontés impies et aux besoins insensés d’une poignée d’hommes pervers ; le mot sacré de loi traduit par celui d’intérêt personnel, le labeur, remplacé par la cupidité ; les cérémonies augustes et saintes par des coutumes ineptes ou des mystères incompris ; tes lévites, par des pontifes ennemis du peuple ; la crainte de ton courroux ou de ton déplaisir par des hordes de soldats mercenaires, seul frein que les princes sachent employer, et que les peuples veuillent reconnaître !
Que penser d’un siècle où l’éducation morale est entièrement abandonnée au hasard, où la jeunesse n’apprend ni à régler ses besoins intellectuels ni à gouverner ses appétits physiques ; où on lui présente les livres des diverses religions, qu’on lui explique en souriant et en lui recommandant bien de ne croire à aucune ; où, pour tout précepte, on lui conseille de ne point se mettre mal avec la police aux premières orgies qu’elle se permettra, et de ne point professer trop haut la théorie des vices dont on lui abandonne la pratique ? Que lui apprend-on de l’amour, de cette passion qui s’éveille la première, et qui, dans le cœur de l’adolescent, est susceptible d’un développement si noble ? Rien, sinon qu’il faut faire pour les femmes le moins de sottises possible, jouer au plus fin avec les coquettes, s’abstenir de l’enthousiasme, se consoler avec les prostituées des défaites de la ruse ; en toute occasion, sacrifier à l’intérêt personnel, au plaisir ou à la fortune, le plus beau sentiment qui puisse germer dans les ames neuves !
Que lui apprend-on de l’ambition, de cette soif de gloire et d’action qui étouffe bientôt les velléités d’affection exclusive, et qui souvent ne les laisse pas même éclore ? Lui dit-on qu’il faut gouverner cette ardeur généreuse, mettre au service de l’humanité les talens acquis et les forces employées ? Elle a lu, pendant les années d’enfance, quelque chose de semblable dans les écrits des antiques philosophes, et on lui apprend à les juger au point de vue littéraire ; puis, la société lui ouvre ses bras avides et son sein glacé. Donne-moi tes lumières, lui dit-elle ; donne-moi le fruit de tes sueurs et de tes veilles, et je te donnerai en retour des richesses pour satisfaire tous tes vices, car tu as des vices, je le sais, je les aime, je les protège, je les couvre de mon manteau, je les abrite mystérieusement de ma complaisance. Sers-moi, enrichis-moi, donne-moi tes talens et ton travail, fais-les servir à augmenter mes jouissances, à maintenir mon règne, à sanctionner mes turpitudes, et je t’ouvrirai les sanctuaires d’iniquité que je réserve à mes élus !
Ainsi, loin de développer et de diriger les deux sources de grandeur qui sont dans la jeunesse, la gloire et la volupté ; loin d’exalter ce qu’elles mêlent de divin à l’ardeur et à la jouissance de la vie, la société présente s’en sert pour abrutir l’homme et pour le rattacher à un matérialisme mortellement grossier. Elle se plaît à développer les instincts animaux. Elle crée et protége des antres de corruption, des moyens de toute espèce pour entretenir, ranimer ou satisfaire les besoins les plus ignobles et même les plus immondes fantaisies. Comment les jouissances naturelles, n’étant plus asservies à aucun frein moral, à aucune règle de législation, ne dégénéreraient-elles pas en excès ? Comment l’amour de la gloire ne deviendrait-il pas la soif de l’or ? Comment l’amour et le vin n’amèneraient-ils pas la débauche ?
Tout cela à propos d’une orgie de patriciens dont je viens d’être témoin dans une auberge !
J’ai bien voyagé dans ma vie, je me suis reposé dans bien des cabarets de village, j’ai dormi dans de bien sales tavernes, entre des bancs rompus et des débris de brocs rougis d’un vin acre et brutal ; j’ai failli avoir la tête fracassée par des rouliers qui se battaient autour de moi ; j’ai entendu les métaphores obscènes et les chansons graveleuses des villageois endimanchés. J’ai vu des soldats ivres, des matelots en fureur ; j’ai vu des mendians affamés acheter de l’eau-de-vie avec l’unique denier de leur journée. J’ai vu des femmes jeunes et belles se rouler échevelées dans la fange, et de beaux esprits de diligence échanger des quolibets malpropres avec des servantes d’auberge. Qui n’a vu et entendu tout cela, pour peu qu’il ait voyagé avec peu d’argent ?
Or, je ne suis pas d’humeur intolérante, et quoique fort souvent ennuyé, fatigué et contrarié de semblables rencontres, je les ai toujours supportées avec un calme philosophique. De quel droit mépriserais-je la rudesse et le mauvais goût de l’homme privé d’éducation ? De quel front reprocherais-je à l’indigent d’abdiquer l’orgueil de l’intelligence humaine, quand moi et mes égaux sur l’échelle sociale, nous lui refusons l’exercice de cette intelligence, et nous en rejetons l’emploi ? Pourquoi, ô toi que nous avons réduit à l’état de bête de somme, ne chercherais-tu pas à rendre ton sort moins odieux en détruisant ta mémoire et ta raison, en buvant, comme dit Obermann en sa pitié sublime, l’oubli de tes douleurs ?
Eh quoi ! ta souffrance de tous les jours ne nous semble pas insupportable ; notre oreille n’est pas blessée de tes plaintes ; nos yeux voient sans dégoût tes sueurs sans relâche et sans terme ; notre cœur est insensible à ta misère, et les courtes heures de ta joie nous révoltent ! C’est bien assez, ô infortuné ! que ta peine soit méprisée. Que ton plaisir du moins passe en liberté ! Laissez courir l’orgie en haillons, laissez-la hurler à la porte de ces riches demeures, elle ne les franchira jamais ; laissez-la dormir sur les marches de ces palais, dont elle va du moins rêver les délices pendant toute une nuit… Mais non ! il y a pour le peuple des réglemens de police. Les lupanars des grands sont ouverts à toute heure, les cabarets du pauvre se ferment la nuit, et le guet mène en prison celui qui n’a ni laquais ni voiture pour le transporter chez lui !
Écoutez ce que disent les riches pour autoriser ces injustices. « La gaieté des gens comme il faut n’est ni bruyante ni incommode. Celle du peuple est pire que cela, elle est dangereuse. Le peuple n’a pas le frein de l’éducation. » Et à ce propos les grands de ce siècle vous font de très nobles théories sur les distinctions nécessaires, sur les supériorités incontestables. Ils avouent qu’aujourd’hui la naissance est un préjugé, que l’or ne donne de mérite à personne. Ils déclarent que l’éducation seule établit une hiérarchie légitime et sainte. « Faites le peuple semblable à nous, disent-ils, et nous l’admettrons à l’égalité sociale. »
Ces hommes n’oublient qu’un point, c’est que, le peuple n’ayant pu encore se faire semblable à eux, ils se sont faits en attendant, quant aux vices et à la grossièreté, semblables au peuple.
Si j’ai bonne mémoire, je n’avais vu d’orgie de patriciens qu’aux théâtres de l’Odéon et de la Porte Saint-Martin. J’avoue que cela m’avait semblé très froid et très ennuyeux. Du reste, cela se passait très convenablement. Deux ou trois personnages parlans, très occupés de leurs affaires, se consultaient dans des à parte sur toute autre chose que l’orgie, et le long de la table une douzaine de comparses, très bien costumés, soulevant en mesure des coupes de bois doré, les choquaient les unes contre les autres avec un bruit sourd, et
… D’un ton mélancolique,
Entonnant tristement une chanson bachique.
J’étais donc très peu effrayé d’un dîner de jeunes gens qui se consommait à l’autre bout du jardin de l’auberge. La maison était pleine, en raison de la foire. Point de chambre où l’on pût manger, point de salle commune qui ne fût encombrée de commis-voyageurs…
J’en demande pardon à un mien camarade d’enfance qui me vend d’excellent vin, et pour qui je vendrais, au besoin, ma dernière paire de bottes ; j’en demande pardon à plusieurs commis-voyageurs qui m’ont écrit des injures à cause de je ne sais quelle mauvaise plaisanterie imprimée de mon fait je ne sais où. — J’en demande pardon, et sérieusement, je le jure, à la mémoire d’un seul dont le nom demeure enseveli dans des cœurs navrés. — Mais enfin, je le confesse à la face du ciel et de la terre, je ne peux pas souffrir les commis-voyageurs… ou du moins je n’ai pas pu les souffrir jusqu’à ce jour, qui va peut-être me réconcilier à jamais avec eux.
Tant y a que, craignant les conversations littéraires, j’acceptai l’offre d’une infernale hôtesse, empoisonneuse et maléficière au-delà de ce qui a jamais été raconté par Gil Blas, sur le compte des aubergistes de toutes les Espagnes. Je laissai dresser dans un coin du jardin, derrière un espalier, une modeste table pour mes enfans, pour leur bonne et pour moi. J’avais l’air d’un curé de campagne escorté de sa gouvernante et de ses neveux.
Il y avait, à l’autre bout de ce jardin, une grande table, et des convives de bonne humeur. Ce sont des gens comme il faut, m’avait dit l’hôtesse, la fleur des gentilshommes du pays ; c’est monsieur le comte, c’est monsieur le marquis, et puis monsieur de… Grâce à Dieu, je n’ai pas la mémoire des noms, celle des prénoms encore moins ; mais ma señora Leonarde en avait plein la bouche, et j’espérais voir une orgie aussi méthodiste que celles de l’Odéon et de la Porte-Saint-Martin. N’en déplaise à la noblesse, je l’ai fort peu fréquentée dans ma vie. Je sais qu’elle porte des gants, qu’elle a toujours le menton bien rasé, ou la barbe bien parfumée ; je sais qu’elle est agréable à voir : je ne me serais jamais douté qu’elle pût être aussi désagréable à entendre.
Tu attends peut-être que je te raconte l’orgie… Ma foi, tu te trompes bien. D’abord je n’ai assisté qu’à la partie musicale, à l’introduction, pour ainsi dire ; ensuite, j’étais masqué par les espaliers, et je ne voyais absolument rien. Enfin mon dîner et celui de ma famille fut terminé en dix minutes, et je me retirai plus satisfait qu’en sortant de l’Odéon ou de la Porte-Saint-Martin, car du moins là je n’avais rien payé en entrant. En ce moment je me sens presque réconcilié avec le procédé de Lucrèce Borgia, en voyant combien des seigneurs ivres peuvent se rendre insupportables au spectateur.
Je montai en diligence immédiatement après la représentation ; j’entendis le garçon d’écurie adresser au facteur de la diligence cette réflexion philosophique, en entendant le refrain d’une chanson par-dessus le mur. « Si c’était nous ! on dirait : v’là la canaille qui s’échauffe ! Mais comme c’est eux, on dit : v’là le beau monde qui s’amuse ! » La réponse philosophique de l’autre prolétaire fut aussi énergique que la circonstance le comportait ; n’était le sot usage qui ne permet plus, comme au temps de Dante et de Montaigne, d’écrire certains mots de la langue, je te la rapporterais, car l’obscénité du peuple est presque toujours empreinte de génie : c’est un appel sauvage et terrible à la justice de Dieu ; celle des grands n’est qu’un blasphème stupide. Rien ne le motive, et par conséquent, rien ne l’excuse…
Ô vous, que j’ai méconnus, et vers qui je m’incline en ce jour ! Ô commis-voyageurs ! je proteste que vous êtes fort ennuyeux, et que le bel esprit déborde en vous d’une manière désespérante. Mais je jure par Bacchus et par Noé, je jure par tous les vins bons et mauvais que vous débitez, que vous avez bien plus d’aménité, de politesse et de savoir-vivre, que les jeunes seigneurs de province. Je dépose, et je signerais de mon sang, que vous vous conduisez cent fois mieux dans les auberges, que vos manières sont excellentes au prix des leurs, et qu’il vaut mieux mille fois tomber en votre compagnie et supporter vos récits de table d’hôte, que de se trouver seulement à cinquante toises de la table des gens comme il faut. — Que la paix soit faite entre nous, et ne m’écrivez plus d’injures, ou tout au moins affranchissez vos lettres, s’il vous plaît.
Et toi, vieux ami des poètes ! généreux sang de la grappe ! toi, que le naïf Homère et le sombre Byron lui-même chantèrent dans leurs plus beaux vers, toi qui ranimas long-temps le génie dans le corps débile du maladif Hoffmann ! toi qui prolongeas la puissante vieillesse de Goëthe, et qui rendis souvent une force surhumaine à la verve épuisée des plus grands artistes ! pardonne si j’ai parlé des dangers de ton amour ! Plante sacrée, tu croîs au pied de l’Hymète, et tu communiques tes feux divins au poète fatigué, lorsqu’après s’être oublié dans la plaine, et voulant remonter vers les cimes augustes, il ne retrouve plus son ancienne vigueur. Alors tu coules dans ses veines et tu lui donnes une jeunesse magique ; tu ramènes sur ses paupières brûlantes un sommeil pur, et tu fais descendre tout l’Olympe à sa rencontre dans des rêves célestes. Que les sots te méprisent, que les fakirs du bon ton te proscrivent, que les femmes des patriciens détournent les yeux avec horreur en te voyant mouiller les lèvres de la divine Malibran. Elles ont raison de défendre à leurs amans de boire devant elles. Les imaginations de ces hommes-là sont trop souillées, leurs mémoires sont remplies de trop d’ordures, pour qu’il soit prudent de mettre à nu le fond de leur pensée. Mais viens, ô ruisseau de vie ! couler à flots abondans dans la coupe de mes amis ! Disciples du divin Platon, adorateurs du beau, ils détestent la vue comme la pensée de ce qui est ignoble, ils veulent que tout soit pur dans la joie ; que la femme chaste ne cesse point de l’être à table ; que l’adolescent ne souille pas ses lèvres d’un rire cynique ; que l’artiste puisse dire toute son ambition, et qu’elle ne fasse sourire personne. Ils veulent enfin, ils peuvent, ils osent livrer tout le trésor de leur ame, et n’avoir rien à réclamer les uns aux autres quand le jour bleuâtre nous surprend à table dans la mansarde, et glisse, tendre et timide, un reflet d’azur sur la dorure rougissante des flambeaux expirans ; ou bien, quand à la campagne, assis en plein air, autour des flacons et des fruits, l’aube nous trouve au jardin, en face de la pleine lune, et nous voit rire de sa face pâle qui ressemble à une femme peureuse ou distraite, essayant, mais trop tard, de se retirer décemment chez elle avant l’éclat du soleil. Ô belles nuits de l’été brûlant qui vient de s’écouler, et qui ne nous sera peut-être pas rendu avant bien d’autres années ! aurores sans rosée, veillées d’Italie ! doux repos sur les gazons ! chants de la fauvette si mélodieux et si passionnés au lever de Vénus ! étoiles si belles à l’heure du combat, entre le jour et la nuit ! parfums du crépuscule ! extases et silences, suivis de douces paroles et de joyeux rires ! venez encore charmer nos jours sans ambition et nos nuits sans rancunes, et que le madère régénérateur, que le Champagne facétieux, viennent d’heure en heure chasser le sommeil et dégourdir le cerveau quand mes amis sont ensemble, et quand je suis avec eux !
Étendu sur le plancher du tillac, et roulé dans mon manteau, j’ai dormi d’un profond sommeil sur le bateau à vapeur, en attendant que le jour vînt éclairer les rives plates, et quoi qu’en disent les indigènes, fort peu riantes de la Saône. Quelle est cette figure honnête et douce qui semble protéger mon sommeil insouciant, et empêcher les pieds des mariniers de me traiter comme un ballot ? C’était bien la peine d’étudier Lavater et Spurzheim, pour juger si mal un visage ! Le fait est qu’hier je me suis trompé complètement, et que prenant ce bon jeune homme pour un des débauchés de l’auberge, j’ai refusé avec sauvagerie l’offre amicale de sa voiture. Il est vrai que sur le plancher du paquebot nous voici tous égaux, et que s’il prend envie au patricien de railler ma figure de séminariste et mes manières de paysan, la politesse et la gratitude n’enchaînent pas ma langue, je pourrai lui dire son fait et celui de ses amis… Mais il ne me semble ni malveillant, ni hautain. Attendons.
Rencontre d’un ancien ami, vraie bonne fortune en voyage. Facétieux et mordant, il m’aide à oublier que je suis rompu de fatigue. Il burine chaque passager, des pieds à la tête, par un seul mot pittoresque. Mon cœur s’était serré en l’apercevant, car sa présence me rappelle des siècles entiers, des rêves étranges, une vie terrible, dont il fut jadis le spectateur calme et compatissant. Mais il semble deviner la place du cœur où je suis écorché vif, et il n’y touche point. Il rit, il raille, il parle comme Callot dessine. Prendre la vie du côté bouffon quand on a bu jusqu’à la lie tout ce qu’elle a de sérieux, c’est le fait d’une haute philosophie ; chez moi, je l’avoue, ce n’est l’effet que d’une grande faiblesse. Qu’importe ? Je ris, je suis heureux pendant une heure ; il me semble que je suis né d’hier.
Paul a l’œil éminemment artiste, et je vois tous les objets que la rive emporte derrière nous, à travers sa fantaisie moqueuse. Le clocher de Mâcon me fait rire aux éclats ; je n’aurais jamais cru qu’un clocher put tant me divertir. Et cependant Paul ne rit jamais ; sa gaieté grave, celle des enfans, expansive et bruyante, l’excellente figure et l’obligeance délicate du légitimiste, la consternation d’Ursule qui se croit en pleine mer, mon sans-gêne bohémien, c’en est assez pour nous trouver tous camarades, et faire société commune à l’auberge de Lyon.
— Comment s’appelle notre ami ? dit Paul à demi-voix en me montrant le légitimiste.
— Le diable m’emporte si je le sais.
— Demandons-lui ses papiers, reprend Paul avec dignité.
Inspection faite de son passeport, il est patricien ; il faut bien le lui pardonner. Il est riche ; cela nous est fort indifférent, preuve qu’il est inutile de connaître le nom et la position des gens. Il est aimable, modeste et bien élevé. Qu’avons-nous besoin d’en savoir davantage ? — Il va à Genève ; nous irons tous ensemble ; mais non. Paul nous quitte et descend le Rhône. Son destin ou sa fantaisie l’emporte par là. L’ami improvisé, moi et ma famille, nous prenons la poste à frais communs et nous verrons ce soir le lac de Nantua.
Montagnes sans grandeur, lac sans étendue, végétation pauvre, paysage sans caractère pour quiconque a vu les Alpes. Et cependant, çà et là, un aspect singulier, une masse de roches tendres étrangement découpées, des bastions et des piliers que l’on croirait construits et sculptés par la main de l’homme, des angles de montagnes s’ouvrant sur de fraîches vallées, des sites sans noblesse, mais pleins de variété, et se succédant avec profusion sous les yeux, non ravis, mais occupés ; voilà comme le Bugey m’est apparu cette fois. Jadis je l’ai trouvé hideux. — Ne lis jamais mes lettres avec l’intention d’y apprendre la moindre chose certaine sur les objets extérieurs. Je vois tout au travers des impressions personnelles. Un voyage n’est pour moi qu’un cours de psychologie et de physiologie dont je suis le sujet, soumis à toutes les épreuves et à toutes les expériences qui me tentent, condamné à subir toute l’adulation et toute la pitié que chacun de nous est forcé de se prodiguer alternativement à soi-même, s’il veut obéir naïvement à la disposition du moment, à l’enthousiasme ou au dégoût de la vie, au caprice du califourchon, à l’influence du sommeil, à la qualité du café dans les auberges, etc., etc.
Nous nous sommes mis en tête de trouver des beautés, car on nous a déclaré sur l’honneur que ce pays a des beautés de premier ordre, et nous en croyons l’auteur du renseignement. — Nous prenons un char suisse, et nous nous faisons conduire à Mériat par une pluie battante, accompagnée de coups de tonnerre brusques, imprévus, et d’un son bizarre comme la forme des rochers qui les répercutent. Le guide se trompe de route et gravit la montagne, au lieu de descendre dans le ravin. La pluie redouble ; aucune espérance de déjeuner sur l’herbe. Nous déjeunons philosophiquement dans le char. On casse le gouleau d’une bouteille, et nous trinquons avec un phlegme britannique, quand tout à coup nous nous voyons à trois lignes du précipice. L’Automédon mouillé, et de très méchante humeur, s’est aperçu de sa méprise. Il a voulu retourner sur ses pas, le chemin est trop étroit. Le cheval refuse de se casser le cou ; c’est donc au char de subir toutes les conséquences de sa conformation incommode et de l’ankylose de ses ressorts. La difficulté de l’entreprise décourage le guide. Il nous laisse une roue dans l’abîme, et le verre à la main, fort empêchés de descendre, encore plus empêchés de demeurer.
Heureusement nous rions aux éclats, et jamais on ne se tue en riant. Nous trouvons moyen de sortir de la boîte de cuir, nous soulevons le véhicule, nous portons le cheval, nous rossons le cocher, et j’en suis quitte pour un verre de vin répandu tout entier dans la poche de ma blouse.
Enfin, nous rentrons dans le ravin, non pas perpendiculairement, comme nous en étions menacés, mais par un joli chemin couvert de fleurs sauvages, toutes brillantes de pluie, et bordé d’un ruisseau qui devient torrent et grossit de minute en minute. La pluie fouette les sapins échevelés ; des nuages courent sur les flancs de la gorge ; le brouillard enveloppe les cimes ; et par mille angles du sentier qui serpente au sein des noires forêts, nous pénétrons dans une région vraiment sublime de tristesse.
Pas une figure humaine, pas un toit de chalet. Deux remparts à pic couverts d’arbres vivaces qui semblent croître sur la tête les uns des autres, nous pressent, nous étreignent, et semblent, par leurs détours multipliés, nous pousser et nous enfermer dans d’inextricables solitudes.
J’ai vu beaucoup de sites plus grandioses, je n’en ai guère vu de plus austères. Les plus belles veines des Alpes, des Pyrénées et des Apennins ne produisent pas une végétation plus robuste et plus imposante ; nulle part je n’ai vu d’aussi belles forêts de sapins gigantesques, élancés, fiers, touffus, et par leur nombre et par leur situation escarpée, semblant braver la destruction, et renaître sous les coups de la foudre et de la cognée.
À Mériat, les restes de la Chartreuse consistent en quelques belles arcades chargées de plantes pariétaires et à demi ensevelies dans les éboulemens de la montagne que le gazon a recouverts ; le portail est encore debout et conserve son air monastique. Le torrent se précipite avec fracas derrière la Chartreuse, roule à côté et se laisse tomber sur l’angle d’un bâtiment détaché qu’il achève de dégrader, et qu’il semble prêt à emporter tout-à-fait dans un jour d’orage. Quel était l’emploi de ce bâtiment au temps des moines ? Je me suis imaginé que c’était le lieu pénitentiaire, et que la cataracte devait rouler sur la voûte d’un cachot humide et plein de terreurs. À moi permis : il n’y a là pour cicérone que deux géans silencieux et farouches, le garde-forestier et sa fille, participant l’un et l’autre de la nature des sapins du pays, fiers comme des hidalgos ruinés, déclarant qu’ils ne sont ni aubergistes ni cabaretiers, et nonobstant vendant aux rares curieux qui vont les visiter tout ce qu’on peut trouver dans un cabaret pour de l’argent.
Ce site m’a paru, au milieu de la pluie, mélancolique, froid, et admirablement choisi pour une vie éternellement uniforme et pour des hommes voués au culte de l’idée unique et absolue. Point de perspectives, point de contrastes, des pentes de gazon d’un vert égal et magnifique, des profondeurs de forêts sans issue, sans la moindre échappée pour le regard et la pensée ; partout des sapins des prairies étroites, et des forêts coupées par l’invincible rempart de la montagne, par les éternels brouillards… Je dis éternels, quoique je n’aie passé là qu’une heure. S’ils ne le sont pas, s’il y a jamais un beau soleil sur la Chartreuse de Mériat, si le torrent roule quelquefois limpide et calme, si la tristesse y soulève un instant ses sombres voiles, et si un pareil site s’avise de vouloir sourire, je le déclare ponsif, comme on dit dans les ateliers de peinture, c’est-à-dire pleutre, manqué, à côté du beau. Je le déshérite de ma sympathie, je lui retire mon souvenir, et je tiens pour épiciers et mal appris tous les voyageurs qui s’y rendront par un beau temps.
Je me suis mouillé jusqu’aux os, ce qui m’a parfaitement guéri homœopathiquement d’un rhume obstiné, c’est-à-dire que j’ai échangé une toux supportable contre une grosse fièvre qui m’a forcé de passer la nuit dans une auberge de village, presque à la porte de Genève.
Mais j’ai salué le Mont-Blanc de ma fenêtre à mon réveil, et j’ai vu sous mes pieds tout ce beau pays de Gex, étendu comme un immense tapis bigarré, au pied de la Savoie, forteresse neigeuse élevée à l’horizon.
— Messieurs, où descendez-vous ?
C’est le postillon qui parle. — Réponse. — Chez M. Listz.
— Où loge-t-il, ce monsieur-là ?
— J’allais précisément vous adresser la même question.
— Qu’est-ce qu’il fait ? Quel est son état ?
— Artiste.
— Vétérinaire ?
— Est-ce que tu es malade, animal ?
— C’est un marchand de violons, dit un passant, je vais vous conduire chez lui.
On nous fait gravir une rue à pic, et l’hôtesse de la maison indiquée nous déclare que Listz est en Angleterre.
— Voilà une femme qui radote, dit un autre passant. M. Listz est un musicien du théâtre ; il faut aller le demander au régisseur.
— Pourquoi non ? dit le légitimiste. Et il va trouver le régisseur. Celui-ci déclare que Listz est à Paris. — Sans doute, lui fais-je avec colère, il est allé s’engager comme flageolet dans l’orchestre Musard, n’est-ce pas ?
— Pourquoi non ? dit le régisseur.
— Voici la porte du casino, dit je ne sais qui. Toutes les demoiselles qui prennent des leçons de musique connaissent M. Listz.
— J’ai envie d’aller parler à celle qui sort maintenant avec un cahier sous le bras ? dit mon compagnon.
— Et pourquoi non ? d’autant plus qu’elle est jolie.
Le légitimiste fait trois saluts à la française, et demande l’adresse de Listz dans les termes les plus convenables. La jeune personne rougit, baisse les yeux, et avec un soupir étouffé, répond que M. Listz est en Italie.
— Qu’il soit au diable ! Je vais dormir dans la première auberge venue ; qu’il me cherche à son tour.
À l’auberge, on m’apporte bientôt une lettre de sa sœur.
« Nous t’avons attendu, tu n’es pas exact, tu nous ennuies ; va au diable ! cherche-nous ! nous sommes partis.
« P. S. Vois le major et viens avec lui nous trouver. »
— Qu’est-ce que le major ?
— Que vous importe ? dit mon ami le légitimiste.
Au fait ! — Garçon, allez chercher le major.
Le major arrive. Il a la figure de Méphistophélès et la capote d’un douanier. Il me regarde des pieds à la tête, et me demande qui je suis.
— Un voyageur mal mis, comme vous voyez, qui se recommande d’Arabella.
— Ah ! ah ! je cours chercher un passeport.
— Cet homme est-il fou ?
— Non pas, demain nous partons pour le Mont-Blanc.
Nous voici à Chamounix, la pluie tombe, et la nuit s’épaissit. Je descends au hasard à l’Union, que les gens du pays prononcent Oignon, et, cette fois, je me garde bien de demander l’artiste européen par son nom. Je me conforme aux notions du peuple éclairé que j’ai l’honneur de visiter, et je fais une description sommaire du personnage. Blouse étriquée, chevelure longue et désordonnée, chapeau d’écorce défoncé, cravate roulée en corde, momentanément boiteux, et fredonnant habituellement le Dies iræ d’un air agréable.
— Certainement, monsieur, répond l’aubergiste, ils viennent d’arriver, la dame est bien fatiguée, et la jeune fille est de bonne humeur. Montez l’escalier ; ils sont au no 13.
— Ce n’est pas cela, pensai-je, mais n’importe, je me précipite dans le no 13, déterminé à me jeter au cou du premier Anglais spleenétique qui me tombera sous la main. J’étais crotté de manière à ce que ce fût là une charmante plaisanterie de commis-voyageur.
Le premier objet qui s’embarrasse dans mes jambes, c’est ce que l’aubergiste appelle la jeune fille. C’est Puzzi à califourchon sur le sac de nuit, et si changé, si grandi, la tête chargée de si longs cheveux bruns, la taille prise dans une blouse si féminine, que, ma foi, je m’y perds, et, ne reconnaissant plus le petit Hermann, je lui ôte mon chapeau en lui disant : Beau page, enseigne-moi où est Lara ?
Du fond d’une capote anglaise sort, à ce mot, la tête blonde d’Arabella ; tandis que je m’élance vers elle, Franz me saute au cou, Puzzi fait un cri de surprise ; nous formons un groupe inextricable d’embrassemens, tandis que la fille d’auberge, stupéfaite de voir un drôle si crotté, et que jusque-là elle avait pris pour un jockey, embrasser une aussi belle dame qu’Arabella, laisse tomber sa chandelle, et va répandre dans la maison que le no 13 est envahi par une troupe de gens mystérieux, indéfinissables, chevelus comme des sauvages, et où il n’est pas possible de reconnaître les hommes d’avec les femmes, les valets d’avec les maîtres. — Histrions ! dit gravement le chef de cuisine d’un air de mépris, et nous voilà stygmatisés, montrés au doigt, pris en horreur. Les dames anglaises que nous rencontrons dans les corridors rabattent leurs voiles sur leurs visages pudiques, et leurs majestueux époux se concertent pour nous demander pendant le souper une petite représentation de notre savoir-faire, moyennant une collecte raisonnable. C’est ici le lieu de te communiquer la remarque la plus scientifique que j’aie faite dans ma vie.
Les insulaires d’Albion apportent avec eux un fluide particulier que j’appellerai le fluide britannique, et au milieu duquel ils voyagent, aussi peu accessibles à l’atmosphère des régions qu’ils traversent que la souris au centre de la machine pneumatique. Ce n’est pas seulement grâce aux mille précautions dont ils s’environnent, qu’ils sont redevables de leur éternelle impassibilité. Ce n’est pas parce qu’ils ont trois paires de breeches, les unes sur les autres, qu’ils arrivent parfaitement secs et propres malgré la pluie et la fange ; ce n’est pas non plus parce qu’ils ont des perruques de laine, que leur frisure raide et métallique brave l’humidité ; ce n’est pas parce qu’ils marchent chargés chacun d’autant de pommade, de brosses et de savon, qu’il en faudrait pour adoniser tout un régiment de conscrits bas-bretons, qu’ils ont toujours la barbe fraîche et les ongles irréprochables. C’est parce que l’air extérieur n’a pas de prise sur eux ; c’est parce qu’ils marchent, boivent, dorment et mangent dans leur fluide, comme dans une cloche de cristal épaisse de vingt pieds, et au travers de laquelle ils regardent en pitié les cavaliers que le vent défrise, et les piétons dont la neige endommage la chaussure. Je me suis demandé, en regardant attentivement le crâne, la physionomie et l’attitude des cinquante Anglais des deux sexes qui chaque soir se renouvelaient autour des tables d’hôtes de la Suisse, quel pouvait être le but de tant de pèlerinages lointains, périlleux et difficiles, et je crois avoir fini par le découvrir, grâce au major que j’ai consulté assidûment sur cette matière. Voici : pour une Anglaise, le vrai but de la vie est de réussir à traverser les régions les plus élevées et les plus orageuses sans avoir un cheveu dérangé à son chignon. — Pour un Anglais, c’est de rentrer dans sa patrie après avoir fait le tour du monde sans avoir sali ses gants ni troué ses bottes. C’est pour cela qu’en se rencontrant le soir dans les auberges après leurs pénibles excursions, hommes et femmes se mettent sous les armes et se montrent, d’un air noble et satisfait, dans toute l’imperméabilité majestueuse de leur tenue de touriste. Ce n’est pas leur personne, c’est leur garde-robe qui voyage, et l’homme n’est que l’occasion du porte-manteau, le véhicule de l’habillement. Je ne serais pas étonné de voir paraître à Londres des relations de voyage ainsi intitulées : Promenades d’un chapeau dans les marais Pontins. — Souvenirs de l’Helvétie, par un collet d’habit. — Expédition autour du monde, par un manteau de caoutchouc. — Les Italiens tombent dans le défaut contraire. Habitués à un climat égal et suave, ils méprisent les plus simples précautions, et les variations de la température les saisissent si vivement dans nos climats, qu’ils y sont aussitôt pris de nostalgie ; ils les parcourent avec un dédain superbe, et, portant le regret de leur belle patrie avec eux, la comparent sans cesse et tout haut à tout ce qu’ils voient. Ils ont l’air de vouloir mettre en loterie l’Italie comme une propriété, et de chercher des actionnaires pour leurs billets. Si quelque chose pouvait ôter l’envie de passer les Alpes, ce serait l’espèce de criée qu’il faut subir à propos de toutes les villes et de tous les villages, dont les noms seuls font battre le cœur et enfler la voix d’un Italien aussitôt qu’il les prononce.
Les meilleurs voyageurs, et ceux qui font le moins de bruit, ce sont les Allemands. Excellens piétons, fumeurs intrépides, et tous un peu musiciens ou botanistes. Ils voient lentement, sagement, et se consolent de tous les ennuis de l’auberge avec le cigare, le flageolet ou l’herbier. Graves comme les Anglais, ils ont de moins l’ostentation de la fortune, et ne se montrent pas plus qu’ils ne parlent. Ils passent inaperçus et sans faire de victimes de leurs plaisirs ou de leur oisiveté.
Quant à nous autres Français, il faut bien avouer que nous savons voyager moins qu’aucun peuple de l’Europe. L’impatience nous dévore, l’admiration nous transporte ; nos facultés sont vives et saisissantes, mais le dégoût nous abat au moindre échec. Quoique notre home soit généralement peu comfortable, il exerce sur nous une puissance qui nous poursuit jusqu’aux extrémités de la terre, nous rend revêches et mal habiles à supporter les privations et les fatigues, et nous inspire les plus puérils et les plus inutiles regrets. Imprévoyans comme les Italiens, nous n’avons pas leur force physique pour supporter les inconvéniens de notre maladresse. Nous sommes en voyage ce que nous sommes à la guerre, ardens au début, démoralisés à la débandade. Quiconque voit le départ d’une caravane française dans les chemins escarpés de la Suisse, peut bien rire de cette joie impétueuse, de ces courses folles sur les ravins, de cette hâte facétieuse, de toute cette peine perdue, de toute cette force prodiguée à l’avance sur les marges de la route, et de cette vaine attention donnée avec enthousiasme aux premiers objets venus. Celui-là peut être bien certain qu’au bout d’une heure la caravane aura épuisé tous les moyens possibles de se lasser au physique et au moral, et que vers le soir elle arrivera dispersée, triste, harassée, se traînant avec peine jusqu’au gîte, et n’ayant donné aux véritables sujets d’admiration qu’un coup d’œil distrait et fatigué.
Or, tout ceci n’est peut-être pas aussi inutile à noter qu’il te semble. Un voyage, on l’a dit souvent, est un abrégé de la vie de l’homme. La manière de voyager est donc le critérium auquel on peut connaître les nations et les individus ; l’art de voyager, c’est presque la science de la vie.
Moi, je me pique de cette science des voyages. Mais combien, à mes dépens, je l’ai acquise ! Je ne souhaite à personne d’y arriver au même prix, et j’en puis dire autant de tout ce qui constitue ma somme d’idées faites et d’habitudes volontaires.
Si je sais voyager sans ennui et sans dégoût, je ne me pique pas de marcher sans fatigue et de recevoir la pluie sans être mouillé. Il n’est au pouvoir d’aucun Français de se procurer la quantité nécessaire de fluide britannique pour échapper entièrement à toutes les intempéries de l’air. Mes amis sont dans le même cas, de sorte que tout le long du chemin notre toilette a été un sujet de scandale et de mépris pour les touristes pneumatiques. Mais quel dédommagement on trouve à se jeter à terre pour se reposer sur la première mousse venue, à s’enfumer dans le chalet, à traverser sans le secours du mulet et du guide les chemins difficiles, à poursuivre dans les prairies spongieuses l’Apollon aux ailes blanches ocellées de pourpre, à courir le long des buissons après la fantaisie, plus rapide et plus belle que tous les papillons de la terre ! le tout sauf à paraître le soir devant les Anglais, hâlé, crépu, poudreux, fangeux ou déchiré ; sauf à être pris pour un saltimbanque et à se donner la comédie en la promettant aux autres.
Au reste, nous fûmes un peu réhabilités à Chamounix par l’apparition du major fédéral en uniforme et par l’arrivée du légitimiste. Leurs excellentes manières et la dignité gracieuse d’Arabella rétablirent le silence, sinon la sécurité autour de nous. Je crois bien nonobstant que les couverts d’argent furent comptés trois fois ce soir-là ; et, pour ma part, j’entendis mistress ** et milady **, mes voisines, deux jeunes douairières de cinquante à soixante ans, barricader leur porte, comme si elles eussent craint une invasion de Cosaques.
— Ne pensez-vous pas, dit le major, qu’un pays tout entier converti en hôtellerie pour toutes les nations ne peut garder aucun caractère de nationalité ?
— Mais ne peut-on adresser le même reproche à votre Suisse ? lui dis-je.
— Hélas ! qui vous en empêche ? reprit-il.
— Cette Suisse qui feint de prendre une attitude fière, dit Franz, et qui, tandis que plusieurs milliers d’Anglais y étalent leur oisiveté, chasse les réfugiés de son territoire ! cette république qui s’unit aux monarchies pour traquer comme des bêtes fauves les martyrs de la cause républicaine !
Un roulement de tambour nous interrompit.
— Quel est ce bruit belliqueux ? dit Arabella.
— C’est la gelée qui commence, et le tambour qui l’annonce aux habitans de la vallée, afin qu’ils allument des feux auprès des pommes de terre.
La pomme de terre est l’unique richesse de cette partie de la Savoie. Les paysans pensent qu’en établissant une couche de fumée sur la région moyenne des montagnes, ils interceptent l’air des régions supérieures, et préservent de son atteinte le fond des gorges. J’ignore s’ils font bien. Si je voyageais aux frais d’un gouvernement, d’une société savante ou seulement d’un journal, j’apprendrais cela, et bien d’autres choses encore, que je risque fort de ne savoir jamais mieux que la plupart de ceux qui en parlent et en décident. Ce que je sais, c’est que cette ligne de feux, établis comme des signaux tout le long du ravin, m’offrit, au milieu de la nuit, un spectacle magnifique. Ils perçaient de taches rouges et de colonnes de fumée noire le rideau de vapeur d’argent où la vallée était entièrement plongée et perdue. Au-dessus des feux, au-dessus de la fumée et de la brume, la chaîne du Mont-Blanc montrait une de ses dernières ceintures granitiques, noire comme l’encre et couronnée de neige. Ces plans fantastiques du tableau semblaient nager dans le vide. Sur quelques cimes, que le vent avait balayées, apparaissaient dans un firmament pur et froid de larges étoiles. Ces pics de montagnes, élevant dans l’éther un horizon noir et resserré, faisaient paraître les astres étincelans. L’œil sanglant du Taureau, le farouche Aldébaran, s’élevait au-dessus d’une sombre aiguille de granit, qui semblait le soupirail de volcan d’où cette infernale étincelle venait de jaillir. Plus loin, Fomalhaut, étoile bleuâtre, pure et mélancolique, s’abaissait sur une cime blanche, et semblait une larme de compassion et de miséricorde tombée du ciel sur la pauvre vallée, mais prête à être saisie en chemin par l’Esprit perfide des glaciers.
Ayant trouvé ces deux métaphores, dans un grand contentement de moi-même, je fermai ma fenêtre. Mais en cherchant mon lit, dont j’avais perdu la position dans les ténèbres, je me fis une bosse à la tête contre l’angle du mur. C’est ce qui me dégoûta de faire des métaphores tous les jours subséquens. Mes amis eurent l’obligeance de s’en déclarer singulièrement privés.
Ce que j’ai vu de plus beau à Chamounix, c’est ma fille. Tu ne peux te figurer l’aplomb et la fierté de cette beauté de huit ans, en liberté dans les montagnes. Diane enfant devait être ainsi, lorsque, inhabile encore à poursuivre le sanglier dans l’horrible Érymanthe, elle jouait avec de jeunes faons sur les croupes amènes de l’Hybla. La fraîcheur de Solange brave le hâle et le soleil. Sa chemise entr’ouverte laisse à nu sa forte poitrine, dont rien ne peut ternir la blancheur immaculée. Sa longue chevelure blonde flotte en boucles légères jusqu’à ses reins vigoureux et souples, que rien ne fatigue, ni le pas sec et forcé des mules, ni la course au clocher sur les pentes rapides et glissantes, ni les gradins de rochers qu’il faut escalader durant des heures entières. Toujours grave et intrépide, sa joue se colore d’orgueil et de dépit quand on cherche à aider sa marche. Robuste comme un cèdre des montagnes et fraîche comme une fleur des vallées, elle semble deviner, quoiqu’elle ne sache pas encore le prix de l’intelligence, que le doigt de Dieu l’a touchée au front, et qu’elle est destinée à dominer un jour, par la force morale, ceux dont la force physique la protège maintenant. Au glacier des Bossons, elle m’a dit : « Sois tranquille, mon George, quand je serai reine, je te donnerai tout le Mont-Blanc. »
Son frère, quoique plus âgé de cinq ans, est moins vigoureux et moins téméraire. Tendre et doux, il reconnaît et révère instinctivement la supériorité de sa sœur ; mais il sait bien aussi que la bonté est un trésor. « Elle te rendra fier, me dit-il souvent, moi je te rendrai heureux. »
Éternel souci, éternelle joie de la vie, adulateurs despotiques, âpres aux moindres jouissances, habiles à se les procurer, soit par l’obsession, soit par l’opiniâtreté, égoïstes avec candeur, instinctivement pénétrés de leur trop légitime indépendance, les enfans sont nos maîtres, quelque fermeté que nous feignions vis-à-vis d’eux. Entre les plus fougueux et les plus incommodes, les miens se distinguent, malgré leur bonté naturelle ; et j’avoue que je ne sais aucune manière de les plier à la forme sociale, avant que la société leur fasse sentir ses angles de granit et ses herses de fer. J’ai beau chercher quelle bonne raison on peut donner à un esprit sortant de la main de Dieu, et jouissant de sa libre droiture, pour l’astreindre à tant d’inutiles et folles servitudes. À moins d’habitudes que je n’ai pas, et d’un charlatanisme que je ne peux ni ne veux avoir, je ne comprends pas comment j’oserais exiger que mes enfans reconnussent la prétendue nécessité de nos ridicules entraves. Je n’ai donc qu’un moyen d’autorité, et je l’emploie quand il faut, c’est-à-dire fort rarement ; c’est une volonté absolue, sans explication et sans appel. C’est ce que je ne conseille à personne d’essayer, s’il n’a les moyens de se faire aimer autant que craindre. Moi, j’en fais mon affaire.
J’aime beaucoup les systèmes, le cas d’application excepté. J’aime la foi saint-simonienne, j’estime fort le système de Fourrier, je révère ceux qui, dans ce siècle maudit, n’ont subi aucun entraînement vicieux, et qui se retirent dans une vie de méditation et de recherche, pour rêver le salut de l’humanité. Mais je crois qu’avec la moindre vertu mise en action, et soutenue par une certaine énergie, on en ferait plus qu’avec toute la sagesse des nations délayée dans des délibérations littéraires, et enfouie dans des conciliabules philantropiques. Cela me vient non à propos de l’éducation de mes enfans, mais à propos de celle du genre humain, sur laquelle Franz discourait, du haut de sa mule, en traversant les précipices de la Tête-Noire. « Enfantin, me disait-il, est un homme de talent et un homme de bien ; sont-ce les hommes qui lui ont manqué ? est-ce le système qui a manqué aux hommes ?
— Enfantin et le système ont péché tous deux, lui répondis-je, et les hommes n’ont pas manqué. Ma curiosité sympathique a pénétré assez avant dans la société saint-simonienne pour savoir qu’elle fut et qu’elle est encore composée d’ames d’élite, prêtes à recevoir la manne sacrée, et à conserver pure, sinon à répandre beaucoup, la bonne semence.
— De quoi accusez-vous Enfantin ? n’est-ce pas un digne homme ?
— Je l’accuse de n’être point un grand homme.
— Et le système, que lui reprochez-vous ?
— D’être un système et non un principe. Non-seulement un principe n’a pas besoin d’avoir un système à sa suite, il faut encore qu’il n’en ait pas, tant que ce principe n’est pas incarné dans un homme ou dans des hommes tout puissans. Remarquez bien qu’il ne s’agit pas ici de gouverner un état social, mais de le constituer. Nous n’avons pas à examiner ce que doivent être les pouvoirs établis et ceux qui les représentent ; nous songeons à fonder une société nouvelle. L’intelligence du siècle infiniment cultivée, admirablement exercée à la spéculation et au développement de la pensée sous toutes ses formes, a déjà produit, depuis dix ans, cent fois plus de formes sociales qu’il n’en faut pour rendre le genre humain heureux, excellent et sublime. Cependant nous ne voyons guère le bien que nous en avons ressenti, et il n’existe pas dix hommes en France qu’une conviction ait satisfaits et unis solidement. Le mal vient, à mes yeux, de ce que des hommes au-dessous de leur mission, ayant été acceptés pour représentans, ou tout au moins pour conservateurs du principe de réforme, tandis qu’on délayait des idées et qu’on bâtissait des chartes, on a laissé évaporer le principe. Au jour de l’épreuve, au lieu d’adeptes et de travailleurs, on n’a plus trouvé que les réclamations et les exigences des examinateurs et des donneurs d’avis. On aura beau dire qu’il faut conduire les hommes par des lois, et qu’avant de détruire l’ordre ancien, il faut construire le nouveau : il est certain qu’on ne fait rien de neuf avec des matériaux pourris, et que pour créer un ordre nouveau, il faut de nouveaux élémens. D’où sortiront-ils, si on ne travaille à ouvrir le sein maternel où ils sommeillent encore, où ils étouffent par milliers à chaque heure de cette funeste génération, faute du forceps et de la main libératrice ? Les serviteurs de la réforme seront infailliblement les premiers tyrans de la société réformée, nous dit-on. Commençons par former quelque chose, et quand les hommes violeront les lois qu’ils auront faites, il sera temps de réprimer les hommes et de consolider les lois. En attendant, il faut bien que la loi de l’humanité sorte du sein même de l’humanité ; il faut bien qu’une voix humaine exprime les besoins des hommes, qu’une main les pèse dans la balance, et qu’un bras exécute la volonté de Dieu sur la terre.
Cette volonté céleste, dérivée de l’ordre providentiel, ces besoins de l’humanité démontrés par son malheur et son abjection présente, ne composent pas un ensemble d’idées bien difficile à percevoir. Tout homme bien organisé et jouissant de sa raison, si corrompu et si pervers qu’il soit, en porte le texte saint écrit en caractères de feu dans le fond de sa conscience. Il ne faut pas s’appeler Washington et *** pour savoir ce que l’homme doit être dans l’ordre naturel et selon le principe de l’universelle équité. — Ainsi ces créateurs de dogmes libérateurs me font sourire, je l’avoue, quoique par comparaison avec les contempteurs de la vérité et les propagateurs du désordre tout-puissant qui nous gouverne, je sente pour eux un profond respect. Qu’ils promènent le flambeau dans les ténèbres, qu’ils renversent les obstacles, qu’ils brisent les fers, et qu’on se prosterne, et qu’on les nomme Moïse, Cromwell, ***, *** à la bonne heure. Mais que Saint-Simon, au fond d’un café, abolisse l’hérédité en avalant sa demi-tasse ; que la coterie Enfantin, Bazar et Rodrigues s’enferme, discute, prophétise et n’aboutisse qu’à une querelle de famille ; que M. Fourrier entasse dans nos bibliothèques vingt volumes plus savans, plus bizarres et plus ingénieux les uns que les autres ; que des hommes de cœur et de tête se groupent partiellement, qu’ils usent leur ardeur et leur force à déclamer dans leurs salons, à lutter dans leurs journaux contre de vaines plaisanteries et de sottes attaques, c’est vraiment bien du temps et de la peine perdus ; et plus on estime ceux qui s’immolent à ce rôle d’Ixion, plus on doit déplorer l’emploi futile de facultés si grandes, de volontés si nobles ! C’est pour cela qu’à chaque instant du jour je me surprends à railler amèrement des hommes et des choses que je respecte et que je chéris.
— À la bonne heure, Piffoël, répondit Franz, censure ces choses en pliant le genou, et nomme ces hommes chapeau bas ; car que trouves-tu de meilleur dans le temps présent ?
— Je sens au fond de mon cœur, et tu sens au fond du tien, lui dis-je, la certitude et l’attente de choses meilleures que ce qu’ils ont osé dire, et il y a dans les cachots et ailleurs des hommes capables de faire ce que peu de réformistes oseraient conseiller.
— Ainsi n’outrons rien. Les systèmes sont tous bons à mettre au cabinet, et les hommes qui s’en occupent feraient mieux… Oh ! diable, voici le major fédéral qui a l’air d’écouter, je ne dirai plus rien.
Mais le major n’écoutait réellement pas. Il avait la tête penchée sur son livre, et, au milieu des plus belles scènes de la nature, il n’avait d’yeux et de pensée que pour un traité de philosophie de M. Barchou de Penhoën.
Je me permis de l’en railler.
— Taisez-vous, me dit-il, vous n’êtes qu’un marchand de cochons ; vous traversez la vie en regardant comment les objets sont colorés, découpés et arrangés en apparence ; vous ne savez et vous ne désirez savoir la cause de rien. Vous me faites l’effet, vis-à-vis de la nature, d’un cordonnier qui analyse le soulier depuis le cordon jusqu’à la semelle, mais qui ne se doutera jamais du jeu admirable des muscles du pied qu’il chausse et qu’il chaussera toujours, vil artisan et grossier manœuvre. Vous avez bien regardé les montagnes depuis Chamounix jusqu’ici, n’est-ce pas ? Vous avez compté les sapins, et vous pourriez tracer dans votre cerveau une ligne exacte des déchiquetures de la chaîne, comme un dessinateur géographe trace de mémoire les sinuosités de la Saône sur un morceau de papier ? Pendant ce temps-là, j’ai cherché le principe de l’univers.
— Et vous l’avez trouvé, major ! Faites-nous-en part.
— Vous êtes un impertinent, dit-il. Je n’ai rien trouvé du tout ; mais j’ai pensé au principe de l’univers, et c’est un sujet de réflexion qui vaut bien l’action de regarder en l’air sans penser à rien.
Et donnant du talon à sa mule, il nous laissa en arrière, toujours clignottant sur son livre, et répétant entre ses dents une phrase qu’il venait de lire, et qui, apparemment, ne lui semblait pas claire : « L’absolu est identique à lui-même. »
— Quand nous arriverons à Martigny, sur les onze heures du soir, il aura peut-être découvert vingt-trois mille manières d’interpréter ces quatre mots. Je comprends qu’on ne peut être de bonne humeur quand on a de pareilles contentions d’esprit.
— Vous avez tort réciproquement de vous insulter, dit la sage Arabella. Tout homme est sage qui s’abandonne à ses impressions sans s’occuper du qu’en pensera-t-on ? Il y a quelque chose de plus stupide que l’indifférence du vulgaire en présence des beautés naturelles ; c’est l’extase obligée, c’est l’infatigable exclamation. Si le major n’est point dans une disposition artistique ce matin, il montre beaucoup plus de sens et d’esprit en se jetant dans une préoccupation absolue, que s’il faisait de tristes efforts pour ranimer son enthousiasme refroidi.
— D’ailleurs, je ne sais pas de quel droit, reprit Franz, nous mépriserions son indifférence pour le paysage, car nous n’avons encore parlé que des sectes nouvelles et de l’esprit de réforme. — Quant au docteur Puzzi, il attrape gravement des criquets le long des buissons, et ce n’est pas beaucoup plus poétique.
Vers le déclin du jour, nous nous trouvâmes au plus haut du col des montagnes, et nous fûmes assaillis par un vent glacé qui nous soufflait le grésil au visage. Courbés sur nos mules, nous nous cachions le nez dans nos manteaux. Le major était impassible, et songeait à son absolu. Dix minutes plus tard, et un quart de lieue plus bas, nous rentrâmes dans une région tempérée, et les profondeurs du Valais s’ouvrirent sous nos pieds, couronnées de cimes violettes et traversées par le Rhône comme par une bande d’argent mat. La nuit vint avant que nous eussions traversé au pas de course la zone de prairies qui conduit à Martigny par de beaux gazons coupés de mille ruisseaux. Un trou notable à mon soulier me força de monter sur la mule du major, en croupe derrière lui et son absolu. Il ne me fit pas grâce de la leçon.
— Les systèmes ne sont pas tout-à-fait aussi méprisables, dit-il, que veulent bien le faire croire les gens incapables de suivre, pendant un quart d’heure, le plus simple raisonnement, et de comprendre les plus claires théories. Ce sont d’excellentes habitudes d’esprit que celles qui amènent à embrasser d’un coup d’œil toutes les combinaisons de la pensée ; et, quand on est arrivé à saisir sans effort et à comparer sans trouble et sans vertige toutes les données morales et philosophiques qui circulent dans le monde intelligent, je crois qu’on est au moins aussi capable de juger son siècle, que lorsqu’on se croise les bras en disant : Tout ce qui est obscur est inintelligible, tout ce qui est difficile est irréalisable.
— Bravo, major, à bas l’obscurantiste, s’écrièrent en chœur les assistans.
Je n’étais pas content, d’autant plus que la mule avait le trot dur, et que l’infernal major accompagnait chaque phrase d’un coup d’éperon qui m’imprimait de plus violentes secousses. J’avais grande envie de le pousser dans le premier fossé venu et de continuer la route sans lui. Mais je craignis qu’il ne se vengeât par quelque malice plus raffinée ; et comme j’ai le malheur d’être fort lourd dans la plaisanterie, je me soumis à mon sort en attendant une meilleure occasion. La bonne Arabella, me voyant mortifié, prit généreusement ma défense.
— Piffoël a raison dans un sens, dit-elle ; c’est que tout système applicable à l’état social est risible avec des applications en petit. L’horticulteur qui fait sur couche un essai de prairie artificielle échoue lorsqu’il lance sa graine en plein champ. Il n’a pas prévu que les fonds pierreux ou humides feraient avorter sa semence, et les agriculteurs se moquent de lui avec raison.
— Je dis plus, m’écriai-je un peu encouragé ; je dis que tout plan systématique de réforme manque son but et perd sa valeur à être promulgué sans aucune possibilité d’application immédiate. Avant qu’on en ait pu espérer le moindre fruit, les sauterelles se sont abattues dessus, c’est-à-dire que les raisonneurs et les commentateurs, dédaigneux ou jaloux, l’ont analysé, disséqué, critiqué et discrédité de toute manière. Et quel moyen de persuasion quand la preuve est impossible à faire ? Quelle assurance peut-on se donner à soi-même quand on bâtit sur des probabilités et qu’on se base sur des approximations ? Le plus grossier cultivateur d’une terre libre est plus propre à fonder une société que le plus savant spéculateur sans propriété. Un homme d’un sens droit et d’une conscience pure peut, avec de la persévérance et de la fermeté, quand les temps sont venus, quand les sympathies de ses semblables lui pavent le chemin, faire de grandes choses, tandis que le plus profond des théoriciens et le plus subtil des démonstrateurs restera inerte, s’il se fie à l’action morale de ses révélations hors de propos. On ne fait plus de propagande avec les systèmes ; l’expérience le prouve tous les jours. Les livres savans ne vont qu’aux savans ; les masses ne les lisent pas et ne les comprendraient pas. Que le major sympathise avec des esprits d’une haute trempe, cela est heureux et agréable pour lui et pour eux ; mais le monde n’en ressent aucune chaleur, et le vulgaire n’en reçoit aucun soulagement. Les saint-simoniens n’ont pu remuer le peuple avec leurs prédications ; l’éloquence et l’érudition de Barrault ont eu moins de prise sur lui que les grosses vérités des orateurs de carrefour en 93. C’est qu’au peuple il faut des principes, et rien autre. Trouvez un moyen d’appuyer votre propagande sur un texte limpide et laconique, et quand vous aurez fait un peuple avec cela, vous lui ferez des codes en trente volumes si vous voulez. Il étudiera ce droit-là comme il étudie le code Napoléon, c’est-à-dire qu’il s’y soumettra aveuglément et sans examen, s’il en ressort un principe d’honneur et de bien-être dont il sente les effets. Jusque-là vous n’êtes que des brahmanes, moins le pouvoir arbitraire. Vous cachez la vérité dans des puits, et vos plus anciens adeptes peuvent à peine expliquer vos mystères, tant ils sont compliqués, tant le principe y est enveloppé d’hiéroglyphes. Faute de vouloir trancher dans le vif et de présenter courageusement tout le péril et toute la souffrance d’une grande crise expiatoire, vous faites rire avec des utopies, et vous méritez à plusieurs égards les reproches d’hypocrisie qu’on vous adresse. Car enfin un système est la supposition gratuite d’un plein succès et d’un complet accord, et en cela un système est un mensonge, car nul bien n’arrive sans effort, nul enfantement ne s’opère sans douleur et sans danger.
Au reste, l’abbé de La Mennais a prouvé la folie des systèmes lorsqu’il a écrit un livre sublime, que le dernier prolétaire comprend comme l’Évangile, et devant lequel les plus hautes intelligences sont forcées de s’incliner ? J’espère que vous ne trouvez pas dans les Paroles d’un Croyant l’ombre d’un système, et que, cependant, c’est une large et solide base où toutes les grandes espérances peuvent s’appuyer. Qu’on mette à l’action des hommes animés et possédés de tout le feu sacré du principe, et ne soyez pas en peine des petits moyens et des mesures journalières. Ils sauront bien bâtir leur temple pierre à pierre, attacher leur filet maille à maille, ayant dans la main l’inspiration qui émeut les rochers, et la foi qui fait marcher sur les eaux. — Je pense que l’abbé de La Mennais, en se rattachant à la religion chrétienne au milieu des haines qu’elle inspire, avait plus à faire que tous les fondateurs de religions nouvelles ; et voyez l’effet de quelques pages sur l’Europe entière. Comparez-le aux avortemens de tant de productions systématiques !
— Et cependant, n’en doutez pas, reprit Franz, l’avenir du monde est dans tout. Les divers élémens de rénovation se constitueront un jour et formeront une noble unité. Oh ! non, tant de belles lueurs éparses ne retomberont pas dans la nuit ; tant de nobles aspirations, tant de généreux soupirs, ne seront pas étouffés par l’implacable indifférence du destin. Qu’importent les erreurs, les faiblesses et les dissensions des champions de la vérité ? Ils combattent aujourd’hui épars, et malades malgré eux du désordre et de l’intolérante vanité du siècle. Ils ne peuvent s’élever au-dessus de cette atmosphère empoisonnée. Perdus dans une affreuse mêlée, ils se méconnaissent, se fuient, et se blessent les uns les autres, au lieu de se presser sous la même bannière, et de plier le genou devant les plus robustes et les plus purs d’entre eux. Ils prodiguent leur force à des engagemens partiels, à de frivoles escarmouches. Il faut que cette génération haletante passe et s’efface comme un torrent d’hiver. Il faut qu’elle emporte nos lamentations prophétiques, nos protestations et nos pleurs. Après elle, de nouveaux combattans mieux disciplinés, instruits par nos revers, ramasseront nos armes éparses sur le champ de bataille, et découvriront la vertu magique des flèches d’Hercule.
— Embrassons-nous, mon pauvre Franz, et que Dieu t’entende ! m’écriai-je en sautant à bas du mulet, tu ne parles et tu ne penses pas mal pour un musicien.
Une servante de mauvaise humeur ouvrait en cet instant la porte de l’hôtel de la Grand’-Maison, à Martigny.
— Ce n’est pas une raison pour faire la grimace, lui dit à brûle-pourpoint Franz, qui était tout émoustillé et tout guerroyant.
Elle faillit lui jeter son flambeau à la tête. Ursule se prit à pleurer. — Qu’as-tu ? lui dis-je. — Hélas ! dit-elle, je savais bien que vous me mèneriez au bout du monde ; nous voici à la Martinique. Il faudra passer la mer pour retourner chez nous ; on me l’avait bien dit que vous ne vous arrêteriez pas en Suisse ! — Ma chère, lui dis-je, rassure-toi et enorgueillis-toi. D’abord tu es à Martigny, en Suisse, et non à la Martinique. Ensuite, tu sais la géographie, absolument comme Shakspeare.
Cette dernière explication parut la flatter. Franz donna l’ordre aux domestiques de réveiller la caravane à six heures du matin. Nous nous jetâmes dans nos lits, exténués de fatigue. J’avais fait à pied presque tout le chemin, c’est-à-dire huit lieues. Le major l’avait fort bien remarqué, et il me gardait un plat de son métier. Il s’enferma avec Barchou de Penhoën et Puzzi, qu’il rossa pour l’empêcher de ronfler, et il chercha toute la nuit le véritable sens de cette terrible phrase : — « L’absolu est identique à lui-même.»
N’en ayant point trouvé qui le satisfît pleinement, son humeur satanique s’exaspéra, et, à quatre heures du matin, il vint faire un vacarme épouvantable à ma porte. Je m’éveille, je m’habille en toute hâte, je refais mes paquets, et je parcours toute la maison, affairé, me frottant les yeux, luttant contre la fatigue, et craignant d’être en retard. Un profond silence régnait partout, j’en étais à croire que la caravane était partie sans moi, quand le major, en bonnet de nuit, apparaît en bâillant sur le seuil de sa chambre.
— Quelle mouche vous pique ? dit-il avec un sourire féroce, et d’où vient que vous êtes si matinal ? Votre humeur est vraiment fâcheuse en voyage. Tenez-vous en repos, nous avons encore une heure à dormir.
— Damné major !… m’écriai-je avec fureur.
Le nom lui en est resté, et il est bien plus expressif qu’il n’est permis à ma plume de le tracer.
Nous entrâmes dans l’église de Saint-Nicolas pour entendre le plus bel orgue qui ait été fait jusqu’ici. Arabella, habituée aux sublimes réalisations, ame immense, insatiable, impérieuse envers Dieu et les hommes, s’assit fièrement sur le bord de la balustrade, et promenant sur la nef inférieure son regard mélancoliquement contempteur, attendit et attendit en vain ces voix célestes qui vibrent dans son sein, mais que nulle voix humaine, nul instrument sorti de nos mains mortelles ne peut faire résonner à son oreille. Ses grands cheveux, blonds déroulés par la pluie, tombaient sur sa main blanche, et son œil où l’azur des cieux réfléchit sa plus belle nuance, interrogeait la puissance de la créature dans chaque son émané du vaste instrument. « Ce n’est pas ce que j’attendais, » me dit-elle d’un air simple et sans songer à l’ambition de sa parole. — Exigeante, lui dis-je, tu n’as pas trouvé le glacier assez blanc, l’autre jour sur la montagne ! Ses grandes crêtes qui semblaient taillées dans les flancs de Paros, ses dents aiguës au pied desquelles nous étions comme des nains, ne t’ont pas semblé dignes de ton regard superbe. La voix des torrens est, selon toi, sourde et monotone, la hauteur des sapins ne t’étonne pas plus que celle des joncs du rivage ; tu mesures le ciel et la terre ; tu demandes les palmiers de l’Arabie-Heureuse sur la croupe du Mont-Blanc, et les crocodiles du Nil dans l’écume du Reichenbach ; tu voudrais voir voguer les flottes de Cléopâtre sur les ondes immobiles de la Mer de glace. De quelle étoile nous es-tu donc venue, toi qui méprises le monde que nous habitons ? Tu veux maintenant que ce vieillard refrogné qui te regarde avec stupeur, ait trouvé sous sa perruque un peu plus que la puissance de Dieu pour te satisfaire !
En effet, Mooser, le vieux luthier, le créateur du grand instrument, aussi mystérieux, aussi triste, aussi maussade que l’homme au chien noir et aux macarons d’Hoffmann, était debout à l’autre extrémité de la galerie, et nous regardait tour à tour d’un air sombre et méfiant. Homme spécial s’il en fut, Helvétien inébranlable, il semblait ne pas goûter le moins du monde le chant simple et sublime que notre grand artiste essayait sur l’orgue. À vrai dire, celui-ci ne tirait pas tout le parti possible de la machine. Il cherchait platement les sons les plus purs et ne nous régalait pas du plus petit coup de tonnerre. Aussi l’organiste de la cathédrale, gros jeune homme à la joue vermeille, confrère familier et quasi protecteur de notre ami, le poussait doucement à chaque instant, et prenant sans façon sa place, essayait, à force de bras, de nous faire comprendre la puissance vraiment grande, je le confesse, du charlatanisme musical. Il fit tant des pieds et des mains, et du coude, et du poignet, et je crois, des genoux (le tout de l’air le plus flegmatique et le plus bénévole), que nous eûmes un orage complet, pluie, vent, grêle, cris lointains, chiens en détresse, prière du voyageur, désastre dans le chalet, piaulement d’enfans épouvantés, clochette de vaches perdues, fracas de la foudre, craquement des sapins, finale, dévastation des pommes de terre.
Quant à moi, naïf paysan, artiste ou plutôt artisan grossier, enthousiasmé de ce vacarme harmonieux, et retrouvant, dans cette peinture à gros effets, les scènes rustiques de ma vie, je m’approchai du maestro fribourgeois et je m’écriai avec effusion :
— Monsieur, cela est magnifique ; je vous supplie de me faire encore entendre ce coup de tonnerre, mais je crois qu’en vous asseyant brusquement sur le clavier, vous produiriez un effet plus complet encore.
Le maestro me regarda avec étonnement, il n’entendait pas un mot de français, et, à mon grand déplaisir, mes amis ne voulurent jamais lui traduire ma requête en allemand, sous prétexte qu’elle était inconvenante. Il me fallut donc renoncer une fois de plus dans ma vie à compléter mon émotion.
Cependant le vieux Mooser était resté impassible pendant l’orage. Planté dans son coin comme une statue roide et anguleuse du moyen-âge, c’est à peine si au plus fort de la tempête un imperceptible sourire de satisfaction avait effleuré ses lèvres. Il est vrai, qu’à l’exception de moi, toute la famille avait été brutalement insensible à la pluie, au tonnerre, à la clochette, aux vaches perdues, etc. Je croyais même que cette inappréciation de la force pulmonaire de son instrument l’avait profondément blessé ; mais le syndic vint nous apprendre la cause de sa préoccupation. Mooser n’est pas content de son œuvre, et il a grand tort, je le jure, car s’il n’a pas encore atteint la perfection, il a fait du moins ce qui existe de plus parfait en son genre. Mais comme toutes les grandes spécialités, le brave homme a son grain de folie. L’orage est, à ce qu’il paraît, son idéal. Dada sublime et digne du cerveau d’Ossian ! mais difficile à dompter, et s’échappant toujours par quelque endroit, au moment où le patient artiste croit l’avoir bridé. Voyez un peu ! Les bruits de l’air sous toutes leurs formes auditives sont entrés dans les jeux d’orgue, comme Éole et sa nombreuse lignée dans les outres d’Ulysse ; mais l’éclair seul, l’éclair rebelle, l’éclair irréalisable, l’éclair qui n’est ni un son, ni un bruit, et que Mooser veut pourtant exprimer par un son ou par un bruit quelconque, manque à l’orage de Mooser. Voilà donc un homme qui mourra sans avoir triomphé de l’impossible, et qui ne jouira point de sa gloire, faute d’un éclair en musique. Il me semble, Arabella, que vous eussiez dû le plaindre, au lieu de vous en moquer ; la folie de ce bonhomme a bien quelque rapport avec la maladie sacrée qui vous ronge.
Après nous avoir exprimé le rêve de Mooser très gravement et sans aucune espèce de doute sur sa réalisation (car il essaya lui-même de nous faire entendre par une espèce de sifflement le bruit de la lumière), le syndic nous promena dans les flancs de l’immense machine. Toutes ces voix humaines, tous ces ouragans, tout cet orchestre de musiciens imaginaires enfermés dans des étuis de fer-blanc, nous rappelèrent les génies des contes arabes, condamnés, par des puissances supérieures, à gronder et à gémir dans des coffrets de métal scellés.
On nous avait dit que Mooser était appelé à Paris pour faire l’orgue de la Madeleine ; mais le syndic nous apprit qu’il n’en était plus question. Sans doute le gouvernement français, moins magnifique qu’un canton de la Suisse, aura reculé devant la nécessité de payer honorablement un travail de premier ordre. Il est cependant certain que Mooser est seul capable de remplir des grandes clameurs de la prière en musique, le large vaisseau de la Madeleine, et que là seulement il pourrait déployer toutes les ressources de sa science. Ainsi le monument et l’ouvrier s’appellent l’un l’autre.
Ce fut seulement lorsque Franz posa librement ses mains sur le clavier, et nous fit entendre un fragment de son Dies iræ, que nous comprîmes la supériorité de l’orgue de Fribourg sur tout ce que nous connaissions en ce genre. La veille, déjà, nous avions entendu celui de la petite ville de Bulle, qui est aussi un ouvrage de Mooser, et nous avions été charmés de la qualité des sons ; mais le perfectionnement est remarquable dans celui de Fribourg, surtout les jeux de la voix humaine, qui, perçant à travers la basse, produisirent sur nos enfans une illusion complète. Il y aurait eu de beaux contes à leur faire sur ce chœur de vierges invisibles ; mais nous étions tous absorbés par les notes austères du Dies iræ. Jamais le profil florentin de Franz ne s’était dessiné plus pâle et plus pur, dans une nuée plus sombre de terreurs mystiques et de religieuses tristesses. Il y avait une combinaison harmonique qui revenait sans cesse sous sa main, et dont chaque note se traduisait à mon imagination par les rudes paroles de l’hymne funèbre :
Quantus tremor est futurus
Quandò judex est venturus, etc.
Je ne sais si ces paroles correspondaient, dans le génie du maître, aux notes que je leur attribuais, mais nulle puissance humaine n’eût ôté de mon oreille ces syllabes terribles, quantus tremor…
Tout à coup, au lieu de m’abattre, cette menace de jugement m’apparut comme une promesse, et accéléra d’une joie inconnue les battemens de mon cœur. Une confiance, une sérénité infinie me disait que la justice éternelle ne me briserait pas, qu’avec le flot des opprimés je passerais oublié, pardonné peut-être, sous la grande herse du jugement dernier, que les puissans du siècle et les grands de la terre y seraient seuls broyés aux yeux des victimes innombrables de leur prétendu droit. La loi du talion réservée à Dieu seul par les apôtres de la miséricorde chrétienne, et célébrée par un chant si grave et si large, ne me sembla pas un trop frivole exercice de la puissance céleste, quand je me souvins qu’il s’agissait de châtier des crimes tels que l’avilissement et la servitude de la race humaine. Oh oui ! me disais-je tandis que l’ire divine grondait sur ma tête en notes foudroyantes, il y aura de la crainte pour ceux qui n’auront pas craint Dieu, et qui l’auront outragé dans le plus noble ouvrage de ses mains, pour ceux qui auront violé le sanctuaire des consciences, pour ceux qui auront chargé de fers les mains de leurs frères, pour ceux qui auront épaissi sur leurs yeux les ténèbres de l’ignorance, pour ceux qui auront proclamé que l’esclavage des peuples est d’institution divine, et qu’un ange apporta du ciel le poison qui frappe de démence ou d’ineptie le front des monarques, pour ceux qui trafiquent du peuple et qui vendent sa chair au dragon de l’Apocalypse ; pour tous ceux-là, il y aura de la crainte, il y aura de l’épouvante !
J’étais dans un de ces accès de vie que nous communique une belle musique ou un vin généreux, dans une de ces excitations intérieures où l’ame long-temps engourdie semble gronder comme un torrent qui va rompre les glaces de l’hiver, lorsqu’en me retournant vers Arabella, je vis sur sa figure une expression céleste d’attendrissement et de piété ; sans doute elle avait été remuée par des notes plus sympathiques à sa nature. Chaque combinaison des sons, des lignes, de la couleur, dans les ouvrages de l’art, fait vibrer en nous des cordes secrètes et révèle les mystérieux rapports de chaque individu avec le monde extérieur. Là où j’avais rêvé la vengeance du Dieu des armées, elle avait baissé doucement la tête, sentant bien que l’ange de la colère passerait sur elle sans la frapper, et elle s’était passionnée pour une phrase plus suave et plus touchante, peut-être pour quelque chose comme le
Recordare, Jesu pie…
Pendant ce temps, des nuées passaient et la pluie fouettait les vitraux ; puis le soleil reparaissait pâle et oblique pour être éteint peu de minutes après par une nouvelle averse. Grâce à ces effets inattendus de la lumière, la blanche et proprette cathédrale de Fribourg paraissait encore plus riante que de coutume, et la figure du roi David, peinte en costume de théâtre du temps de Pradon, avec une perruque noire et des brodequins de maroquin rouge, semblait sourire et s’apprêter à danser encore une fois devant l’arche. Et cependant l’instrument tonnait comme la voix du Dieu fort, et l’inspiration de notre grand musicien faisait planer tout l’enfer et tout le purgatoire de Dante sous ces voûtes étroites à nervures peintes en rose et en gris de perle.
Les enfans couchés à terre comme de jeunes chiens s’endormaient dans des rêves de fées sur les marches de la tribune, Mooser faisait la moue, et le syndic s’informait de nos noms et qualités auprès du major fédéral. À chaque réponse ambiguë du malicieux cicérone, le bon et curieux magistrat nous regardait alternativement avec doute et surprise.
— Ouais ! disait-il en flairant de loin le beau front révélateur d’Arabella, c’est une dame de Paris ? Et quoi encore ?…
— Quoi encore ? reprenait le major en me désignant ; ce drôle en blouse mouillée, et en guêtres crottées, avec ces deux marmots dans ses jambes ? Eh bien ! c’est… ce sont trois élèves du pianiste.
— Oui dà ! Il les fait voyager avec lui ?…
— Il a la manie de traîner son école à sa suite. Il professe gravement la théorie de son art le long des abîmes, et monté sur un mulet.
— En effet, reprit judicieusement le premier magistrat de la ville de Fribourg, ils ont tous de longs cheveux tombant sur les épaules, comme lui. Mais, ajouta-t-il en arrêtant son regard investigateur sur le personnage problématique de Puzzi : Qu’est-ce que cela ?
— Une célèbre cantatrice italienne qui le suit sous un déguisement.
— Oh, oh !… s’écria le bonhomme avec un sourire tout-à-fait malin : j’avais bien deviné que celui-là était une femme !…
Tout à coup l’air manqua aux poumons de l’orgue, sa voix expira, et il rendit le dernier soupir entre les mains de Franzi ; le premier coup de vêpres venait de sonner, et l’ame de Beethowen eût en vain apparu pour engager le souffleur à retarder d’une minute la psalmodie nazillarde de l’office. J’eus envie d’aller lui donner des coups de poing, et je pensai à toi, aimante Théodore, facétieux Kreyssler, Hoffmann ! poète amer et charmant, ironique et tendre, enfant gâté de toutes les muses, romancier, peintre et musicien, botaniste, entomologiste, mécanicien, chimiste, et quelque peu sorcier ! c’est au milieu des scènes fugitives de ta vie d’artiste, en proie aux luttes cruelles et burlesques, où l’amour du beau et le sentiment d’un idéal sublime t’entraînèrent, aux prises avec l’insensibilité ou le mauvais goût de la vie bourgeoise, c’est en jurant contre ceux-ci, et en te prosternant devant ceux-là, que tu sentis la vie, tantôt délirante de joies, et tantôt dévorée d’ennuis, le plus souvent bouffonne, grâce à ton courage, à ta philosophie, et, faut-il le dire, à ton intempérance.
Mais adieu, mon vieux ami, c’est assez divaguer pour une quinzaine. Je vous quitte et pars pour Genève, d’où je veux écrire à Meyerbeer. Amitiés tendres, terribles poignées de mains à nos amis de Paris, à David Richard, à Calamatta, à Charles d’Aragon, à Mercier, à notre Benjamin, etc., etc.