Lettres d’un philosophe et d’une femme sensible, Condorcet et Mme Suard/03

Lettres d’un philosophe et d’une femme sensible, Condorcet et Mme Suard
Revue des Deux Mondes6e période, tome 7 (p. 57-81).
LETTRES D’UN PHILOSOPHE
ET D’UNE
FEMME SENSIBLE

CONDORCET ET MADAME SUARD
D’APRÈS UNE CORRESPONDANCE INÉDITE[1]

III
L’ENVERS DE LA SENSIBILITÉ

Le jour où Turgot fut nommé contrôleur général, il y eut beaucoup de joie parmi les philosophes. La philosophie triomphait ; ils ne doutèrent pas qu’ils ne dussent triompher avec elle. Donc on les vit, sur l’heure et d’instinct, se mettre en marche ; ils arrivèrent en rangs pressés, ils envahirent les bureaux, ils prirent possession des places, ils se partagèrent les honneurs et les bénéfices : il y en eut partout. Morellet fut chargé de dépouiller la correspondance ; De Vaines fut premier commis, Suard historiographe, le comte d’Angivilliers directeur des bâtimens, Le Noir lieutenant général de police. Turgot se laissait faire, non sans trouver qu’il y avait beaucoup de philosophes en France, et qu’il fallait beaucoup de places pour contenter leur philosophie. Et Mme du Deffand exagérait à peine, quand elle écrivait : « On fait revivre en faveur des philosophes les charges qu’on avait supprimées. D’Alembert, Bossut, Condorcet sont, dit-on, directeurs de la navigation de terre, avec chacun 2 000 écus d’appointemens. Je ne doute pas que la demoiselle de Lespinasse ait quelque paraguante. » Le paraguante de Mlle de Lespinasse, — heureux temps où il n’y avait pas de mot français pour dire pot-de-vin ! — fut l’entrée de Guibert à l’état-major de la Guerre. Pour Condorcet, apparemment le poste que lui destinait l’ironie de Mme du Deffand était déjà distribué : il eut la place d’Inspecteur des monnaies, qui comportait cinq mille francs d’appointemens.

Ce même jour, il coula bien des pleurs dans le phalanstère de la rue Louis-le-Grand. L’hôte principal, le membre le plus important de la petite colonie, allait la quitter. Un très beau logement était attaché à la place que Condorcet venait d’obtenir C’était un avantage des plus appréciables, et le nouvel Inspecteur ne songea pas un instant qu’il y pût renoncer. Mais vous connaissez la sensibilité de Mme Suard : comment pourrait-elle supporter un tel coup ? Elle déclara que la séparation était au-dessus de ses forces, et que, si elle devait cesser d’habiter sous le même toit que le cher philosophe, elle ne ferait plus que languir. Devant un tel désespoir, Condorcet s’effraya ; et ses craintes lui suggérant le seul moyen qu’il y eût de concilier les devoirs de sa fonction avec ceux de son amitié, il fit une proposition : que les Suard vinssent partager son installation à la Monnaie.

Mme Suard fut très embarrassée. Un combat se livra en elle dont elle nous confie ingénument le secret : « C’était pour moi un véritable malheur que de cesser de vivre avec Condorcet sous le même toit… Mais c’en était un autre, que je n’envisageais pas tranquillement, que d’abandonner toute ma société pour aller vivre au-delà des ponts. » Elle tenait à ses relations, partant à son quartier : dans le Paris d’autrefois, un même quartier groupait les gens d’un même monde. De la rue Louis-le-Grand, Mme Suard était, en quelques minutes, rue de Cléry où habitaient les Necker, ses bienfaiteurs, rue Saint-Honoré où Mme Geoffrin avait son royaume, rue d’Argenteuil chez les Saurin dont elle faisait sa plus habituelle société, place Vendôme chez l’abbé Morellet, rue Royale chez les Grouchy, rue Gaillon chez le conseiller Fréteau, rue des Capucines chez Mme de Meulan, etc. Tout ce monde, à son tour, lui rendait visite. Elle avait un salon : pouvait-elle décemment le tenir chez Condorcet ? La raison l’emporta sur le sentiment. Elle lui fournit même une excuse spécieuse pour colorer son refus : « Votre amitié n’est pas de celles que les distances effraient, dit-elle à Condorcet ; en vous suivant, je romps toutes mes habitudes et peut-être tous les liens de ma société : en ne vous suivant point, j’ai toujours un grand sacrifice à faire, celui de vous voir moins ; mais je conserve mon ami. » Au fond, elle n’était pas dupe et son propre sophisme ne l’abusait pas. C’en était fait de leur ancienne amitié. Toutefois, elle ne mesura pas les graves conséquences que cette brisure pouvait entraîner. Ah ! si elle avait pu lire dans l’avenir et prévoir l’événement auquel elle laissait ainsi le champ libre !…

On s’était promis de se voir tous les jours. On se tint parole, pendant quelques jours. Condorcet repassa les ponts. Mais la distance est si grande, à Paris, d’une rive à l’autre, et les empêchemens si nombreux ! Ajoutez les absences forcées, les tournées d’inspection, les voyages. Ce qui naguère était l’habitude de chaque jour, devient un dérangement auquel il faut faire une place parmi des occupations auxquelles suffit à peine la journée. Les interruptions se multiplient. Les silences se prolongent. Or, quand on ne s’est rien dit depuis longtemps, c’est étonnant comme on a peu de choses à se dire.


I

Un voyage ! Est-ce le nom qu’il faut donner à l’expédition que fit Mme Suard, justement en cette année 1775 ? Un autre mot ne conviendrait-il pas mieux : celui de pèlerinage ? Aucun temps plus que cet irréligieux XVIIIe siècle ne connut les dévotions particulières. Il rendait aux vivans le culte que nous n’adressons qu’aux morts. Jean-Jacques avait eu ses convulsionnaires et Franklin aura ses fanatiques. Pour lors Ferney était la Mecque des incroyans. Mme Suard avait longtemps désespéré d’y entrer, lorsqu’une occasion se présenta qu’elle saisit avec enthousiasme. Son frère Panckoucke allait soumettre à Voltaire le projet d’une édition de ses œuvres qui, d’ailleurs, ne parut jamais. Elle obtint qu’il l’emmenât. Ce « Voyage à Ferney » est resté célèbre, et la relation qu’en rédigea Mme Suard, sous forme de lettres à son mari, fait partie intégrante de la biographie du patriarche : c’est un chapitre de l’histoire des religions au XVIIIe siècle.

En ce temps-là, c’était une affaire qu’un voyage en Suisse, et dont on ne laissait pas de retirer quelque considération. Mme Suard fit à ses amis de Paris des adieux en règle. Ceux-ci la félicitèrent de son courage et la bourrèrent de lettres de recommandation. Il y en avait une de d’Alembert, une autre de La Harpe qui profitait de l’occasion pour faire porter au grand homme ses éternels Barmécides. Celle de Condorcet était la plus galamment tournée. La voici, d’après une copie que Suard en fit tirer : « Vous recevrez cette lettre, mon cher et illustre maître, des mains d’une jeune et jolie femme qui abandonne pour vous son mari qu’elle aime passionnément et ses amis dont elle est tendrement aimée : vous êtes plus sage que Salomon et elle est plus blanche que la reine de Saba. Si vous n’étiez pas rassasié d’admirations, je vous parlerais de son enthousiasme pour vous. Si elle avait besoin de recommandations, je compterais assez sur votre bonté pour vous dire que je n’ai point d’amie qui me soit plus chère. Mais ou l’auteur de Zaïre a bien changé, ou elle n’a besoin auprès de vous que de son visage. Si vous aviez le temps de la connaître, vous sauriez cependant que son esprit vaut mieux que son visage, et que son âme est encore mille fois au-dessus… » Une seule ombre à ce portrait enchanteur : l’amitié pour Necker. « Je ne lui connais qu’un défaut, c’est de croire au génie du Genevois qui a voulu donner des leçons à M. Turgot, chez Pissot, quai de Conti[2]. Mais Newton croyait à l’Apocalypse. » La voyageuse se chargea encore de diverses commissions, nouvelles à donner, complimens à transmettre, souvenirs à rapporter, notamment des montres qui étaient une spécialité de Ferney. Enfin elle se confia aux hasards de la route : on était aux premiers jours de mai.

Les aventures commencèrent aussitôt. Il faut dire que la France, dans ces années qui précèdent et annoncent la Révolution, était toute frémissante. Sur tous les points, on se heurtait à cette anarchie que Taine a qualifiée de spontanée et qui, plus d’une fois, serait mieux appelée l’anarchie organisée. Ce fut le cas pour les troubles qui portent dans l’histoire le nom de « guerre des farines. » Turgot, en arrivant au pouvoir, s’était empressé de mettre en pratique une des théories chères aux philosophes, et notamment à Condorcet : la libre circulation les grains. L’essai avait mal tourné, et, la récolte ayant été mauvaise, on craignit la famine. Le prix du pain s’éleva jusqu’à près de quatre sous la livre. Dans plusieurs provinces, le mécontentement prit une forme violente. On manifesta contre la vie chère. Des bandes se formèrent qui arrêtèrent les convois, saccagèrent les bateaux, pillèrent les marchés. À Versailles, les 2 et 3 mai, les émeutiers pénétrèrent jusqu’aux grilles du château. Les troupes envoyées pour les contenir furent mal commandées par le prince de Poix, qui perdit la tête et promit tout ce qu’on voulut. Le résultat de ces concessions fut que, le lendemain, Paris était en ébullition ; on se battit faubourg Saint-Antoine ; les boutiques lurent fermées faubourg Saint-Honoré. Mais voici le plus curieux de l’affaire : la discipline avec laquelle opéraient les insurgés, des distributions d’argent dont on eut la preuve, enfin l’extraordinaire mollesse de la répression donnèrent fortement à penser qu’on se trouvait en présence d’un mouvement concerté. Quel but poursuivaient les meneurs ? Et s’ils en voulaient à Turgot, n’en voulaient-ils qu’à lui ? Mme  Suard se fait, dans cette curieuse lettre, l’écho des bruits qui circulaient :


DE MADAME SUARD À CONDORCET

J’ai reçu les adieux de tous mes amis et ce soir je quille mon bon ami, je quitte Paris dans un moment de trouble. Vous aurez su qu’il y a eu des révoltes dans tous les environs et qu’hier il y en a eu une ici. On croit que les révoltes sont fomentées ; on a envoyé des détachemens, mais il semble que ce n’a été que pour les rendre spectateurs tranquilles des violences du peuple. A Versailles, on l’a laissé piller et voler les boulangers et enfoncer deux maisons de particuliers, sans faire le moindre acte de vigueur. Le prince de Poix a dit à la populace pour l’apaiser qu’on lui donnerait le pain à deux sols. En conséquence, hier, à Paris, le peuple a fait la loi aux boulangers. Les plus honnêtes l’ont payé à ce prix, et les brigands ont voulu l’avoir pour rien. Une preuve que le peuple n’était point disposé à la révolte, c’est qu’il indiquait lui-même les plus mutins. Ils ont été cette nuit à Montmartre, ont renversé deux moulins et dispersé tout le bled. Le Roi a écrit à M. Turgot avec lapins tendre estime, il lui dit aussi qu’il est désespéré de la sottise de M. de Poix. Combien je me suis félicitée que vous ne tussiez pas témoin de toutes ces attaques contre M. Turgot ! On m’écrit que M. Le Noir perd sa place de lieutenant de police et qu’on la donne à M. Albert. C’est sans doute un homme qui convient à votre ami, à celui de tous les gens de bien.

En cours de route, Mme  Suard note avec soin ses impressions. La descente du Rhône lui laisse, comme souvenir, celui d’une extinction de voix. A Avignon, elle va voir les remparts et en pense, cent ans d’avance, ce qu’en pensera M. Pourquerol de Boisserin. La fontaine de Vaucluse, consacrée par les poètes et par les amans, la trouve plus indulgente. A Marseille, elle fait rencontre de trois assassins, et, faute de pouvoir se réfugier dans le sein de M. Suard, elle se jette dans celui d’un jeune M. de Fléchier, neveu du fameux évêque. A Aix, elle voit un portrait de Mme Sévigné et s’étonne qu’une femme ait pu concilier tant d’embonpoint avec tant de sensibilité. Enfin elle touche au terme de son voyage et de ses désirs : elle voit le dieu ! Elle connut alors les ravissemens de l’extase. C’est elle qui nous le dit : ses transports surpassèrent ceux de sainte Thérèse. Du moins, elle se l’imagina, et c’est ce qui donne au récit qui va suivre son accent, sa valeur et sa signification.

Quand arriva Mme Suard, Voltaire était à la promenade : on l’alla prévenir. « Il parut bientôt, en s’écriant : Où est-elle cette dame, où est-elle ? C’est une âme que je viens chercher. » Et comme je m’avançai : « . On m’écrit, Madame, que vous êtes toute âme. — Cette âme, monsieur, est toute remplie de vous et soupirait depuis longtemps après le bonheur de s’approcher de la vôtre. » Une âme ! L’expression était de Condorcet : elle nous jette d’emblée en pleine atmosphère de mysticité. Mme Suard avait toujours eu l’élocution facile, et l’émotion, au lieu de tarir les sources du langage, produisait chez elle l’effet justement contraire. Elle accabla Voltaire de complimens. Lui, de temps en temps, essayait de l’interrompre d’un : « Vous me gâtez. Vous voulez me tourner la tête. » Mais il fallait laisser passer le flot. Cette première visite s’acheva par une promenade où les quatre-vingt-un ans du vieillard se trouvèrent plus alertes que les trente printemps de sa compagne. Fut-ce la fatigue inusitée de cette promenade, la griserie du grand air, l’énervement du voyage ou le trop de l’émotion ? De la nuit, Amélie Suard ne put dormir.

Elle revint, le lendemain ; elle trouva Voltaire au coin de son feu, l’air abattu : il avait une indigestion de fraises. Tant d’enthousiasme et un déplacement si considérable valaient bien une invitation : Mme Suard fut priée de passer deux jours à Ferney. Elle remercia comme elle savait remercier. Ce fut, de nouveau, le dialogue de la flagornerie et de la galanterie. « Donnez-moi votre pied, s’écriait Voltaire ému, donnez-moi votre pied, que je le baise. » Installée chez le grand homme, Mme Suard put ainsi le voir à toute heure du jour et sous tous ses aspects. Elle le vit au lit. « Il était sur son séant, droit et ferme comme un jeune homme de vingt ans : il avait un bon gilet de satin blanc, un bonnet de nuit attaché avec un ruban fort propre ; il n’a, dans ce lit où il travaille toujours, d’autre table à écrire qu’un échiquier. » Le portrait de Mme du Châtelet n’est qu’à côté de son lit ; celui de la famille Calas est à l’intérieur. Ce matin-là, on vint à parler du christianisme. « Il repassa une partie de la vie de Jésus-Christ, s’égaya sur ses miracles, s’indigna contre son fanatisme. Je pris sa défense comme celle d’un des législateurs religieux que j’aime le plus : je n’avouais de lui, lui disais-je, que ce qui était d’accord avec l’ensemble de sa vie, son amour pour les faibles et les malheureux, ces paroles que plusieurs fois il avait adressées aux femmes et qui sont ou d’une philosophie sublime ou de la plus touchante indulgence. » Au moins, voilà une belle défense ! Mais n’est-ce pas Voltaire qui a dit : Mon Dieu, préservez-moi de mes amis ?… Elle le vit à dîner où il avait fait toilette pour lui plaire. « M. de Voltaire, lui vint-on dire, qui sait que vous le trouvez fort beau dans toute sa parure, a mis aujourd’hui sa perruque et sa belle robe de chambre. » Elle le vit en seigneur de village, et parcourut ses bois en carrosse avec lui. Elle le vit qui avait pris médecine. Ce sont quelques-uns de ces événemens quelle relate, à l’usage de Condorcet, dans cette lettre écrite de Genève :


MADAME SUARD A CONDORCET

Je reviens de Fernai, mon ami, où j’ai couché cette nuit. J’ai déjà vu plusieurs fois M. de Voltaire : rien n’égale le transport, le ravissement, l’ivresse où m’a jetée la vue de ce château qu’il habite. Le cœur me battait avec violence ; je me sentais saisie de crainte, de respect : je redoutais de voir celui pour qui j’ai abandonné ce que j’ai de plus cher, celui que [j’ai] toujours compris dans le bonheur de ma vie de voir une fois. Toutes mes craintes se sont évanouies à l’aspect de cette divinité tutélaire de Fernai. Sa vue m’a étonnée autant que charmée. Il n’a de la vieillesse que le respect qu’elle inspire : elle ne me montrait que sa gloire, une vie toute chargée de bienfaits. J’imagine que ceux qui rendaient autrefois les oracles avaient quelque chose de ce caractère qui m’a frappée dans sa physionomie et qui a quelque chose de plus qu’humain, mais c’est une divinité plus aimable encore qu’imposante. J’ai osé lui dire, même dans les premiers momens, toute la tendresse, toute la vénération qu’il m’inspire. Il a bien voulu trouver aimable tout ce que me dictait l’ivresse où sa présence m’avait jetée. Un de ses amis m’a dit le lendemain que, quoique rassasié d’hommages, il avait pourtant joui du mien, parce qu’il l’avait trouvé vrai. Après lui avoir beaucoup parlé de lui, j’ai pu enfin lui parler de nos amis communs. Vous êtes celui dont il m’a parlé avec le plus d’estime et de tendresse. Il dit que vous lui ressemblez par votre zèle pour la vérité et votre amour pour l’humanité. Il m’a fait votre portrait comme si toute sa vie il avait vécu avec vous. Il m’a donné à votre occasion un conseil bien cher, car en prouvant beaucoup d’estime pour vous, il montre aussi quelque intérêt pour moi ; et puis, il ne me conseille que ce que je fais depuis longtemps : « Distinguez bien, madame, cet ami de tous les autres ; préférez-le à tous. C’est de toutes les âmes que je connais celle qui convient le plu ? à votre sensibilité et à votre raison. » Il vous trouve heureux, m’a-t-il dit, de vivre avec moi ; il se félicite bien de vous voir avec M. Dalembert à la tête de nos Académies, mais il voudrait, que vous ne vous exposassiez ni l’un ni l’autre aux persécutions qu’il a éprouvées. Il vit toujours dans la crainte du Parlement et de ses arrêts. Cela m’attriste pour sa tranquillité que je crois qu’on n’oserait troubler. J’ai été un peu scandalisée de la manière dont il m’a parlé de l’ouvrage de M. Necker. Je ne vous répéterai point ses expressions, cela vous ferait trop rire ; méchant que vous êtes. On m’écrit de Paris que tous vos écrits sont toujours plus violens et que M. et Mme Necker sont fort contristés. C’est vous qu’il faut que j’accuse de tout cela et cependant je ne puis cesser de vous aimer, tout cruel que vous êtes.

Tachez d’être à Paris pour mon retour, que je me voie entourée en arrivant de tout ce que j’aime. Le patriarche est au désespoir que vous ayez fait de Pascal un si grand homme ; nous sommes, dit-il, de grands sots ; si M. de Condorcet, a raison. Nous vous avons acheté une montre, M. de Voltaire n’entendait pas trop cet article de votre lettre, il croyait la montre commandée ; et quand je lui ai dit que vous le priiez simplement de vous acheter une montre de sa petite colonie, il m’a dit que je ferais un meilleur commentateur que Grossius. Adieu, mon ami, je vous embrasse bien tendrement.


Tel fut ce voyage à Ferney qui représente pour Mme Suard l’épisode principal, et l’heure la plus brillante de sa vie. Elle pouvait, au retour, se déclarer satisfaite, j’entends : satisfaite d’elle-même. Au moment où la religion de Voltaire était dans son plein, elle avait trouvé le moyen de se distinguer par l’excès de son enthousiasme : c’était un résultat. Elle laissa des souvenirs. C’est à elle que fait allusion Mme de Genlis, dans le chapitre de ses Mémoires où, racontant sa propre visite à Ferney en 1776, elle écrit : « Il était d’usage, surtout pour les jeunes femmes, de s’émouvoir, de pâlir, de s’attendrir, et même de se trouver mal en apercevant M. de Voltaire. » Mme de Genlis avait rompu avec l’usage et contemplé Voltaire les yeux secs. Au fait, le témoignage de ces deux dames concorde-t-il ? Mme Suard avait vu en Voltaire un jeune vieillard, un châtelain galant et dameret. Le Voltaire que nous dépeint Mme de Genlis est tout autre. « Il était fort cassé et sa manière gothique de se mettre le vieillissait encore ; il avait une voix sépulcrale qui lui donnait un ton singulier, d’autant plus qu’il avait l’habitude de parler excessivement haut quoiqu’il ne fût pas sourd… Il me parut qu’il ne supportait pas que l’on eût sur aucun point une opinion différente de la sienne : pour peu qu’on le contredît, son ton prenait de l’aigreur et devenait tranchant. Il avait certainement beaucoup perdu de l’usage du monde qu’il avait dû avoir, et rien n’est plus simple : depuis qu’il était dans cette terre, on n’allait le voir que pour l’enivrer de louanges… » Je sais bien que le témoignage est sujet à caution. Je vous signale à ce propos une étude très distinguée que vient de publier M. Harmand sur Madame de Genlis[3]. Tout de même, les yeux de Mme Suard étaient prévenus. Soyons prudens, une fois de plus ; corrigeons une [déposition par l’autre ; et tenons-nous sagement dans le juste milieu.

II

Cependant, à mesure que l’expérience tentée par Turgot s’acheminait vers un échec et que l’opinion semblait se prononcer pour les idées de Necker, la colère de Condorcet ne connaissait plus de bornes. Necker venait, comme on l’a vu, de publier son ouvrage sur la Législation et le commerce des grains, où il reprenait pour les développer les idées qu’il avait déjà exposées dans son Eloge de Colbert : nous savons dans quel état violent elles avaient plongé Condorcet. De nouveau, avec plus d’insistance et surtout d’abondance, il faisait honneur à Colbert de l’établissement de plusieurs lois prohibitives soit contre la sortie des blés, soit contre l’entrée des fabriques étrangères. « Ces précautions, aujourd’hui calomniées, ne sont point des institutions sauvages, injustes, ni barbares… » Telle était la thèse qu’il soutenait en quatre cents pages aujourd’hui parfaitement illisibles, mais qui, à l’époque où le livre parut, répondant à des questions d’une brûlante actualité, eurent un immense retentissement.

Condorcet, pour réfuter ce gros traité, multiplie les brochures. Elles figurent dans les œuvres complètes du philosophe : elles sont d’une violence inouïe. Mais cela ne suffit pas à soulager son cœur gonflé de bel. Et après ce débordement d’injures, qui coulent à flots dans ses écrits destinés au public, il lui reste un trop-plein de rage à déverser dans sa correspondance privée. Dans chaque lettre qu’elle reçoit de lui, Mme Suard est assurée de trouver un paquet de sottises à l’adresse d’un homme pour qui elle a de la reconnaissance. « J’ai des blés aujourd’hui par-dessus la tête (l’ouvrage de M. Necker avait paru, et il en combattait tous les jours les principes par de petits pamphlets) ; il est dur de passer son temps à réfuter des amphigouris ; mais je suis l’édile chargé de balayer les rues. » Mme Suard, avant son départ pour Ferney, étant allée voir Necker à Saint-Ouen, et l’ayant trouvé fort attristé par les événemens publics : « Je souhaite, riposte Condorcet, que votre ami n’ait pas d’autre raison de s’attrister que le sentiment de sa sottise… Que ne conduit-il son commerce, sans se mêler de donner son avis au gouvernement ? Que ne se contente-t-il d’aspirer à la fortune de La Borde, sans prétendre à la gloire de Montesquieu ? » Les termes les plus injurieux, les noms les plus décriés, noms de banqueroutiers fameux ou de vulgaires escrocs, sont ceux qu’il lui applique. Non content de combattre les idées du futur ministre, il s’attaque à l’homme, à ses actes et à son caractère. C’est le procédé de polémique qui consiste à dire : « Vous ne pensez pas comme moi, donc vous êtes un coquin. ». Ecoulez le ton de ce réquisitoire adressé à Suard, contre celui que, par opposition à Turgot, il appelle l’Autre. « Il est certain qu’il a augmenté sa fortune dans le discrédit de nos effets publics et par leur commerce, et que cela s’appelle de l’agiotage. Il est certain qu’il a obtenu des permissions de faire sortir du blé pour Genève dans le temps que l’exportation était défendue et qu’il a, par conséquent, très mauvaise grâce à venir faire l’entendu sur l’exportation ; qu’il a acheté le grain ailleurs qu’au marché par permission particulière et qu’ainsi il ne devait pas venir nous dire de ne vendre qu’au marché. Il est certain qu’il voyait Le Brun et qu’il le recevait chez lui. Il est certain qu’il avait la confiance de l’abbé Terray. On prétend que, le jour de l’émeute, les Savoyards ont crié : Vive M. Necker ! et qu’il y avait à la Halle plusieurs exemplaires de son livre. Ce qu’il y a de sûr, c’est que ses principes sur la propriété vont à légitimer le pillage, comme les principes des Jésuites sur la compensation à légitimer le vol ; ce qu’il y a de plaisant, c’est que ses raisons sont les mêmes que celles des Jésuites. » Ne croit-on pas lire déjà un de ces actes d’accusation qui bientôt, dans les assemblées révolutionnaires, feront parlera la justice le pur langage de la haine ? N’est-ce pas le même système d’inquisition, la même perfidie à détourner une question, à présenter des on-dit pour des faits et des racontars pour des certitudes ? Et chacun de ces il est certain ne retombe-t-il pas avec une implacable précision de couperet ?

A quel point Mme Suard était gênée, blessée, ulcérée par cette attitude de Condorcet, on le devine. Elle se plaignait, prêchait le calme et la mesure, invoquait le bon sens, les convenances, le sentiment même de sa dignité, que n’aurait pas dû oublier un homme de la valeur et du rang de Condorcet. « Ayez soin de votre santé. Tachez que la colère ne la dérange point. Ménagez, de grâce, vos expressions dans la suite de votre réponse. Faut-il que le meilleur des hommes, celui à qui je reconnais, avec un sentiment si délicieux, le plus de vertus, s’établisse la réputation d’un homme violent et injuste ? Adieu, je vous embrasse bien tristement, mais bien tendrement. » Le temps n’était plus où Condorcet promettait de renoncer à ses idées les plus chères et de n’avoir plus d’opinion sur rien ni sur personne, plutôt que de contrister son amie. D’ailleurs, à peine y avait-il de sa faute : il n’était plus maître de lui, il ne se possédait plus. Et on était bien obligé de s’apercevoir, dans son entourage, que certaines questions le plongeaient aussitôt dans un état singulier, où il cessait d’avoir nettement conscience de ses actes et de ses paroles. Mme Suard lui écrit, comme à un irresponsable, avec une nuance de pitié. « Vous croyez n’être plus en colère, et vous m’adressez quatre pages d’injures atroces contre un homme que j’aime et que j’estime ! Vous avez, mon bon ami, la fièvre chaude, ou plutôt le diable au corps, comme le dit M. d’Alembert. » Et, dans une note, elle nous donne ce l’enseignement : « J’ai déchiré presque toutes les lettres de M. de Condorcet où le caractère de M. Necker était insulté. Je ne les achevais presque jamais et le disais à M. de Condorcet que cela n’arrêtait point. » Au contraire, en vertu d’une loi connue, cela l’excitait.

Bien entendu, chaque fois qu’elle gourmandait son ami sur ses incartades, Mme Suard s’empressait d’ajouter que leur amitié n’en était pas altérée. Elle le disait, mais le croyait-elle ? Dans les momens d’effervescence politique et quand certaines affaires d’Etat passionnent l’opinion, les relations sociales sont toutes troublées : nous en savons quelque chose. La séparation, la différence des intérêts, la divergence des idées sur certains points essentiels, tout concourait à amener entre Mme Suard et Condorcet un refroidissement sur lequel il était difficile de se faire illusion. Nous-mêmes, à la seule lecture de cette correspondance, nous en sommes frappés. Les lettres se font plus rares, plus courtes, et toute intimité en a disparu. On sent qu’elles ont été écrites à la diable, en accomplissement d’un devoir ancien qui tourne à la corvée. Il fallut bien que Mme Suard s’en aperçût ; elle commençait à douter de cette amitié jadis si tendre ; elle se plaignit du changement. Condorcet, comme il est juste, protesta que son cœur était toujours le même : « Je serais bien affligé si vous aviez quelque inquiétude sur mon amitié. Soyez sûre qu’elle est toujours la même, c’est-à-dire qu’il n’y a personne au monde pour qui j’aie un sentiment plus tendre : l’expression seule a changé. Peut-être sont-ce les années, peut-être est-ce l’ouvrage des circonstances. Autrefois j’étais absolument indépendant ; je me livrais à mes idées et à mes sentimens aussi longtemps que je voulais. Ce bonheur n’existe plus pour moi. Livré à des occupations forcées, je ne dispose que de momens très courts, très coupés, et mes lettres doivent s’en sentir. Dans ce moment, par exemple, je vous écris dans un cabaret… » Le cabaret ne faisait rien à l’affaire, ni les occupations. Jamais les occupations d’un homme, si absorbantes soient-elles, ne l’ont empêché d’écrire, chaque fois que son cœur avait besoin de s’épancher. L’amie négligée prit l’excuse pour ce qu’elle valait, et s’alarma davantage. Bientôt certaines bizarreries de Condorcet, des signes auxquels la jalousie féminine ne se trompe pas, la mirent sur la voie du véritable danger. Une femme pouvait seule avoir ainsi bouleversé la vie du philosophe et changé son cœur.


III

C’était une femme, en effet, et quelle femme !

Grande, élancée, avec cette liberté dans la démarche et cette aisance dans le geste qu’ont les femmes très bien faites, Sophie de Grouchy était remarquablement belle. A la beauté elle joignait la grâce. Ses portraits nous montrent un visage charmant de jolie femme. Les yeux ont ce long regard si troublant, les lèvres sont spirituelles, fines, ironiques, malicieuses. Elle était de celles qu’on ne peut approcher sans en devenir bout de suite un peu amoureux. Les séductions de l’esprit le plus brillant et le plus orné continuaient l’enchantement. Née dans une famille de vieille noblesse, la « belle Grouchette » avait dans le sang, elle aura dans les sentimens et dans la conduite, cette manière aristocratique que rien ne remplace. Élevée à la campagne, au château de Villette, elle y avait pris une sève de plante poussée au grand air. Puis on l’avait envoyée au couvent, dans un de ces chapitres nobles qui étaient le meilleur apprentissage de la vie mondaine. A Neuville, elle avait beaucoup dansé et lu davantage. La hardiesse de la pensée moderne l’avait gagnée ; quand elle rentra chez les siens, elle était acquise aux idées nouvelles et décidée à mettre à leur service son ardeur conquérante. C’étaient aussi bien celles qui défrayaient les conversations d’hommes de lettres et de magistrats, auxquelles elle prenait part chez ses oncles, le conseiller Fréteau et le président Dupaty. Du reste, nullement d’humeur à se perdre dans les vagues rêveries, elle possédait, à un degré rare, le sens de la vie. A beaucoup de raison qui la distinguait de la plupart des femmes de son temps et de tous les temps, elle mêlait une fantaisie toute féminine ; à une élégance d’ancien régime, une indépendance d’allures et une absence de préjugés qui annonçaient la société du lendemain. Tels étaient les élémens riches et variés qu’elle résumait en elle, comme une fleur superbe.

Comment le pauvre Condorcet eût-il résisté ? Lui qui, jadis, avait si tendrement soupiré pour la coquette Meulan, il allait subir un charme autrement capiteux. Il ne chercha d’ailleurs aucunement à s’en défendre, eu fut aussitôt enivré, et succomba de tout son faible cœur.

C’est chez le président Dupaty qu’il avait connu Sophie de Grouchy. On va voir dans quelles circonstances : elles peignent une époque et un milieu. Cette fin du XVIIIe siècle était, comme on sait, fertile en « Affaires. » Après l’affaire Calas, l’affaire La Barre, et plusieurs autres, l’affaire des « Roués de Chaumont » apporta à l’année 1785 son lot de scandale, de sensiblerie et de fièvre révolutionnaire. Le bailliage de Chaumont avait condamné aux galères perpétuelles trois paysans, les nommés Bradier, Simarre et Lardoise, accusés d’avoir volé et maltraité le fermier Thomassin. L’affaire vint au Parlement de Paris sur l’appel a minima du ministère public. Le conseiller Fréteau, chargé d’instruire l’affaire, conclut à réformer le jugement pour irrégularités de procédure. Le Parlement ne fut pas de cet-avis ; il éleva la peine : les paysans furent condamnés à la roue. Fréteau ne lâcha pas la partie, et, sachant bien ce qu’il faisait, il communiqua son mémoire à son beau-frère Dupaty. Celui-ci, avocat général au Parlement de Bordeaux, s’y était rendu impossible par sa manie d’en user librement avec les lois qu’il était chargé d’appliquer. Il était le protecteur attitré de tous ceux à qui la police, la justice et autres autorités tracassières font des ennuis. C’était le « bon juge. » Ne pouvant le maintenir en province, on l’avait envoyé à Paris. On le déplaçait avec avancement. Mis en possession du dossier des trois paysans, il écrivit un mémoire justificatif où il ne releva pas moins de vingt-trois cas de nullité, et en appela au Conseil du roi de l’arrêt du Parlement de Paris. Après une série de péripéties que nous n’avons pas à raconter ici, le Conseil du roi cassa le jugement de Chaumont et renvoya les accusés devant le bailliage de Rouen qui les acquitta, en décembre 1787. Leur défenseur alla détacher leurs fers — en famille.

Quelques récits qu’on ait pu faire de cette scène touchante et larmoyante, aucun ne vaut celui qu’en adressait, peut-être à sa cousine de Grouchy, la fille du président Dupaty encore toute remuée du spectacle auquel on venait de la faire assister pour qu’elle en fût attendrie. Comment la lettre s’est-elle trouvée dans les papiers de Suard ? Je ne sais ; mais je me ferais scrupule de ne pas donner en son entier ce document incomparable, une merveille en son genre.


LETTRE D’ÉLÉONORE DUPATI ÂGÉE DE SEIZE ANS A SA COUSINE DE GROUCHY SUR L’AFFAIRE CRIMINELLE[4]

Je t’ai écrit plus de vingt lettres, sans avoir reçu aucune réponse de toi, ma chère amie. Ce silence m’afflige. Est-ce que tu n’aimes plus Éléonore ? Mais j’ai à te mander des choses qui t’intéresseront peut-être davantage, et si l’amitié ne t’est pas précieuse, du moins sois sensible à l’humanité. Je vais te parler de trois hommes que la calomnie a plongés dans les plus affreux malheurs. Ils habitaient une humble chaumière ; ils n’avaient pour tout bien qu’un petit troupeau : il n’en fallait pas davantage pour faire leur bonheur. Dès le lever du soleil, ils allaient travailler aux champs, et retournaient le soir dans leurs cabanes, où ils trouvaient un repos délicieux avec leurs femmes qu’ils aimaient et avec leurs enlans dont ils recevaient mille tendres caresses.

Un soir que ces bonnes gens étaient assis autour de leur feu, et qu’ils écoutaient avec une grande attention la lecture de la Bible, que leur faisait leur grand-père, deux hommes armés entrent avec bruit dans la paisible chaumière, regardent autour d’eux, et, en voyant les trois pères de famille, ils disent : « Voilà ce que nous cherchons. » Alors ils les lient, les garrottent, et les Barbares les enlèvent, sans être touchés des cris des femmes et des enfans, et des pleurs du vieillard. On les mène dans de noirs cachots ; et c’est là qu’ils apprennent qu’on les accuse d’avoir assassiné des hommes. « Grand Dieu ! Est-ce possible ! s’écrient-ils. Nous, coupables d’un crime si noir ! » Cette première idée les met au désespoir ; mais leur conscience les rassure.

On les interroge ; on ne trouve dans leurs réponses que le langage de l’innocence, et quoiqu’il n’y eût contre eux aucun témoignage qui prouvât le crime dont on les chargeait, le juge inhumain les condamne à expier sur la roue. Le Barbare ! Son âme était donc sourde à tout sentiment d’humanité !

O ma bonne amie ! Comment exprimer ma douleur en voyant ces malheureux marcher au supplice ? Comme ils sont pâles, défigurés !… Ils vont donc à la mort !… Hélas ! ils ne verront donc plus leurs enfans… Mais que vois-je ? Qu’entends-je. Un homme dont le seul regard annonce ce qu’il va dire, accourt et s’écrie : « Arrêtez, arrêtez, ils sont innocens ! » Le Roi ordonne que le supplice soit retardé. Aussitôt un cri de joie part de tous les cœurs. Cet ami de l’humanité les arrache des mains des bourreaux, et les reconduit dans leurs cachots. Alors il s’occupe de faire connaître leur innocence. Il y consacre ses jours, ses nuits : il en est sans cesse occupé. Enfin, il fait paraître un ouvrage qui les justifie. Il croyait déjà jouir du doux plaisir de les délivrer : mais ces hommes qui sont toujours ennemis du bien qu’on fait, retardent par de noires méchancetés cet heureux moment. Dieu ! Est-il possible de trouver des ennemis lorsqu’on veut faire du bien ? Ils mettent en œuvre la calomnie, l’injustice contre le plus vertueux des hommes, l’accablent d’injures, condamnent au feu le mémoire qu’il avait fait pour défendre ces trois malheureux.

Ici, ma chère Henriette ( ? ), permets que j’interrompe mon récit. Mon cœur ne peut te cacher davantage quel est cet homme généreux. C’est le protecteur de l’humanité, le meilleur de tous les pères, l’ami de ses enfans… Ne le devines-tu pas, ma chère Henriette, c’est mon papa… Oui, c’est mon cher papa. Cela ne félonne pas sans doute. Tu sais combien son cœur est bon, combien il se plaît à soulager les malheureux. Ah ! je remercie le ciel d’avoir un tel père. J’aurais voulu que tu eusses été témoin des peines qu’il s’est données dans cette affaire. Il y pensait toujours, et, pendant les deux années qu’il s’en est occupé, son zèle ne s’est pas ralenti un seul instant. Pour se délasser de ses travaux, il allait souvent les voir. J’y allais aussi avec lui. Nous leur disions des choses consolantes : nous tâchions d’adoucir leurs peines. Ah ! que je me sentais attendrie en les voyant, ces malheureux ! Surtout, en songeant que, sans papa, leurs membres innocens auraient été mutilés sous les mains barbares des bourreaux ! Que ces idées sont déchirantes ! Et combien ton âme en doit être émue ! Mais consolons-nous, ma chère amie, et livrons-nous à la joie la plus pure. La vertu a sauvé l’innocence des mains de l’oppression. Enfin, aujourd’hui, le Conseil a cassé l’arrêt qui les condamnait. Ils seront donc sauvés, ma chère amie. Ah ! je ne me sens pas de joie ! Mais j’ai encore une scène bien touchante à te peindre. Tu dois bien penser que nous avons été aussitôt leur annoncer cette bonne nouvelle. Nous les trouvons tristes, abattus. Mais quelle est leur surprise, quand papa leur dit en les embrassant : « Consolez-vous, mes amis. Votre innocence est reconnue ; bientôt vous irez consoler vos femmes et vos enfans désolés, reprendre cette vie paisible et innocente que vous avez toujours menée, et, au lieu de l’air infect des prisons, vous respirerez enfin l’air doux et pur de la liberté. » Ils ne peuvent exprimer leur joie en entendant ces paroles. Ils embrassent les genoux de mon papa, et l’appellent leur ange tutélaire. Ah ! ma bonne amie, qu’il est doux de sécher les pleurs des malheureux !

Voilà, ma chère Henriette, un récit qui, j’espère, t’intéressera, malgré ses longueurs. Pardonne cette négligence. Je t’écris sans apprêts, et tel que mon cœur me le dicte : le langage du sentiment n’est-il pas celui qui convient à l’amitié ?


Que dites-vous de la lettre et du style ? Berquin, l’ami des enfans, n’a pas de page plus touchante ni plus édifiante. C’est la scène type de la jeune fille sensible et du forçat innocent. L’affaire des roués ne pouvait manquer de mettre en mouvement Condorcet qui s’était déjà employé activement pour le jeune d’Etallonde, ce Français, officier du roi de Prusse et protégé de Voltaire. Au premier bruit de ce scandale judiciaire, il arrive chez Dupaty, se concerte avec lui, publie, pour lui venir en aide, ses Réflexions d’un citoyen non gradué sur un procès très connu. Ainsi la grâce des roués de Chaumont fut un peu son œuvre. Un bienfait oblige. Il prit à son service un de ces innocens. Ce fut un désastre dans son intérieur. Il ne faut pas mêler les questions… Au cours de ses visites chez Dupaty Condorcet avait rencontré la nièce du Président, la belle Sophie de Grouchy. Il revint un peu plus souvent et s’attarda un peu plus longuement que ne l’exigeait l’intérêt des trois honnêtes cambrioleurs. Le souci de la justice et de la vérité l’avait amené : l’amour le retint.

De son côté, Mme Suard était en relations, déjà anciennes et très affectueuses, avec les Grouchy. Nous en avons pour preuve un aimable billet à elle adressé par Sophie. Il s’agissait de la garder à Villette où elle était en visite avec Garat. « Nous voulons vous enlever Mme Suard jusqu’à lundi, monsieur, écrivait Sophie de Grouchy à M. Suard. C’est un complot formé, et il est absolument nécessaire que vous y entriez, si vous voulez que papa, maman et toute la société vous pardonne de n’en être pas aussi l’objet. Mon oncle Dupaty part lundi. Ainsi vous voyez bien que rien ne pourra empêcher Mme Suard d’obtenir des chevaux ce jour-là pour partir d’ici. Pardonnez-nous de la garder. Elle se porte à merveille, elle se plaît avec nous, et cela est au moins réciproque. M. Garât trouve ce vallon digne de quelques momens de ses vacances ; un peu de soleil et beaucoup d’amitié ne nous donnent-ils pas quelques droits, monsieur, de vous garder ainsi ce que vous chérissez davantage ? » La lettre est datée du 4 octobre 1786. Nous sommes à la veille du drame intime qui va déchirer le cœur de la sensible Amélie.

Bien des signes auraient dû lui donner l’éveil, et d’abord les fréquentes visites de Condorcet chez Dupaty. Mais elle savait Dupaty en procès avec le Parlement pour la cause des trois roués ; elle voyait, nous dit-elle, Condorcet écrire sans cesse des morceaux contre le réquisitoire de Séguier et le Parlement : n’était-ce pas une explication suffisante ? D’ailleurs, comment l’idée lui serait-elle venue que son ami songeât à se marier ? Elle ne cessait de l’entendre répéter qu’il était trop vieux, ayant quarante-deux ans, l’âge d’Arnolphe, et d’ailleurs à jamais guéri de la passion par une première expérience. Cela l’arrangeait trop bien pour qu’elle songeât à en douter.

Cependant de grandes perturbations se manifestaient dans la vie, jusque-là si réglée, du philosophe. Lui, qu’on n’avait jamais vu déroger à son habitude de se coucher à dix heures, il restait maintenant chez Dupaty jusqu’à minuit ! Un acte inqualifiable, une extraordinaire inconvenance dont il se rendit coupable avec une espèce de cynisme fut la révélation. Il avait écrit à Mme Suard qu’il s’ennuyait à Paris et l’avait priée d’y revenir. Elle n’était plus habituée à ces marques d’un tendre intérêt ; charmée, elle s’empressa de déférer à ce vœu d’une amitié qui peut-être se réveillait. Mais, à sa grande surprise, elle ne vit pas accourir Condorcet. Cependant elle apprenait, avec un trop légitime dépit, qu’il allait chaque soir à quelques pas de là, chez Dupaty. C’est que Sophie de Grouchy était revenue de Villette avec sa mère : Condorcet ne s’ennuyait plus à Paris. La nécessité s’imposait d’une explication qui n’avait que trop tardé.


MADAME SUARD À CONDORCET

Je croyais que mon retour à Paris était une chose agréable pour vous : vous m’aviez écrit que vous le désiriez. Cependant je doute que je vous eusse vu quelques momens, si je ne vous avais rencontré chez Mme Dupaty. Je trouve très simple que vous ayez un vif intérêt pour sa nièce ; j’ai toujours pensé que la beauté, la grâce, l’esprit devaient faire de vives impressions. Pourquoi donc ne me diriez-vous pas tout ce qui se passe dans votre âme, puisqu’il ne peut s’y rien passer que je n’approuve ? Ne dois-je pas me croire quelques droits à votre confiance, quand la mienne pour vous a été sans réserve ?… Voilà plusieurs jours de suite que vous m’avez profondément affligée en passant devant ma porte sans y entrer. Être si près de moi sans sentir le besoin de me voir un moment, c’est une indifférence à laquelle votre amitié n’a pu me préparer, que la mienne ne peut concevoir et dont elle est bien éloignée d’être capable… Si vous êtes amoureux de Sophie, pourquoi ne me l’avoueriez-vous donc pas, puisque votre amour deviendra une si bonne excuse de vos torts envers l’amitié ?…


Condorcet ne demandait qu’à avouer… Du jour où ce fut pour parler de Sophie de Grouchy, il ne fit plus difficulté de retourner chez Mme Suard. Ici commence un chapitre de leurs relations qui n’est pas le moins piquant. Mme Suard, en effet, s’institue aussitôt sa confidente et sa conseillère : c’était rentrer dans son élément. Elle va se prodiguer dans ce rôle qui lui convient si bien, et renaître au contact d’une intrigue dont la complication la ravit.

Ce projet d’union soulevait en effet une objection. Il en soulevait dix, il en soulevait cent : ni l’âge, ni les goûts n’étaient en rapport ; cette brillante personne que fut Sophie de Grouchy était, entre toutes les femmes, celle que ce timide, ce naïf, ce maladroit de Condorcet était fait pour ne pas épouser. Mais ce genre d’objections ne compte pas. Il y en avait une autre.

Le dernier biographe de Mme de Condorcet, M. Antoine Guillois, s’est fait l’écho indigné d’un bruit auquel j’avoue bien que ni l’autorité de Michelet, ni celle de Lamartine, ne suffiraient à prêter beaucoup de consistance. « Michelet, dans son livre sur les Femmes de la Révolution, a parlé d’un roman d’amour antérieur au mariage du 28 décembre 1786 et dont Sophie aurait été l’héroïne ; les noms de La Rochefoucauld, de La Fayette, de l’abbé Fauchet et d’Anacharsis Klootz ont été prononcés ; Sophie aurait prévenu loyalement son mari que son cœur n’était pas libre et elle n’aurait aimé réellement Condorcet qu’après trois ans de mariage, et lorsque le philosophe aurait conquis son cœur par ses enthousiasmes généreux au lendemain de la Bastille. (Michelet a écrit textuellement : « L’unique enfant qu’ils aient eu, naquit neuf mois après la prise de la Bastille, en avril 90.)… Qu’on dise donc si la vie de Villette… se prêtait à une pareille intrigue ; qu’on dise aussi, quelque opinion sévère que l’on puisse professer à son égard, si Condorcet aurait été homme à supporter de pareilles conditions[5] ! » C’est précisément ce que Mme Suard va nous dire. Sur l’effet qu’aurait produit la prise de la Bastille dans les ménages de philosophes, nous laisserons à Michelet la responsabilité de cette vue historique. Mais sur la réalité d’une intrigue sentimentale avouée par Sophie et connue de Condorcet, voici que nous arrive un témoignage nouveau et dont il est difficile de contester l’authenticité. C’est une des révélations, telles quelles, de cette correspondance.

Le témoin est prévenu, je l’accorde. Mais il y a des détails qu’on n’invente pas, et qui ont pour garantie leur étrangeté elle-même. Au cours de la visite où il lui avoua son intention d’épouser Mlle de Grouchy, Mme Suard tint à Condorcet ce propos : « Vous voyez, lui dis-je, que son cœur est engagé, qu’il l’est par un premier sentiment qui d’ordinaire jette dans l’âme de profondes racines, et qu’il ne faut point penser à lui en demander le sacrifice dans ce moment. Il me dit qu’il attendrait aussi longtemps qu’on le voudrait, qu’il ne prétendait qu’à son amitié, et qu’elle lui en montrait beaucoup… » Mme Suard n’a pas inventé ce bout de dialogue si singulier, pas plus que les négociations bizarres auxquelles va la mêler sa vocation d’éternelle intermédiaire.

Ce furent, pendant des semaines, des scènes violentes et baroques. On vécut dans une atmosphère chauffée de passion et teintée de ridicule. On joua au vrai une de ces pièces qu’on trouverait à la scène par trop invraisemblables, ambigu de drame et de vaudeville. Il semble en effet que le roman, où Sophie était engagée, fût en voie de languir. L’arrivée d’un prétendant corsa la situation et ranima des feux qui s’éteignaient. « L’amant se montra alors aussi passionné que dans les premiers jours de son amour ; et Sophie y retrouva un charme qu’elle voulait bien concilier avec son mariage, mais qu’elle ne voulait pas sacrifier. Sa mère… était présente à tous ces combats ; elle allait de sa fille à son amant ; elle le conjurait de ne pas la priver d’une destinée qu’il ne pouvait lui assurer, puisqu’il était marié [ici plusieurs lignes biffées]. » Mme Suard était admirable dans ces cas-là, ingénieuse, autant que personne au monde, à trouver, pour les situations les plus embrouillées, la formule libératrice. Elle émit cet avis que l’amant devrait lui-même accorder au futur mari la main de Sophie et lui en faire cession. Restait à persuader le principal intéressé : ce n’est pas Condorcet que je veux dire. « La mère et la fille partirent pour leur terre. M. de Condorcet lui écrivit en lui promettant tout le bonheur que la tendresse peut donner. L’amant écrivait de son côté que sa vie dépendait de son amour, et que ce sacrifice était au-dessus de ses forces. La mère se jetait aux genoux de sa fille et lui demandait son bonheur comme on demande la vie. » Enfin l’amant envoya son consentement. Tout le monde fut d’accord pour brusquer les choses, sauf pourtant Mme Suard ; mais alors on cessa de la consulter. « La mère n’eut pas de repos que tout ne fût terminé. M. de Condorcet n’eut pas le courage d’éloigner son bonheur. Je désapprouvais fort cette précipitation ; elle m’annonçait tous les orages qui depuis ont éclaté. Mais il faudrait jeter un voile sur tout cela et sur M. de Condorcet qui, depuis ce moment, n’a plus été lui, n’a plus été à lui. Ah ! que de vertus et de bonté l’amour a dégradées ! » Telle est cette déposition d’un témoin qui fut mêlé à toute l’affaire et qui y eut un rôle. Il est impossible de n’en pas tenir grand compte. — Quel est d’ailleurs le nom de l’ « amant » marié ? je l’ignore. Je crois fermement que le mot, d’usage courant dans notre littérature classique, doit s’entendre dans un sens très différent de l’acception précise et spéciale que nous lui donnons aujourd’hui. Enfin et surtout, je laisse à de plus avisés que moi le mérite d’apporter dans cet imbroglio un peu de clarté


IV

Le mariage de Condorcet fut le coup de grâce pour une amitié qui, depuis des années, languissait. A vrai dire, les relations ne furent jamais interrompues complètement. Sophie avait même demandé qu’il n’y fût rien changé : « Nous nous partagerons M. de Condorcet. Vous viendrez vivre avec lui, si le sort vous condamne à pleurer votre mari. » C’était charmant pour Suard : il pouvait mourir… Mais, en fait, on se vit rarement, le moins souvent possible. Condorcet était gêné. Mme Suard, chaque fois qu’elle pensait à lui, sentait les larmes lui monter aux yeux. Ce n’était pas de s’être marié qu’elle lui reprochait ; non certes, et on pouvait l’en croire, puisqu’elle-même, jadis, lui avait conseillé le mariage. Mais pourquoi s’était-il marié ainsi ? Elle eut accepté toute autre femme : pourquoi avait-il fait précisément le choix qui devait lui être le plus pénible ? Elle fut éperdument jalouse.

L’amour passe pour être aveugle, mais la jalousie est clairvoyante. Mme Suard sentit confusément le contraste que formait avec elle la nouvelle venue, et combien c’était peu de chose qu’Amélie Suard auprès de Sophie de Condorcet. Celle-ci grande dame, ayant de la race et du sang ; elle, bourgeoise et provinciale, passée de la boutique d’un marchand au petit ménage d’un professionnel des lettres. La première, brave et même hardie, regardant tous les genres de périls en l’ace et sans baisser les yeux, l’autre assaillie de vapeurs et toujours au bord de l’évanouissement. Devant la beauté rayonnante d’une telle rivale, que devenaient les grâces mignardes qui avaient émoustillé Voltaire ? J’ai dit que l’amitié de Condorcet et de Mme Suard avait été irréprochable ; ce ne fut qu’une amitié, mais une de ces amitiés entre homme et femme, dont on découvre, à l’instant de la déchirure, l’étroite parenté avec l’amour. L’amie délaissée souffrit de toute son âme.

Les années venaient. Ce n’était certes pas encore la vieillesse, et pas même ses premières atteintes, mais c’était déjà le tournant de la vie où l’on a derrière soi sa jeunesse. Le portrait que nous avons de Mme Suard est de cette époque. C’est un médaillon, non signé, peut-être du peintre Duplessis, qui était en relations avec la famille. La mode était aux étoffes simples, aux linons, aux mousselines, aux petites robes que revêtait Manon Philipon pour aller le dimanche dans les bois de Meudon, aux coiffes à la paysanne qu’affectionnait la grande bergère du hameau de Trianon. Tout enveloppée ainsi dans son joli fichu et sa grande fanchon, Mme Suard donne une première impression de grâce souriante dont il est impossible de ne pas être séduit. Les traits sont délicats, encore affinés par la coiffure volumineuse. Le front est découvert, les sourcils saillans, les pommettes proéminentes, la bouche grande, les lèvres mobiles. Le teint est animé, sans qu’on puisse démêler si c’est l’effet de la nature, ou de la convention du genre, ou peut-être d’un peu de fard. Aucune régularité. Un visage tout en expression. Approchons-nous : ce qui manque à ce portrait d’une femme qui dut être charmante, c’est un peu plus de générosité, d’aisance et d’abandon : il y a de la sécheresse dans les traits, et les coins des lèvres sont déjà un peu fripés. L’âge se fait sentir. Le fond de la nature se révèle. Quelle faute pour une femme de laisser après soi une image qui est celle de son déclin !

Bien des amis, et des meilleurs, étaient disparus. Le cercle des relations se resserrait. Mme Geoffrin et Mlle de Lespinasse, Helvétius et d’Holbach, d’Alembert et Saurin étaient morts. M. Necker, condamné à une longue retraite, attendait que son heure sonnât de nouveau, et redoutait qu’elle arrivât trop tard. Une vague rumeur précédait les catastrophes prochaines. L’inquiétude grandissait. Le séjour de Paris devenait de plus en plus pénible. Pour y échapper, Mme Suard se réfugiait dans celle petite maison de Fontenay, récemment acquise, une jolie maison, plaisante surtout par sa situation, où, de son salon et de sa chambre, elle découvrait. « un amphithéâtre de bois superbes et très étendus, dont le paysage était aussi varié dans ses aspects que dans s-es productions, et offrait au printemps d’immenses champs de roses et de cerisiers en fleurs, sur un terrain en mouvement, qui formaient un coup d’œil enchanteur. » C’était le temps où il y avait des roses à Fontenay-aux-Roses. Dans cet asile, au milieu de cette paix des choses qui fait croire à la bonté des hommes, les nouvelles qu’on recevait de la ville furieuse semblaient les visions d’un cauchemar.


V

C’est là que se dénoua, à la manière d’un sombre drame, ce long roman d’amitié.

Depuis le commencement de la Révolution, et à mesure que Condorcet se rangeait davantage au parti des violens, le désaccord avec ses amis d’autrefois s’accentuait. On n’échangeait plus que des lettres d’obligation. Dans une longue note, dont elle a fait suivre la copie de leur correspondance, Mme Suard a conté cette fin de leurs relations : « Lorsqu’il fut nommé à la seconde législature, dit-elle, je lui écrivis un mot d’honnêteté et je le priai, en lui faisant le tableau de tous les malheurs et de tous les crimes de la Révolution, de nous en épargner une seconde. Il n’a point répondu à cette lettre. Un jour, je le rencontrai dans la cour des Feuillans : il vint à moi les bras ouverts, m’appela sa bonne amie. Mon cœur ne put lui répondre, je me trouvai froide dans ses embrassemens. Je lui lis quelques reproches d’un ton doux sur sa conduite politique. Il en parut embarrassé et me quitta. Sa figure était aussi changée que ses principes. Ce n’était plus ce caractère de douceur qui attirait la confiance et l’affection. C’était une figure désordonnée, hâve et presque hagarde… » Mme Suard ne devait plus le revoir, mais seulement l’apercevoir — une fois, dans quelle posture et dans quelles circonstances !

Nous avons dit que proscrit par la Convention, et forcé de quitter la maison de la rue Férou, Condorcet sortit de Paris, prit la roule de Fontenay et vint demander asile aux Suard. Que se passa-t-il alors ? Il était impossible que Mme Suard, en publiant, ces lettres, se dérobât au devoir de nous fournir sur ce dernier épisode un l’enseignement que guettait la curiosité du lecteur. On lit, en effet, à la dernière page de son manuscrit :

Il se présenta le matin à Fontenay-aux-Roses, en carmagnole, un bonnet de coton sale sur la tête, et une barbe qui n’avait pas été faite depuis longtemps… » Et c’est tout. La suite manque. Le manuscrit est-il resté inachevé ? A-t-il été mutilé ? Que ce soit hasard ou calcul, le secret nous échappe.

Mais y a-t-il un secret ? Et Mme Suard aurait-elle fait autre chose que répéter la version déjà donnée par elle ? La partie de ses Mémoires où elle raconte l’arrivée de Condorcet et l’accueil qui lui fut fait à la villa de Fontenay, est, dans ses réticences et ses habiletés, suffisamment explicite. D’après ce récit, un homme mal vêtu et ayant une très longue barbe se serait présenté à neuf heures du matin. La servante l’aurait introduit auprès de M. Suard, qui resta enfermé avec lui deux heures, en laissant ignorer à sa femme le nom du visiteur mystérieux. Mme Suard, postée à sa fenêtre, guettait la sortie de l’inconnu. « Je vis sortir cet homme, mais je ne vis que son dos, et son attitude seule m’inspira la pitié la plus profonde… Il partit, et M. Suard vint me dire que c’était M. de Condorcet qui nous avait été si cher. Ah ! quelle satisfaction qu’il ne se fût pas présenté à moi la première ! Un cri de douleur, en le voyant en cet état, serait sorti de mon cœur, l’aurait perdu, et je ne m’en serais jamais consolée. » Voilà de belles phrases autour d’une vilaine conduite. Mme Suard allègue comme excuse qu’ils avaient une domestique dont ils n’étaient pas sûrs, une « servante patriote. » Suard promit à Condorcet de lui procurer un passeport ; qu’il revint le soir à dix heures : on le garderait la nuit. Le soir, les Suard attendirent vainement Condorcet : le lendemain, ils apprirent son arrestation à Clamart et sa mort, probablement volontaire.

En résumé, Condorcet est venu demander asile aux Suard. Ceux-ci ont refusé, et l’ont envoyé mourir ailleurs. Mme Vernet, une simple logeuse, avait hébergé Condorcet pendant des mois, au risque de ses jours. La marquise de Condorcet, deux fois par semaine, déguisée en paysanne, venait à pied d’Auteuil à Paris pour visiter son mari dans sa retraite, et, afin de ne pas être remarquée, se mêlait à la foule qui allait voir la guillotine. Mme Suard se contenta d’épier derrière sa fenêtre la silhouette courbée, misérable, du proscrit en route vers le suicide… On a beaucoup reproché aux Suard cette défaillance de l’amitié. Je ne les défends pas. Ils sont indéfendables. Mais où sont, dans les rangs des philosophes et des humanitaires, les actes d’héroïsme, ou simplement de courage et de dévouement ? La moisson s’en est faite ailleurs, dans l’aristocratie ou dans le peuple. Pour apprendre à braver la mort, aucune philosophie ne vaut les enseignemens de la tradition et de la foi.


Et maintenant, les extraits que j’ai donnés de cette longue et intime correspondance en auront-ils fait comprendre le double intérêt ? L’intérêt historique d’abord. La figure de Condorcet s’y éclaire d’un jour tout nouveau, et les sentimens de l’homme privé expliquent à merveille la conduite de l’homme public. Cette tournure d’esprit romanesque, qu’il a portée dans ses relations d’amour et d’amitié, sera aussi bien celle qu’on retrouvera dans la conception qu’il se fait d’une humanité idyllique, telle qu’il l’expose dans son Esquisse des progrès de l’esprit humain. La passion est le fond même de sa nature, et il est incapable de dominer sa passion. Il s’en faut d’ailleurs que la responsabilité de son rôle politique retombe, comme voudrait le faire croire Mme Suard, sur la marquise de Condorcet. Qu’on relise les premières de nos lettres, datées de 1770, quinze ans avant le mariage : le sectaire y est déjà tout formé, en armes, et prêt à l’attaque. Ensuite, cette lecture présente un intérêt et comporte un enseignement humain. Parmi toutes les morales qu’on s’est avisé d’inventer, — faute de vouloir se soumettre à la morale, — une des plus recommandées est la morale du sentiment. Qu’on en juge par l’exemple que nous venons d’avoir sous les yeux ! L’étalage d’une certaine émotivité est toujours pour faire impression. Un jargon vertueux, une phraséologie sentimentale donnent le change. Regardons-y de plus près et nous verrons que la valeur réelle des âmes est en raison inverse de ces vaines démonstrations. Le « bon » Condorcet fut un des hommes les plus haineux qu’il y ait eu dans ces temps de violence et de haine ; la « sensible » Amélie Suard est un modèle d’égoïsme : tel est l’envers de la sensibilité.


RENÉ DOUMIC.

  1. Voyez la Revue des 15 septembre et la octobre 1911.
  2. L’ouvrage de Necker, sur la Législation et le Commerce des grains, venait de paraître chez Pissot, libraire, quai des Augustins.
  3. 1 vol. chez Perrin.
  4. Je reproduis ici l’indication donnée par Mme Suard. Mais la lettre n’est certainement pas adressée à l’une des jeunes de Grouchy, — qui s’appelaient Marie-Louise-Sophie et Félicité-Charlotte, — et non Henriette. De plus, elles étaient trop au courant de l’affaire pour avoir besoin d’en être informées dans le détail. Peut-être est-ce une composition adressée à une amie imaginaire, un « devoir de style. « 
  5. Antoine Guillois, la Marquise de Condorcet, p. 72.