Lettres d’un philosophe et d’une femme sensible, Condorcet et Mme Suard/02

Lettres d’un philosophe et d’une femme sensible, Condorcet et Mme Suard
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 5 (p. 835-860).
LETTRES D’UN PHILOSOPHE
ET D’UNE
FEMME SENSIBLE

CONDORCET ET MADAME SUARD
D’APRÈS UNE CORRESPONDANCE INÉDITE[1]

II
LES ANNÉES DE VIE COMMUNE

Voilà donc Condorcet logé chez les Suard, comme d’Alembert, à la même époque, logeait chez Mlle de Lespinasse et Marmontel chez Mlle Clairon, et comme c’était l’usage de vivre les uns chez les autres, dans ce petit monde philosophique où tout se passait vraiment en famille. L’installation date des dernières semaines de 1772. « Il faut que je revienne en novembre, écrivait Condorcet à Suard, et je suis sur le pavé : mandez-moi quand nous logerons ensemble, afin que je puisse prendre des arrangemens. » La vie en commun réalisa tout ce qu’ils s’en étaient promis : ce fut un de ces mariages, auxquels il faut que La Rochefoucauld n’ait pas pensé, pour avoir dit qu’il n’y en a pas de délicieux. Une seule tristesse, celle des séparations. Chaque fois que Condorcet quitte la rue Louis-le-Grand pour retourner en province, ses amis, au seuil de la maison, suivent des yeux, jusqu’au prochain tournant de rue, la chaise qui l’emporte. Et leurs yeux sont humides. « Vous ne pouvez imaginer, mon ami, avec quelle tristesse nous sommes remontés l’escalier, le bon ami et moi, après avoir vu rouler cette chaise qui vous éloignait de nous. Nous nous embrassions pour nous consoler, mais nous n’avons pu dissiper notre mélancolie. Je crois que la mienne durera autant que votre absence. Il est triste de se lever tous les jours sans l’espérance de vous voir et de vous embrasser de toute la journée. » Mais ces départs de Condorcet ont un motif auquel il est impossible qu’on ne souscrive pas, quand on est sensible : il va rejoindre sa mère, à laquelle il consacre trois mois de l’année. « Il faut bien que votre bonne maman possède à son tour ce bon, cet excellent fils. » La bonne maman n’était pas toujours d’accord avec son fils, et il y avait des tiraillemens. Le bon, l’excellent fils ne se sentait guère à l’aise dans ce milieu de province bigote. Raison de plus pour qu’il regrettât son ménage de philosophes.

Quelquefois c’est Mme Suard qui s’absente : elle va à la campagne, ou à Lille, berceau de la famille des Panckoucke, ou auprès de quelque amie malade ou malheureuse à qui elle prodigue ses consolations. Alors c’est au tour de Condorcet de s’affliger : « Je passe sans cesse devant la porte de votre appartement et je n’y entre point. » Comme cette grande maison lui semble vide ! « Hier, en rentrant, j’ai éprouvé un malheur que je ne connaissais pas, celui d’être seul dans une maison. Je n’ai point eu de plaisir à y revenir. Heureusement nous serons bientôt réunis. » Enfin sonne l’heure du retour, impatiemment attendue de Mme Suard qui compte les minutes, et, au moindre retard, ne manque pas une si belle occasion de se forger toute sorte de craintes et de chimères : « J’arriverai samedi sans faute. Mais ne m’attendez point, et n’ayez point d’inquiétude. Je suis dans l’habitude de casser l’essieu de ma chaise. Cela retarde de quinze à dix-huit heures et n’a aucun danger. » Il faut noter, — et sans ombre d’ironie, je le répète, — que Suard est à l’unisson. C’est lui qui dit à Condorcet : « Vous nous manquez le matin ; vous nous manquez le soir. » Donnons-nous donc l’aimable spectacle de cette intimité quotidienne.


I

Il nous est d’autant plus facile de l’imaginer que l’imprévu y a peu de part : c’est ici le domaine de l’habitude. Condorcet s’est imposé cette régularité qui, aussi bien, est indispensable aux travailleurs de l’esprit. « Sa vie était toujours uniforme. On était sûr qu’il ferait le lendemain ce qu’il avait fait la veille. » C’est la vie du philosophe : le jour où Emmanuel Kant manqua à sa promenade coutumière, les plus insoucians comprirent qu’un grand bouleversement s’était fait dans le monde. Voici donc comment sa journée était ordonnée, au rapport de ce « témoin de sa vie » que fut Mme Suard. « Il se levait à sept heures, travaillait toute la matinée et recevait ses amis et tous ceux qui avaient besoin de lui. Il descendait souvent chez mon ami et moi, comme nous montions aussi chez lui. Quand il ne dînait pas avec nous, il mangeait dans sa chambre. » Après le dîner, la promenade. Nos pères, qui ne dédaignaient pas les sports, leur préféraient pourtant la promenade, et pour la même raison qui fait que nous préférons les sports : c’est que le sport est silencieux et que la promenade invite à causer. Les magnifiques ombrages des Tuileries et du Luxembourg n’abritaient pas alors uniquement des jeux d’enfans et des idylles de nourrices. Les gens de lettres s’y réunissaient pour échanger les nouvelles et s’entretenir de leur cher roi de Prusse. Les femmes elles-mêmes venaient de découvrir l’utilité de l’exercice et les agrémens de la vie au grand air. L’ « hygiène » avait parlé — déjà ! — et naturellement par la bouche d’un étranger. « Tronchin arrive de Genève ; à peine il a parlé, toutes les femmes sortent de leurs maisons ; elles courent, avec canne ou sans canne, sur les boulevards, sur les ponts, dans les rues, dans les jardins[2]... » C’est à la promenade que Condorcet rencontrait d’Alembert, et Mme Suard l’accompagnait presque toujours. Le reste de l’après-dîner était consacré aux divers rites de la vie extérieure, travaux dans les bibliothèques et tes laboratoires, séances académiques, visites, le tout supposant souvent de longues courses à travers les rues où l’encombrement rendait la circulation de plus en plus difficile. « Je ne pourrai, ma bonne amie, vous voir que dans la soirée. Il faut que les gens qui sont à pied passent dans les rues une grande partie de leur vie, qu’ils ne voient leurs amis qu’une fois par jour et que, lorsqu’ils n’ont qu’un quart d’heure à leur donner, ils le donnent au regret de n’avoir point de chevaux. » L’encombrement des rues a bien augmenté, depuis que Condorcet s’en plaignait. Pouvons-nous voir nos amis, même une fois par jour, tous les jours ?

Arrivait l’heure des théâtres : cinq heures du soir. Paris, — tout Paris, — avait alors la manie des spectacles. Il était rare qu’on y rencontrât Condorcet, même aux marionnettes, qui pourtant faisaient fureur. « M. Suard va aujourd’hui aux comédiens de bois avec Mlle de Lespinasse et beaucoup de nos amis. Je ne sais si j’irai ; j’ai peu envie de rire : j’aime les enfans parce qu’ils sont naturels, et ceux-là sont maniérés. » À l’Opéra, à la Comédie italienne, il ne faisait que de brèves apparitions, quand l’exigeait son service auprès de Mlle de Lespinasse. Non qu’il fût réfractaire à la musique : il en subissait la séduction, comme tous les mélancoliques et les nerveux. Mais il se rendait compte qu’il n’y connaissait rien. D’ailleurs, il n’avait pas l’oreille juste et chantait faux ; c’est même pour cela qu’au lieu de fredonner un air, quand il avait de la tristesse, il préférait se réciter des Vers de Voltaire. Restent les Français. Pour le décider à y aller, il fallait la croix et la bannière ; ou plutôt, c’est le contraire qu’il lui fallait : il ne se dérangeait qu’en cas de représentation anticléricale. « Jamais il n’allait au spectacle que lorsqu’on y donnait une pièce où l’on établissait des principes de tolérance et des sentimens d’humanité. » Mais alors il ne quitte plus le théâtre, assiste aux répétitions, suit l’impression sur les publics spéciaux de la « générale » et de la « première, » travaille avec l’auteur, gourmande le parterre et invective la censure.

Nous en avons un bel exemple dans l’agitation qu’il s’est donnée pour les Druides. Même au XVIIIe siècle, il n’y a guère de pièce plus sotte et de plus lourd pamphlet que cette tragédie de l’abbé Leblanc. Grâce au changement d’une seule lettre, et à ce travestissement en druides qui ne faisait illusion à personne, l’auteur, sous le nom de religion d’Hésus, y attaquait directement la religion de Jésus. Il y injuriait, tout son soûl, les prêtres « farouches imposteurs…, ministres sanglans…, artisans éternels de discorde el de haine. » En vertu d’un poncif, qui régnait dès lors dans ce genre de littérature, c’est le grand prêtre qui est chargé de stigmatiser, comme elle le mérite, la religion dont il est le représentant. On l’appelle Cyndonax ; son vrai nom est le curé Meslier, partisan des lumières et précurseur du Dieu des bonnes gens. Le pouvoir fit mine d’interdire cette ineptie. Déjà Condorcet s’indignait contre « l’éteignoir de la police ! On ne veut pas même permettre une tragédie des Druides, parce qu’on s’y élève contre les sacrifices de sang humain, ce qui choquerait beaucoup les assassins de La Barre[3]. » Le censeur, Marin, — celui que Mlle de Lespinasse appelait « le monstre marin, » — en référa à l’archevêque. Finalement, la pièce fut autorisée sur les instances de Trudaine. La répétition générale, à laquelle assista Condorcet, l’avait tout à la fois enchanté et inquiété : « J’ai trouvé beaucoup de morceaux éloquens et pleins de zèle pour le bonheur des hommes. Mais, de vous à moi, je crains qu’on arrête la pièce après quelques représentations. Le fanatisme de bonne foi y est peint avec des couleurs trop odieuses et trop vraies pour que nos prêtres ne soient pas scandalisés des leçons qu’on leur y donne. » A force d’être beau, c’était trop beau. On en avait trop mis. Il y avait à craindre la protestation du a fanatisme de bonne foi. » La nécessité s’imposait de « faire la salle. » Condorcet distribua des billets, et en offrit aux Suard : ceux-ci, prévenus par l’abbé Arnaud, que la répétition avait assommé, déclinèrent l’invitation. Ils eurent tort : on ne s’ennuya pas du tout. Le public, en ces temps d’oppression, avait le droit de siffler au théâtre et savait en user. Les deux derniers actes surtout furent solidement « emboîtés. » Ce fut un des beaux tapages du siècle. Condorcet en avoue quelque chose : « La pièce d’hier a assez mal réussi. Le public a eu raison dans bien des points. La pièce est trop longue. Beaucoup de morceaux que j’aimais assez ont déplu, parce que les gens de goût qui étaient au parterre ont une imagination moins romanesque que la mienne... » Des coupures s’imposaient. Condorcet s’enferma avec l’auteur et quelques bons esprits, Watelet, Thomas ; toute la journée, on fit des béquets. Ainsi allégée, la pièce, qui était tombée le 7 mars, se releva le 9. Jusqu’à Pâques, où elle fut supprimée, elle bénéficia d’un succès de scandale.

Le soir est l’heure intime, propice aux confidences où le cœur se livre. Mme Suard, seule au logis pendant la première partie de la soirée, profite du tête-à-tête avec Condorcet, pour soigner l’âme de son ami, tout endolorie par la récente aventure avec Mme de Meulan. L’amoureux éconduit a fait serment d’oublier cette belle dédaigneuse : on connaît de reste ces grandes résolutions qui ne tiennent pas devant un sourire. Il est guéri : gare aux rechutes ! Mme Suard qui les redoute pour lui plus que pour tout autre, car il est de caractère faible, s’est avisée d’un moyen pour l’en garantir : c’est de le marier. On sait que l’institution du mariage n’avait pas une « bonne presse » chez les philosophes ; contre ce préjugé à la mode, Mme Suard se cite en exemple ; enfin, dernier argument, elle s’offre à élever les enfans à naître. Condorcet ne fut pas du tout tenté : « Jamais un événement qui me séparerait de vous ne serait, quel qu’il fût, un événement heureux... Quelle autre saurait partager mes peines d’une manière si propre à me consoler ? Vous êtes pour le mariage comme ceux qui ont été guéris par un remède et qui le conseillent à tout le monde. Je ne crois pas ce remède bon pour moi. Si j’étais amoureux et que je puisse épouser ma maîtresse, je le ferais avec transport. Mais en cela je satisferais ma passion, sans croire rien faire pour le bonheur de ma vie. Je ne vous mettrai pas non plus à portée de me donner la marque d’amitié dont vous me parlez. Je fais trop peu de cas de la vie pour me déterminer à la donner à d’autres. Vous savez combien de circonstances il faut que le hasard rassemble pour qu’une fille puisse être heureuse ; et pour les hommes, il me semble que, dans le siècle où nous sommes, ils n’ont point de bonheur à espérer, à moins d’être sots ou fripons. Ainsi tous les soins que nous prendrions de mon fils ne tendraient qu’à rendre son bonheur impossible. Si jamais il m’arrive d’en avoir, soyez sûre que je ne l’aurai pas fait exprès. » Condorcet a, dans ces cas-là, des façons de dire les choses qui ne sont qu’à lui... Ainsi rebutée, et exclue de l’éducation des enfans que n’avait pas le philosophe, Mme Suard n’insista pas. J’ai des raisons de croire qu’elle ne tenait pas beaucoup à cette idée de mariage. Mais elle était partagée entre une sourde jalousie pour la femme qui lui prendrait Condorcet, et cet instinct de marieuse qui, telle que nous la connaissons, ne pouvait manquer de la travailler, et qui l’achève de peindre.

Suard rentrait sur les neuf heures. La conversation continuait, moins intime, mais toujours familière et cordiale. Condorcet, qui ne courtisait pas la femme, ne se sentait pas gêné par l’arrivée du mari. Quelquefois La Harpe, ou tel autre de l’intimité, venait faire une partie d’échecs. Condorcet la suivait, sans avoir à craindre pour ses mauvais yeux l’éclat des bougies que la sollicitude quasi maternelle d’Amélie Suard avait entourées de garde-vue. Beaucoup plus tard, on entendait dans l’escalier le pas de l’abbé Arnaud : cet abbé était un peu noctambule. Il apportait sa récolte de nouvelles toujours abondante. Il était l’homme qui sait tout, qui a tout vu, à qui aboutissent tous les bruits de Paris. Il allait, lui, aux marionnettes comme à l’Opéra, et aux tragédies comme aux exhibitions d’animaux savans. Il était le premier informé de tous les potins ; il les racontait en les embellissant. La soirée se terminait sur ce dernier épisode. Un verre du punch que Suard confectionnait lui-même. Et on s’allait coucher.


II

J’ai laissé de côté le chapitre des sorties mondaines, dîners littéraires, soupers, soirées, qui étaient, pour les gens du XVIIIe siècle, une des quatre fins de l’existence. Si peu que le philosophe fût porté vers la dissipation.il ne pouvait tout à fait s’en dispenser. Il consentait à paraître dans quelques réunions, et se faisait renseigner sur les autres par Mme Suard qui, elle, n’en manquait pas une.

Les mercredis, souper chez Mme Necker avec De Vaines, Marmontel, La Harpe, etc. « Mlle Clairon y vient et nous joue des actes entiers de tragédie avec un de nos messieurs. Quel regret elle me laisse de ne l’avoir pas vue au théâtre et d’avoir perdu l’espérance de l’y revoir ! Elle me transporte d’admiration. C’est le plus beau jeu de physionomie, c’est des attitudes, des gestes d’une noblesse parfaite, c’est une intelligence de détail et un air de passion dans tout ce qui n’est pas de sensibilité douce et tendre, qui surpasse toute expression. » Tout sincère qu’il soit, cet enthousiasme de Mme Suard est un peu un enthousiasme convenu et de commande. Mlle Clairon avait alors la cinquantaine. Depuis sept ans qu’elle avait quitté le Théâtre-Français, dans un coup de tête, et vainement cherché le moyen d’y rentrer, son talent, à jouer dans les salons avec des amateurs qui lisaient les rôles pour lui donner la réplique, s’était alourdi. Mais elle était « philosophe ; » on lui pardonnait de manquer un peu de tendresse pour ne voir que la perfection de son art et même un certain naturel qu’elle avait introduit dans la déclamation. Et il est vrai qu’on était à la veille de la perdre. Cette année même, 1772, est celle où elle part pour l’Allemagne où elle va faire l’admiration d’Anspach et le bonheur de son margrave.

Chez Mme Saurin, femme de l’académicien, auteur de Spartacus, on se réunissait jusqu’à trois fois la semaine, dans des dîners ou des soupers. Il y avait là M mes Broutin et Pourat, l’abbé Arnaud, Delille, Morellet, Collé. Le goût y était aux impromptus. « Nous avons soupé, il y a quelques jours, chez Mme Saurin. Elle aime beaucoup les vers et en fait quelquefois de fort jolis. Elle adressa, après souper, ce petit couplet à M. de La Harpe et à l’abbé Delille qui venait de nous lire un chant de sa traduction de Pope :


Le plaisir de vous entendre
Fait éprouver à mon cœur
Un sentiment doux et tendre
Dont le charme est enchanteur.

La plus touchante harmonie
Anime tous vos accens ;
Dons précieux du génie,
Agréez mon faible encens.


M. de La Harpe répondit, la minute d’après, par ce couplet :


Un son de voix aussi tendre
Est fait pour des vers si doux,
Quand on a pu vous entendre,
On ne chante que pour vous.

La plus touchante harmonie
Serait de vous répéter ;
Le plus beau don du génie
Serait de vous imiter.


Voilà tout ce que je puis vous envoyer de lui pour le moment. » Pardonnons à Saurin les vers de Mme Saurin, et ceux de ses convives, — et même les siens, — en faveur de celui-ci qu’il avait fait pour mettre au buste de Molière destiné à être placé dans la salle des séances de l’Académie :


Rien ne manque à sa gloire, il manquait à la nôtre.


L’abbé Morellet donnait un déjeuner les premiers dimanches du mois. La chère y était maigre, mais les convives étaient de choix. Condorcet, qui y venait, en compagnie de d’Alembert et du chevalier de Chastellux, en écrit à Mme Suard : « Il n’y a rien de plus aimable que vos déjeuners de l’abbé Morellet, du moins pour ceux qui préfèrent le tour de la table à ce qui est dessus. Je les ai d’abord aimés parce que c’était une occasion de plus de vous voir ; à présent, je commence à les aimer pour eux-mêmes. » L’appartement donnait sur les Tuileries, et la vaste bibliothèque était faite à souhait pour les entretiens et les concerts. Car c’étaient des déjeuners de musique. Des compositeurs et des artistes, Grétry, Hullmandel, Capperon, Traversa, Caillot, Duport y venaient. On y entendit pour la première fois à Paris l’Orphée de Gluck. « A côté de son oncle et formée par ses leçons, chantait une jeune nièce de Gluck que l’abbé Arnaud appelait la Petite Muse[4]. » C’est de là que partit la dévotion wagnérienne, — je veux dire : gluckiste, — et la grande querelle qui allait mettre aux prises les partisans de la musique italienne et ceux de la musique allemande.


III

L’été, tout ce monde se retrouvait à la campagne. Non pas qu’alors on se crût, à aucun moment et pour des raisons de calendrier, dans l’obligation de déserter Paris. La vie s’y continuait sous la canicule. Et on ne se gênait pas pour donner, en plein mois d’août, un opéra nouveau ou une réception académique. Mais, en ce temps-là, autour de Paris la campagne était charmante. On savait en jouir. Manon Phlipon, les dimanches, allait boire du lait dans une ferme, à Meudon, et revenait l’esprit enchanté de rêves à la Rousseau. Diderot, Marmontel et toute la bande prenaient le bateau, le matin, allaient manger une matelote à Saint-Cloud, qui avait la réputation, et s’en retournaient, le soir, par le bois de Boulogne. Condorcet, en villégiature à La Chaussée, qui n’est plus aujourd’hui qu’une station de tramways, décrit avec enthousiasme les bords verdoyans de la Seine : « Je vous écris de La Chaussée. La situation en est très belle, quoique les propriétaires aient fait tout ce qu’il fallait pour la gâter. Ils ont bien empêché qu’on ne pût rien voir de la maison et du parterre, mais on en sort et on trouve des aspects charmans que j’aurais bien voulu parcourir avec vous. Il y a surtout un point d’où l’on voit un paysage superbe : une vaste plaine où la Seine fait de grands circuits et forme des îles charmantes ; les hauteurs de Saint-Germain et de Marly, la machine, l’aqueduc, des coteaux chargés d’arbres et une foule de belles maisons de campagne qui bordent la rivière ou embellissent la pente des montagnes ; et à côté de cette grande vue un petit vallon rempli de grands arbres, au milieu desquels on domine les toits d’un joli village ; un clocher antique en forme de pyramide s’élève au milieu des feuillages. Cette vue repose les yeux fatigués par la magnificence de la plaine, et on est tenté d’y aller chercher le bonheur qui a dû s’y réfugier lorsque le faste de Louis XIV l’a chassé de Saint-Germain et de Marly. » On a rarement trouvé des accens plus lyriques pour célébrer Bougival.

(les environs de Paris, si joliment champêtres, abritent dans leurs replis de coquettes villas, d’aimables châteaux et des maisons à contrevens verts, où se continue, dans un autre décor, la vie de salon. Mme Suard y est invitée à faire des séjours. En premier lieu, bien entendu, chez les Necker. Ils avaient acheté le château de Saint-Ouen, dont les terrasses ombragées de beaux arbres dominaient la Seine. Mme Suard y rencontra, pour la première fois, Mme Geoffrin qui y était venue dîner. Placée à table en face d’elle, et impressionnée par le voisinage de cette puissance, elle admira de toutes ses forces « sa taille élevée, ses cheveux d’argent couverts d’une coiffe nouée sous le menton, sa mise noble et décente, et son air de raison mêlée à la bonté[5]. » On voisinait d’une résidence à l’autre, et chaque maîtresse de maison, à tour de rôle, organisait des fêtes où toute la vallée se donnait rendez-vous. La comédie de société, jouée par des gens du monde, avait été mise à la mode par Mme d’Épinay, sur le théâtre de la Chevrette. La grande attraction était de jouer des pièces « interdites par la censure. » Mme Necker emmena ainsi Mme Suard entendre la Mélanie de La Harpe chez Mme d’Houdetot, à Sannois. « C’était Mme de Cassini qui jouait le rôle de Mélanie, et, après Mlle Clairon, je ne connais rien de plus parlait. M. de La Harpe jouait le rôle de Faublas ; celui du curé a été bien rempli par M. d’Épinay. La pièce nous a fait fondre en larmes. J’avais auprès de moi nue femme qui, je crois, n’avait d’autre mérite que celui d’une sensibilité vraie et qui répétait sans cesse, en laissant couler des larmes : « Qu’elle est touchante, cette pièce ! Mon Dieu, qu’elle est touchante ! » Ce succès a été bien doux à M. de La Harpe et j’en ai bien joui avec lui et pour lui. M. Thomas, qui est à Saint-Ouen, était aussi venu voir Mélanie. Ils disaient, Mme Necker et lui, avant la représentation, que la pièce ne serait d’aucun effet. Mme Necker a éclaté en sanglots, pendant tout le temps qu’elle a duré. J’en étais même importunée à côté d’elle : ces éclats de douleur altéraient toutes mes impressions. » Au retour, dans la voiture qui les ramenait à Saint-Ouen, Mme Suard espérait des complimens sur la pièce de son ami. Ni de Mme Necker, ni de Thomas elle ne put tirer un mot. Silence de glace.

Est-ce les larmes surprises par la représentation qui avaient raison ? Est-ce l’opinion réfléchie et froide des spectateurs qui s’étaient ressaisis ? Ce drame de Mélanie n’est pas détestable, ce qui est déjà quelque chose ; et, si on le compare aux Druides, il prend tout de suite des airs de chef-d’œuvre. C’est une pièce sur les couvens, c’est-à-dire un réquisitoire contre les couvens. M. de Faublas, homme de robe, afin d’avantager son fils Melcour, veut précipiter dans un cloître sa fille Mélanie. Mais la jeune fille oppose aux ordres d’un père barbare le refus le plus énergique. Elle a, pendant son temps de noviciat, reçu les confidences d’une religieuse qui lui a dépeint sous des couleurs horribles le supplice de la vie recluse, pour qui y a emporté un secret d’amour. Qui encourage Mélanie dans sa résistance ? Vous l’avez deviné : c’est le curé. Ce curé voltairien condamne les vœux et ouvrirait toutes grandes les portes des couvens, ce qui lui vaut de M. de Faublas cette réflexion assez topique :


Ce langage surprend dans la bouche d’un prêtre.


Mais c’était, à cette date, le type admis au théâtre, quand on voulait y représenter un prêtre « sympathique, » comme nous avons aujourd’hui le type du curé brave homme et finaud selon la formule de l’abbé Constantin. Les idées et la sentimentalité du temps sévissent dans la pièce de La Harpe ; mais elles y sont accommodées de manière assez agréable. Condorcet en jugeait sainement. Sans prétendre avec Voltaire que « l’Europe attendit Mélanie, » il convenait que la pièce donnait « de grandes espérances, » mais il lui reprochait d’être plus oratoire que dramatique et de contenir « des scènes très éloquentes qui feront peu d’effet au théâtre, parce que la foule des beaux vers laisse trop respirer l’auditeur. » Je ne doute guère que parmi ces morceaux éloquens il ne plaçât la tirade de Mme de Faublas sur la paix trompeuse des couvens :


Sous ces lambris sacrés quand nous portons nos pas,
Tout semble calme et doux, jusqu’à l’air qu’on respire...
Mais percez plus avant, pénétrez ces cellules,
Ces réduits ignorés où des esprits crédules,
Désabusés trop tard et voués au malheur,
Maudissent de leurs jours la pénible lenteur !
C’est là que l’on gémit, que des larmes amères
Baignent pendant la nuit les couches solitaires,
Que l’on demande au ciel, trop long à s’attendrir,
Ou la force de vivre, ou celle de mourir...


En écoutant ces vers et aussi la confidence de la religieuse à Mélanie, le souvenir nous revient d’une situation analogue et d’une déclamation qui a le même accent. « Tu me parles d’une religieuse qui me paraît avoir eu sur toi une influence funeste, dit Perdican à Camille. Il y a deux cents femmes dans ton monastère et la plupart ont au fond du cœur des blessures profondes ; elles te les ont fait toucher et elles ont coloré ta pensée virginale des gouttes de leur sang... O mon enfant, sais-tu les rêves de ces femmes qui te disent de ne pas rêver ? Sais-tu quel nom elles murmurent quand les sanglots qui sortent de leurs lèvres font trembler l’hostie qu’on leur présente ? » On ne joue plus, on ne lit plus Mélanie, mais on joue encore et on lira toujours On ne badine pas avec l’amour. Ainsi un écho du vieux mélodrame philosophique et larmoyant nous arrive à travers le proverbe du poète toujours jeune.

D’autres fois, c’est à Sannois que Mme Suard est en séjour. Dans la bonne disposition où la met l’accueil qu’elle reçoit, elle ne trouve rien de plus édifiant que l’union de Saint-Lambert et de Mme d’Houdetot, et ne tarit d’éloges ni sur l’exquise politesse du poète, ni sur les grâces de son amie. « Elle a le cœur d’un enfant avec un esprit plein d’agrément. Personne ne saisit ni mieux, ni plus vite, tout ce qu’il y a de bon et d’aimable dans les hommes et dans les choses. Son âme ne parait remplie que des sentimens d’amour et d’indulgence ; elle les répand avec profusion sur M. de Saint-Lambert, dont les constantes et tendres attentions pour elle m’offraient un tableau d’union que je n’avais guère vu encore hors de ma maison. Ils m’ont l’un et l’autre comblée d’amitiés. Je me trouvais heureuse auprès d’eux. Peu d’hommes ont une conversation qui m’intéresse et m’attache comme celle de M. de Saint-Lambert. L’esprit, l’imagination, une philosophie aimable qui sait cueillir toutes les fleurs que la nature a semées sur la route de la vie, tout cela compose un ensemble qui en fait l’homme de la meilleure compagnie... » A Sannois on professait « qu’il faut s’amuser le plus qu’on peut dans cette petite planète. » Cette religion du plaisir est celle même que tout le XVIIIe siècle a célébrée dans sa littérature et dans son art.

Dans ce peu de jours qu’elle passait « à la campagne de ses amis, » Mme Suard renaissait. Elle était frêle et de santé délicate. Ce que voyant, et bien qu’il eût l’horreur de la campagne, Suard s’occupa d’obtenir un logement à Choisy, à la Muette, ou à Saint-Cloud chez le Duc d’Orléans. Le ménage y passait une partie de la belle saison. Mme Suard allait encore à Boulogne, chez Panckoucke, — ou à Nogent, chez Condorcet. Car l’idée était venue soudain à celui-ci d’avoir une maison près de Paris pour y installer sa mère. Le jardin, tel que nous le décrit Mlle de Lespinasse, était beau, planté de vieux arbres que d’ailleurs Condorcet se proposait d’abattre. A vrai dire, pour que la maison fût habitable, il y manquait divers accessoires tels que portes et fenêtres ; il fallait aussi refaire les planchers et les plafonds. Les Suard y campèrent, pourchassés d’une pièce à l’autre, suivant l’état des réparations et le caprice des ouvriers, dans les plâtras et la peinture. « Êtes-vous bien heureuse à Nogent ? » écrivait Condorcet à son amie. Avec son instinct de bourgeoise, elle aspirait à avoir enfin une maisonnette, et un coin de verdure, où elle serait « chez elle. » Mais l’état de leurs finances ne permettait pas encore aux Suard de s’offrir ce luxe.


IV

Ne croyez pas que cette correspondance se tienne uniformément et d’un bout à l’autre dans la teinte idyllique et fade dont nous nous sommes égayés jusqu’ici. Ce serait ne pas connaître Condorcet. Mlle de Lespinasse, qui le connaissait bien, lui écrivait un jour : « Si le bon Condorcet voulait, il serait méchant comme Pascal dans les Provinciales. » Mme Suard fait la même remarque. L’une et l’autre, elles étaient pareillement déconcertées. Il ne leur venait pas à l’esprit de contester la « bonté » de Condorcet, passée à l’état de dogme. Mais qu’il pût à cette bonté allier le trait justement contraire, c’est ce qu’elles n’arrivaient pas à expliquer. Mme Suard note surtout chez lui une humeur caustique, un goût de dénigrement, une tournure d’esprit malveillante, une amertume dans la plaisanterie, une âpreté dans le sarcasme. « Il y avait entre la malice de son esprit qui lui faisait saisir, à l’ouverture d’un livre, ce qui s’y rencontrait de plus ridicule, il y avait, dis-je, entre la malice de son esprit et la bonté de son cœur, un contraste qui m’a toujours singulièrement frappée. » Elle ajoute : « Son intolérance, en fait d’opinions politiques, était incroyable. » Cette intolérance n’était pas moindre en fait d’opinions religieuses, économiques, littéraires, et d’ailleurs de toute espèce d’opinions. Elle apparaît en maints endroits de ces lettres, qui prennent ainsi, au point de vue de l’histoire des idées, une valeur singulière. Elle y éclate de la façon la plus soudaine et la plus imprévue. La disproportion entre la violence des colères de Condorcet et la légèreté du motif qui le plus souvent les a déchaînées, serait ce qu’il y a ici de plus remarquable, si l’étrange effet qu’elles produisent à la place où elles sont, c’est-à-dire dans une correspondance adressée à une femme, n’était encore plus significatif. On a qualifié Condorcet de « volcan sous la neige. » Le volcan est toujours en ébullition, une éruption est toujours à redouter.

L’abbé Arnaud vient d’être reçu à l’Académie française. Au début de son discours de réception, prononcé le 13 mai 1771, il se demande à quoi il doit l’honneur qui lui a été fait, et l’attribuant à « deux ouvrages successivement entrepris pour faire passer dans notre littérature une portion des richesses de la littérature étrangère, » il associe, sans le nommer, Suard à sa fortune littéraire : « Ces travaux furent partagés par un homme de lettres qui, dès longtemps, partage tout avec moi. » C’était poser la candidature de Suard, et le manque de tact était évident. Ce n’est pas cela du tout qui fâche Condorcet. Mais venant à l’inévitable comparaison des Anciens et des Modernes, il s’écriait : « Mais quoi ! n’avons-nous fait que des pertes ? Aurais-je donc oublié que je parle dans un lieu où se fit entendre la voix des Fénelon, des Bossuet, des Racine, des Despréaux, des Fléchier, des Massillou, que je parle devant vous, Messieurs, devant les maîtres et les modérateurs d’une langue qui règne aujourd’hui sur l’Europe, et dont vos ouvrages éterniseront l’empire ? » Ainsi, il avait opposé aux anciens Bossuet, Racine, Boileau, Fléchier : il n’avait rien dit de Voltaire ! La raison en était qu’il ne nommait pas les auteurs vivans et que d’ailleurs ce titre de « maître et de modérateur » de la langue désignait Voltaire beaucoup plutôt qu’aucun de ses trente-neuf confrères. Condorcet ne veut voir là qu’une concession laite par le nouvel académicien a l’opinion des gens de lettres qui, pour l’instant, n’est pas favorable à Voltaire et lui tient rigueur d’avoir approuvé le renvoi du Parlement par le chancelier Maupeou. Ce seul nom de Parlement, venu sous sa plume, met aussitôt Condorcet en fureur, évoque à son esprit une série de fantômes, déclanche une kyrielle de récriminations, de réclamations, et de déclamations. La lettre mériterait d’être citée in extenso ; mais elle est trop longue : je dois me borner aux passages essentiels :


CONDORCET A MADAME SUARD

Je suis fâché que l’abbé Arnaud, qui oppose aux Grecs Fléchier, Bossuet et Boileau, n’ait rien dit de Voltaire. Ce grand homme méritait bien plus d’être comparé aux Grecs qu’un poète sans sensibilité et sans verve, un orateur dont on a peut-être retenu quelques phrases harmonieuses, mais dont on ne cite jamais une pensée, ou qu’un écrivain dont toutes les lignes sont consacrées à la superstition et à l’intolérance. C’est parce que Voltaire est vivant qu’il eût été beau de le louer, et je ne pardonnerai pas aux gens de lettres d’abandonner un grand génie, l’implacable ennemi de la tyrannie et de la superstition, pour admirer la prose gauche des Remontrances, et regretter des assassins, car tout homme qui pense ne peut regarder autrement les Pasquier, les Saint-Fargeau, et les juges de La Barre, et de Lalli, etc. On doit considérer aussi que le Parlement, en protégeant avec le Roi la puissance législative et en gardant l’administration de la Justice tendait à introduire l’espèce de gouvernement la plus tyrannique, comme l’a dit Montesquieu, et comme le disaient tous les philosophes, avant le mois de janvier dernier. Ceux qui, comme Voltaire et moi, vivent dans les provinces, savent combien la justice du Parlement était funeste au peuple, avec quelle impunité ils laissaient voler leurs subalternes, quelle complaisance infâme ils avaient pour les gens d’affaires des princes et des grands ; ils savent que c’est à cela seul qu’ils doivent le zèle des subalternes, et les regrets des gens puissans. Je me rappelle que le Parlement de Paris a approuvé la Saint-Barthélémy par un arrêt ; qu’il a opposé aux édits de pacification de L’Hospital la résistance qu’il oppose à M. Maupeou ; que celui de Provence a fait saccager par un arrêt quarante-deux villages, et fait massacrer dix-huit mille Vaudois ; que celui de Toulouse a fait exécuter, en un jour, deux cents protestans, que celui de Paris a fait pendre la maréchale d’Ancre parce que son médecin lui avait ordonné du bouillon de coq, le prêtre Petit parce qu’il avait fait une chanson sur une aventure, autrefois arrivée eu Syrie ; le rêveur Morin parce qu’il se disait prophète ; qu’il a défendu de rien enseigner contre la philosophie ridicule des écoles, proscrit l’Encyclopédie, empêché l’édit de l’exportation qui enrichissait les provinces, défendu l’inoculation ; je n’ai pas oublié que l’abbé de Prades a été décrété à cause de ses liaisons avec les éditeurs de l’Encyclopédie, que M. Helvétius a été forcé par eux à une rétractation humiliante, qu’ils ont décrété Rousseau, condamné aux galères ceux qui vendaient les livres des philosophes, que ces mêmes philosophes ont été traités par eux comme des pestes publiques ; que Pasquier dans ces derniers temps a pleuré de rage de ce que, dans le préambule de l’édit, M. de Maupeou les accusait d’être philosophes, apparemment pour se moquer d’eux. Je remarque que ces mêmes gens qui n’ont pas sévi contre le duc d’Olonne prévenu d’assassinat, ont poursuivi avec acharnement le duc d’Aiguillon et que cette seule différence prouve que les intérêts du peuple ne sont rien, et que leur intérêt est tout pour eux. Cela posé, je crois M. de Voltaire excusable d’avoir juré une haine éternelle au Parlement et de regarder sa destruction comme un bien et son rétablissement comme le plus grand des maux.

… Ce que Voltaire ne pouvait prévoir, c’est le zèle des gens de lettres qui criaient contre il y a un an. Je ne sais comment expliquer ce changement, à moins qu’on ne dise que c’est le zèle du martyre qui les a saisis, et que, bien convaincus de l’envie que le Parlement avait de les persécuter, ils aspirent après son rétablissement comme les premiers chrétiens après la persécution. Vous sentez que M. de Voltaire, qui n’a jamais eu un pareil héroïsme, et qui, à l’exemple du grand saint Cyprien, se contentait d’exhorter son peuple à braver la persécution du fond des déserts, n’a aucune envie de revoir les ministres essentiaux (sic) de la justice établis dans le droit d’assassiner légalement les philosophes, leurs disciples et leurs colporteurs ; ni d’être poursuivi lui-même criminellement, comme coupable de blasphème envers Dieu et le maître Denis Pasquier. Voilà, madame, ce que je crois qu’on pourrait dire pour la défense de M. de Voltaire qui n’a point varié depuis la Henriade, qui dans cet ouvrage même a fait dire par Bussi au Parlement :


Mercenaires appuis d’un dédale de lois,
Plébéiens qui pensez être tuteurs des lois.
Lâches qui dans le trouble et parmi les cabales
Mettez l’honneur honteux de vos vertus vénales ;
Timides dans la guerre et tyrans dans la paix,
Obéissez au peuple et suivez ses décrets.
Il fut des citoyens avant qu’il lût des maîtres.


M. l’abbé Arnaud aurait pu sans trop de vanité rappeler ces vers de Tancrède :


Quand l’univers entier m’accuserait d’un crime
Sur son jugement seul un grand homme appuyé
A l’univers séduit oppose son estime...


et les appliquer à l’illustre auteur de cette pièce.

Voilà une bien longue lettre, madame, mais j’aime la liberté : mon zèle contre les tyrans m’a emporté et je n’en connais point de plus vils et de plus à craindre pour la France


Que ce Sénat barbare et ses horribles droits
D’égorger l’innocence avec le fer des lois.


Cette lettre laissa Mme Suard interdite. Comme on fait quand on ne sait que répondre, elle balbutia un remerciement, approuva, lit chorus. Elle venait de découvrir « l’autre » Condorcet.

Quelques semaines plus tard, nouvelle explosion, cette fois provoquée par la suppression de l’Eloge de Fénelon. C’était le beau temps des Eloges académiques. La cérémonie où on les lisait était entourée d’un éclat exceptionnel et extrêmement courue. On se disputait les billets. Le genre même était à la mode. Thomas lui devait toute sa réputation. Il consistait le plus souvent à prendre une figure historique et à la déformer dans le sens des préjugés régnans. La Harpe triomphait dans cet exercice. Lauréat de chaque concours, il était le fort en thème académique. Dans le discours qui lui valut le prix en 1771, il nous peint un Fénelon à la mode du XVIIIe siècle : sensible et tolérant, modeste et doux, vertueux éducateur d’un prince à qui il enseigne le pacifisme et la constitution anglaise. Bossuet y est arrangé de la belle manière. « Il est triste, gémit le panégyriste, de représenter le génie persécutant la vertu. Je veux croire que Bossuet était vraiment effrayé des erreurs de Fénelon et non pas de ses succès et de sa renommée, qu’il poursuivit la condamnation avec la vivacité d’un apôtre plutôt qu’avec l’animosité d’un rival, etc. » La séance fut très brillante ; la famille de Fénelon y assistait dans la loge réservée ; le discours, très bien lu par d’Alembert, obtint un vif succès. Mais le passage sur Bossuet ayant provoqué les réclamations de l’archevêché, l’impression fut suspendue. Aussitôt Condorcet s’emporte :


CONDORCET A MADAME SUARD

J’ai lu avec indignation l’arrêt qui supprime l’Éloge de Fénelon. Quel est donc le capucin qu’on a chargé de le dresser ? Comment peut-on accorder quelque crédit aux gens qui ont sollicité un pareil arrêt ? Comment, dans le XVIIIe siècle, dans la capitale de la France, un homme en place a-t-il la patience d’écouter sérieusement l’archevêque de Paris et celui de Reims ? Comment a-t-on pu faire prononcer par un souverain l’éloge de l’évêque de Meaux, le vil flatteur des rois, l’apologiste de la tyrannie, le persécuteur de Fénelon son ami, cet homme qui, né avec les plus grands talens, n’a su en faire qu’un usage méprisable et qui, seul entre les hommes de génie, eut la bassesse de dédaigner la gloire et de n’avoir que de l’ambition ? Cette injustice m’a fait plus d’impression que celle que Bélisaire a éprouvée. Il faut avouer que Marmontel avait attaqué les théologiens sur leur palier. Il avait osé juger d’une question de théologie, et les docteurs pouvaient lui dire avec raison : « Que vous importe ce que nous croyons sur le salut des païens ? Toujours est-il bien sûr que ni Marc-Aurèle, ni Titus, ni vous, n’irez avec saint François d’Assise et saint Constantin. Vous avez trop d’esprit et vous n’avez point assassiné vos femmes et vos enfans ; et, puisque vous croyez que notre enfer et notre Paradis sont des chimères, laissez-nous la liberté de les arranger à notre gré. » Mais ici ce n’est point la même chose : il n’est point question de rêveries sur ce qui arrive aux morts, mais de ce que les prêtres voudraient qu’on fit aux vivans. Qu’ils nous damnent, mais qu’ils nous laissent vivre, et qu’ils se contentent d’être ennuyeux ou ridicules sans vouloir être médians.


Mme Suard aimait bien La Harpe. Pourtant, l’incident l’avait laissée calme : un zèle si ardent l’étonna.

Ce n’étaient là que de petits accès. Voici la grande colère. L’occasion est encore un Eloge, celui de Colbert. Nous touchons ici à la grande querelle économique, qui devait, pendant tout le règne de Louis XVI, influer si profondément sur le gouvernement de la France. Tantôt les partisans du système de la réglementation l’emportaient, tantôt les théoriciens de la libre circulation étaient appelés à appliquer leurs doctrines. L’Académie, où l’on avait abondamment loué Henri IV et Sully, estima qu’il était équitable de faire quelque chose pour Louis XIV et son ministre. Elle mit au concours l’Eloge de Colbert. Necker eut le prix. Condorcet, et aussi Turgot, tenant pour échec personnelle succès d’un adversaire, n’assistèrent pas à la séance. « Nous boucherons nos oreilles et resterons chez nous. Mais nous espérons que de tout ceci il reviendra quelque morniffle à Colbert et qu’on finira par traiter sa mémoire comme la justice populaire voulait traiter son corps. » La justice populaire ! N’est-il pas d’un effet poignant de trouver, dès 1773, cette expression sous la plume de Condorcet ?

Necker fit un discours de polémique. Il s’attacha surtout à défendre Colbert contre ses modernes contradicteurs. Il le lavait du reproche d’avoir méconnu l’importance de l’agriculture, et l’approuvait d’avoir, suivant le produit des récoltes dans les diverses provinces et dans les années diverses, autorisé ou défendu la sortie des grains. Il le louait d’avoir été l’homme d’Etat soucieux des réalités, ce qui, sans doute, était son plus grand tort aux yeux des philosophes férus d’idées abstraites et de principes absolus : cela est si commode d’ignorer les difficultés de la pratique ! « Au sein des principes exagérés, on jouit d’un profond repos ; avec un seul, la liberté parfaite, on gouverne le monde sans la moindre peine ; on dit à l’intérêt personnel et à l’ignorance : « Je me lie à vous, » et ils entraînent ; s’ils heurtent, s’ils fracassent dans leur route, on ne s’en met point en peine ; on demande un ou deux siècles pour en voir l’effet ; si la société bouleversée se refuse à cette expérience, on l’accuse d’impatience ; elle seule devient coupable et le principe garde encore sa gloire ou ses prétentions. » Condorcet était, ou se crut, visé. Il entra dans une colère folle.

Quelques timides objections que Mme Suard s’était permises en faveur de Colbert, ou plutôt de Necker, lui attirèrent incontinent cette verte riposte sur le mode ironique : « Ma colère contre Colbert était réellement bien injuste. C’était réellement un grand homme. J’ai voulu le connaître par ses ouvrages. A l’œuvre on connaît l’ouvrier, comme dit La Fontaine que Colbert laissa mourir de faim parce qu’il avait eu le courage de rester attaché à Fouquet son bienfaiteur. J’ai donc lu les ordonnances de Colbert, car les ministres traduisent quelquefois leurs hautes pensées en écritures. [Parodie d’une phrase de M. Necker.] Ces ordonnances sont un chef-d’œuvre. C’est là où on voit Colbert tout entier, son génie lumineux, son amour pour les hommes, ses grandes vues pour le bien public... L’homme de génie qui a loué l’autre [M. Necker] n’avait jamais lu un mot de tout cela. Il a senti que rien ne nuit à l’essor de l’imagination comme d’étudier les choses dont on veut parler. » Et il lui annonce que, pour l’édifier, il lui enverra prochainement un extrait des ordonnances de Colbert qu’il rédige exprès pour elle.

Il le lui envoie en effet. Mme Suard, au moment où elle préparait cette correspondance, avait jugé inutile, pour l’impression, d’y insérer le factum de Condorcet : au lieu d’une copie, c’est l’original que nous possédons. Sans être graphologue, on est tout de suite renseigné par la vue de cette écriture serrée, pressée, rageuse. « Voici l’extrait que je vous ai promis des Ordonnances de Colbert et d’après lequel vous pourrez juger de son génie, de sa vertu et de sa sensibilité comme homme public. » Suit la transcription ou le résumé des mesures visées, avec indication du Titre et de l’Article : Défendons aux marchands de vins et taverniers... Faisons défense aux bouchers et à tous autres... Défendons à tous hôteliers... Défendons à tous nos sujets, etc., etc. Pour conclure : « Je crois que de tous ceux qui oui loué Colbert, je suis celui qui l’ai le plus étudié, mais je ne l’ai l’ait qu’après coup. Aussi, quand j’ai relu ce que j’en ai dit dans mes Éloges, j’ai été bien honteux, mais j’ai eu soin de réparer cette sottise, et si j’avais eu le malheur de parler de sa vertu et de son génie, je me croirais déshonoré si je ne faisais une réparation publique à l’humanité et au bon sens que j’aurais outragés, en louant un oppresseur comme un grand homme, et un homme très médiocre comme un grand génie. Adieu, madame. Je n’ai que le temps de vous dire combien je vous aime. » Mais il n’aimait pas Colbert... Cette lettre a quatre pages de l’écriture de Condorcet qui en donneraient bien douze d’impression. C’est un rapport, c’est un mémoire, — et à l’adresse de la seule Mme Suard ! Joli sujet, direz-vous, pour en entretenir une jeune femme ! Et l’opinion de Mme Suard valait-elle qu’on se donnât tant de peine pour la conquérir ? Mais c’est le signe même par où s’accuse l’esprit de prosélytisme : il ne connaît ni la qualité, ni Page, ni le sexe ; pour la conversion d’un seul, il bouleverserait l’univers.

Pendant deux mois, Condorcet tempêta. Il jeta feu et flamme, sans se soucier qui il atteignait et qui il blessait parmi ses meilleurs amis. Cette fois, Mme Suard protesta. Est-ce que Condorcet ne savait pas quels rapports elle avait avec les Necker, ce qu’elle leur devait, le service qu’ils lui avaient rendu dans une circonstance toute récente ? Comment alors ne comprenait-il pas qu’il la mettait à la gêne et au supplice ? Il s’excusa. « Je n’écris qu’un mot pour répondre à votre lettre qui m’a vivement affligé. Celle que vous allez recevoir sera la dernière qui contiendra des choses qui vous déplaisent. Je vous ferai sans peine le sacrifice de mes discours et de mes écrits : je voudrais bien vous faire celui de mes opinions. J’écris à M. d’Alembert que je serais au désespoir de l’avoir blessé, et je ne me consolerais jamais si son amitié pour moi en était altérée. » Et dans une autre lettre : « Il est vrai que M. d’Alembert m’a écrit qu’il n’est plus en colère contre moi et que j’avais tort de l’avoir été si fort. Qu’il ne soit plus question entre nous de toutes ces sottises dont nous nous nourrissons depuis deux mois. Aimons-nous bien tendrement. Je ne veux plus faire que cela. Je n’aurai plus d’avis sur rien. » Serment de philosophe, qui s’humilie, mais non pas qui se repent. Le bon Condorcet demande pardon pour le méchant, — qu’il sait tout prêt à recommencer.

Ces trois « sorties » nous ont renseignés tour à tour sur les opinions de Condorcet en politique, en religion, en économie politique. Quelques citations nous permettront de préciser ce sujet qui en vaut la peine. D’abord, Condorcet fait profession d’athéisme, non pas de déisme ou de théisme, comme beaucoup de ses contemporains, mais absolument d’athéisme. Il en exprime à M me Suard quelque regret : « Adieu, madame. S’il m’était permis de croire en Dieu, je serais persuadé qu’une divinité bienfaisante s’est unie à votre corps pour l’exemple du monde et le bonheur de ses élus. » Mais, évidemment, pour croire à l’existence de Dieu, l’existence d’Amélie Suard était une preuve un peu mince. De même Condorcet se résignerait à admettre l’immortalité de l’âme de Mme Suard, mais il ne peut consentir que son âme, à lui, soit immortelle… Je ne prétends pas que ce marivaudage métaphysique soit d’un goût parfait Quant à son attitude vis-à-vis du christianisme, voici pour nous en faire juger : « Nous avons à Saint-Quentin une maladie qui fait périr toutes les vaches… Cependant la ville de Ribemont en est exempte et presque seule. On prétend que nous en avons l’obligation à un saint d’Ecosse qui a traversé la Manche sur une roue de charrette tout exprès pour se faire enterrer à Ribemont. » Et ailleurs : « Nous disons ici quatre grandes messes par semaine, une à saint Eloi, patron des laboureurs, une à saint Germain, patron du pays et qui étranglait de son temps les dragons avec son étole, une troisième à saint Roch, parce que la maladie est contagieuse, et la quatrième à sainte Cornille, parce que les malades ont des cornes… » C’est la plaisanterie voltairienne dans ce qu’elle a de plus vulgaire et de plus sot. — Sur les tyrans. Mme Suard ayant assisté aux fêtes de la Saint-Louis, à Saint-Cloud, où se pressait le populaire, Condorcet invective ce « peuple lâche en effet et né pour l’esclavage, » et rappelant la fable de La Fontaine, Le cochon, la chèvre et le mouton où le charretier loue et le cochon blâme la résignation du mouton, il déclare : « Moi, je suis de l’avis du cochon. » — Sur l’armée. « J’ai vu hier des manœuvres et j’en ai entendu parler aujourd’hui toute la journée. Notre esprit militaire n’est pas la passion de défendre jusqu’à la mort ses amis et sa patrie, c’est la science de détruire les hommes, d’en faire des esclaves prêts à égorger qui on voudra, au premier coup de tambour, d’anéantir tous les sentimens moraux pour y substituer l’obéissance machinale. » — Sur l’histoire. L’étude en est de nul intérêt, puisqu’on ne s’y occupe pas de l’avenir de l’humanité. Elle est la Tradition, et seul le Progrès importe. — Sur la littérature. Quelle folie d’y voir un art ! Elle ne doit servir que comme moyen de propagande… C’est, en somme, tout le Credo philosophique, encyclopédiste, et économiste, mais sans les atténuations qu’y apportaient même un Voltaire, même un Diderot, même un Turgot. Le système s’est simplifié, en passant par un cerveau de géomètre ; il s’est passionné, en traversant une âme de rêveur amer.

Sur tous ces points, Condorcet était en désaccord avec les Suard, « philosophes » sans doute, mais avant tout modérés. Suard, le plus conciliant des hommes, avait horreur de la violence. Mme Suard était contre les abus, mais pour le gouvernement ; contre le tyran, mais pour le Roi ; contre la superstition, mais pour la religion. Entre le « petit ménage » et son pensionnaire, un abîme se creusait…


V

Sur ces entrefaites, on apprit la mort de Louis XV. Mme Suard tomba en pâmoison : ce n’est pas cela qui est intéressant dans les deux lettres qui vont suivre et qui furent écrites sous le coup de l’événement, dans l’émoi d’un changement de règne :


MADAME SUARD À CONDORCET

Avant que je ferme ma lettre, mon ami, le Roi sera mort vraisemblablement, car nous n’attendons pas d’autre nouvelle. Vous avez beau dire, je suis touchée de cet événement qui va peut-être changer la face de tout. Et qui peut répondre que ce sera puni le mieux ? Le Dauphin et la Dauphine ont sûrement de bonnes intentions, mais ils sont bien jeunes pour gouverner un si grand Royaume. On craint que M. de La Vauguyon ne soit appelé au ministère ; on craint aussi M. de Muy, qui voulait à Lille faire donner une lettre de cachet à un homme de ma connaissance, parce qu’il n’allait point à la messe. Dieu nous préserve du règne des bigots et des hypocrites ; c’est le pis de tout. Mme du Barry a eu ordre de quitter Rueil qui était trop près de Versailles et toute la livrée a reçu défense de se montrer dans le pays.

Vous souvenez-vous de la prédiction de l’Almanach de Liège ? Une dame des plus favorisées jouera son dernier rôle. On a eu la sottise de défendre cet almanach dans le temps. C’est au mois d’avril qu’était cette prédiction et c’est précisément au mois d’avril que cette maladie attaque le Roi...

Je viens de jeter des cris affreux en apprenant sa mort. Comment les rois ne se croiraient-ils pas immortels, puisque par instinct je le croyais auparavant moi-même ? Un homme qui occupe un poste si élevé au-dessus des autres, qui commande à tout, qui change et bouleverse tout, à son gré, qui est soustrait à toutes les lois, à toutes les règles, nous donne apparemment l’idée confuse qu’il est aussi soustrait aux lois communes de l’humanité. Cette grande puissance anéantie par la mort parait un coup terrible de son autorité. L’âme se sent saisie, ébranlée comme par quelque catastrophe inattendue. À cette chute se mêle aussi l’idée de l’ébranlement de l’empire. Moquez-vous de moi si vous voulez, je n’en suis pas moins saisie ! Je vais faire partir cette lettre...


De la même au même

Je continuerai de vous dire ce que j’apprends. Le Roi a paru craindre la royauté et la regarder comme un fardeau trop pesant pour son âge ; la jeune Reine a montré les mêmes sentimens. Il s’est occupé de ses devoirs dès que les premiers momens de douleur et d’étonnement ont été passés. Il a écrit à M. de Maurepas, on croit par le conseil de Madame Adélaïde. Il lui dit à peu près : « Je gémis avec tout mon peuple de la perte que nous venons de faire. Je suis roi et ce titre m’impose bien des obligations ; mais je suis jeune et sans expérience ; je connais vos vertus et vos lumières : venez, le plus tôt que vous pourrez, aider mon inexpérience. »

Mme du Barry est exilée au Pont-aux-Dames. On dit qu’on l’a fait rassurer sur cette sévérité, en lui disant qu’elle n’était que passagère. Elle a montré une douleur de la mort du Roi qui a touché tous ceux qui en ont été témoins. C’est un bien mauvais moment pour faire des plaisanteries, mais nous sommes Français. On dit d’elle qu’elle est venue du Pont-aux-Choux, qu’elle a passé sur le Pont-Neuf, de là au Pont-Royal et enfin au Pont-aux-Dames.


Le nouveau règne commença bien : Louis XVI approuva la nomination de Suard qui venait d’être élu à l’Académie pour la seconde fois. Cette double élection n’est pas seulement un piquant chapitre de l’histoire académique, c’est encore un curieux épisode de la grande bataille d’idées qui se poursuit à travers le siècle.

Le 7 mai 1772, Suard avait été élu, en remplacement de Duclos, à une voix de majorité, en même temps que Delille Louis XV, par une intervention dont il n’y avait pas d’exemple depuis l’exclusion de La Fontaine, cassa l’élection. Le reproche : ses liaisons avec les philosophes. Voici comment les choses s’étaient passées. Conduit par d’Alembert, le parti philosophique marchait à la conquête de l’Académie ; il apportait à ce travail d’envahissement son âpre té bien connue, et d’ailleurs une persévérance et une méthode vraiment admirables. Un candidat s’aventure-t-il à se présenter sans avoir montré patte blanche, toute la secte se dresse pour lui barrer la route et l’écarter à grand fracas. Linguet avait fait mine de solliciter le même fauteuil que convoitait l’abbé Arnaud. Écoutez de quelles invectives il est aussitôt accablé, par qui ? par la gentille Mme Suard : « Vous savez sans doute que ce vilain homme avait osé porter ses vues jusqu’à l’Académie, qu’il avait fait pressentir M. d’Alembert par son frère qui avait répondu qu’il ne croyait pas les dispositions favorables. Sur cela, cet impertinent coquin écrit mille injures contre M. d’Alembert ; il dit qu’il sait que lui et M. Duclos sont les saint Pierre qui tiennent les clés de ce paradis, et qu’ils n’y laissent entrer que ceux qui sont marqués du signe de la bête. Rien, je crois, n’égale l’insolence de cet homme que sa bassesse. Vous savez aussi, sans doute, que notre abbé Arnaud a obtenu la place que ce maraud demandait. » D’Alembert, à cette date, 1771, n’était pas encore secrétaire perpétuel ; il eut, l’année suivante, cette place que lui avait disputée ce « trigaud de Batteux. » Transporté de joie, Condorcet annonçait la nouvelle à Voltaire en jargon belliqueux et mystique : « Les ennemis de la philosophie ont fait une belle défense ; mais les soldats de Gédéon vaincront toujours les Madianites en les éblouissant à force de lumière. » Un an après, lui-même était élu secrétaire de l’Académie des Sciences, en survivance ; sur quoi Voltaire jugeant « une place de cette nature comme un moyen de faire sourdement le peu de bien que l’on peut faire, » mesurait de son côté tout l’avantage que ne pouvait manquer d’apporter à la philosophie la présence de tels hommes à la tête des deux grandes Académies. « Il ne faut que deux hommes comme vous et M. d’Alembert pour conserver le dépôt du feu sacré que tant d’hypocrites veulent éteindre[6]. » Le point le plus délicat, dans la stratégie académique, est le choix des candidats. Il parut à d’Alembert que Suard serait un bon candidat, quoique paresseux, dans tous les sens du terme, et peu pressé d’entrer en campagne. Il lui fit écrire par Mlle de Lespinasse, qui enleva son consentement, — et l’élection. La majorité passait à gauche. C’est alors que le pouvoir intervint avec cette maladresse et cette violence qui caractérisent les pouvoirs faibles. Il donnait à entendre d’ailleurs qu’il s’agissait non d’évincer, mais de faire attendre les nouveaux élus, ce qui rendait la mesure prise contre eux bien illusoire.

Un fauteuil étant devenu vacant par la mort de l’abbé de La Ville, évêque in partibus de Triconie, le 15 avril 1774, Suard se mit sur les rangs. Cette fois, comme on l’a vu, son élection ne souleva pas de difficultés : Louis XVI donna son approbation. La réception eut lieu le 4 août 1774. L’immortel fort obscur auquel succédait Suard était un fonctionnaire du ministère des Affaires étrangères. Marmontel qui l’avait connu à Versailles, dans la société des premiers commis, « gens aimables et faisant la meilleure chère du monde, » nous le donne pour l’homme « le plus soigneux de se procurer de bons vins. Tous les ans son maître d’hôtel allait se procurer la mère goutte) des meilleurs celliers de Bourgogne et suivait de l’œil ses tonneaux[7]. » Mais ce n’est pas un mérite académique. Au surplus. Suard avait mieux à faire que de louer son prédécesseur. Il avait à remercier le parti philosophique dont les persévérans efforts avaient seuls fait réussir son élection. Tout son discours ne fut qu’une défense de la philosophie, sur laquelle brochait un pompeux éloge de Voltaire. Il payait sa dette. Elu des philosophes, il avait voulu que sa réception fût pour le parti une journée.

Gresset lui répondit. A son tour, il trouva que la matière, telle que la lui fournissaient les ouvrages du récipiendaire, était mince. Suard avait peu de titres à l’Académie ; il avait les mêmes que l’abbé Arnaud ; ce qui ne faisait pour chacun qu’une moitié de titres. Il avait surtout donné des traductions. Gresset en prit texte ou prétexte pour parler de la langue française et de la déformation qu’elle était en train de subir, par suite de l’outrance de tous les sentimens et de l’exagération de toutes les idées, qui était un travers d’alors. « A chaque instant, pour les choses les plus médiocres, les événemens les plus indifférens, pour des misères, pour des riens, on se dit charmé, pénétré, comble, transporté, enchanté, désolé, excédé, confondu, désespéré ; on est aux nues ou l’on se prosterne ; on est à vos ordres, à vos pieds... on veut mettre à tout l’air de l’enivrement ou de la détestation. » Ce manque de mesure éclate surtout dans les jugemens que l’on exprime à tout propos. « Il n’y a plus de milieu ni dans la pensée, ni dans l’expression : tout est charmant, merveilleux, incroyable, divin, ou affreux, pitoyable, odieux, exécrable ; tout ouvrage est beau, de toute beauté, ravissant ou détestable ; tout homme est admirable, excellent, délicieux ou maussade à donner des vapeurs, ennuyeux à plaisir ; toute femme est radieuse, céleste, adorable, ou ridicule, ennuyeuse à la mort, enfin une horreur... » Le discours de Gresset venant après celui de Suard, qui avait été un peu solennel, détendit l’auditoire et fit beaucoup rire. C’est assez l’habitude des auteurs dramatiques qui, à l’Académie comme ailleurs, connaissent leur public. Gresset avait un peu négligé Suard, mais comme Suard avait négligé l’abbé de La Ville. Il eut le succès de la séance. Mme Suard en éprouva un dépit très vif.

Cependant le Roi faisait appeler Turgot au ministère de la Marine, et de là au Contrôle général. Le Contrôleur général appelait Condorcet en qualité d’Inspecteur à la Monnaie, où il allait être logé. C’est une période nouvelle qui s’ouvre dans la vie de Condorcet et dans l’histoire de ses relations avec les Suard. Ils cessent d’habiter en commun, et cette séparation, jointe à de profondes divergences d’opinions, contribuera à amener sinon une brouille, du moins un refroidissement. Mais il y aura une autre cause. C’est ce dernier épisode qu’il nous restera à conter. Il est de beaucoup le plus dramatique et le plus humain, parce que cette fois le premier plan appartient à une autre figure de femme qui, celle-là, par son éclat, rejette dans l’ombre les grâces falotes des Meulan et des Suard, et parce que le tableau a pour fond : la Révolution.


RENE DOUMIC.

  1. Voyez la Revue du 15 septembre 1911.
  2. Garat, Mémoires sur M. Suard.
  3. Lettres à Turgot, 20 janvier 1771.
  4. Mémoires de Mme Suard.
  5. Mémoires de Mme Suard.
  6. Correspondance de Condorcet et de Voltaire, Ed. Arago, t. I, 6 sq.
  7. Marmontel, Mémoires, livre V.