Lettres d’un philosophe et d’une femme sensible, Condorcet et Mme Suard/01

Lettres d’un philosophe et d’une femme sensible, Condorcet et Mme Suard
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 5 (p. 302-325).
LETTRES D’UN PHILOSOPHE
ET D’UNE
FEMME SENSIBLE

CONDORCET ET MADAME SUARD
D’APRÈS UNE CORRESPONDANCE INÉDITE

I
L’AMITIÉ TENDRE

Le 5 germinal an II, redoutant pour son héroïque logeuse, Mme Vernet, les suites d’une perquisition domiciliaire, Condorcet, à dix heures du matin, quittait la maison de la rue Servandoni, où, proscrit par la Convention, il avait pendant neuf mois trouvé un sûr asile. Il était en carmagnole et bonnet de laine ; il suivit la rue de Vaugirard, franchit la barrière du Maine et, dans la plaine de Montrouge, se sépara de son compagnon, le géomètre Sarret. Resté seul, il prit son chemin vers Fontenay-aux-Roses. Il y rencontrerait des amis de vingt-cinq ans, le ménage Suard. Dans les derniers temps, leurs relations, comme beaucoup d’autres en ces époques troublées, s’étaient détendues, mais sans jamais se rompre. Condorcet pouvait évoquer tant de souvenirs de leur jeunesse ! les années passées sous le même toit, les libres causeries sur tous les sujets avec son confrère, l’académicien Suard, et surtout l’intimité délicate, l’amitié tendre qui jadis avait fait de Mme Suard sa confidente et sa conseillère...

Cette amitié de Condorcet et de Mme Suard j’essaierai de la retracer ici d’après un document de premier ordre, la correspondance qu’ils échangèrent depuis le début de leurs relations jusqu’en pleine Révolution : cent-dix lettres de Condorcet, souvent copieuses, avec les réponses de Mme Suard. C’est un premier attrait de cette correspondance, qu’elle s’étende sur un plus long espace de temps qu’aucune autre série de lettres de Condorcet, de l’année 1771 à l’année 1791. C’en est un autre que lettres et réponses y alternent, et que nous puissions entendre les deux voix du dialogue. Il est d’ailleurs aisé d’en apprécier la valeur inestimable. Dans la correspondance de Condorcet publiée jusqu’à ce jour — et qui n’est pas parmi les plus importantes que nous ait laissées le XVIIIe siècle, — on trouve peu de ces lettres intimes où chaque mot peint celui qui les a écrites. Les lettres à Turgot forment un recueil de grande valeur ; mais ce sont des lettres adressées à un homme, à un haut fonctionnaire épris de science ; les questions politiques et scientifiques y tiennent, comme il est juste, beaucoup de place. Nous avons les lettres de Mlle de Lespinasse à Condorcet, et elles sont bien curieuses ; mais nous n’avons pas les lettres de Condorcet à Mlle de Lespinasse. Ici les deux correspondans causent, la plume à la main, et sans surveiller leur plume. Ils échangent les nouvelles qu’ils ont recueillies et les commentent en tout abandon. Ils s’entretiennent du livre qui vient de paraître, de la pièce qui vient d’être jouée, du discours qui vient d’être lu, et en donnent leur impression toute vive. Amie ou ennemie, mainte silhouette contemporaine y est dessinée au passage, au hasard de la rencontre, par touches et retouches successives. Surtout ils nous renseignent sur eux-mêmes, sur l’état de leur âme, sur les aventures de leur sensibilité : le portrait auquel ils reviennent sans cesse, c’est le leur. Peut-être se fût-on passé de faire une aussi longue connaissance avec Mme Suard ; on aurait eu bien tort ; mais nulle part ailleurs on ne pénètre aussi avant dans l’intimité de Condorcet ; il est ici peint par lui-même, au naturel ; on voit l’homme, son caractère, sa complexion, son humeur ; on saisit les traits essentiels, les dispositions premières qui expliquent toute une vie.

Ces lettres, toutes recopiées de la main de Mme Suard, mises en ordre, et annotées par elle, vraisemblablement en vue de la publication, forment trois cahiers en parfait état, conservés dans les riches archives du château de Talcy. Mme Suard avait gardé les lettres de Condorcet et les brouillons de ses réponses. C’est dans les dernières années de sa vie, à l’époque où elle rédigeait l’Essai de Mémoires sur M. Suard, en réponse à l’ouvrage de Garat, qu’elle se livra à ce travail de copie et de classement. Elle y éprouva quelques difficultés. « Ces lettres sont sans date, remarque-t-elle, et j’ai pu en déplacer plusieurs. » Cette insouciance de Condorcet à l’égard de ce que la nouvelle Sorbonne appelle la « datation » des lettres, nous était déjà connue. Mlle de Lespinasse lui en faisait reproche : « D’abord, monsieur, vous avez tort de ne pas dater vos lettres. » Et il est vrai que Mme Suard, à si longue distance, s’y est parfois un peu embrouillée. Mais il est presque toujours possible de réparer l’erreur, soit grâce aux allusions faites à des événemens publics, soit par la comparaison avec la correspondance déjà publiée de Condorcet. Le 11 décembre 1771, Condorcet écrit à Turgot : « On m’a parlé d’un nouveau roman de Mme Riccoboni et des sottises de l’abbé de Voisenon. J’ai demandé le roman et même les sottises si elles sont courtes. » Or Mme Suard lui avait écrit : « Lisez-vous les romans ? Il me semble que vous devez les aimer. Il en paraît un de Mme Riccoboni que j’ai lu avec le plus grand plaisir ; je n’ai pu ni manger, ni m’habiller, ni dormir avant que de l’avoir fini... Vous savez sans doute toutes les vilaines petites sottises que vient de faire l’abbé de Voisenon. Je ne puis vous envoyer toutes ces petites vilainies, car il ne les a pas fait imprimer... » Ces rapprochemens sont continuels ; ainsi ces lettres se placent dans l’ensemble de la correspondance de Condorcet ; elles la complètent et l’éclairent.

Mlle Valentine Stapfer, héritière des papiers de Mme Suard, — et qui veille avec une piété admirable sur tes trésors de toute sorte que contient l’historique demeure de Talcy, — a bien voulu nous communiquer ces précieuses lettres. Nous en tirons la substance des pages qui vont suivre[1].


I

A l’époque où s’engage la correspondance. — avril 1771, — Condorcet a vingt-huit ans. Il est déjà célèbre. Des travaux remarquables l’ont fait entrer à l’Académie des Sciences dont il deviendra bientôt le secrétaire perpétuel. Il aurait pu être un grand géomètre. Mais il est d’un siècle où les esprits les mieux doués ont la tournure encyclopédique, et plutôt que de se confiner dans l’étude des mathématiques, il s’est lancé dans les travaux de vulgarisation avec, pour fin dernière, le bonheur du genre humain. « Causez avec lui, dira Mlle de Lespinasse, lisez ce qu’il a écrit ; parlez-lui philosophie, belles-lettres, sciences, arts, gouvernement, jurisprudence... il n’ignore rien, pas même les choses les plus disparates, à ses goûts et à ses occupations : il saura les formules du Palais et les généalogies des gens de la Cour, les détails de la police et le nom des bonnets à la mode[2]... » D’Alembert, avec qui l’avait mis en rapports la nature de ses premiers travaux et sur qui de bonne heure il se modela, idées et sentimens, est celui qui exerça sur sa destinée, et de toutes manières, l’influence décisive. Il l’enrôla dans la troupe encyclopédique, le mena à Ferney, le présenta dans le monde, et l’attacha comme « second secrétaire » à la personne de Mlle de Lespinasse, auprès de qui il remplissait lui-même, de la manière qu’on sait, les fonctions de premier secrétaire et de factotum irremplaçable. Celle-ci, par un juste échange de bons procédés, s’est chargée de faire l’éducation sociale et mondaine du géomètre philosophe, et de le former aux usages. Elle va au plus pressé : « Je vous recommande surtout de ne point manger vos lèvres, ni vos ongles, rien n’est plus indigeste, je l’ai ouï dire à un fameux médecin... quand vous parlez, de ne pas vous mettre le corps en deux, comme un prêtre qui dit le Confiteor à l’autel... Je vous recommande aussi vos oreilles qui sont toujours pleines de poudre[3]. » Condorcet est alors très répandu, très occupé, très invité, en correspondance ou en conversation avec de fort belles dames éprises de philosophie ou des philosophes. Il brille peu, tout marquis de Condorcet qu’il soit, et en dépit des précieuses recommandations de Mlle de Lespinasse. Elle le reconnaît dans le portrait qu’elle a tracé de lui, portrait si pénétrant et où la vérité perce si bien sous le vernis conventionnel du panégyrique ! « Sa physionomie est douce et peu animée ; il a de la simplicité et de la négligence dans le maintien. Ceux qui ne le verraient qu’en passant diraient plutôt : Voilà un bon homme, — que : Voilà un homme d’esprit... On ne peut donc pas dire qu’il soit d’une bonne conversation, au moins en société, car il paraît presque toujours ou distrait, ou profondément occupé... Il écoutera le récit d’un malheur avec un visage calme et quelquefois riant... » Il avait l’air d’un sot. N’était-ce qu’un air ? Cette niaiserie que traduisait toute la personne n’allait-elle pas plus loin que l’expression du visage et l’attitude ? Dans quelle mesure était-elle synonyme de cette « bonté » sur laquelle amis et amies ne tarissent pas ? Toujours est-il que cette bonté est « la qualité la plus distinctive et la plus absolue de son âme. » Et c’est là qu’il faut toujours en revenir. Cette bonté est universelle et s’étend à quiconque en a besoin, comme elle prend toutes les formes et embrasse tous les genres. « Avec cette bonté il pourrait se passer de sensibilité ; eh bien ! il est d’une sensibilité profonde[4]... » Bref, dans un siècle qui est celui de la vertu autant que des lumières, et où tout le monde est bon, depuis Berquin jusqu’à Robespierre, il a trouvé le moyen de se faire une espèce de monopole d’une qualité si généralement répandue. Il est le bon Condorcet.

Amélie Panckoucke était la plus jeune sœur du fameux éditeur. Elle avait passé à Lille, sa ville natale, toute sa jeunesse. Quand son frère vint s’établir à Paris, en 1764, elle l’accompagna. Elle avait vingt et un ans. Les premiers temps du séjour parisien avaient été assez tristes pour la petite provinciale dépaysée, « quand M. Suard parut. » Cinquante-quatre ans plus tard, Mme Suard pouvait encore écrire : « Sa coiffure, la couleur de ses habits, son bras en écharpe (il sortait d’un violent accès de goutte), mais surtout ses manières, ses regards, la conversation intéressante qu’il eut avec moi, tout m’est resté présent[5]. » C’était un homme des plus séduisans, qui était arrivé à se faire dans le monde des lettres, avec peu d’œuvres et beaucoup d’agrément personnel, une situation brillante. Il avait trente-deux ans : les âges étaient en proportion. Panckoucke demeurait près de la Comédie-Française ; Suard avait ses entrées à ce théâtre : ce lui fut une occasion de voir souvent la jeune Amélie. Mais Panckoucke, — deuxième de la dynastie, — s’il était par ses idées du parti des philosophes, était, par la nature de ses affaires, surtout par le Journal de Fréron, lié avec tous leurs ennemis. Il avait des préventions contre Suard. Cependant la jeune fille maigrissait, dépérissait. La résistance de Panckoucke dura six mois ; Buffon et d’Holbach s’entremirent ; enfin il consentit et fit le nécessaire : « Mon frère m’habilla parfaitement et me donna 2 000 écus[6]. » Le mariage fut célébré le 17 juin 1766.

Il faut lire les termes dans lesquels Diderot annonce la nouvelle à Mlle Voland :

« M. Suard est marié d’hier. Depuis environ un mois qu’il m’a confié cette folie qu’il vient de consommer, je porte un malaise dont je ne suis pas encore quitte. Suard est un homme que j’aime ; c’est une des âmes les plus belles et les plus tendres que je connaisse ; tout plein d’esprit, de goût, de connaissances, d’usage du monde, de politesse, de délicatesse. Qu’un Carmontelle, qu’un comte de Nesselrode, qu’un Grimm même se marient, je ne serai point inquiet de leur bonheur. Les premiers sont des pierres, et le dernier, quoique sensible, a tant de courage, de ressources et de fermeté ! Mais Suard, le triste, le délicat, le mélancolique Suard ! S’il n’a pas le cœur blessé de cent piqûres avant qu’il soit un mois, il faut que sa femme soit capable d’une attention bien rare. Lorsqu’il me consulta, je lui tins deux propos bien effrayans, ce me semble. « N’avez-vous pas été, lui dis-je, autrefois renfermé dans un cachot ? Eh bien ! mon ami, prenez garde de vous rappeler ce cachot et de le regretter. » J’ajoutai que je l’avais vu, il y a quelque temps, rôder sur les bords de la rivière ; que, quoiqu’il me fût cher et que je fusse vivement touché de son état, il m’avait causé moins d’inquiétudes qu’aujourd’hui ; car, après tout, ce n’était qu’un mauvais moment. Je l’invitai ensuite à venir passer une matinée chez moi, où nous causerions plus à notre aise d’une affaire qui demandait d’autant plus de réflexion qu’elle ne laissait à l’homme malheureux aucune ressource ; il me promit, et ne vint pas. J’ai entendu dire depuis qu’il y avait des raisons d’honneur et de maladresse. On ajoute que sa femme est très jolie et que, quand on était occupé à lui démontrer qu’on l’aimait, rien n’était plus facile que de pousser la démonstration trop loin. Mais j’ai l’âme malade. Je n’ai pas le courage de plaisanter. Il a peu de fortune ; ce qu’il en a est précaire ; elle n’en a, elle, ni précaire, ni autre. Il est paresseux, fastueux, élégant, généreux ; elle est jeune, folle, gaie, dissipatrice, fastueuse, élégante. Les enfans viendront. Plus j’y réfléchis, plus cet homme me parait perdu. Grimm prétend que s’il ne s’est pas noyé, ce n’est qu’une partie remise. Il y a quelques jours que je disais à la Baronne que ce maudit mariage était un de ses forfaits[7]. » Toute la grossièreté du personnage s’étale dans ces quelques lignes.

En dépit des calomnies de Diderot, Mme Suard reçut tout de suite dans la société de son mari, qui devint la sienne, l’accueil dont elle était entièrement digne. Citons en premier lieu les Necker, des amis qui seront des bienfaiteurs, Mlle de Lespinasse et d’Alembert, Mme de Marchais et son amant M. d’Angivilliers, Saint-Lambert et son amie Mme d’Houdetot : « Elle louchait horriblement et il était difficile d’apercevoir la personne sur laquelle s’arrêtaient ses regards[8]. » Seule Mme Geoffrin, qui avait désapprouvé le mariage de Suard, pour insuffisance de dot, bouda deux ans. Elle rencontra Mme Suard chez les Necker, comprit le mari, invita la femme. « Peu de jours après, notre portière me remit un rouleau où je trouvai une robe superbe[9]. » Dans la suite, elle les accabla de cadeaux... Mais il est temps de dégager de ce paquet de lettres intimes un portrait de Mme Suard, aussi ressemblant qu’il sera possible.

C’était une charmante femme, et bien de son temps, quoique honnête. Elle était jolie ; tout le monde en convenait, même les femmes. Son genre n’était ni la beauté, ni la grâce mutine, ni l’ingénuité provocante ; mais elle avait une expression de douceur et de naïveté, un de ces regards limpides et transparens qui donnent la sensation presque physique qu’on lit jusqu’au fond de l’âme. C’était, au gré de Condorcet, son charme incomparable. Il y revenait chaque fois qu’il parlait d’elle : « Elle a dans l’âme et dans la figure la candeur la plus pure et la sensibilité la plus touchante[10]. » C’était le thème des complimens qu’il lui adressait : « Vous êtes la seule jolie femme dont les yeux peignent le sentiment tel qu’il est et ne trompent jamais. » Qu’en savait-il ? Mais il la voyait ainsi.

Elle le laissait dire, et y trouvait du plaisir, comme il est naturel. Comme il est naturel aussi, elle était coquette. Elle l’était, en qualité de jolie femme et pour son compte personnel, mais aussi parce qu’elle était femme et pour le sexe tout entier. « M. Thomas nous a lu son morceau sur les femmes ; il me semble qu’il ne leur refuse ni aucune des vertus, ni aucune des grâces, ni aucun des talens que la nature leur a donnés. Personne ne nous a mieux traitées encore, mais il nous juge et ne nous sent point. Il n’a point la chaleur de son sujet, il n’en a point la sensibilité ni le charme. On peut, en nous disant beaucoup d’injures, nous plaire davantage. Nous sommes comme cette femme russe qui ne croyait point que son mari l’aimât à moins qu’il ne la battît. M. Deleyre, qui serait capable de les battre, lui a dit, après l’avoir entendu : On voit bien que vous ne les aimez pas. » Suard ne la battrait jamais, il fallait en désespérer ; c’est pourquoi elle rêvait d’un peu de violence. Elle avait, depuis son mariage, et s’il faut l’en croire, côtoyé la grande passion. « Il y a eu un homme qui a été assez fou pour m’aimer avec passion en voyant tous les jours celle que j’avais pour mon bon ami. C’était un acharnement et comme une destinée... » Peut-être qu’elle exagère. Les choses ne furent peut-être pas aussi terribles qu’elle les imagine. Mais il est facile de voir qu’elle serait désolée de n’avoir pas eu à repousser cet amour fatal.

Elle était un peu maniérée ; et voici une page qui eût fait pâmer l’hôtel de Rambouillet par le mélange de la préciosité avec la galanterie. Un soir qu’elle est auprès de Suard — le bon ami — et de La Harpe fort absorbés dans une partie d’échecs, elle écrit à Condorcet : « Je viens de leur faire une petite dissertation sur les baisemens de mains qui les a fait rire tous les deux. M. de La Harpe, qui venait de baiser la mienne, y a donné lieu. Il prétend qu’il n’y met que de la politesse et qu’il a l’air de baiser une main de marbre. Je leur disais que j’étais disposée à juger de la manière d’aimer d’un homme par celle dont il baise la main d’une femme. Ne riez point, je vous assure que c’est un indice assez certain. Je vous ai cité comme un modèle de délicatesse dans ce genre. « Il ne m’a jamais baisé la main, leur disais-je, que je n’aie senti toute son âme sur cette main... » Il y a un homme dans le monde dont je n’avais nulle opinion pour la manière d’aimer, mais qui, depuis qu’il m’a baisé la main, tient un rang distingué dans mon estime. L’abbé Arnaud, qui a plutôt des momens de fougue que de tendresse douce, ne prend la main d’une femme que pour la fouler, lui donner des crampes et la mordre. Il me joue sans cesse de ces tours-là et me fait jeter les hauts cris. Rien ne m’effraie plus que cette manière d’aimer. Je ne crois plus avoir un homme auprès de moi, mais un satyre. » Allons ! Il ne fallait pas grand’chose pour l’effaroucher.

Nous n’avons donné encore que l’impression première, un crayon superficiel de cette gracieuse physionomie. Mais voulez-vous connaître maintenant le fond de la nature ? Amélie Suard est tout sentiment. L’émotion, qui chez d’autres est un trouble passager, lui est un état habituel. Amour, amitié, enthousiasme, pitié, reconnaissance, espoir, tendresse, tout ce qui monte du cœur à la tête et fait travailler l’imagination, c’est de quoi elle est sans cesse occupée. Rien n’existe pour elle, hors ce qui « intéresse. » Aussi bien on le devine aux airs penchés, à l’attitude rêveuse qui lui est familière. « Je crois vous voir, lui écrit Condorcet, assise tranquillement sur un banc, un livre devant vos yeux que vous ne lisez point, uniquement occupée d’aimer. Je voudrais que votre peintre vous vît dans ce moment. Combien votre portrait y gagnerait ! » Ce livre qui lui échappe des mains est peut-être un roman, dont elle était grande liseuse. Mais aux romans des livres elle préfère encore ceux de la réalité. Non contente de ses propres complications, elle se dépense pour les affaires sentimentales de son entourage. Elle en vit les péripéties. « Votre âme est trop agitée : jamais elle n’est indifférente, » lui dit Condorcet. Et elle répond : « Ah ! ce n’est pas toujours pour son plus grand bonheur que l’âme éprouve cette variété et cette vivacité d’impressions. La mienne, souvent bien agitée, se consume de sa vie, de sa chaleur, de son bonheur et de ses peines. » Ame inquiète, petite âme en proie à une continuelle et vaine agitation. Animula vagula.

Le sentiment engendre la mélancolie. Mme Suard est toujours près de s’attendrir et d’abord sur elle-même. Comme elle est parfaitement heureuse, il lui reste à s’apitoyer sur ses malheurs passés et sur cette époque de sa vie où elle avait besoin de tout son courage pour supporter les maux qui l’accablaient. Entendez par là les six mois que mit Panckoucke à consentir à son mariage. Elle a aussi la ressource de larmoyer sur son bonheur présent. Car enfin puisque ce bonheur ne peut plus croître, il ne peut donc que décroître. Et c’est là pour une âme tendre une pensée insupportable. On ne plaint pas assez les gens heureux.

Avec ce goût pour la rêverie, la solitude et les douces larmes, vous vous attendez que l’aimable petite bourgeoise se croira née pour la simplicité des champs. Vous avez prévu juste. « J’étais faite pour vivre loin du monde et près de la nature, pour n’avoir d’autres soins que les soins champêtres, d’autre travail que celui de cultiver des fleurs et des fruits. Combien la vue d’une ferme, qui me rappelle toujours les seuls plaisirs que j’aie goûtés dans mon enfance, me cause une impression plus douce que la vue du palais le plus élégant où jamais mon imagination n’a pu placer d’heureux habitans, tandis que tout naturellement je suis disposée à croire l’homme heureux sous un toit de chaume ! Ce sentiment ne m’est point particulier ; il se trouve dans l’âme de tous ceux qui ne sont pas trop éloignés de la nature ; et il prouve qu’elle nous avait appelés à un bonheur plus facile que celui que nous cherchons par tous les travaux du luxe. Combien aussi leurs ateliers sont moins agréables à voir que les travaux des laboureurs à qui nous devons tant de biens et que tous, je crois, seraient heureux, s’ils recueillaient une plus grande partie pour eux de ce qu’ils sèment pour tous ! Mon ami, M. Helvétius, avait raison de m’appeler la bergère Suard. »

Après cela, vous ne vous étonnerez pas de trouver sous sa plume des expressions telles que celles-ci : « Il me semble que je ne. vous ai pas vu hier : mon âme n’a pas parlé à la vôtre... Mon âme naturellement inquiète se plaît souvent à étendre le bienfait de votre amitié sur toute ma vie : c’est votre sein qu’elle va chercher dans ses douleurs. » Telle était en cette fin du XVIIIe siècle, après Richardson et Jean-Jacques, au temps de Gessner, des économistes et de Mme Riccoboni, la femme sensible.


II

Entre le bon Condorcet et la sensible Suard, qui ne voit combien il y avait d’affinités ?

Du plus loin ils auraient été attirés l’un vers l’autre. Mais, d’ailleurs, ils fréquentaient les mêmes sociétés : ils ne pouvaient manquer de se rencontrer. Leur intimité ne date pourtant que de trois ans après le mariage de Mme Suard. Je ne sais sur quoi se fonde M. Antoine Guillois, le biographe de la marquise de Condorcet, pour écrire : « Ce n’était un mystère pour personne qu’avant le mariage de Mme Suard, Condorcet en avait été éperdument épris. Suard le savait et ne le pardonna jamais à Condorcet. » Pure invention. Leurs relations datent de 1769. « Il avait vingt-six ans au commencement de ma connaissance avec lui. Nous étions de même âge, à six mois près que j’avais plus que lui. » Tout de suite ils se plurent. Mme Suard se reprochera de lui avoir donné ses idées romanesques ; mais il riposte qu’il les avait bien sans elle. Chacun d’eux se retrouvait dans l’autre, ce qui est l’unique façon qu’on ait de se comprendre. Et lui aussi il pleurait aux romans ! Leur sentimentalité s’amalgama. Une crise que traversait Condorcet leur fut l’occasion de se rapprocher. « J’ai besoin d’une âme sensible qui me plaindrait, même quand j’aurais tort de me croire malheureux, devant qui je pourrais passer sans raison du sentiment du malheur à celui du bonheur et retourner bientôt à mon premier état, sans craindre de devenir à ses yeux un objet ridicule. » Ce rôle, c’était précisément celui auquel Mme Suard avait été de tout temps destinée par un décret nominatif de la Providence — à laquelle Condorcet ne croyait pas.

Elle y entra tout naturellement. Ce furent de doux entretiens pleins de confidences. Bientôt Condorcet ne supporta plus d’en être privé, même par l’absence : la correspondance servit à les continuer. Elle s’engagea lors d’un séjour qu’il fit chez sa mère, à Ribemont, près de Saint-Quentin, au printemps de 1771.


CONDORCET A MADAME SUARD

Vous m’avez permis, madame, de vous parler de mes peines et de mes regrets. Vous n’attendez pas de moi une correspondance bien agréable, mais vous aimez à être intéressée comme la plupart des femmes aiment à être amusées. Lorsqu’à Paris mon âme était souffrante ou agitée, votre conversation la consolait ou la calmait. Celle que nous eûmes ensemble, la dernière fois que je vous ai vue, a changé la disposition où me jetait mon départ. J’ai senti, en vous quittant, que j’étais plus affligé, mais qu’il y avait moins d’amertume dans ma tristesse. En me peignant votre situation, vous me traciez l’image d’un bonheur que la fortune m’a peut-être refusé pour toujours, et dont la nature m’a fait un besoin, et je voyais avec plaisir que du moins il avait été accordé à deux personnes bien dignes de le goûter et que j’aime bien tendrement. A présent, vos lettres me feront une partie du bien que me faisaient vos discours, mais elles ne vaudront pas la douceur de vous voir et de vous entendre...


DU MÊME A LA MÊME

Je suis, madame, dans une petite ville de province où nous n’avons de lettres que deux fois la semaine et où un messager ivrogne les apporte quelques heures, et souvent un jour plus tard qu’il ne devrait. Je n’ai pas le sens commun ces jours-là ; je demande à chaque instant si cet homme est arrivé, je ne parle point d’autre chose ; le cœur me bat quand je le vois et les gens froids qui m’environnent croient que le ton du monde et la manie du bel esprit m’ont tourné la tête... Je suis assurément fort éloigné de l’état des gens qui n’aiment rien. Toute ma vie, j’ai presque toujours aimé quelque chose. A présent j’aime bien mes amis, mais... nous voulons être trop heureux. Nous sommes pour le sentiment comme les gens avides sont pour la fortune : il ne leur suffit pas d’être très riches, ils connaissent des fortunes plus grandes encore. Les trésors de l’amitié sont bien grands, ils suffisent aux besoins d’un cœur sensible, mais il y a d’autres trésors, et tant qu’ils manquent, on ne jouit qu’à demi des premiers...

Adieu, vos lettres me sont bien douces, elles me donnent un plaisir de l’âme qui y reste et qui la change. Mais toutes ne sont pas aussi consolantes que les vôtres.


MADAME SUARD A CONDORCET

... Vous êtes avide d’un bien dont votre sensibilité vous rend digne, je vous trouve heureux d’y placer la plus grande partie de votre bonheur. J’aimerais mieux, je crois, une passion malheureuse que le vuide du cœur : il est si doux d’avoir un sentiment profond habituel qui occupe toute votre âme, toutes vos pensées, qui est un motif, un encouragement à toutes vos actions, qui vous fait vivre sans cesse sous les regards d’un objet adoré, qui vous donne à chaque instant des craintes, des espérances, ou des souvenirs, qui exerce l’âme, l’imagination et la pensée de la manière la plus vive et la plus étendue ! Ah ! lorsqu’on a connu ce bonheur, qu’il est difficile d’en envisager un autre ! Si je pouvais en être privée, je crois que je consentirais à le racheter par trois années aussi malheureuses que celles qui l’ont précédé. Mais croiriez-vous qu’il y a dans mon bonheur quelque chose que je regrette ? La vivacité des peines qui accompagnent cette passion rend les momens de bonheur qu’il procure si enchanteurs !

Il y a ainsi entre deux amans je ne sais quel charme que l’habitude de se voir sans obstacle rend moins sensible. Le désir de se plaire est aussi plus vif (du côté des hommes) parce qu’ils sentent toujours le désir d’accroître l’opinion, l’estime qu’ils inspirent. Et puis ce n’est point un homme qu’un amant, c’est un dieu. Cette autorité douce et puissante qu’il exerce sur l’âme, cette soumission profonde et sans borne qu’on lui voue sont encore des sources d’une foule de plaisirs aussi vifs que flatteurs. Je m’explique mal sans doute : c’est la première fois que je tâche de me rendre compte de ce regret romanesque. J’espère que vous ne me plaindrez point : je suis heureuse, très heureuse, quoique M. Suard soit actuellement un homme pour moi. C’est l’homme le plus aimable, le mari et l’amant le plus délicat. Vous voyez cependant que d’après cette manière de sentir je ne puis croire très malheureux un homme qui aimerait beaucoup. Il a dans son sentiment tous les moyens de bonheur ; le plus malheureux des hommes est celui qui ne peut rien aimer, celui chez qui les sources de la sensibilité sont taries.


Cela continue longtemps et cela recommence souvent ainsi. J’avouerai, si l’on y tient, qu’il y a un peu de pathos dans cette prose que n’illumine plus pour nous le regard langoureux d’une jeune femme de vingt-huit ans. On tirerait de ces lettres toute une « théorie du sentiment, » d’où il ressort que le tout de la vie est dans la faculté d’émotion, dans l’imagination, dans l’exaltation de la sensibilité. Nous sommes en plein XVIIIe siècle — et en plein romantisme.

Après ce qu’on vient de lire, a-t-on besoin d’être averti que Condorcet est amoureux ? « Dans sa jeunesse, il avait aimé jusqu’à vouloir s’ôter la vie, » rapporte son premier biographe, Diannyère. Depuis deux ans, à peu près, il était entré en relations avec la famille de Meulan, qui était de la société Lespinasse. Charles-Jacques-Louis de Meulan, receveur général des finances de la généralité de Paris, avait épousé, le 26 août 1762, Marguerite-Jeanne de Saint-Chamans, fille du marquis de Saint-Chamans. Mme de Meulan, la jeune, — qu’on désigne ainsi pour la distinguer de sa belle-mère, — est une jeune femme riche, élégante, presque une grande dame, très lancée dans la vie mondaine la plus brillante, et, comme on disait alors, dans la dissipation[11]. Avec la maladresse qui le caractérise, c’est elle que le philosophe a choisie pour s’en amouracher. Ses assiduités ont été remarquées. Mme de Meulan la mère s’est aperçue qu’elles n’étaient pas pour elle ; Mme de Meulan la jeune traite son nouveau soupirant avec cette bonne grâce à l’usage de tous, où les amoureux s’empressent de voir le signe d’une préférence qui leur est personnelle. Très troublé, inquiet, en proie à toutes les contradictions de la passion, sentant vaguement qu’il ne pourra jamais toucher ce cœur, mais comptant sur l’impossible, l’infortuné Condorcet, — qui devait passer le mois de septembre dans une terre des Meulan, à Ablois, près d’Epernay, et se promettait d’y profiter des loisirs et de la liberté de la campagne pour pousser sa pointe, — attendait de ce séjour tout le bonheur de sa vie.

Ce fut un désastre.

Le philosophe amoureux avait déployé toutes ses grâces, et même il avait appelé Sénèque à son aide : « Je me suis amusé ici à traduire du Sénèque, tant bien que mal, pour Mme de Meulan, la jeune. » Mais Sénèque, même traduit par Condorcet, n’avait pas beaucoup « amusé » Mme de Meulan, la jeune. « C’est là un divertissement un peu triste pour notre âge[12]. » Finalement, il avait brûlé ses vaisseaux. Quels furent les termes de sa déclaration, jusqu’où il étendit ses prières, à quoi il borna ses prétentions, nous n’ignorons rien de tout cela, grâce au rapport qu’il en fit à Turgot. On ne s’attendait guère à rencontrer l’intendant du Limousin en cette affaire. Mais dans cette société de philosophes ils ont un prurit de faire tout haut leurs confidences et de raconter à tout venant leurs secrets de Polichinelle : c’est une indiscrétion bruyante, une familiarité de vie en commun. Et puis Turgot est si bon, — lui aussi ! Donc, et tout bien pesé, voici l’arrangement auquel s’était arrêté Condorcet, et qui lui paraissait tout concilier. Il serait autorisé à aimer, et à aimer d’amour, puisqu’il était amoureux, mais d’un amour platonique. Mme de Meulan ne serait tenue qu’à l’amitié. Nonobstant, elle s’engagerait à n’éprouver d’amour pour aucun autre homme. Excellente formule, si les problèmes du sentiment se résolvaient par l’algèbre ! Ah ! il l’a bien ignoré, celui-là, le cœur de la femme !

Cette lettre adressée à Mme Suard par Condorcet, à la veille de quitter Ablois, nous renseigne sur l’accueil qui attendait ces belles propositions.


DE CONDORCET

Votre lettre, madame, m’a été chercher à R[ibemont] et je ne l’ai reçue qu’hier. Le bonheur dont je jouis vous console, dites-vous, de notre séparation, mais il ne faut pas plus tromper ses amis sur son bonheur que sur sa santé, et je dois vous dire que je suis loin d’être heureux. Je n’ai point à me plaindre de Mme de Meulan, elle me donne tout ce qui dépend d’elle, mais l’amitié est un sentiment qu’on ne commande point, que les égards les plus touchans ne peuvent imiter longtemps, et je me vois à la fin forcé de m’avouer que ce sentiment, dont je m’étais flatté, n’existe point pour moi dans son âme. Il m’aurait rendu aussi heureux qu’il m’est possible de l’être. J’aurais cru que je pouvais l’espérer, qu’un entier dévouement, une manière d’aimer aussi désintéressée et aussi vraie pouvaient suppléer à ce qui me manque de qualités aimables. Je me suis trompé. J’ai jugé d’une femme jeune et vivant dans le monde, par ce que j’avais éprouvé de la part de quelques philosophes et de deux femmes encore plus dignes de ce titre : il fallait pour donner dans cette erreur la bêtise réunie d’un géomètre et d’un solitaire.

Vous allez me dire encore que c’est à présent que je me trompe. Vous m’aimez assez pour croire qu’il est impossible de ne pas sentir pour moi quelque amitié, lorsque je la demande comme une grâce, à quelqu’un que je préfère à tout. Mais défiez-vous de cette illusion de votre amitié. Tous les yeux ne sont pas pour moi aussi indulgens que les vôtres. Votre âme n’a besoin que d’aimer et de consoler vos amis, il vous suffit qu’ils soient sensibles et honnêtes, votre amour-propre est flatté de leur amitié, et non de l’opinion qu’ont d’eux les gens du monde ; l’homme qui vous intéresse est celui qui vous amuse le plus.

Placée dans d’autres circonstances, Mme de Meulan eût pu vous ressembler ; elle m’a cru digne de son amitié, elle s’est efforcée de m’aimer, mais elle m’a toujours préféré des gens qui l’aiment comme on aime dans le monde, qui n’ont d’autre but dans l’amitié que de trouver des moyens d’arriver un peu plus agréablement à la fin de chaque journée, et qui croient que lorsqu’on n’a pas eu un moment de vuide, l’âme doit être remplie. Je partirai d’ici mardi aussi malheureux de quitter Mme de Meulan que de n’être point son ami.


De ces deux femmes dignes d’être appelées philosophes, M me Suard prévient le lecteur dans une note que l’une était « Mlle de Lespinasse amie de M. Dalembert. » Il va sans dire qu’elle était l’autre. Évidemment la frivole Meulan a peine à supporter la comparaison avec de tels modèles. Et Mme Suard ne se cache pas de tenir en petite estime une femme qui n’est pas sensible. Cette atteinte à l’idole contriste la dévotion de Condorcet, qui y répond par cette seconde lettre, plus lamentable encore que la précédente.


CONDORCET À MADAME SUARD

Ce serait un malheur de plus pour moi si mes peines nuisaient à l’estime que vous aviez pour Mme de Meulan. Je suis malheureux par elle, il est vrai, mais ce n’est point sa faute. Occupée sans cesse du bonheur des autres, même aux dépens du sien, faisant gaiement toute la journée des choses qui la contrarient, elle n’est pas soutenue par ces sentimens profonds qui savent adoucir tout ce qu’on fait pour ceux qui en sont l’objet. Elle n’est pas heureuse et ne m’a jamais affligé volontairement. Je m’étais flatté d’une amitié tendre, j’y avais attaché le bonheur de ma vie : je n’ai reçu que ce qu’elle a cru devoir à l’estime et à la pitié. Ses marques d’amitié me semblent quelquefois des espèces de devoirs qu’elle me rend. Il y a dans cette conduite une générosité qui me désole. Je ne fais qu’ajouter à sa vie des peines et des contradictions et j’aurais voulu faire son bonheur !

Ma santé est moins mauvaise ; j’ai éprouvé à Ablois des étouffemens et des convulsions : ce sont des effets qu’une douleur continue fait éprouver au diaphragme. Ces maux n’ont aucun danger ; ils ne sont pas douloureux, et même (vous m’entendez sûrement) je ne les éprouve pas sans plaisir. Si j’avais un sentiment médiocre, je serais coupable d’avoir affligé du spectacle de ma passion celle qui en est l’objet ; en voyant que cette passion a influé sur ma santé, j’ai une preuve physique de sa force. Je pense sans remords à la peine que j’ai vu que mon départ a causée, peine qu’on a voulu me cacher, mais dont j’ai surpris des marques. Je suis sûr d’aimer assez pour ne pas craindre de trop intéresser. J’attends avec impatience une lettre qui peut ou m’affliger ou me consoler beaucoup. La seule chose qui m’ait fait quelque peine dans la vôtre, c’est le conseil de ne plus tant aimer. J’avais appris que le cœur de Mme de Meulan était engagé à un autre et il avait beaucoup de raisons de le soupçonner, mais il se gardait bien de me confier ce qui m’aurait donné trop d’avantages pour le combattre. (Note de Mme Suard.) J’ai vu avec douleur que vous qui mettez tant de prix à la douceur d’aimer, me conseillez cette triste ressource que vous aviez regardée dans une passion malheureuse comme la chose la plus cruelle. Qu’importe d’où nous viennent les obstacles ? Il n’y en a point qui puisse me faire désirer de perdre le sentiment que j’éprouve. La crainte de troubler le bonheur ou le repos de Mme de Meulan pourrait me faire sacrifier le plaisir de la voir, mais je ne vois pas de raison de renoncer à celui de l’aimer.


Il est impossible de réaliser plus complètement le type de l’amoureux transi et l’idéal du « parfait amant. » C’est Jocrisse à Cythère.

Quant à la lettre attendue, elle arriva sans retard et telle que Condorcet lui-même pouvait la prévoir. Elle lui apportait les instructions formelles, les ordres de sa reine. Il n’était pas autorisé à aimer Mme de Meulan qui, de son côté, ne s’engageait pas à n’aimer personne. On l’invitait à se guérir, et, comme remède, on lui prescrivait l’absence. Puisqu’il était à Ribemont, qu’il y restât, trois mois environ, à faire de la géométrie où il s’entendait beaucoup mieux qu’en amour !

Sitôt qu’on apprit, dans l’entourage de Condorcet, comment il s’était comporté à Ablois, ce fut une clameur universelle, une indignation générale, un tolle. Il avait été pitoyable et toute la coterie avait part à l’humiliation. Il discréditait la philosophie. Mlle de Lespinasse fut chargée de lui adresser une verte semonce : elle s’acquitta de la commission avec toute la franchise et toute la rudesse désirables : « Vous êtes, en fait d’expérience, comme lorsque vous êtes sorti du collège. » Elle lui faisait honte : « Il y a une sorte de faiblesse qui flétrit l’âme à attacher son bonheur à un objet qui ne sera rien pour vous, tant que vous ne vous réduirez pas à la simple amitié. » Qu’est-ce que ces souffrances morales qui se convertissent en souffrances physiques ? Oui, Ribemont, la géométrie, tout enfin lui vaudra mieux que la conduite qu’il tient depuis deux mois.

Dans les semaines qui suivent, Mlle de Lespinasse revient à la charge et ne craint pas d’insister. Pour Dieu ! qu’il ne reparaisse pas avant la guérison radicale. On n’est pas maître de ses sentimens, mais on l’est de ses actes. « Tâchez seulement d’éviter le ridicule attaché au rôle de sigisbé : ils ne sont pas d’usage en France[13]. » Le conseil était admirablement en situation. Et quelle saveur délicieuse il prend, quand on songe que la lettre sur le ridicule du rôle de sigisbé a été dictée par Mlle de Lespinasse à d’Alembert, écrite sous la dictée de Mlle de Lespinasse par d’Alembert, — qui, chaque matin, fait les courses de Mlle de Lespinasse et, avec les sentimens d’un mari dont il n’a pas les prérogatives, va bientôt éprouver pour M. de Guibert la même sympathie et la même confiance émue que lui inspire déjà M. de Mora[14].

Mme Suard fut loin de se montrer aussi sévère. A côté de Mlle de Lespinasse qui tenait pour l’énergie, elle représentait le parti de l’indulgence. Cet amour, timide, respectueux et plaintif, ne lui paraissait pas si ridicule. Il enchantait son âme romanesque. C’était aimer « comme les anges. » Et qui sait si l’on n’arriverait pas au succès avec un peu d’adresse ? L’aventure valait la peine d’être tentée et elle était prodigieusement intéressante. Mais Condorcet ne s’y débrouillerait jamais à lui tout seul. Il avait besoin qu’on vint à son aide. Contre la résistance d’une femme il fallait mettre à son service la diplomatie d’une femme. Décidément, il avait eu bien raison de la prendre pour directrice de conscience, puisqu’elle le dirigeait dans le sens où il avait envie d’aller

Le premier point était de ne pas tant étaler sa souffrance. « Je suis sûre qu’elle vous aimera davantage quand elle ne vous croira point malheureux par elle. » Au lieu de rester docilement éloigné par ordre, son avantage est de revenir en promettant tout ce qu’on voudra : ce sont promesses d’amoureux. On n’autorise que l’amitié ; mais l’amour à la Condorcet en a toutes les apparences : « Ne pourriez-vous lui montrer votre amour sous ce nom ? » Ce manège ne laissa pas de donner quelques résultats. Condorcet de retour à Paris fut mieux traité. Maintenant qu’elle n’avait plus, comme à Ablois, à redouter une importunité de tous les jours, Mme de Meulan redevenait la mondaine accueillante et souriante. D’ailleurs, la recherche d’un homme célèbre n’était pas sans flatter sa vanité et elle souhaitait ne pas écarter tout à fait un soupirant de cette qualité. L’heureux Condorcet ne manquait pas de reporter aux conseils de son alliée tout l’honneur de ses petits succès, et promettait de n’agir que par ses avis. Il lui communiquait les lettres qu’il envoyait, celles qu’il recevait. Soudain revinrent les mauvais jours. Ce furent des retours de froideur, des rendez-vous manques. Il aurait fallu jouer au plus fin et Condorcet s’affolait. Soufflé par Mme Suard, il s’était fâché : le lendemain, à la première heure, il écrivait pour demander pardon ! Mme Suard commençait à se lasser : « Si vous continuez, vous me ferez mal au cœur à force de faiblesse. Pourquoi avoir écrit ce matin ? Il fallait attendre. Vous aviez montré de l’humeur, j’aurais voulu savoir ce qu’elle aurait produit... » Avec un tel homme, aussi ingénieux à gâter ses affaires, ne valait-il pas mieux renoncer ?

Un « accident » vint brusquer le dénouement. Au mois de juillet, comme il était retourné à Ribemont, Condorcet reçut de Mme Suard la nouvelle que Mme de Meulan venait de faire une fausse couche, et d’ailleurs ne s’en portait pas plus mal. Son désespoir fut comique : « Je n’ai appris l’accident de Mme de Meulan qu’en même temps que sa sécurité. Vous êtes une amie charmante, vous seule avez pensé à m’en donner des nouvelles. Elle n’en a chargé personne. Je suis, comme vous voyez, loin de sa pensée, même quand elle souffre. Je lui pardonnerais davantage de m’oublier quand elle est heureuse. » La destinée est ironique, et ses voies sont obscures. Voilà Condorcet désabusé. Il avait tout accepté jusqu’ici ; mais il ne pardonne pas à Mme de Meulan d’avoir fait une fausse couche sans le prévenir !

L’important était de profiter de ce revirement inattendu. Mlle de Lespinasse rentre en scène avec impétuosité. Qu’il prenne un « parti vigoureux ! » Plus de lettres ! Surtout défense absolue d’aller à Ablois. Mme Suard cette fois s’associe à ces objurgations, et Condorcet se laisse convaincre. Quand l’invitation arrive, il la décline : « Je sens que mon penchant me porterait à rechercher les mêmes malheurs. » Il se connaît : les sottises recommenceraient. Des semaines se passent. Est-il tout à fait guéri ? Un portrait de Mme de Meulan qu’il a vu à Givet entre les mains de son frère, le marquis de Saint-Chamans, lui fait sentir tout ce qu’il aurait à craindre s’il revoyait la sœur. Il y aura encore des momens difficiles. Puis le dépit fera place aux regrets. « Je viens de dîner avec M. de la M... C’est vraiment un fort joli garçon. » Mme Suard met en note : « M. de la M... amant de Mme de Meulan. » Et la lettre suivante de Condorcet contient ce passage qui est une allusion : « Dites à l’abbé Arnaud que je voudrais de tout mon cœur qu’il tournât la tête à toutes les jeunes filles, afin de les dégoûter à jamais de prendre des amans bêtes, comme toutes les jolies femmes y sont merveilleusement enclines. » Enfin tout rentre dans l’ordre. Condorcet n’a plus rien à craindre de la « rue des Capucines, » où Mlle de Lespinasse elle-même lui donne rendez-vous chez Mme de Meulan la jeune.

En somme, il s’en tirait à meilleur compte que d’Alembert.


III

Plutôt qu’à Mme de Meulan, qui était si peu son fait, que ne s’adressait-il à Mme Suard ? Regret ou souhait, c’est Mlle de Lespinasse qui le lui suggère : « Vous ne sauriez assez aimer cette jeune femme : elle vous aime tendrement et elle est vraiment capable de sensibilité ; votre affection pour elle pourra contribuer à son bonheur ; et voilà, si l’on choisissait en fait de sensibilité, ce qu’il faudrait prendre[15]. » Cette réflexion avait frappé Condorcet. A plusieurs reprises, il s’excuse auprès de son égérie sentimentale de ne pas l’aimer assez et surtout d’en aimer davantage une autre. Comment une amitié si délicieuse ne suffit-elle pas à remplir toute son âme ? Mme Suard connaît mieux la vie ; elle se rend très bien compte qu’à un homme de cet âge il faut une maîtresse, fût-ce en peinture ; au surplus, elle se contente de la place qu’elle occupe tout de suite après : « Ne suis-je pas votre second objet ? »

Toutefois la question se pose et on ne peut l’éluder. Entre une femme jeune et jolie et un homme qui n’est pas joli, mais qui est jeune, l’amitié peut-elle exister sans qu’il y entre un peu d’amour ? On se l’est souvent demandé et je ne le crois pas. Ce qui fait le charme dangereux de ce genre d’intimité, c’est précisément une nuance de sentiment qui a son origine dans la différence de sexe. Tant parler d’amour à une femme, même de l’amour qu’une autre vous a inspiré, c’est encore une manière de faire l’amour ; voilà pour Condorcet. Quant à Mme Suard, nous verrons, dans la suite de leurs relations, qu’elle se montrera très femme. Il reste que ces relations furent irréprochables. Il est certain, autant qu’on peut être certain de ces choses-là, que Condorcet n’a jamais songé à faire de Mme Suard plus qu’une tendre amie.

Il n’en fut pas tout à fait de même pour un autre personnage de la même société. La Harpe avoisinait lui aussi la trentaine. Il était malheureux. Généralement détesté, en sa qualité de critique, il avait le tort de souffrir de la rancune de ses confrères et d’ailleurs faisait tout ce qu’il fallait pour la mériter par ses allures dédaigneuses et par l’extraordinaire infatuation où il était de lui-même. Fort malmené par les hommes, il cherchait des compensations du côté des femmes, à qui il ne déplaisait pas, quoiqu’un peu contrefait ; mais la figure était belle. Mme Suard le chapitrait, tantôt le consolant et tantôt le conseillant. L’entreprise n’était pas sans péril, et il le lui fit bien voir. « M. de La Harpe est ici : nous passons tous les jours quelques heures ensemble. Vous savez que je trouve toujours qu’il m’aime trop ou pas assez, qu’il est toujours plus près d’être amant qu’ami. J’ai cédé à mon amitié pour lui parce que j’ai cru que non seulement elle lui était chère, mais qu’elle pouvait encore lui être utile. Il se montre docile à mes conseils, et je puis me flatter d’avoir souvent adouci ses chagrins comme son caractère, de lui avoir épargné des torts. Il y a quelque temps que j’étais fort contente de lui. Mais depuis quelques jours il m’a, je vous assure, ôté toutes les craintes de n’être pas aimée assez, pour me livrer absolument à celle de l’être trop. Il m’a tant aimée, que je l’ai prié instamment de m’aimer moins ou d’une autre manière. Il y a, je le vois, toujours du danger dans l’amitié des personnes de notre âge. Cela est affreux. » Voilà au moins ce qu’on n’a pas à craindre avec Condorcet, et nous le disons à son honneur.

Suard, Condorcet, La Harpe, ce sont les trois grandes affections de Mme Suard. Je les cite dans l’ordre. « Vous êtes les trois objets sur lesquels mon cœur recueille toutes ses jouissances et répand cette profusion de qualités aimantes que la nature m’a accordée. » Trop est trop : le bon ami ne pouvait suffire à cette « profusion de qualités aimantes, » et il y en avait de reste. C’est à quoi la nature avait pourvu en suscitant le vertueux Condorcet et cet entreprenant nabot de La Harpe. D’ailleurs, Suard laisse chaque jour pendant plusieurs heures sa femme seule au logis. C’était la règle, à cette époque, que les littérateurs, quand ils allaient dans la bonne société, n’emmenaient pas leurs femmes : celles-ci n’étaient admises que dans les milieux littéraires. On ne peut pas tout le temps lire, rêver ou pleurer. C’est alors qu’arrivent les amis. Quelquefois Mme Suard les reçoit à sa toilette, comme c’était l’usage au XVIIIe siècle ; mais, le lendemain, ils réclament. Il leur faut le tête-à-tête et les longs a parte. Elle aussi les préfère. Comment n’éclaterait-il pas parfois de ces incidens « affreux ? » Il n’en est que cela et cela ne tire pas à conséquence. On connaît le bout de dialogue qui met en scène le mari et la femme : « Mme Suard : Mon ami, j’ai quelque chose à vous confier. — M. Suard : Et c’est ?... — Mme Suard : C’est, mon ami, que je ne vous aime plus. — M. Suard : Cela reviendra. — Mme Suard : Mais c’est que j’en aime un autre. — M. Suard : Cela passera. » L’historiette est inventée, cela va sans dire ; mais elle est jolie et significative. M. Suard, qui était le contraire d’un sot, connaissait sa femme et savait les exigences, d’ailleurs sans risque, de cette imagination toujours en mouvement. Pour une femme dont « la vie n’est qu’affection et les sentimens en sont les seuls événemens, » ce n’est pas trop d’avoir à récompenser l’un, réconforter l’autre, morigéner le troisième, encourager celui-ci, décourager celui-là et tenir chacun à la juste place. Heureuse par le bon ami, attendrie par Condorcet, inquiétée par La Harpe, Mme Suard peut arriver au bout de sa journée : sa sensibilité a été occupée.


IV

Au moment même où ces événemens se produisaient dans les régions du rêve et de la chimère, un malheur véritable, tangible et précis, faillit bouleverser réellement l’existence des Suard. Leur situation de fortune était pour l’instant assez satisfaisante. Il n’en avait pas été toujours ainsi. Dans les premiers temps du mariage, Suard, rédacteur à la Gazette de France, n’avait que 2 500 francs de revenu. C’était bien assez pour des gens de lettres, disaient les commis du ministère ; tout de même, c’étaient de petits moyens. « Il y avait une pièce de M. Saurin adressée au petit ménage et le petit ménage devint une manière de nous désigner[16]. » Les amis envoyaient des cadeaux utiles ; M. Le Roi, capitaine des chasses à Versailles, le prince de Beauvau, le chevalier de Chastellux, du gibier ; on ne recevait pas, et on joignait à peu près les deux bouts. Par la protection de la comtesse de Tessé, qui intéressa à l’affaire la duchesse de Grammont, sœur de Choiseul, Suard obtint, de moitié avec l’abbé Arnaud, la direction de la Gazette qui relevait du ministère des Affaires étrangères. Cela prenait deux heures de travail et rapportait dix mille francs. C’était l’aisance. Les Suard eurent leur petit souper, un jour de la semaine, et une charmante soirée. L’inconvénient de ces situations officielles, c’est leur aléa : ce que vous a donné la faveur d’un ministre, le mauvais vouloir d’un autre peut vous l’enlever. D’Aiguillon remplaça Choiseul, et son premier soin fut de retirer à Suard la direction de la Gazette.

Ce qui rendait la catastrophe particulièrement grave, c’était la paresse de Suard. Cette paresse était proverbiale et ne faisait pas mentir le proverbe. Sa femme s’en désolait, mais qu’y faire ? Il était de ces écrivains que la vue d’une plume et d’un encrier rend malades. « Mais je ne pense pas à son merveilleux talent de prendre des mouches et de faire claquer des feuilles dans la main. » Il serait mort de faim plutôt que de travailler, ou il aurait laissé sa femme travailler pour lui. Belle occasion pour Mme Suard de déployer cette sensibilité qui s’adapte, comme on sait, à toutes les situations, et trouve son emploi dans toutes les circonstances. Elle n’y manqua pas. Elle fit l’admiration universelle. Condorcet est transporté et ne trouve pas assez d’encens dans son magasin pour le brûler devant son héroïsme. Une seule chose la trouvait inconsolable, c’était l’obligation de quitter l’appartement qu’elle avait à la Gazette, rue Neuve Saint-Roch. Elle y avait rencontré le bonheur. S’il allait se perdre dans le déménagement !...

Le courage à supporter l’infortune ne suffit pas : il faut l’ingéniosité à la réparer. Puisqu’on leur retirait la Gazette, Suard et Arnaud demandaient qu’on leur octroyât, en dédommagement, une pension sur cette même Gazette. La pension fut accordée : « Enfin nous venons de recevoir une lettre de M. d’Aiguillon qui nous annonce un brevet de pension de 2 500 livres et une indemnité de chacun 4 600 francs, qui nous sera payée dans l’espace de trois ans. Pendant les trois années qui vont s’écouler, nous aurons donc 4 000 francs de rente... C’est à M. de Garville que nous croyons devoir cette indemnité sur laquelle nous n’osions compter... Je lui devrai de ne plus mépriser le duc d’Aiguillon. » Mme de Sévigné avait bien dit, quand Louis XIV l’eut fait danser : le grand Roi !

Nous ne sommes pas au bout, et même, ce qui reste est le plus beau de l’affaire. Voici la scène telle que Mme Suard la raconte à Condorcet : « Hier, en rentrant chez moi, on me remit une lettre qui était conçue en ces mots : Une personne qui aime tendrement M. et Mme Suard m’a chargé de leur présenter ce contrat de vingt mille livres portant 800 francs d’intérêt et dont la propriété restera au dernier survivant. On espère que M. Suard voudra bien accepter ce contrat des mains d’une épouse chérie. Votre bonté, madame, fait espérer que vous voudrez bien que l’hommage de l’amitié soit fait par l’amour. » Mme Suard était toute prête à vouloir tout ce qu’on espérait de sa « bonté. » Elle avait compté sans la « fierté » de Suard. Lui, refuse tout net. Là-dessus, il s’en va dîner chez d’Holbach. « Il y avait beaucoup de monde, il raconta ce qui venait de lui arriver. On se transporta, on se ravit d’admiration, on combattit vivement sa résolution ; on l’en fit presque rougir. Il s’est donc déterminé à accepter, à la condition qu’on accepterait sa reconnaissance. Il est allé le déclarer au notaire. Mon ami, je suis heureuse. Je ne vois que des amis qui m’aiment, qui m’embrassent, qui versent de douces larmes sur cette belle action... » Mme Suard n’avait pas douté un instant que l’auteur de ce bienfait ne fût M. Necker. Ce l’était en réalité. Ainsi se déroula ce touchant épisode. Amitié, contrat de rente, mise en scène sentimentale, gratitude par-devant notaire et déluge universel, rien n’y manque ; mais ne trouvez-vous pas qu’il manque à la Morale en action ?

Il y a des momens où tout nous réussit, même les catastrophes. M. et Mme Suard avaient malgré tout dû quitter l’appartement de la rue Saint-Roch. Ils prirent rue Louis-le-Grand une maison entière : cela leur permit d’offrir un logement à Condorcet :


Madame Suard à Condorcet : Savez-vous que j’ai une petite affaire à vous proposer, une affaire qui peut ajouter infiniment à mon bonheur, qui, si je ne me trompe point, peut faire aussi quelque chose pour le vôtre. Nous avons trouvé une maison pour l’abbé Arnaud et nous ; il nous reste un appartement de garçon. Ah ! qu’il nous serait doux qu’il devînt le vôtre !


Condorcet à Madame Suard : Je suis très fâché contre vous de ce que vous appelez la proposition que vous me faites une affaire. C’est une chose délicieuse à laquelle je n’osais penser et que j’accepte avec transport. Ainsi comptez sur moi. Gardez-moi l’appartement où il faudra le moins de meubles. L’étage ne me fait rien, pourvu que j’y voie clair.


Madame Suard à Condorcet : Nous allons donc vivre sous le même toit, mon bon Condorcet. Rien ne pouvait ajouter à mon amitié, mais ce rapprochement va beaucoup ajouter à mon bonheur. Il ne me manquera que de pouvoir espérer qu’il n’aura d’autre terme que ma vie...


C’est une nouvelle phase de leur amitié qui commence. Laissons-les savourer leur bonheur. Et nous, que la sécheresse de l’âme moderne a déshabitués de vivre dans une atmosphère si chargée de douceur, allons respirer un peu d’air. Nous retrouverons prochainement, et à vrai dire dans des rapports un peu différents, ces parfaits exemplaires de la sensibilité.


RENE DOUMIC.

  1. Toutes les citations pour lesquelles nous ne donnons pas d’indication de source sont extraites de cette correspondance.
  2. Mlle de Lespinasse. Portrait de Condorcet.
  3. Mlle de Lespinasse, Correspondance.
  4. Mlle de Lespinasse, Portrait de Condorcet, passim.
  5. Mme Suard, Essais de Mémoires sur M. Suard. Paris, 1820.
  6. Mémoires de Mme Suard.
  7. Diderot, Lettres à Mlle Voland, 18 janvier 1766.
  8. Mémoires de Mme Suard.
  9. Mémoires de Mme Suard.
  10. Lettres à Turgot, publiées par M. Ch. Henry, Paris, 1882.
  11. Elle eut sept enfans, dont Pauline de Meulan (Mme Guizot).
  12. Condorcet à Turgot. — Ablois, 26 septembre. Ed. Ch. Henry.
  13. Mlle de Lespinasse, Lettres à Condorcet, publiées par M. Ch. Henry, passim
  14. Voyez les belles études publiées ici même par M. le marquis de Ségur sur Julie de Lespinasse.
  15. Lettre de Mlle de Lespinasse à Condorcet, 1er novembre 1771. Ed. Ch. Henry.
  16. Mémoires de Mme Suard.