Lettres d’exil (1870-1874)
Revue des Deux Mondes6e période, tome 52 (p. 37-61).
LETTRES D’EXIL

II [1]


A Démosthène Ollivier.


4 février 1872.

Je persiste à ne pas croire au triomphe des rouges. Ils obtiendront des minorités menaçantes, non des majorités. Les forces conservatrices, au moment suprême, se relèveront. Il n’y a que la terreur qui pourrait les comprimer et la situation ne la comporte plus. L’état du Midi est exceptionnel ; il se modifiera dès que le gouvernement cessera d’être à moitié complice. Quant au fond des choses, ou nous sommes capables de la liberté, et alors on ne s’arrêtera à la monarchie constitutionnelle qu’un moment, si on s’y arrête, et on ira à la République, la forme la plus naturelle et la plus élastique de la liberté ; ou nous n’en sommes pas capables, et alors on pourra peut-être aussi passer par la monarchie constitutionnelle, mais on ne s’y arrêtera pas et on ira jusqu’à l’Empire, la forme la plus forte et la plus démocratique de la Dictature. Henri V ne peut être dictateur : il n’inspire pas assez de confiance à la révolution. Les d’Orléans participent de la Légitimité et de la Révolution, mais des deux ils n’ont que les faiblesses. Leur unique chance serait, après s’être emparés du pouvoir, d’en profiter pour prendre une revanche heureuse sur la Prusse : cela les sacrerait. Sans doute il est difficile de prévoir le quand et le comment ; mais il est certain qu’à mesure que les affaires reprendront, l’inquiétude et le malaise augmenteront au lieu de diminuer, et que le mot, présage des solutions extrêmes, sortira de toutes les poitrines : « il faut en finir, » et l’on en finira. L’état de misère et de souffrance matérielle rend les peuples plus patients que la prospérité présente ou entrevue. Quant à moi, je m’ancre dans les opinions que je t’exprimais. Cependant je suis d’un esprit libre, et, s’il se trouve enfin quelqu’un d’assez puissant ou d’assez heureux (c’est la même chose en politique) pour faire tourner l’expérience au profit de la liberté, je me réjouirai et je ne résisterai pas à la démonstration.


A Madame de S***.


8 mars 1872.

Vous êtes devenue un véritable Montesquieu constitutionnel et vous avoir conquise est pour la république sans républicains une belle victoire. Je ne suis pas du tout dépité de vous voir ainsi. Une de mes règles de conduite les plus constantes est de ne pas troubler la foi et l’espérance chez les autres. Je ne parle pas seulement de la foi et de l’espérance religieuses qui me semblent sacrées quelles qu’elles soient, mais même de la foi et de l’espérance politiques. Je le ferai d’autant moins en cette occasion que mon plus vif désir est que vous ayez raison et moi tort. Le pays relevé, régénéré, remis à son rang par la liberté, quel spectacle pourrait me ravir davantage et quelle blessure personnelle pourrait m’empêcher de bénir, d’admirer, de défendre ceux qui nous le donneraient !

Au milieu de la confusion actuelle, je n’ai qu’à me tenir à l’écart, étudiant, priant, espérant. Le fond de mes idées est encore tel que je l’exprimais dans ma Conclusion du 19 Janvier. Relisez-la. Je veux donc éviter tout ce qui ressemblerait à une opposition de dépit, de rancune ou de parti. S’il m’était possible d’approuver, je le ferais avec joie. Dans ce siècle, à mon avis, il n’y a en politique qu’une gloire à recueillir. Être un homme de progrès, un démocrate, aimer et servir le peuple, malgré ses injustices et ses crimes, et ne jamais devenir un révolutionnaire, même pour une cause qu’on croit bonne et juste. Pendant un temps, j’ai pensé qu’un homme avait ainsi agi à cause des belles maximes de ses écrits, M. Guizot. Une étude plus approfondie m’a démontré qu’il avait été un des révolutionnaires les plus ardents sous la Restauration, lors de l’Adresse des 221, et sous Louis-Philippe, lors de l’immorale coalition de 1838. Dès lors, je ne me suis plus étonné de l’approbation qu’il a donnée au coup de main du 4 septembre après avoir soutenu le plébiscite de 1870. L’homme le moins révolutionnaire de ce siècle a été Lamartine. Il n’a péché qu’un jour, à propos du banquet de Paris et il en a fait amende honorable. Le 24 février, lorsqu’il a repoussé la régence chimérique de la Duchesse d’Orléans, il a été prévoyant et non révolutionnaire. Je voudrais mettre mon honneur à ne l’être pas du tout.


A Démosthène Ollivier


Naples, 12 avril 1872.

Mon cher père.

Ma santé maintenant est parfaite grâce à un régime très sobre et à la bière qui me sauve de la mauvaise eau de Naples. L’air de la mer aussi, je crois, me fait du bien. Je suis à merveille chez Ernest qui est tout à fait charmant. Je pense néanmoins rentrer bientôt à Pollone.

Comme il pleut souvent, pour occuper mon temps je suis allé, il y a quelques jours, aux cours de justice. J’étais conduit par un jeune avocat qui m’a présenté le Nestor du barreau de Naples, le plus renommé de toute l’Italie. Il s’appelle Roberto Savarese. Aussitôt rueur dans le Palais. Savarese a convoqué autour de moi les principaux avocats, me les a présentés, et tous m’ont conduit aux audiences. Dès que j’entrai, le président se leva et m’invita à siéger parmi les juges, puis l’avocat qui plaidait s’interrompit pour m’adresser un compliment.

Hier, j’ai été à l’Université écouter un cours. Un jeune homme s’est approché et m’a dit : « Est-ce que vous n’êtes pas M. Emile Ollivier ? Je connais bien votre portrait ! » Je n’ai pu nier. Aussitôt le Recteur et les professeurs d’accourir et les élèves de me faire cortège. Ces rencontres, qui m’ont d’abord un peu agacé, m’ont ensuite réconforté le cœur, car tout cela était accompagné de paroles chaleureuses qui m’ont prouvé que, malgré notre défaite, la France et sa cause ont encore en Italie de nombreux amis.


A Monsieur Jean Wallon.


28 mai 1872.

Mon voyage en Italie m’a beaucoup intéressé, et j’ai été surpris, après tant de plates réalités traversées, d’avoir conservé aussi intacte ma faculté de sentir le beau et même d’avoir acquis des intuitions plus délicates et des sensibilités plus fortes. Cela m’a prouvé que rien n’était mort en moi. Découvrir les plaines de l’Italie du haut des Alpes, apercevoir tout à coup la mer bleue du Midi, après avoir poussé une porte se trouver dans Saint-Pierre, entrer dans le Colysée au crépuscule, telles ont été les émotions les plus puissantes de ma jeunesse, ses enivrements dans l’ordre artistique. Je les ai retrouvées non seulement comme alors, mais beaucoup plus intenses et surtout plus attendries. Alors l’explosion joyeuse traduisait mes sentiments ; cette fois-ci ils se manifestaient plutôt par des larmes subites montées à mes yeux ; non plus par le désir de devenir grand, mais par le désir d’aimer, de devenir bon. Rome surtout m’a rempli le cœur d’une immense miséricorde et a apaisé mes bouillonnements intérieurs plus encore que l’ombre calmante qui tombe de nos hautes montagnes. Je n’ai pas même aperçu les Italiens nouvellement débarqués en parcourant la grande ville du silence et de la mélancolie.

Il y a, du reste, à côté des causes morales, une cause physique qui explique la nature particulière de l’effet produit par Rome. Le sirocco y domine la plupart du temps. Ce vent du désert, rendu humide par son passage sur la mer, n’étant plus comme du temps des anciens Romains, corrigé en route par les souffles rafraîchissants et les senteurs végétales, arrive dans la ville avec toute son activité excitante et assoupissante. Il excite le cerveau, précipite le battement du cœur et en même temps assoupit, appesantit le corps. Il en résulte une vie cérébrale et sensitive très intense unie à une vie matérielle très paresseuse. Comment ne serait-on pas traditionnel, immobile, patient ? Je ne serais pas surpris que les Piémontais n’éprouvassent la métamorphose qu’opérait le magicien d’Arioste lorsqu’il endormait en montrant son bouclier, et qu’ils ne finissent par s’endormir sur les marches de Saint-Pierre. Les turbulents y sont si mal à l’aise ! Les pacifiques seuls y sont vraiment à leur place. Luther a blasphémé Rome parce qu’il y a simplement passé. S’il y était resté, il aurait subi le charme comme les autres.

Rome m’a paru semblable à une veuve qui pleure son époux. Tous les célèbres monastères aussi m’ont paru bien tristes. Il n’y a plus personne dans la demeure de saint François à Assise. Le beau cloître ouvert sur les montagnes de l’Ombrie n’est plus parcouru que par les visiteurs. Il m’a fallu aller jusqu’à Fiesole pour retrouver mes amis les Franciscains. « Addio, fratello, » m’a dit le Frère qui m’accompagnait, lorsque, sans me connaître, il a su que j’étais Français et ami de saint François. Ce n’est que dans ces couvents presque déserts que j’ai recueilli de vraies paroles de tendresse sur nos malheurs. Dépouillés et frappés, ils sont compatissants à ceux qui ont été dépouillés et frappés comme eux. Que Dieu le leur rende ! Cet Addio, fratello, m’a été jusqu’à l’âme.


A la Princesse Wittgenstein.


22 juin 1872.

Chère princesse,

A mon arrivée ici, j’ai trouvé un certain arriéré d’affaires ; enfin le prince Napoléon est venu passer un jour avec moi à Turin : tout cela m’a empêché de vous lire. Ces jours-ci, plus libre, j’ai ouvert vos feuilles [2] et je ne les ai pas abandonnées pendant deux jours, — je suis très frappé de cette lecture. L’idée principale, la distinction entre l’intensité et l’étendue de la vertu, est neuve et vous la développez magistralement. A tout moment, vous avez des épisodes d’idées fines et charmantes. Ainsi : « Les résignations se suivaient sans autre alternative de triomphe que d’avoir échappé à un péril plus considérable. » C’est ravissant. Le tout est fouillé, réfléchi, original et très abondant de pensées et de points de vue. Le style a une magnifique opulence. Parfois il ne perdrait rien à se préciser ou à moins s’orner d’épithètes : le style des substantifs est moins sonore, mais il est plus entrant ; il creuse dans la mémoire comme le ciseau dans la pierre. Je vous renverrai demain ces feuillets. Maintenant que vous m’avez mis en goût, ne me faites pas attendre le reste ; j’y porte, indépendamment de toute affection, un vif intérêt.

Le radicalisme gagne en France. Il est certain que, si les rouges arrivent, leur triomphe ne sera qu’un accident passager ; toutes les forces sociales se concentreront et en viendront à bout. Il est même certain que si les conservateurs étaient convaincus de l’imminence du péril, ils le conjureraient. Ce qui m’inquiète, c’est leur optimisme. Ils sont encore où ils en étaient en 1869, quand je leur montrais la Commune dans l’ombre : « Bah ! le spectre rouge ! nous n’y croyons pas. » Ils l’ont vu ! mais ils l’oublient. Peut-être se raviseront-ils à temps et tout sera sauvé.

A bientôt et de cœur doublement vôtre depuis mon passage à Rome.


A M. Corsi, président de la Section d’Économie politique à l’Académie économique des Georgophiles à Florence.


29 juin 1872.

Très illustre Signor,

Je reçois aujourd’hui seulement l’invitation que vous avez bien voulu m’adresser. Il m’est donc impossible d’assister à votre intéressante discussion. Il appartient à la ville qui a créé le Droit politique moderne, et dont le génie a égalé celui d’Athènes, d’éclairer le problème encore bien confus de l’élection. Mais, en pareille matière, les mœurs publiques font plus que les institutions. Où les mœurs sont anarchiques, aucune institution n’est efficace et la force est le dernier mot obligé de toutes les questions. Où les mœurs sont libérales, les institutions les plus imparfaites se redressent elles-mêmes par le mouvement naturel des choses. L’Angleterre est devenue une nation très libre avec un système électoral pitoyable, et d’autres nations, avec un système préférable, n’ont su qu’osciller de révolutions en révolutions. A mon avis, la première condition d’un système électoral quelconque est la destruction de l’esprit révolutionnai re qui est la négation de l’ordre électoral. Ainsi élevé, le débat demande un livre et je ne puis vous envoyer qu’un remerciement.

Florence est pour mon cœur une seconde patrie et il m’eût été doux d’ajouter un nouveau souvenir aux souvenirs chers que je lui dois déjà.


A la princesse Wittgenstein.


Pollone, décembre 1872.

Je viens de lire votre travail avec la plus sérieuse attention.- Je suis tout déçu d’être interrompu au milieu de la peinture si vivante, si spirituelle, si neuve des Congrégations romaines. Ne me tenez pas rigueur de mon retard, et envoyez-moi la suite ; maintenant que j’ai repris mes habitudes régulières de travail, je ne vous ferai plus attendre. J’ai écrit en marge quelques observations. Sur le style mon jugement est le même ; il a de belles parties de mouvement et de souplesse et de nombre ; il est riche, fin, expressif ; je le voudrais plus resserré. Il y a tant d’idées et d’observations dans ce que vous écrivez que le remplissage des paroles est inutile. Je suis convaincu que ce que je vous envoie gagnerait à être condensé. Pour le fond, je vous trouve très hardie : c’est du catholicisme mennaisien ; vous serez mise à l’index. Vous rajeunissez et fortifiez la thèse libérale, mais vous y abondez. Et le Syllabus ! Je sais bien qu’en théologie tout s’arrange et se concilie ; votre peinture des effets de l’absolutisme est de toute beauté et vous avez su trouver des vues propres en un sujet si exploré. Seulement, la conclusion est que la destruction du pouvoir temporel est un bienfait ! Le remède, selon vous, est un 89 spirituel, un affranchissement du prêtre du laïque et de l’Église redevenue la réunion de tous les fidèles et libérée du joug de l’évêque. D’après la loi de retard que vous signalez dans les évolutions romaines, lorsque nous aurons fini nos révolutions terrestres, l’Eglise commencera les siennes. Votre œuvre m’a beaucoup appris, beaucoup fait penser, et je vous engage vivement à la continuer, en y mettant du mystère toutefois, si vous ne voulez pas être retranchée de la communion des purs et des dévoués [3].

Que vous dirai-je de nos affaires ? La Droite et Thiers me font l’effet de ces gondoliers vénitiens qui s’injurient beaucoup de loin et qui radoucissent le ton dès qu’ils se rapprochent. Ils ne sont pas plus vaillants les uns que les autres ; Thiers est seulement plus adroit. Cela lui donne des chances. Mais après ? Triste état que celui dans lequel tout homme se pose cette question : Après ? Les dangers du radicalisme sont réels ; cependant je les exagère dans mes lettres en France pour exciter à l’action, car je ne puis croire que notre pays se laisse confisquer par une minorité ; mais quand je vois la seule force qui puisse vraiment lutter, l’Empire, se condamner à l’insignifiance ou se fondre avec la Droite, j’ai peur, comme lorsque, sachant que le torrent grossit, on apprend que des maladroits sont occupés à défaire les digues. Un des plus nobles cœurs de la Gironde, Gensonné, disait à la Convention : « Quand un peuple a reconquis sa liberté, ce n’est point par la force qu’on le ramène à la tyrannie ; les usurpateurs des droits des nations n’ont réussi que par la popularité. » Il ne s’agit ni de tyrannie ni d’usurpation, mais d’organisation des droits de la nation : l’observation demeure juste. -César ne s’appuyait pas sur les vieux sénateurs, ni le vieux Côme sur les aristocrates florentins, ni Bonaparte sur les émigrés, à moins qu’ils ne se fissent chambellans. C’est peut-être une tactique. Tandis que Thiers et les radicaux essaient de s’escamoter les uns les autres, Rouher tente d’absorber les monarchistes, qui eux-mêmes espèrent le détruire. Notons les positions et attendons l’issue.

Si je ne vous écris pas avant la nouvelle année, agréez tous mes vœux bien sincères pour vous et pour ceux que vous aimez.


A l’empereur Napoléon III.


28 décembre 1872.

Sire,

Je ne veux pas que cette nouvelle année s’ouvre sans que vous receviez mes vœux et ceux de ma femme pour vous, pour l’Impératrice et pour votre enfant. Que Dieu fasse enfin luire sur votre tête un rayon consolateur !

Je me permettrai cette fois encore une observation de philosophe : les Césars, les Médicis étaient des hommes d’ordre, mais dans le parti populaire, et Napoléon Ier employait les Conventionnels. Négliger, dédaigner les conservateurs serait impolitique. Se fondre en eux, se tapir dans leurs étroites idées serait un suicide. Après tout, la solution définitive viendra du peuple ; or, le peuple acceptera des dictateurs démocrates, jamais des dictateurs d’ancien régime.


A Madame Singer.


1er janvier 1873.

Vous recevrez aujourd’hui beaucoup de visites, de compliments, d’embrassades. Ma vie aujourd’hui ressemblera à celle de tous les jours ; et après avoir embrassé ma femme et mon petit nino, me voilà à ma table de travail. La belle vallée que je vois d’ordinaire de ma fenêtre est toute voilée ou plutôt comblée par des nuages d’où tombe avec imperturbabilité depuis huit jours une pluie fine ; si les arbres sont comme des colonnettes noires, qui n’arrivent pas au plafond de l’édifice, grâce à une température douce pour la saison, les prairies ont encore de la verdure. Je n’entends d’autre bruit que celui du torrent voisin, enflé cette nuit, et qui prépare des terreurs ou des désastres aux riverains du Po déjà trop gonflé. Le facteur vient d’arriver, et je ne reçois qu’une lettre et une carte. La lettre est de mon père et de mon grand petit Daniel ; la carte, d’un monsieur que j’ai vu il y a dix ans, et qui, dit-il, m’est resté dévoué. L’année dernière, j’étais à la même place et je ne comptais pas m’y retrouver de nouveau cette année-ci ; peut-être y serai-je encore dans un an. Je suis loin de ma patrie, de ma famille, de nos amis, l’objet d’une animadversion publique que je n’ai pas méritée, entre un passé où je ne retrouve que des douleurs et un avenir auquel je ne demande pas de joies ; et cependant je sens à peine en moi cette mélancolie inspirée par la pensée d’un pas décisif de plus fait vers le repos, et contemplant d’un même coup d’œil ce que j’ai perdu et ce qui me reste, les abandons et les fidélités, ce que j’ai souffert et ce que d’autres, meilleurs que moi, ont souffert, je n’élève vers le Dieu, en qui je me sens vivre dans cette solitude, que des paroles d’amour, de bénédiction, de gratitude. Je l’aime pour la protection dont il m’a couvert pendant mon passage au milieu des méchants ; je le bénis pour la compagne dont il m’a envoyé le secours ; je le. remercie pour les amitiés si précieuses qu’il m’a conservées, pour la vôtre, amie de mes mauvais jours plus que de mes jours brillants, pour celle de mon cher confesseur. Pour l’avenir je ne lui demande rien. Il sait ce qui me convient, et de lui j’accepterai tout avec joie, la paix comme le combat, l’obscurité comme la lumière, la justice comme l’iniquité ; où il me placera je me trouverai bien, et la tâche qu’il mettra entre mes mains sera celle de mon choix ; je me confie à lui pour mes chers enfants, et je ne souhaite pour eux que ce qu’il lui plaira de leur envoyer. Je lui demande enfin d’exaucer les vœux de mes amis, les bons vœux, non ceux de leur égoïsme ou de leur vanité. Je recommande à sa pitié ceux qui aiment à s’acharner sur le vaincu, à opprimer le faible, ceux qui poursuivent la vengeance, qui sont sans miséricorde et sans équité, qui altèrent la vérité ou qui ne la recherchent pas ; ceux qui se ruent sur un malheur public et l’exploitent longuement au profit de leur fortune et de leur renommée ; ceux qui préfèrent leur parti à leur patrie ; ceux qui cherchent le bonheur ailleurs que dans le bonheur d’autrui, et la volupté ailleurs que dans les ravissements du devoir.

A vous particulièrement, chère amie, je souhaite plus de santé au corps, moins d’inquiétude dans l’esprit et que, sous tous les autres rapports, vous restiez toujours ce que vous êtes.


A Madame Jovinet, née Oudot.


4 janvier 1873.

Depuis les jours de ma jeunesse, j’ai désiré quelques années de solitude absolue où je puisse m’appartenir et échapper aux fausses amitiés, aux grimaces mondaines pour lesquelles vous savez que j’ai toujours eu fort peu de goût. Quand je suis au printemps, je renvoie mon retour à la vie sociale en hiver. L’hiver venu, je remets au printemps. En vérité, si quelque passion extérieure ne me contraint à partir, je ne réponds pas que je me décide à le faire jamais : Je suis né ascète et contemplateur ; le contact des hommes, qui le sait mieux que vous ? m’a toujours effarouché plus qu’attiré, et si je n’avais pas été obligé de me produire pour gagner mon pain et celui des miens, il est probable que personne n’aurait entendu parler de moi en bien ou en mal, en dehors d’un tout petit cercle comme celui de Fontenay [4]. Mon activité est plus intellectuelle que physique : j’ai autant de peine à me mouvoir dans l’espace matériel que j’ai d’entrain à parcourir l’espace idéal. Imaginez le contentement que j’éprouve le matin en me disant : aujourd’hui, je ne verrai personne, sauf les êtres qui sont comme un prolongement de moi-même, et le soir en me répétant : il en sera ainsi demain aussi. A Paris, lorsqu’à mon lever, je pensais au dîner en ville qui m’attendait le soir, ma journée était empoisonnée d’avance, et il m’est bien souvent arrivé, quoique je n’aime pas à chagriner les autres, de bien mal recevoir, d’un air rogue, ceux qui arrivaient au milieu de mes méditations. J’en étais désolé après, mais c’était fait.


A Madame de S***.


11 janvier 1873.

Je n’ai rien, rien à me reprocher ; je revendiquerai hautement l’honneur de tous mes actes, quand le moment en sera venu, et même, je n’aurai pas besoin de le faire, tant la vérité s’établira d’elle-même par la force des choses. Je me tais parce que je me réserve de me faire un jour, non pas accusateur, mais juge de tous les hommes, grands ou petits, qui profitent de la folie momentanée de la France pour propager la fausseté et satisfaire leurs rancunes, et parce que je considérerais comme une diminution de descendre à me justifier. En France, tout le monde veut être quelque chose, et pour cela il faut l’assentiment et le concours des autres ; je n’ai jamais pensé qu’à être quelqu’un ; pour cela, il n’est besoin de recourir à personne, et l’on est quelqu’un dans une cabane, aussi bien que sur un trône, et dans la disgrâce mieux peut-être que dans la bonne fortune.

Votre lettre m’a été particulièrement douce aujourd’hui, parce qu’elle me trouve dans un grand chagrin : la mort de l’Empereur m’a bouleversé. Je l’aimais profondément et d’autant plus qu’on l’injuriait davantage. C’était une âme supérieure à son siècle : ses erreurs seront réparées et ses bienfaits grandiront. Le peuple qui l’a méconnu vivant l’aimera après sa mort, et la civilisation qu’il a répandue et avancée le bénira. « C’est une des coutumes du Gaulois, dit Jules César, d’être d’autant plus attaché à ses chefs qu’ils sont malheureux. » C’est notre coutume maintenant d’être à leurs pieds quand ils sont puissants et de les trahir, dès qu’ils ne sont plus favorisés par la fortune. Je me suis tenu debout devant l’Empereur puissant, et je suis resté l’ami de l’Empereur vilipendé. Pour mes enfants, je préfère cette tradition de nos ancêtres à celle de nos contemporains.


A Léonce Dupont.


12 janvier 1873.

Votre lettre me trouve dans la désolation, je ne puis vous exprimer autrement ce que je ressens. J’étais profondément affectionné à l’homme. Son âme était si haute, si noble, si délicate et tellement supérieure à notre siècle de bassesse ! Chacun des outrages qu’on lui adressait m’attachait davantage à lui. Jusqu’au dernier jour, nous sommes demeurés en relations, et il m’écrivait encore, il y a quelques semaines, à propos de mon livre.

Le trait caractéristique de son règne sera l’amour du peuple et de l’humanité. II. n’a jamais fait peser sur les fidélités populaires le poids des ingratitudes bourgeoises, ni consenti à délaisser Jacques Bonhomme, parce que les journalistes et les avocats l’insultaient. Aussi le peuple lui fera-t-il une légende et le gardera-t-il vivant dans son cœur. Ici, dans ce village éloigné de tout, sa mort a été un deuil général. N’oubliez pas, dans votre polémique, son caractère démocratique populaire. L’ordre, oui, mais non la réaction, mais non l’ancien régime ; le respect de l’Eglise, non l’asservissement à sa domination ; la guerre à l’avocat, au littérateur révolutionnaire, non au plébéien qui souffre. Celui-là, il faut l’aimer, le défendre, l’amnistier, le servir toujours quand même. J’étudie l’histoire de nos révolutions. Elles sont l’œuvre exclusive de bourgeois ambitieux, faméliques, déclassés, non celle du peuple. C’est le peuple qui a créé les Bonaparte, qui les a ressuscites et qui les ressuscitera. Je tremble en voyant la pente sur laquelle s’abandonne le parti bonapartiste. Ce sont les autres qui ont besoin de lui et non lui des autres, s’il reste la forme régulière de la démocratie. Il n’aura de valeur pour personne s’il devient la réaction inintelligente. Dites cela à l’oreille de votre gendarme et envoyez-le aux exilés. Ils l’accueilleront bien.

Je n’ai pas le courage de me demander ce que produira sur l’avenir cette mort douloureuse. Je suis tout entier à celui qui n’est plus.


Au prince Napoléon.


13 janvier 1873.

Laissez-moi vous parler en ami dévoué et fidèle. Quelles que soient les dispositions de l’Empereur, acceptez-les. S’il a confirmé la régence à l’Impératrice, déclarez tout haut que vous serez à ses côtés, comme vous l’eussiez été auprès de l’Empereur. Ne soyez pas un sujet de division. Subissez tout, supportez tout pour le moment ; votre rôle historique est à ce prix. Vous vous perdez si l’on aperçoit en vous le moindre sentiment personnel. Plus tard, si la politique dévie, vous ferez vos réserves : aujourd’hui, ayez une abnégation sans limites. Si l’on doit sombrer, que cela ne soit pas par vous.

Je suis trop désolé pour vous écrire longuement ; mais j’aurais manqué à l’amitié si je ne vous avais écrit ces lignes.


Au Prince impérial.


13 janvier 1873.

Prince,

Quel père vous avez perdu ! Je n’oublierai jamais le regard de tendresse passionnée avec lequel il vous couvait au milieu même des réunions les plus officielles.

Vous, ne vous consolez pas ! Seulement, que votre douleur se manifeste non par des larmes, mais par une constante et violente préoccupation d’être digne de lui, et de continuer son œuvre. Et que Dieu vous bénisse et vous aide !

La destinée m’a mêlé aux derniers actes de l’Empereur et je l’ai aimé, je le sens au chagrin profond que j’éprouve. Quand vous le voudrez, vous trouverez en moi les sentiments que j’avais voués à celui qui n’est plus.

Veuillez présenter mes hommages à l’Impératrice à laquelle j’ai déjà écrit, et croire à mon dévouement.


A Madame Singer.


PoIIono, 21 janvier 1873.

Ma chère amie,

Ne croyez pas qu’un changement quelconque se soit opéré dans ma manière de considérer les choses de ce monde. Je n’en ai jamais été épris et je n’en suis nullement dépris. Je ne me suis jamais livré à elles, je m’y suis simplement prèté, et je le ferai de nouveau, dès qu’un devoir à remplir me sera offert. Je ne les estime pas plus qu’elles ne valent, mais je ne les déprécie pas non plus au delà de ce qui est sensé. Maudire la vie me paraît aussi étroit que l’exalter ; admirer l’humanité est aussi enfantin que la vilipender ; la vie a des douceurs, ne serait-ce que celle de la douce lumière, ainsi que disait Iphigénie avant de mourir ; elle a aussi des duretés. Le bonheur existe, si on le conçoit ce qu’il doit être : l’acceptation sereine de la destinée quelle qu’elle soit. L’Imitation à laquelle vous me renvoyez, ce qui n’est pas une mauvaise pénitence, ne fait souvent que reproduire l’inspiration d’un de nos livres bibliques, et dans sa plus grande partie, elle n’est que le développement doux, miséricordieux, attendri de la terrible parole grondante de Job : Militia est vita hominis super terram. La vie de l’homme sur la terre est un combat. Pourquoi ? je l’ignore et je ne le recherche pas. Ma raison m’affirme une cause ; elle déduit de cette cause la conception d’un idéal et d’une justice, cela me suffit. La mort m’apparaît partout, sous toutes ses formes, non seulement en moi, mais autour de moi ; à chaque minute tout meurt incessamment ; et moi-même, je ne vis que par la mort des autres êtres ; en respirant, en marchant, en me remuant, en vivant, je tue, jusqu’à ce que les vers que je porte et que je nourris de ma meilleure substance soient devenus assez robustes pour me dévorer. Ce carnage incessant dont j’ai pleine conscience, quoiqu’il soit silencieux, n’est qu’un des côtés de l’œuvre de destruction.

Dans l’histoire aussi, tout n’est que mort : rien n’y dure et les nations comme les individus, ne montent haut, que pour donner au genre humain, avide d’émotions, le spectacle d’une chute plus retentissante. Enfin notre globe lui-même périt graduellement, c’est-à-dire se refroidit ; il finira par n’être plus qu’une surface aride et désolée, semblable à la lune autrefois brillante. La mort est donc la vraie souveraine du monde ; mais, malgré l’horreur des séparations et leurs inconsolables désespoirs, elle est une souveraine clémente : elle ne détruit pas, elle transforme ; elle élève d’un étal épuisé à un état nouveau. En réalité, elle est encore la vie, la vie renouvelée, rajeunie. La mort au sens vulgaire n’existe pas : il n’y a qu’un passage obscur d’une existence à une autre. Et comme cette perpétuelle transformation des êtres s’opère avec ordre, régularité, poids et mesure, j’en conclus que quelqu’un y veille, je ne sais où, je ne sais comment, et je m’écrie : « mon Dieu, que ton nom est doux ! » Et comme je me sens plus fort, plus inspiré, lorsque j’ai proféré ce nom, j’en conclus qu’il répond à une réalité idéale et je me plais à le redire de mon accent le plus vibrant afin que d’autres l’entendant, aient la pensée d’écouter en eux-mêmes si leur cœur ne fait pas effort pour le prononcer !

Je ne me suis pas demandé l’effet que produirait la mort de l’Empereur ; je me suis contenté d’en souffrir. Cela a été pour moi un chagrin intense, car je l’aimais profondément. Je serais certainement allé à ses funérailles, si je n’avais été trop loin : je ne serais pas arrivé à temps. Maintenant qu’il n’est plus retenu par son chef, il est probable que le parti bonapartiste va reprendre ses attaques contre moi et vouloir me rendre responsable de ses fautes. Cela ne me fera pas sortir de mon silence pour le moment ; et quand le moment de parler sera venu, j’ai entre les mains de quoi confondre toutes les attaques. Je n’ai rien à me reprocher, et j’ai été victime autant que la France. Ma réserve, on le verra plus tard, est une générosité de fidélité au malheur : voilà pourquoi je m’y complais.

Mes études philosophiques portent sur notre histoire contemporaine (89 à 72). Quant à mon discours, j’y ai parfois pensé, je ne l’ai pas écrit. Un mois me suffira : j’attends d’entrevoir prochain le moment de ma réception. Bien entendu, cela dépend de moi, car l’Académie ne m’a fait aucune objection, et c’est moi qui ai demandé le retard. J’espère que ce sera pour l’année prochaine à cette époque.

Je souhaite à Feuillet du succès. Il me semble qu’on a bien abusé du mari, de la femme et de l’amant, et qu’on doit en être saturé. Un jour, je dirai aussi mon mot sur ce sujet, dans mes mémoires auxquels je songe, après mes travaux politiques.

Notre petit Jocelyn grandit et sa mère est toujours le petit voile bleu. Tous les deux, nous sommes vôtres, de tout notre cœur.

Hélas ! je ne puis vous envoyer un rayon de soleil, nous n’en avons pas. J’ai reçu votre bonne lettre du 1er janvier.


A Monsieur Léon Saléta.


Pollone, 2 février 1873.

Votre lettre m’est arrivée comme une brise de jeunesse qui m’apportait le parfum des premières années. Vous les rappelez-vous, ces charmantes années pendant lesquelles nous passions des journées entières à discuter en hurlant rue Serpente ou rue Christine ? Comme nous sommes restés plus ou moins ce que nous étions alors ! Notre pauvre Eugène surtout avait peu changé. Il avait gardé ses dons adorables sans en acquérir d’autres et il était resté l’esprit délicieux qui nous charmait, mais qui ne réussissait à un examen de Droit qu’après plusieurs refus. Il est, au surplus, tout entier dans l’accouplement de ces deux mots : foi politique. Un positiviste parlant de sa foi, c’est étrange ; mais de sa foi politique, c’est incompréhensible. Avant le positivisme il n’est pas un esprit sensé qui n’ait reconnu que la politique, matière transitoire, relative, était objet d’expérience, d’observation, non de foi. Le propre du positivisme est d’avoir étendu au domaine théologique et métaphysique les procédés d’expérience et d’observation et d’en avoir banni la foi. Un vrai positiviste bafouerait quelqu’un qui lui parlerait de sa foi chimique, et il y en a qui parlent de leur foi politique !

Pour moi, j’en suis au point où m’a laissé Auguste Comte après ses conférences du Palais-Royal que j’ai suivies avec soin. Je crois que le positivisme a rendu un grand service à l’esprit humain en substituant, en toutes les matières, à la méthode d’expérience et d’observation qui s’élève, par voie d’analogie ascensionnelle et sérielle, des faits les plus certains à ceux qui le sont moins. Seulement, arrivé à ce dernier échelon je ne m’y arrête pas, j’ouvre mes ailes et j’arrive à Dieu. — Routine ! me direz-vous. — Cette routine de l’humanité m’est chère et je m’y tiens.

En politique, ne croyez pas que j’aie la moindre amertume contre n’importe qui et contre n’importe quoi. J’en aurais contre moi-même si j’avais quelque chose à me reprocher. Or, je ne regrette rien de ce que j’ai fait, pas même la guerre, juste, défensive, toute d’honneur.


A la Princesse.


10 février.

Qui m’aurait dit, lorsque l’Empereur m’embrassait, avant de partir pour Metz, que je ne le reverrais plus et qu’il mourrait dans l’exil, moi étant dans l’exil ? C’est le cas de répéter : Dieu seul est grand. Et quel martyre avant de mourir ! Dans aucun cœur humain il n’y a eu la désolation tragique qui a dévasté ce grand cœur dans ces heures de sang, de désordre, d’abandon, d’angoisses, d’attente infernale qui se sont succédé des premiers jours d’août au 4 septembre. Pauvre et cher Empereur ! A Paris, malgré moi, on ne l’avait pas voulu comme souverain, à l’armée on le repoussait comme général, et il suivait avec les bagages, s’offrant à la mort qui ne le voulait pas ! J’avais l’espérance passionnée, la certitude que sa vie ne se terminerait pas sur ces souvenirs, et voilà que la mort qui ne l’avait pas voulu à Sedan, sur la route de l’exil, le saisit à Chislehurst, sur la route de la patrie !

Si vous l’aviez connu, approché, vous auriez compris cette douleur poignante qui a éclaté de toutes parts. Son premier abord était froid, mais cette froideur était comme celle de la neige étendue sur la terre, elle empêchait la chaleur de se dissiper : aussi le sentait-on dans ses moindres paroles et surtout dans ce regard que les ennemis ont pu trouver terne, qui aux amis était doux et caressant. Je ne crois pas que personne ait eu ou puisse avoir à un tel degré, malgré sa timidité et une véritable modestie, l’air royal, cette majesté paisible et cependant vénérable, cheminant entre la crainte et l’amour. Nul ne m’a fait mieux comprendre quelle véritable force se trouve dans la douceur et quelle autorité dans la bonté. Il aimait qu’on lui dit la vérité et ne la repoussait ni par la morgue ni par les partis pris, car aucun esprit ne fut plus libre de préjugés, et cependant à nul elle ne fut plus difficile à dire lorsqu’elle était pénible, tant il inspirait le désir de lui être agréable, et tant on craignait de contrister un être aussi excellent. Pendant le conseil, il jouait avec une bague qu’il laissait parfois tomber, il écoutait patiemment, puis, par quelques mots, il opinait pour la raison juste, mais sans mettre jamais dans la balance le poids de son autorité. Dans sa tentative libérale, qui eût réussi sans cette malheureuse guerre, et dont je me glorifierai toujours, il a été d’une loyauté irréprochable. Il m’a secondé paternellement, m’instruisant lui-même des intrigues qu’on tramait contre moi auprès de lui. Nos relations n’étaient pas officielles, elles étaient intimes, comme il me l’a écrit lui-même de Châlons, et, en le perdant, j’ai perdu un ami en même temps qu’un souverain.


A Madame de S***.


12 février 1873.

Vous vous trompez sur la guerre ; elle était impossible à éviter et ce sont les Prussiens qui en réalité l’ont déclarée ; nous n’avons tancé nous-mêmes une déclaration que pour profiter sans déloyauté des huit à dix jours d’avance que Lebœuf nous promettait. Vous n’êtes pas juste non plus lorsque vous parlez de l’absence de courage de notre armée ; à Wœrth, à Borny, à Gravelotte, elle a été sublime. Si d’abord on n’avait pas renverse notre ministère et surtout empêché le retour de l’Empereur à Paris, puis consommé une révolution devant l’ennemi, rien n’était perdu. Aussi, quoique je sois très disposé à avouer mes fautes, surtout à mon confesseur, je ne regrette aucun de mes actes de 1870 : la paix eût été plus ignominieuse que nos défaites et eût aussi vite précipité l’Empire... Je n’ai d’autre désespoir que celui de la honte que se donne mon pays en désavouant ses sentiments et ses légitimes griefs, et je crois le servir en conservant intacte, pour mon compte et pour le sien, la dignité qu’il u momentanément perdue. Lors, qu’il sera revenu à la raison, il m’en saura gré. Mon cher confesseur n’obtiendra rien de moi sur ce chapitre, et je m’obstine dans l’impénitence la plus finale. Je n’admets pas non plus que nos désastres soient irréparables. Si nous sommes bien gouvernés, avant quinze ans, nous serons plus forts et plus glorieux que nous ne l’étions.

Je suis très touché de ce que vous me dites de l’Empereur, sa légende fera son chemin plus vite que vous ne croyez. Sans doute il a commis des fautes. Mais qui n’en commet pas et qui n’en commettra dans vingt ans de règne ? La plus grave de toutes, l’inqualifiable direction donnée aux opérations militaires ne s’explique que trop maintenant par son état de santé. Quant à la politique actuelle, elle est ce que la politique a toujours été, si ce n’est pour quelques sages en imperceptible minorité : un conflit violent ou rusé de passions personnelles décorées du beau nom de dévouement, de principes. Seulement, les mobiles qui dans les époques paisibles se déguisent sous l’apprêt des manières se montrent à nu aux moments de trouble.

Vous me demandez comment nous vivons et qui nous voyons. A Pollone, nous ne voyons absolument personne. Chaque jour, je fais ma visite à un pauvre paralytique, dont je crois vous avoir parlé, je suis salué par tout le monde dans la rue, j’échange quelques paroles avec l’un ou avec l’autre, mais chez moi je ne reçois personne. De loin en loin, le sous-préfet, l’évêque de Biella, quelques prêtres du voisinage auxquels j’ai eu l’occasion de rendre un service, le syndic, que j’ai fait décorer viennent me visiter ; mais tout cela ne représente pas deux heures de société par mois. Je puis donc dire que nous vivons absolument seuls. Nos émotions, ce sont les lettres de nos amis, qui, naturellement, deviennent chaque mois plus rares à mesure que notre éloignement prolongé nous a fait oublier davantage ; nos événements, c’est la nuit bonne ou mauvaise que Jocelyn a passée, le mot italien nouveau qu’il prononce, car il ne dit pas un mot de français, le jeu qu’il a adopté ; sa petite voix douce, claire, tendre est notre réjouissance. Thérèse a une petite table à côté de la mienne, devant la fenêtre qui plonge sur la vallée du Pô jusqu’aux Apennins et nos journées s’écoulent ainsi avec tant de rapidité, que je suis tenté de regarder le temps comme un voleur qui dérobe des objets précieux. Cette vie me pénètre de paix, de détachement, à ce point que je suis fertile en raisons pour la prolonger. Me voilà décidé à ne pas l’interrompre avant la fin de l’automne prochain, et qui sait si peut-être alors je ne la prolongerai pas encore. Les mois de mon ministère m’ont dégoûté de la politique plus encore que je ne l’étais, et tant que Dieu le permettra, je m’en tiendrai éloigné. J’écris en ce moment pour mes enfants un discours sur nos révolutions depuis 89 jusqu’en 1872. Lorsque les enquêtes seront terminées j’écrirai d’une manière définitive l’histoire de la guerre, déjà rédigée une fois, puis je finirai le travail de prédilection : Marie Magdeleine [5].


A Monsieur de Jonquières.


18 février 1873.

L’article de M. de Laurentie sur la mort de l’Empereur était noble, élevé et respectueux. Seulement, je ne comprends pas pourquoi il conteste le droit de la nation à se constituer son gouvernement, et à se choisir une dynastie. Notre ancienne royauté n’avait pas d’autre origine, et à chaque sacre, excepté à celui de Louis XVI où cela fut retranché malgré Turgot, un héraut s’avançait et demandait au peuple s’il ne s’opposait pas, pour rappeler l’antique investiture nationale. Et il n’est pas un publiciste royaliste qui n’ait reconnu qu’au cas d’extinction de la dynastie, c’est à la nation qu’appartenait le droit d’en choisir une autre. Si je ne craignais pas de faire du pédantisme et d’insister sur un fait certain, je citerais sur ce sujet des pages de Saint-Simon.

Nous sommes littéralement ensevelis dans une neige qui ne cesse de tomber depuis deux jours. Le ciel est brumeux, sombre, bas, la terre au contraire couverte de plusieurs centimètres d’une couverture blanche et lumineuse, et c’est d’elle que semble venir le jour. L’effet est fantastique. On se sent vraiment tout à fait séparé des humains, et rien ne me rappellerait la vie actuelle, si la cloche argentine de Pollone ne m’annonçait qu’on prie pour un malade dangereusement atteint et ce malade est le digne évêque de Biella, Mgr Losana, un ami de mon exil.


A la princesse Wittgenstein.


Pollone, 20 mai 1873.

Ma chère princesse, me voici bien rentré et gardant dans mon cœur le souvenir vivant des heures si douces, si élevées passées avec vous et qui ont ajouté encore à la majesté de Rome.

Toutes les lettres que je reçois de Paris sont à l’épouvante : je partage les craintes sur l’avenir présent, non sur l’avenir définitif ; je suis certain que la France se retrouvera plus forte, plus grande et plus glorieuse qu’elle le fut jamais. Ce n’est pas seulement mon amour passionné pour elle qui m’inspire ces prévisions : elles sont le résultat de mes longues observations. Aucun peuple, et moins que tout autre le peuple allemand, grossier et bas, malgré sa culture analytique beaucoup trop vantée, ne peut nous remplacer à la tête de la civilisation. Nous vivrons donc, et, pour nous, vivre, c’est avoir la suprématie d’un genre quelconque ; nous ne resterons les derniers qu’en cessant d’être.

Je suis moins rassuré sur l’avenir prochain. Le règne de l’aristocratie légitimiste et de la bourgeoisie sont finis et ne recommenceront pas. La Démocratie est et restera la maîtresse. La seule question encore à résoudre est de savoir si elle s’organisera en république ou si elle sera ramenée par les nécessités de l’ordre à un système monarchique entouré de formes nouvelles sans aucune analogie avec celles en usage jusqu’à ce jour. Or la monarchie dans une démocratie ne peut appartenir qu’aux Bonaparte, tant qu’ils ne se seront pas suicidés eux-mêmes ou qu’un homme de génie n’aura pas fondé une nouvelle race populaire. Jusque-là, les Bonaparte seuls peuvent arrêter la république et la remplacer. Les hommes de la majorité étant décidés à ne pas appeler tes Bonaparte, quoi qu’ils disent et fassent, ils subiront le radicalisme. Ni la loi contre le suffrage universel, ni la seconde Chambre n’empêcheront rien. Ce sont des digues de paille aussitôt pourries que posées.

En vérité, il me semble que je suis encore autour du petit guéridon chargé de thé et que je cause.


A la Princesse Wittgenstein


Pollone, 24 mai 1873.

Ma chère princesse,

Voyant les événements se dessiner, j’ai voulu assurer la liberté de mes mouvements en achevant mon Eloge de Lamartine. Je m’y suis mis pendant quinze jours sans débrider et ce matin j’ai écrit la dernière ligne. Ce sera seulement l’affaire de trois quarts d’heure (de lecture), mais le tissu est compact. Il me restera à opérer une dernière révision après que j’aurai laissé quelques semaines passer dessus, et alors je n’y penserai plus.

Je pars dans quelques jours pour Turin, où mon père et Daniel vont arriver. Celui-ci a fait sa première communion. Je m’en vais maintenant pouvoir juger moi-même de son état physique et intellectuel et arrêter mes résolutions pour l’avenir.

L’avènement de Mac Mahon a produit d’abord une très vive joie parce qu’on le considérait comme un coup de force, ou plutôt comme le prélude du coup de force impatiemment attendu par l’immense majorité du peuple français. Depuis qu’on s’est aperçu qu’il ne s’agit que d’un coup de majorité parlementaire, on est un peu désillusionné. Cependant, le fait du maréchal tenant le pouvoir à la place du petit bourgeois continue à être considéré comme une sauvegarde. Le plan de ce gouvernement est manifeste : rester parlementaire, mais sophistiquer la presse et surtout les élections afin d’obtenir une Chambre orléaniste. Mais, vous le savez, il y a loin de la coupe aux lèvres. Si rien de nouveau ne se passe, je compte en novembre aller à Saint Tropez et en janvier à Paris pour me faire recevoir à l’Académie.

Nous sommes bien affectueusement à vous.


A la princesse Wiltgenstein.


Pollone, 7 sept. 73.

... Vous me demandez ce que je pense de la fusion ? Dans le pays cela n’a rien changé aux chances du Comte de Chambord : il a contre lui, après comme avant, les trois quarts de la nation, mais dans l’Assemblée ses chances sont accrues. S’il adopte le drapeau tricolore et la Charte, il aura quatre cents voix au moins. S’il reste dans ses idées blanches, il n’aura pas de majorité, du moins c’est probable, car lorsqu’une aussi grosse solution dépend de cinquante personnes, il est aisé de les acheter, de les corrompre, etc. Thiers aussi était sûr de sa majorité : on la lui a fait perdre eu détachant un de ses plus intimes, par la promesse d’une ambassade. Les meneurs de la fusion parviendront peut-être à obtenir quelques voix de majorité par des moyens semblables ; cependant, j’en doute. Mais ce dont je demeure bien convaincu, c’est que, quoi que décide l’Assemblée, l’armée obéira et le pays laissera faire, et qu’il n’y aura aucune résistance : on est trop las. Les difficultés ne commenceront qu’au bout de quelque temps. Il n’y a que le pauvre Empereur qui eût pu entraîner l’armée à dire non et le peuple à se soulever.

Si je ne m’étais pas interdit toute discussion sur mon pays, car le défendre, c’est permettre qu’on l’attaque, ce que je ne puis pas tolérer maintenant, je réfuterais et peut-être je raillerais votre peinture du caractère français, mais je passe. Soyez convaincue, chère princesse, que vous qui connaissez tant de choses, vous ne connaissez pas assez cette création adorable de Dieu, qu’on appelle la France, et que vous l’avez confondue avec les quelques sots qui prétendent parler pour elle, mais basta ! car la plume me brûle et s’échapperait trop.


A Monsieur Philis.


Pollone, 6 octobre 1873.

Cher ami,

L’alliance avec la Démocratie, c’est le fond même de mes pensées. Mais avec les démagogues qui ont trouvé la loi des coalitions une trahison, le plébiscite une oppression, la guerre un crime,... et pour arriver à l’impossible avec eux ? Cela me trouble. Je n’aime pas non plus la guerre à la religion, sans laquelle il n’y a pas de gouvernement. D’autre part, je reconnais ce qu’a de dangereux une restauration, et de loin je ne suis pas éclairé suffisamment pour juger les questions de conduite. La fusion est-elle vraiment aussi faite qu’on le dit ? L’Univers ne le ferait pas croire.

Quoique Adelon m’ait dissuadé de rentrer, je me mets en roule vendredi et serai à Saint-Tropez le 16 ou le 17.

Savez-vous où en sont les relations de notre ami le prince avec Thiers ?

Nous vous envoyons nos meilleures amitiés .

De cœur à vous.


A Mme de S


La Moutte, 23 octobre 73.

Ma chère amie,

Non, je n’ai pas pris une grosse voix pour vous parler, cela me serait impossible, même de loin ; ma grosse voix ne s’adressait qu’à la proposition impertinente que vous me racontiez. Quant à la prétendue opposition qu’on aurait faite à ma réception en novembre, c’est une plaisanterie : personne, ni en haut ni en bas, n’a le droit de s’opposer à mon entrée à l’Académie. L’Académie elle-même ne le peut pas, à moins de faire un coup d’état contre sa constitution pour m’exclure. Le délai que j’ai subi venait de ma volonté ; celui auquel je suis condamné pour quelques mois encore ne provient plus que de l’obligation d’attendre qu’Augier ait écrit son discours de réponse : ce dont il sera empêché, pour quelques semaines, par les soins à donner à une nouvelle comédie. Ainsi si mon ami (!) veut s’opposer à mon discours sous prétexte que j’ai été mêlé à la guerre, comme cette raison durera tant que je vivrai, il n’a qu’à proposer mon exclusion pour indignité. Alors nous verrons.

Je vous remercie des détails que vous me donnez sur la fusion. Je suis tout ce mouvement sans me passionner et je me réserve de vous dire ce que j’en pense, lorsque nous nous reverrons. Aujourd’hui je ne veux vous parler que de mon retour. Il s’est accompli à merveille : partout j’ai été reçu avec sympathie et empressement, et tous mes anciens amis accourent fidèles autour de moi. Mais ceci ne m’a pas touché, quoique j’en sois très reconnaissant. Ce qui m’a touché, c’est de me retrouver dans cette solitude où tout est l’œuvre de mes mains et où sur chaque arbre il y a plus de souvenirs que d’oiseaux. J’ai retrouvé tout embelli, grandi, et mes plantations, que je couvrais de mon ombre il y a quatre ans, me couvrent maintenant de la leur. A leur manière, elles m’ont souhaité la bienvenue, et d’une façon si séduisante qu’en dehors des moments pris par les visites, je passe ma journée à les examiner, à mesurer leur taille de l’œil, à toucher leurs feuilles, à les admirer. Du travail, il n’en est plus question et si je n’ai pas de peine à évoquer par la pensée les quelques rares amis dont je voudrais être entouré partout, j’ai quelque difficulté à leur écrire. Ajoutez à tout cela que la pluie a cessé, que le vent s’est apaisé et que nous avons les enchantements du ciel d’Orient. Mon père est bien et Daniel grandit autant que mes arbres. Il monte à cheval, nage et travaille. Je lui ai donné un précepteur de dix-neuf ans, qui est un camarade sérieux plus qu’un maître, et ainsi je pourrai prolonger encore sa vie de liberté et d’épanouissement campagnard. Jocelyn s’acclimate, et quoique son ignorance absolue de la langue française et son petit jargon piémontais lui rendent les communications malaisées, il s’en tire néanmoins. Tout le monde est frappé de son intelligence, de sa vigueur et de sa sveltesse. Thérèse jouit pleinement de tout cet ensemble de sensations et d’affections. Je vous assure que si on ne nous le rappelait pas, nous oublierions qu’il y a des républicains, des impérialistes et des légitimistes et que demain peut-être nous aurons un roi, je n’ajoute pas une guerre civile, car je n’y crois pas.


Emile Ollivier rentra à Paris en février 1874. Son Éloge de Lamartine, accepté par l’Académie, allait être lu par lui le 5 mars en séance publique, lorsque, pour avoir refusé de retirer un éloge de Napoléon III, il s’en vit interdire la lecture. Un rédacteur du Gaulois lui ayant écrit qu’à raison de la décision prise par l’Académie il renonçait à publier un article désobligeant pour l’ancien ministre, Emile Ollivier lui répondit :


A Monsieur ***, rédacteur du Gaulois.


Passy, mercredi 4 mars 1874.

Monsieur,

Je vous remercie de votre procédé et je comprends la répugnance que vous éprouvez à discuter ma personne et mes principes, au moment où une décision arbitraire m’enlève la parole parce que je n’ai pas consenti à la prendre sans rendre un affectueux hommage au souverain que j’ai loyalement servi et qui m’a honoré de son affection jusqu’au dernier moment de sa vie ; mais je vous prie de dominer ce scrupule, et de publier l’article que vous avez préparé, puisque vous trouvez que l’occupation principale des vaincus doit être de se déchirer entre eux. Seulement, vous me permettrez de n’y point répondre. Plus tard, quand cela deviendra utile, je m’expliquerai sur toutes choses avec mon pays. En ce moment, je crois encore devoir me taire et attendre.

Croyez à mes meilleurs sentiments.


EMILE OLLIVIER.

  1. Voyez la Revue du 15 juin.
  2. Les épreuves du livre Causes intérieures de la faiblesse extérieure de l’Église.
  3. Le livre de la princesse Wittgenstein fut, en effet, mis à l’index.
  4. Maison de campagne de la famille Oudot.
  5. Roman, paru en 1895.