Lettres d’Abélard et d’Héloïse/Tome 2/Lettre huitième

Traduction par Victor Cousin.
Garnier frères (tome 2p. 239-363).


LETTRE HUITIÈME

ABÉLARD À HÉLOÏSE


SOMMAIRE

Héloïse avait prié Abélard de l’éclairer sur deux points : il a répondu au premier dans la lettre précédente ; il va entamer le second. L’objet de la seconde demande d’Héloïse était une règle pour les religieuses du Paraclet : il trace cette règle dans cette lettre, ou plutôt dans ce livre, où les citations des saints Pères forment comme un bouquet de fleurs. Il appelle ce traité tripartit, parce qu’il y traite des trois vertus principales des moines : la continence, la pauvreté volontaire et le silence. Il met à la tête de la congrégation sept sœurs officières chargées de veiller aux choses qui regardent les âmes et à celles qui concernent les besoins temporels ou corporels. Il permet aux religieuses l’usage de la viande trois fois par semaine, et l’usage modéré du vin. Il règle avec une sage précision tous les détails de la vie monastique.


Déjà j’ai satisfait, dans la mesure de mes forces, à la première de vos demandes ; il me reste à m’occuper de la seconde, avec la grâce de Dieu, pour répondre à vos désirs et à ceux de vos filles spirituelles.

Je dois, selon l’ordre de vos vœux, vous tracer et vous envoyer un plan de vie qui soit comme la règle de votre profession. Vous pensez que des instructions écrites vous seront un meilleur guide que la coutume. Pour moi, voici ce que je me propose de faire. Je prendrai comme bases, d’une part, les meilleures coutumes, d’autre part, les instructions des saintes Écritures, et j’en ferai un corps de doctrine. Vous êtes le temple spirituel du Seigneur, j’ai à le décorer ; je le revêtirai, pour ainsi dire, de peintures de choix ; de plusieurs œuvres imparfaites, je chercherai à composer une œuvre qui réalise la perfection. Je m’efforcerai de faire, pour un temple spirituel, ce que le peintre Zeuxis a fait pour un temple de pierre. Les habitants de Crotone l’avaient appelé, rapporte Cicéron dans sa Rhétorique, pour orner des plus belles peintures un temple qu’ils avaient en grande vénération. Afin de mieux remplir cette tâche, Zeuxis choisit les cinq plus nobles vierges de la ville, pour les faire poser devant lui et pour travailler à reproduire leur beauté avec son pinceau. Deux raisons vraisemblablement le firent agir ainsi : la première, c’est que ce grand artiste, ainsi que le rappelle le même maître, avait une habileté merveilleuse à peindre les femmes ; la seconde, c’est que les formes de la jeune fille sont naturellement plus élégantes et plus fines que celles de l’homme. S’il choisit plusieurs vierges, dit le philosophe cité, c’est qu’il ne crut point qu’une seule put lui offrir l’ensemble de toutes les perfections : il savait qu’aucune femme n’est assez favorisée de la nature pour posséder une égale beauté dans toutes les parties de son corps, la nature ne voulant elle-même produire rien d’absolument parfait en ce genre, comme si, en épuisant tous les dons sur un seul sujet, elle craignait de n’avoir plus rien à donner aux autres.

Ainsi, pour peindre la beauté de l’âme et tracer de la perfection de l’épouse du Christ une image qui soit comme un miroir que vous ayez sans cesse devant les yeux et où vous puissiez juger de votre beauté ou de votre laideur, je tirerai la règle que vous me demandez des divers enseignements des saints Pères et des meilleures coutumes des monastères ; je prendrai la fleur de chaque chose au fur et à mesure qu’elle s’offrira à ma mémoire, et je réunirai comme en un faisceau tout ce qui me paraîtra le mieux convenir à la sainteté de votre ordre. Et ce n’est pas seulement aux usages des religieuses, c’est aussi à ceux des religieux que j’emprunterai mes règles ; car, ayant et même nom et mêmes vœux de continence, la plupart de nos pratiques vous conviennent comme à nous. Ainsi que je l’ai dit, ce seront comme autant de fleurs que j’assortirai aux lis de votre chasteté. Combien, en effet, ne devons-nous pas mettre plus de zèle à peindre la vierge du Christ, que n’en mit Zeuxis à peindre le portrait d’une idole ! Il a pensé, lui, que cinq vierges lui suffiraient comme modèles : pour nous, grâce à la mine si riche d’enseignements que nous offrent les écrits des saints Pères, grâce à l’appui de la grâce divine, nous ne désespérons pas de laisser une œuvre plus parfaite, et qui nous permette d’égaler l’excellence des cinq vierges sages que le Seigneur, dans son Évangile, nous propose comme l’idéal de la sainteté virginale. Fassent vos prières que l’effet réponde à mon désir ! Salut en Jésus-Christ, épouses du Christ.

J’ai résolu de diviser en trois parties la règle de votre ordre, pour arriver, d’une part, à éclairer et à fortifier votre zèle, d’autre part, à établir l’ordre de la célébration du service divin. La vie monastique, dans son ensemble, comprend, si je ne me trompe, trois points : la chasteté, la pauvreté, le silence ; c’est-à-dire qu’elle consiste, suivant la règle évangélique, à ceindre ses reins, à renoncer à tout, à éviter les paroles inutiles.

I. La continence est la pratique de la chasteté, telle que l’Apôtre la prescrit, lorsqu’il dit : « Une vierge qui n’est pas mariée ne pense qu’aux choses de Dieu, afin d’être sainte et de corps et d’esprit. » Il dit de tout le corps et non d’une seule partie, de peur que quelque autre ne tombe dans l’impureté, soit par action, soit par paroles. D’autre part, elle est sainte d’esprit, quand aucune faiblesse volontaire ne souille sa pensée, quand l’orgueil ne l’enfle pas, ainsi que ces cinq vierges folles qui, étant allées chercher de l’huile, trouvèrent à leur retour les portes fermées. La porte une fois fermée, en vain elles frappèrent et crièrent : « Seigneur, Seigneur, ouvrez-nous » ; leur époux lui-même leur répondit ces terribles paroles : « en vérité, je vous le dis, je ne vous connais pas. »

II. En second lieu, nous nous dépouillons de tout, à l’exemple des Apôtres, pour suivre nus Jésus-Christ, qui est nu lui-même, quand nous renonçons pour lui non-seulement à tous les biens du monde, à toutes les affections de la chair, mais à toute pensée personnelle, en sorte que nous ne vivions plus à notre guise, mais suivant la direction souveraine de notre chef et de celui qui est noire chef au nom du Christ, comme nous nous soumettrions au Christ lui-même. Car il l’a dit : « celui qui vous écoute m’écoute ; celui qui vous méprise me méprise, i Et quand même, ce dont Dieu le préserve, il se conduirait mal, si ses ordres sont bons, il ne faut pas que les défauts d’un homme fassent rejeter la voix de Dieu ; il nous en avertit en ces termes : « observez et faites ce qu’ils vous diront, et ne vous réglez pas sur ce qu’ils feront. » Ailleurs encore il nous peint avec précision les sentiments qui doivent nous diriger en passant du monde à Dieu, quand il dit ! « celui qui n’aura pas renoncé à tout ce qu’il possède ne peut être mon disciple ; » et encore : « celui qui vient à moi et qui ne hait point son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères, ses sœurs, et même sa propre vie, ne peut être mon disciple. » Or, haïr son père et sa mère, c’est renoncer à toutes les affections de la chair ; de même que haïr sa propre vie, c’est renoncer à toute pensée propre. C’est ce qu’il recommande encore, quand il dit : « que celui qui veut venir après moi renonce à lui-même, qu’il prenne sa croix et me suive ! » Voilà comment nous approchons de lui, comment nous venons après lui, c’est-à-dire comment nous le suivons, en l’imitant autant qu’il est en nous. Lorsqu’il dit : « je suis venu pour faire non ma volonté, mais celle de mon Père qui m’a envoyé, » c’est comme s’il nous disait de faire tout par obéissance.

En effet, « renoncer à soi-même », est-ce autre chose que de sacrifier les affections de la chair et sa volonté propre pour se soumettre entièrement à la direction d’autrui ? C’est ainsi qu’on ne reçoit pas sa croix de la main d’un autre, mais qu’on la prend soi-même : je veux dire la croix par laquelle ce monde a été crucifié pour nous et nous pour le monde, et dont le sens est que, par les vœux d’un engagement volontaire, on s’interdit les pensées du monde et de la terre, ou, en d’autres termes, la direction de sa volonté. En effet, que désirent les gens attachés à la chair, sinon accomplir tout ce qu’ils veulent ? Et en quoi consistent les plaisirs de la terre, si ce n’est dans l’accomplissement de ce que l’on veut, alors même que ce que l’on veut ne saurait être acheté qu’au prix des plus grandes peines ou des plus grands dangers ? En d’autres termes, qu’est-ce que porter sa croix, c’est à-dire LETTRES D’ABÉLARD ET D’HÉLOlSE.

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frir quelque tourment, si ce n’est agir contre sa volonté, quoique ce que l’on veuille paraisse ou facile ou utile ? C’est pourquoi un autre Jésus, bien inférieur au véritable, dit dans l’Ecclésiaste : t ne suivez pas vos désirs, détournez-vous de votre volonté ; si vous cédez aux désirs de votre esprit, il deviendra un sujet de joie pour vos ennemis. »

Mais lorsque nous renonçons absolument et à tout ce qui nous appartient et à nous-mêmes, c’est alors vraiment qu’ayant dépouillé toute propriété, nous entrons dans cette vie apostolique qui réduit tout en commun, ainsi qu’il est écrit : « la multitude des fidèles ne faisait qu’un cœur et qu’une âme ; personne n’appelait sien ce qu’il avait ; tout était commun entre eux : le partage était fait suivant les besoins de chacun. » Et tous n’ayant pas également les mêmes besoins, le partage n’était pas égal : chacun recevait suivant qu’il lui était nécessaire. Ils n’avaient qu’un cœur par la foi, parce que c’est par le cœur qu’on croit ; une âme, parce que, par la charité, leur volonté était réciproque, chacun d’eux désirant pour les autres ce qu’il dé- sirait pour lui-même, et ne cherchant pas plus son bien que celui d’autrui, parce que tout était rapporté par tous au salut commun, personne ne cher- chant, ne poursuivant quoi que ce soit qui fût à lui, mais ce qui était à Jésus-Christ : condition hors de laquelle il n’est pas possible de vivre sans propriété, car la propriété consiste plus encore dans le désir que dans la pos- session.

III. Toute parole oiseuse ou superflue est comme un long discours. Saint Augustin dit, dans son troisième livre des Rétractations : « loin de moi de regarder comme un discours inutile ce qu’il est nécessaire de dire, quelle que soit la longueur et l’étendue du discours. » Hais Salo- mon dit de son côté : « le péché ne manquera pas dans les longs discours, et celui qui saura régler sa langue sera Irès-sage. » Il faut donc se tenir en garde contre une chose ou le péché ne manque pas, et veiller à cette mala- die avec d’autant plus de zèle qu’elle est plus dangereuse et plus difficile à éviter. C’est à quoi saint Benoit pourvoyait, quand iî disait : « en tout temps, les moines doivent s’étudier au silence. » S’étudier au silence est bien plus que garder le silence. L’étude est une énergique application de l’esprit à-faire quelque chose. Il est bien des choses que nous faisons avec négligence ou malgré nous ; nous ne faisons rien en nous étudiant à le faire, que par un acte de volonté et d’attention.

Combien il est difficile et utile de mettre un frein à sa langue, l’Apôtre saint Jacques le fait heureusement observer, quand il dit : « nous péchons tous en maintes choses ; celui qui ne pèche pas eu paroles est un homme parfait. » Et encore : > il n’est pas d’espèce de betes, d’oiseaux, de ser- pents, d’animaux enfin que l’homme ne dompte ou n’ait domptée. » Et con- sidérant en même temps combien sont nombreux les maux auxquels prête la langue et tous les biens qu’elle corrompt, il dit plus haut et plus bas : t la langue, cette petite partie de notre corps, est un feu capable d’embraLETTRES D’ÀBÉIARD ET D’HÊLOÏSB. 247

ser une grande forêt ; c’est la source de toutes les iniquités, un mal inquiet, un poison mortel. » Or quelle chose plus dangereuse et qu’il faille éviter davantage que le poison ? De même que le poison tue le corps, ainsi le bavardage ruine à fond l’âme de la piété. Aussi l’Apôtre dit-il plus haut : « si quelqu’un croit qu’il a l’esprit de piété et qu’il ne mette pas un frein à sa langue, il trompe son cœur ; sa piété est vaine. • De là ce qui est écrit dans les Proverbes : « tout homme qui ne peut réprimer son esprit, lors- qu’il parle, est semblable à une ville ouverte et qui n’a point de murailles, » C’était bien là le sentiment de ce vieillard qui, lorsque saint Antoine lui disait, au sujet des frères grands parleurs qui s’étaient associés à lui : « vous avez trouvé de bons frères, mon père ? » répondit : « Bons, oui ; mais leur demeure n’a point de porte : entre qui veut dans l’étable pour détacher l’âne. »

Notre âme, effectivement, est attachée, pour ainsi dire, dans l’étable du Seigneur où elle se nourrit des méditations sacrées qu’elle recueille ; mais, si la barrière du silence ne la retient pas, elle rompt ses liens et elle erre çà et là dans le monde par ses pensées. Les paroles, en effet, lancent l’es- prit au dehors : il se tend vers ce qu’il conçoit, il s’y attache par la pen- sée. Or, c’est par la pensée que nous parlons à Dieu, comme nous parlons aux hommes par les paroles. Et en portant notre attention sur les paroles que nous tenons aux hommes, naturellement nous sommes entraînés loin de Dieu. On ne peut, à la fois, prêter attention aux hommes et à Dieu.

Ce ne sont point seulement les paroles oiseuses qu’il faut éviter, ce sont celles même qui paraissent avoir quelque utilité ; car il n’y a qu’un pas du nécessaire à l’inutile, et de l’inutile au nuisible. « La langue, comme dit saint Jacques, est un mal inquiet. » Plus petite et plus déliée que tous les autres membres, et par là même plus mobile, elle est le seul membre que le mouvement ne fatigue pas ; bien plus, le repos lui est à charge. Et par là même qu’elle est plus déliée et plus souple que toutes les autres articulations du corps, plus mobile et plus prompte à la parole, elle est le principe de toute méchanceté. Aussi l’Apôtre, reconnaissant que c’est particulièrement votre faiblesse, interdit-il absolument aux femmes de par- ler dans l’église, même sur des choses qui touchent au service de Dieu ; il ne leur permet d’interroger que leurs maris et chez elles. Pour apprendre à faire quoi que ce soit, il les soumet à la loi du silence, ainsi qu’il l’écrit à Timothée : « Que la femme apprenne en silence, avec pleine et entière soumission ; je ne veux point qu’elle enseigne, ni qu’elle domine son mari, je veux qu’elle vive en silence. » S’il a ainsi déterminé les règles du silence chez les femmes laïques et mariées, que devez-vous faire, vous ? 11 avait fait, disait-il, pareille défense, parce que les femmes sont bavardes et par- lent quand il ne le faut pas. C’est pour apporter quelque remède à un si grand mal que nous les contraignons à un silence perpétuel dans l’église, dans le cloître, au dortoir, au réfectoire, dans tous les endroits où l’on LETTRES D’ABÉLARD ET D’HÉLOÏSE.

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mange, à la cuisine, et surtout à partir des compiles : on peut seulement communiquer par signes, dans ces lieux et pendant ce temps, s’il est néces- saire. — Et l’on doit prendre le plus grand soin à enseigner et à apprendre ces signes, destinés à inviter ceux à qui il est indispensable de parler à pas- ser dans un endroit convenable et disposé pour l’entretien. Après avoir brièvement usé du langage nécessaire, on doit revenir soit à l’occupation qu’on a quittée, soit à celle du moment.

On doit punir sévèrement l’excès dans les paroles ou dans les signes, mais surtout dans les paroles, dont le danger est le plus grand. C’est contre ce péril si grand et si manifeste que saint Grégoire, désirant nous venir en aide, dit dans son huitième livre fies Morales : « Tandis que nous négli- geons de nous tenir en garde contre les paroles inutiles, nous arrivons à celles qui sont nuisibles : de là naissent les divisions, de là sortent les que- relles ; ainsi s’enflamment les brandons des haines, ainsi périt la paix du cœur. » Aussi Salomon disait-il sagement : « Celui qui fait aller l’eau est la source des querelles. » Faire aller l’eau, c’est abandonner sa langue à un flux de paroles. Au contraire, il dit en bonne part : « L’eau profonde vient de la bouche de l’homme. » Celui-là donc qui fait aller l’eau est la source des querelles, parce que celui qui ne met pas un frein à sa langue détruit la bonne harmonie. D’où il est écrit : « Celui qui impose silence à un in- sensé arrête la colère. »

C’est nous avertir clairement d’employer la censure la plus rigoureuse pour corriger ce défaut, et de ne jamais différer la répression d’un mal qui, plus que tout autre, met la religion en péril. En effet, il est l’origine des médisances, des querelles, des injures, souvent même des complots qui n’é- branlent pas seulement, — ce n’est pas assez dire, — qui renversent l’édi- fice entier de la religion. Retranchez-le, toutes les mauvaises pensées, sans doute, ne seront pas détruites ; mais la gangrène ne passera plus, du moins, des uns aux autres.

Comme s’il eût pensé qu’il suffisait à la piété de fuir ce vice, l’abbé Ma- caire donnait aux moines de son monastère de Scyti ce conseil : « Mes frères, évitez-vous les uns les autres après l’office divin. » Et un religieux lui ayant dit un jour : « Où voulez-vous, mon père, que nous puissions trouver une plus grande solitude ? i il posa son doigt sur ses lèvres et dit : « C’est là ce que je vous dis d’éviter. » Puis il rentra dans sa cellule et s’y enferma seul. — Cette vertu du silence qui, selon saint Jacques, rend l’homme parfait, et dont Isaïe a dit : « La pratique de la justice est le si- lence, » a été appliquée par les Pères avec tant de zèle, que l’abbé Agathon, ainsi qu’il est écrit, mit pendant trois ans une pierre dans sa bouche, jus- qu’à ce qu’il eût pris l’habitude de se taire.

Bien que ce ne soit pas le lieu qui sauve, il est des lieux cependant qui offrent plus d’avantages pour observer aisément et garder fidèlement la piété ; des lieux où l’on trouve tous les secours et point d’obstacles. C’est LETTRES D’ABÉLARD ET D’flÉLOlSE.

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pour cela que les enfants des prophètes, qui sont, comme dit saint Jérôme, appelés moines dans l’Ancien Testament, se retirèrent dans la solitude des déserts et se bâtirent des cellules par delà les bords du Jourdain. Saint Jean aussi et ses disciples, que nous regardons comme les chefs de notre ordre, et dans la suite, saint Paul, saint Antoine, saint Macaire, qui ont particu- lièrement illustré notre ordre, fuyant le tumuke du siècle et les tentations dont le monde est rempli, se transportèrent dans la solitude pour y cher- cher le repos de la contemplation et converser plus librement avec Dieu. Le Seigneur lui-même, auprès de qui la tentation ne pouvait avoir d’accès, voulant nous instruire par son exemple, cherchait les lieux retirés et fuyait les bruits de la foule, toutes les fois qu’il avait quelque grand acte à faire. C’est ainsi qu’il a consacré pour nous le désert par un jeûne de quarante jours ; c’est dans le désert qu’il a nourri des milliers d’hommes, se sépa- rant, pour assurer la pureté de sa prière, non-seulement de la foule, mais de ses apôtres eux-mêmes. C’est sur une montagne écartée qu’il instruisit ses Apôtres et les consacra ; c’est le désert qu’il fit resplendir des gloires de sa transfiguration ; c’est sur une montagne qu’il réjouit ses disciples réu- nis par le spectacle de sa résurrection ; c’est d’une montagne qu’il s’est élevé dans le ciel ; en un mot, c’est dans le désert ou sur des lieux écartés qu’il a accompli tout ce qu’il y a de grand dans sa vie. Par ses apparitions dans le désert à Moïse et aux anciens Pères ; par le désert qu’il fit traverser à son peuple pour le mener à la terre de promission et où il le retint si longtemps, — lui dictant sa loi, le nourrissant de sa manne, faisant jaillir l’eau du rocher, le soutenant par ses nombreuses apparitions et par ses miracles, — il nous montre clairement combien il aime pour nous la solitude, qui nous permet de vaquer plus purement à la prière.

C’est encore l’amour de la solitude qu’il dépeint et qu’il recommande sous la figure mystique de l’âne sauvage, quand, parlant au saint homme Job, il dit : c Qui a renvoyé en liberté l’âne sauvage ? qui a délié ses liens ? qui lui a donné une retraite dans le désert, une tente dans une terre propre à le nourrir ? Il méprise la foule des villes, il n’entend pas les cris du créancier, il ne voit que les montagnes de ses pâturages, il ne parcourt que des plaines verdoyantes. » Ce qui veut dire : qui a fait cela, si ce n’est moi ? L’âne sauvage, en effet, que nous appelons âne des bois, c’est le moine qui, affranchi des liens du siècle, s’est-transporté dans le calme et la liberté de la vie solitaire, fuyant le monde et n’y voulant pas rester. 11 habite une terre de pâturages, parce que l’abstinence a iriaigri et desséché ses mem- bres. Il n’entend pas les cris du ciéancier, mais seulement sa voix, parce qu’il n’accorde à son ventre rien de superflu et se règle strictement sur le nécessaire. Est-il, en effet, un créancier aussi importun, un créancier qui se présente tous les jours aussi régulièrement que le ventre ? Et il ne crie jamais, c’est-à-dire il ne fait jamais de demaudes immodérées que pour une nourriture superflue ou délicate, — demandes auxquelles il ne faut LETTRES D’ABÉLARD ET D’HÉLOlSE.

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point entendre. Les montagnes couvertes de pâturages sont les vies ou les doctrirtes des saints Pères dont la lecture et la méditation réparent nos forces ; les prairies sont les écrits qui conduisent à la vie céleste, et dont la fraîcheur ne saurait se flétrir.

C’est vers la solitude aussi que saint Jérôme nous pousse, quand il écrit au moine Héliodore : « Cherchez le sens du nom de moine, c’est-à-dire de votre nom. Que faites-vous dans la foule, vous qui êtes solitaire ? » Le même Père, faisant la distinction de notre état et de celui des clercs, écrit en ces termes au prêtre Paul : « Si vous voulez exercer les fonctions de prêtre, si le ministère ou plutôt le fardeau de l’épiscopat a pour vous des charmes, vivez dans les villes et dans les châteaux, et faites votre salut en tâchant de sauver les autres. Si, ainsi que vous le dites, vous désir, z être moine, c’est-à-dire solitaire, que faites-vous dans les villes, qui ne sont pas la de- meure des solitaires, mais celle de la foule ?… Chaque établissement a ses chefs. Pour en venir au nôtre, il faut que les évêques et les prêtres prennent pour exemple les Apôtres et les hommes apostoliques, et qu’ayant leur rang, ils s’efforcent d’avoir aussi leur vertu. Quant à’ nous, prenons comme mo- dèles les Paul, les Antoine, les Hilarion, les Macaire, et, pour en revenir au texte de l’Écriture, que nos chefs soient Élie, Elisée, les enfants des pro- phètes, lesquels demeuraient dans les champs et dans la solitude, et s’éle- vaient des demeures au delà des rives du Jourdain : parmi eux sont les enfants de Rechab, qui ne buvaient ni vin, ni cidre, qui demeuraient soas des tentes, et dont Dieu lui-même fait l’éloge par la bouche de Jcrémie, en leur promettant qu’il y aura quelqu’un de leur lignée dans le ministère du Seigneur. »

Donc nous aussi, si nous voulons demeurer dans le ministère du Seigneur et être toujours prêts à le servir, dressons-nous des tentes dans la solitude. Que la foule n’ébranle pas le lit de notre repos ; qu’elle ne porte pas dans notre tranquillité le trouble, qu’elle ne nous induise pas en tentation, qu’elle n’arrache pas notre esprit à notre profession sainte. Inspiré par le Seigneur, saint Arsène a donné, pour tous, un exemple frappant et propre à inviter à cette tranquillité de la vie libre et solitaire. En effet, il est écrit : « L’abbé Arsène étant encore dans le palais, adressa à Dieu celte prière : Seigneur, conduisez-moi dans le chemin du salut ; et une voix se fit enten- dre, qui lui dit : Arsène, fuis les hommes et tu seras sauvé. » Et plus loin : « Arsène, fuyant le siècle, embrassa la vie monastique, et adressa à Dieu la même prière : Seigneur, conduisez-moi dans la voie du salut. Et il entendit une voix qui lui dit : Arsène, fuis, tais-toi et livre-toi au repos de la con- templation : c’est le moyen de commencer à ne plus pécher. » Pourvu de cette seule règle par le précepte du Seigneur, Arsène se tint loin des hom- mes ; bien plus, il les tint loin de lui. Uu jour que son archevêque était venu pour le voir avec un magistrat, et qu’ils le priaient l’un et l’autre de les édifier par quelques discours, il leur répondit : « Et si je vous dis LETTRES D’ÀBÉLÀRD ET D’HÉLOÏSE.

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quelque chose, l’observerez-vous ? » Ils lui promirent qu’ils l’observeraient fidèlement. Et il leur dit : « Partout où vous entendrez dire que se trouve Arsène, n’approchez pas. » L’archevêque, dans une autre visite qu’il lui fit, envoya d’abord savoir s’il lui ouvrirait, et il lui fit cette réponse : « Si vous venez, je vous ouvrirai ; mais si je vous ouvre, il faudra que j’ouvre à tout le monde, et dès lors je ne pourrai plus rester ici. » L’archevêque, à cette réponse, dit : « Si je fais un pas de plus et que j’aille le trouver, je ne pourrai plus revenir voir ce saint homme. » Arsène dit aussi à une dame romaine attirée par sa sainteté : « Comment avez-vous osé risquer un si grand voyage ? Ignorez-vous que vous êtes femme et que vous ne devez pas sortir ? Vous avez voulu pouvoir dire aux autres femmes, de retour à Rome, que vous avez vu Arsène, et la mer sera couverte de femmes qui viendront le voir. » Celle-ci repartit : « si le Seigneur veut que je retourne à Rome, je ne laisserai venir qui que ce soit ; ce que je vous demande, c’est de prier pour moi et de vous souvenir toujours de moi. » Alors il lui dit : « je prie le Seigneur qu’il efface votre souvenir de mon cœur. » A ces mots, elle sortit toute troublée. L’abbé Marc lui ayant demandé pourquoi il fuyait les hom- mes : a le Seigneur sait, dit-il, que je les aime ; mais je ne saurais être à la fois avec Dieu et avec les hommes. »’

Les saints Pères avaient, pour le commerce et la fréquentation des hom- mes, une telle horreur, que quelques-uns d’entre eux, afin de pouvoir les tenir complètement à l’écart, feignaient la folie, et, chose inouïe, affichaient l’hérésie. Il n’y a qu’à lire, parmi les vies des Pères, celle de l’abbé Simon ; on verra comment il se prépara à la visite des magistrats de sa province ; il se couvrit d’un sac, et, prenant dans sa main du pain et du fromage, il s’assit à l’entrée de sa cellule et se mit à manger. On peut lire aussi le trait de cet anachorète qui, ayant appris qu’un certain nombre de personnes ve- naient vers lui avec des lampes, « se dépouilla de tous ses vêtements, les jeta dans le fleuve, et debout, tout nu, se mit à les laver. * Celui qui le servait, honteux à cette vue, dit aux visiteurs : « Allez-vous-en ; notre vieil- lard a perdu le sens. » Et revenant à lui, il lui dit : « Pourquoi avez-vous agi ainsi, mon père ? Tous ceux qui vous ont vu ont dit : il est possédé du démon, i — « C’est précisément ce que je désirais leur entendre dire, » répondit-il.

On pourra lire encore que l’abbé Moïse, pour éviter la visite du magistrat de sa province, se leva et s’enfuit dans un marais, et que ce magistrat, ac- compagné de son escorte, l’ayant un jour rencontré et lui disant : « Vieil- lard, ou est la cellule de l’abbé Moïse, » il lui répondit : c Pourquoi vouloir le chercher ? c’est un fou et un hérétique. » Que dire de l’abbé Pasteur, qui ne se laissa pas voir par le juge de sa province, pour délivrer de prison le fils de sa sœur qui l’en suppliait ? Ainsi, tandis que les puissants du siècle cherchent avec un pieux respect à voir les saints, les saints s’étudient, sans respect, à les écarter loin d’eux. LETTRES D’ABEURD ET D’HÉLOlSE.

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Mais, pour vous faire connaître la vertu de votre sexe sur ce point, qui pourrait suffire à louer, comme elle le mérite, cette vierge qui se refusa à la visite de saint Martin lui-même, pour ne pas interrompre sa contempla- tion ? Saint Jérôme dit, à ce sujet, dans sa lettre au moine Oceanus : « Dans la vie de saint Martin, écrite par Sulpice, nous lisons que ce saint désirant saluer au passage une vierge renommée pour sa conduite et sa chasteté, elle ne le voulut pas ; mais qu’elle se borna à lui envoyer un petit présent, et que, regardant par la fenêtre, elle dit au saint homme : mon père, priez là où vous êtes, je n’ai jamais reçu la visite d’aucun homme. A ces mots, saint Martin rendit grâces au ciel de ce que, grâce à de telles mœurs, elle avait conservé sa chasteté. Puis il la bénit et se retira pl ?in de joie. » Cette femme, qui dédaignait ou qui craignait de quitter le lit de sa contemplation, était vraiment prête à répondre à un ami frappant à sa porte : « J’ai lavé mes pieds, puis-je les salir ? »

Si les évéques ou les prélats de noire siècle eussent subi de la part d’Ar- sène ou de cette vierge un tel refus, de quelle injure ne se seraient-ils pas crus atteints ?Qu’ils rougissent de tels exemples les moines, s’il s’en trouve encore dans le dés >rt, qui se réjouissent de la visite des évéques, qui bâtissent des maisons pour les y recevoir, qui non seulement ne fuient pas la visite des puissants du siècle que suit la foule, ou autour desquels la foule afflue, mais qui les appellent ; qui, sous prétexte des devoirs de l’hospitalité, multiplient autour d’eux les demeures, et, dans la solitude qu’ils ont cherchée, créent une cité.

C’est assurément par une machination du rusé tentateur, notre premier ennemi, que presque tous les anciens monastères, qui avaient d’abord été bâtis dans la solitude pour éviter le commerce des hommes, ont plus tard, par suite du refroidissement du zèle religieux, reçu des hommes, recueilli des troupeaux de serviteurs et de servantes, vu s’élever de grandes villes sur des emplacements choisis pour la retraite, et sont revenus au siècle, ou, pour mieux dire, ont attiré le siècle à eux. En se jetant dans les embarras de mille misères, eu se liant servilement à la domination des puissances spi- rituelles et temporelles, les moines, dans leur désir de mener une vie oisive et de vivre du produit du travail d’autrui, les moines, c’est-à-dire les soli- taires, ont perdu à la fois leur nom et leur caractère. Et tels sont souvent les ennuis qui les assiègent, que, tandis qu’ils cherchent à défendre les biens de ceux qui relèvent d’eux, ils perdent leurs propres biens. Plus d’une fois même leurs monastères ont péri dans le feu de l’incendie qui dévorait les maisons voisines, sans que ce châtiment du ciel ait même mis un fiein à leur ambition.

Ceux qui, ne pouvant supporter à aucun degré l’assujettissement de la vie monastique, se répandent par groupes de deux ou de trois, ou seuls, dans les villages, les bourgs, les villes, pour vivre sans être soumis à aucune règle, sont inférieurs aux séculiers, par cela seul qu’ils sont infidèles à leur institut.

17 LETTRES D’ABÉLÀRD ET D’HÉLOlSE.

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Par un abus des mots et des choses, ils appellent obédiences les maisons qu’ils habitent et où Ton n’est astreint à aucune règle, où Ton n’obéit qu’aux appétits de la chair, où, demeurant avec ses proches et ses amis, ou fait ce que l’on veut d’autant plus librement qu’on a moins à craindre de sa conscience. El, certes, il n’est pas douteux que ce qui, chez les au- tres, serait faute vénielle, devient chez ces apostats éhontés un excès crimi- nel. Évitez, je ne dis pas seulement de suivre de tels modèles, mais même de les connaître.

La solitude est d’autant plus utile à la faiblesse de votre sexe, qu’on y est moins exposé aux assauts des tentations de la chair, et que les sens y ont moins de chances de s’égarer vers les choses de la matière. « Celui qui vit dans le repos et la solitude, dit saint Antoine, est soustrait à trois sortes de combats : celui de l’ouïe, celui de la parole et celui de la vue ; il n’en a plus qu’un à soutenir, celui du cœur. » Le grand docteur de l’Église, saint Jé- rôme, considérant ces avaulages et tous ceux qu’offre encore le désert, exhortait vivement le moine Iléliodore à se les assurer. « 0 solitude qui jouis du commerce de Dieu, disait-il ! Que faites-vous dans le monde, mon frère, vous qui êtes au-dessus du monde ? »

V. Maintenant que nous avons traité des lieux où doivent être construits les monastères, montrons quelle doit être leur position. En bâtissant un monastère, il faut, comme saint Benoit l’a prévu, que dans l’intérieur se trouve, autant qu’il est possible, tout ce qui est nécessaire à la vie des mo- nastères, c’est-à-dire un jardin, de l’eau, un moulin, une bluteiïe et un four, et des endroits où les sœurs puissent accomplir leur ménage quotidieu afin d’éviter toute occasion de sortie.

VI. Ainsi que dans les camps des armées du siècle, dans les camps des armées du Seigneur, c’est-à-dire dans les communautés monastiques, il faut qu’il y ait des chefs qui commandent aux autres. Dans les armées du siècle, un seul général commande & tous ; tout se fait sur un signe de sa volonté. Il distribue à chacun sa tâohe, en raison de la quantité des troupes et de la diversité des services ; il en prépose quelques-uns à des commande- ments soumis à sa souveraineté, avec charge de diriger les différents corps et de surveiller les services. Il faut qu’il en soit de même dans les monastères ; c’est-à- dire qu’une seule supérieure ait l’autorité suprême ; que toutes les autres fas- sent tout par sentiment d’obéissanceet sur un ordre de sa volonté ; que nulle ne se mette en tête de lui résister en quoi que ce soit, ni même de murmurer con- tre ses commandements ; car il n’est pas de communauté humaine, pas de fa- mille, si peu nombreuse qu’elle soit, qui puisse se soutenir et durer, si l’u- nité n’y règne, si la direction suprême ne repose entre les mains d’un seul. Aussi l’Arche, qui représente la figure de l’Église, finissait-elle par une lar- geur d’une seule coudée, bien qu’elle en eût plusieurs tant en long qu’en large. Et il est écrit dans les Proverbes : « les princes se sont multipliés à LETTRES D’ABÉLARD ET D’HÊLOlSE.

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cause des péchés de la terre. » C’est ainsi qu’après la mort d’Alexandre, les rois se multiplièrent avec les vices ; ainsi encore que Rome, livrée à plu- sieurs maîtres, ne put conserver la concorde ; ce qui a fait dire au poète Lu- cain, dans son premier livre : « c’est toi, Rome, qui as été cause de tes maux, en te donnant à trois maîtres : toujours les pactes de la puissance partagée ont eu une issue funeste ; » et quelques vers plus bas : « tant que la terre soutiendra les mers et l’air la terre, que les soleils éternels accom- pliront leurs révolutions, que la nuit succédera au jour dans le ciel en traversant les mêmes constellations, jamais la bonne foi n’existera entre ceux qui se sont partagé l’empire, et tout pouvoir sera jaloux de son rival. »

Tels étaient, assurément, ces disciples que le saint abbé Fronton était parvenu à réunir jusqu’au nombre de soixante-dix dans la ville où il était né, non sans s’acquérir pour lui-même de grandes grâces tant aux yeux de Pieu qu’aux yeux des hommes, et qui, ayant abandonné le monastère de la ville ainsi que tout ce qu’il possédait dans la ville, les entraîna dépouillés de tout dans le désert. Bientôt, de même que jadis le peuple d’Israël se plaignait que Moïse les eût tirés d’Egypte et leur eût fait laisser toutes les ressources qu’ils trouvaient dans l’abondance des animaux et dans la ri- chesse de la terre, pour les emmener dans le désert, ceux-ci disaient, en murmurant : « la chasteté ne règne-t-elle que dans les déserts, et ne sau- rait-elle exister dans les villes ? Pourquoi ne pas revenir dans la ville dont nous ne sommes sortis que pour un temps ? Dieu n’exaucera-t-il nos prières que dans le désert ? Qui pourrait vivre de la nourriture des anges ? Qui pourrait se féliciter d’avoir pour société les animaux sauvages et les bêtes féroces ? Y a-t-il rien qui nous enchaîne ici de force ? Pourquoi ne pas re- tourner bénir le Seigneur dans le lieu où nous sommes nés ? »

C’est pour cette raison que l’Apôtre Jacques nous donne ce conseil : « mes frères, gardez-vous de vous donner plusieurs maîtres ; sachez que c’est vous exposera trop déjuges. • C’est ce qui fait dire aussi à saint Jérôme, dans l’in- struction qu’il adresse au moine Ruslicus sur la conduite de la vie : i aucun art ne s’apprend sans maître ; les animaux mêmes et les bêtes féroces suivent le chef du troupeau ; chez les abeilles, il en est une qui marche devant, et toutes les autres suivent ; les grues volent en bon ordre, suivant l’une d’elles qui les conduit. 11 n’y a qu’un seul empereur, un seul magistrat pour chaque province. Rome, au moment même de sa fondation, ne put avoir pour rois les deux frères, à la fois, et elle fut consacrée par un parricide. Ésaù et Jacob se firent la guerre dans le sein de Rébecca. Chaque évéque, chaque archiprètre, chaque archidiacre, tous les ordres ecclésiastiques ont leur supérieur. Dans un navire, il n’y a qu’un pilote ; dans une maison, qu’un maître. Une ar- mée, quelque nombreuse qu’elle soit, se règle sur les ordres d’un seul. Tous ces exemples démontrent qu’il ne faut pas vous conduire d’après votre volonté, mais que vous devez, d’accord avec un certain nombre de frères, vi- vre dans un couvent sous la direction d’un seul père. » LETTRES D’ADtLARD ET D’HÉLOlSE. 963

Afin donc de pouvoir conserver la concorde en toutes choses, il convient qu’il y ait une seule supérieure, à qui toutes les autres obéissent en tout. Au-dessous d’elle, et selon qu’elle l’aura elle-même décidé, quelques autres seront établies pour remplir certaines fonctions ; elles dirigeront les minis- tères dont elle les chargera, dans la mesure qu’elle déterminera ; ce seront comme autant de chefs et de conseils dans l’armée du Seigneur ; les autres formeront le corps de l’armée, les soldats qui, s’en remettant à leurs chefs de la direction, combattront librement contre le démon et ses satellites,

Or, pour toute l’administration du monastère nous croyons qu’il faut sept maîtresses, autant et pas plus : la portière, la cellérière, la robière, l’infirmière, une chantre, une sacristine, enfin une diaconesse, qu’on nomme aujourd’hui abbesse. Dans ce camp donc, qui renferme, pour ainsi parler, une milice divine, ainsi qu’il est dit : « la vie de l’homme sur terre est une vie de combat ; » et ailleurs : a elle est terrible comme une armée rangée en bataille, » — la diaconesse lient la place du général en chef à laquelle tout le monde obéit en tout. Les six autres sœurs appelées officié- res,qui commandent sous elle, ont rang de chefs ou de consuls. Toutes les autres religieuses, que nous appelerons cloîtrières, sont les soldats qui ac- complissent le service divin. Quant aux sœurs converses qui, en renonçant an monde, ont fait vœu d’obéissance aux religieuses, semblables aux hom- mes de pied, elles tiennent, sous un habit de religion qui n’est pas l’habit monastique, le rang inférieur.

VU. Il me reste maintenant, Dieu aidant, à déterminer le caractère de chacun des grades de cette milice, afin qu’elle soit véritablement une ar- mée rangée en bataille. Commençant, comme on dit, par la tète, qui est la diaconesse, examinons d’abord ce que doit être celle par qui tout doit être réglé. L’Apôtre saint Paul, dans la lettre à Timothée que nous avons précé- demment citée, indique expressément combien sa sainteté doit être supé- rieure et éprouvée, quand il dit : « qu’on choisisse une veuve qui ne compte pas moins de soixante ans, qui n’ait eu qu’un mari, dont on puisse rendre le témoignage qu’elle a fait de bonnes œuvres, élevé des enfants, donné l’hos- pitalité , lavé les pieds des saints, assisté les malheureux, accompli toute espèce de bien ; quant aux jeunes veuves, il faut les éviter. » Et plus haut, en réglant la vie des diacres, il avait dit, au sujet des diaconesses : « que les femmes soient également chastes, point médisantes, sobres, fidèles en toutes choses. » Quelle est la raison, quel est le motif de toutes ces exi- gences ? Nous l’avons, je pense, suffisamment démontré dans notre lettre précédente ; nous avons surtout assez expliqué pourquoi l’Apôtre veut qu’elles u’aient eu qu’un seul mari et qu’elles soient d’un âge avancé.

Aussi ne sommes-nous pas peu surpris que l’Église ait laissé s’invété- rer la dangereuse coutume de choisir des filles plutôt que des veuves, si bien que ce sont les jeunes qui commandent aux vieilles. Et cependant LETTRES D’ABÉLARD ET D*HÉLOlSE.

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l’Ecclésiaste dit : a malheur à toi, terre dont le roi est un enfant ; » et nous sommes tous du sentiment du saint homme Job : « dans les an- ciens est la sagesse» la prudence est le fruit du temps. » D’où il est écrit dans les Proverbes : a la vieillesse est une couronne d’honneur qui se trouve dans les voies de la justice ; » et dans l’Ecclésiaste : « que la justice est belle, entre les mains de la vieillesse ! qu’il est beau pour la jeunesse de prendre conseil des vieillards ! que la sagesse sied bien aux personnes avan- cées en âge ; l’intelligence et le conseil, à celles qui sont élevées en gloire ! Une grande expérience est la couronne des vieillards, et leur gloire, c’est la crainte de Dieu. » Et encore : « parlez, vous qui êtes plus âgé ; quant à vous, jeune homme, c’est votre rôle, même dans votre propre cause, de ne vous décider à parler que lorsqu’il y a nécessité de le faire. Vous interroge-t-on deux fois ? que votre réponse soit brève ; paraissez ignorant en beaucoup de choses ; écoutez en silence et instruisez-vous. Au milieu des grands, n’ayez point de présomption, et là où sont des vieillards, ne parlez pas beaucoup. » De là vient que les prêtres qui, dans l’Église commandent au peuple, sont appelés vieillards, afin que leur nom même indique ce qu’ils doivent être. Et ceux qui ont écrit les Vies des Saints appelaient vieillards ceux que nous appelons aujourd’hui abbés.

11 faut donc, dans l’élection et la consécration d’une diaconesse, prendre toutes ses mesures pour suivre le conseil de l’Apôtre, et la choisir dans des conditions telles, que, par sa vie et ses lumières, elle puisse commander aux autres ; que son âge garantisse la maturité de ses mœurs ; qu’elle se soit rendue, par son obéissance, digne de commander ; qu’elle ait appris la règle par la pratique plutôt que dans les livres, et qu’elle la connaisse à fond. Si elle n’est pas lettrée, qu’elle sache bien qu’elle n’a point à prési- der des discussions philosophiques et des entretiens dialectiques, mais qu’elle doit simplement se conformer à la pratique de la règle et donner l’exemple des œuvres, ainsi qu’il est écrit au sujet du Seigneur, c qui commença à faire et à enseigner ; » à faire d’abord, et ensuite à enseigner, parce que la science de l’œuvre est meilleure et plus parfaite que celle du discours, celle des faits meilleure que celle des paroles. C’est un point qu’il faut bien observer ; l’abbé Ipitius le recommande. « Le vrai sage, dit-il, est celui qui enseigne par ses actes, non par ses paroles. » Et sur ce point, il donne force et confiance.

Remarquons aussi le raisonnement par lequel saint Augustin confondit les philosophes qui se riaient, sans doute, des leçons d’un ignorant et d’un homme illettré. « Répondez-moi, leur disait-il : lequel vaut le mieux, du bon sens ou de l’instruction ? Est-ce le bon sens qui procède de l’instruc- tion, ou l’instruction qui procède du bon sens ? Kt ceux-ci reconnaissant que le bon sens est le père et le créateur de l’instruction : « celui dont le sens est sain, dit-il, n’a donc pas besoin de chercher l’instruction. » Écou- tons encore l’Apôtre, et que ses paroles nous fortifient dans le Seigneur : LETTRES D’ABÉLARD ET D’HÈLOlSE.

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a Dieu n’a-t-il pas rendu insensée la sagesse du monde ? » et ailleurs : « Dieu a choisi ce qu’il y avait de moins sage dans le monde pour confondre les sages ; Dieu a choisi les faibles pour confondre les forts ; Dieu a choisi les vils et les méprisables, pour que ce qui n’est rien ruine tout ce qui se croit quelque chose, en sorte qu’aucun homme ne puisse se glorifier devant lui. » En effet, le royaume de Dieu n’est pas, ainsi qu’il le dit ensuite, dans les paroles, mais dans la vertu.

Que si, pour s’éclairer davantage sur certains points, la diaconesse croit devoir recourir à l’Écriture, qu’elle ne rougisse pas de s’adresser aux gens instruits et de s’instruire ; que, loin de dédaigner les leçons de la science, elle les reçoive, au contraire, avec un pieux empressement. Le prince des Apô- tres lui-même ne reçut-il pas avec humilité la réprimande publique de saint Paul, apôtre comme lui ? Ainsi que l’a remarqué saint Benoît, souvent c’est tu plus jeune que le Seigneur révèle ce qui vaut le mieux.

Vais pour mieux entrer dans les vues du Seigneur, telles que l’Apôtre les a exposées plus haut, que ce ne soit jamais qu’à la dernière extrémité et par des raisons pressantes que l’on fasse choix des femmes de haute nais- sance ou de grande fortune. Confiantes dans leurs titres, elles sont d’ordi- naire glorieuses, présomptueuses, superbes. C’est surtout lorsqu’elles sont pauvres, que leur autorité est funeste au monastère. Alors, en effet, il faut craindre que le voisinage de leur famille ne les rende plus présomptueuses ; qu’il ne devienne par les visites une charge ou une importunité pour lo couvent ; qu’il ne fasse porter atteinte aux règles de l’institut et n’expose la communauté au mépris des autres communautés, suivant le proverbe : « Tout prophète est honoré, si ce n’est dans sou pays. »

Saint Jérôme avait bien prévu ces inconvénients, quand, dans sa lettre à Héliodore, après avoir énuméré tout ce qui nuit aux hommes qui restent dans leur pays, il ajoute : « De ce calcul il résulte donc qu’un moine ne saurait être parfait dans son pays ; or, c’est un péché que de ne vouloir pas être parfait. » Quel scandale, que celle qui préside aux devoirs de la reli- gion soit la plus tiède à les remplir ? A celles qui sont en sous-ordre, il suf- fit de faire preuve des vertus de leur état : une supérieure doit être un exemplaire éminent de toutes les vertus. Il faut qu’elle enseigne par son exemple tout ce qu’elle recommande par ses paroles, de peur que ses dis- cours ne soient eu contradiction avec sa conduite ; qu’elle veille à ne point détruire par ses actions l’édifice bâti par ses paroles, et à ne pas se retirer des lèvres, pour ainsi dire, le droit de réprimander ; car, comment ne pas rougir de reprendre en autrui ce qu’elle aurait fait elle-même ?

C’est dans la crainte d’une telle inconséquence, que le Psalmistc adres- sait au Seigneur cette prière « N’ôtez jamais, en quoi que ce soit, la vérité de ma bouche. » Il ne connaissait pas de punition plus grave de la part du Seigneur, ainsi qu’il le rapporte lui-même ailleurs. « Le Seigneur dit au LETTRES D’ABÉLARD ET D’UÉLOlSE,

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«pécheur : pourquoi racontes-tu ma justice ? pourquoi t’arroges-tu le droit de publier mon alliance, toi qui hais ma discipline et qui as rejeté mes pa- roles loin de toi ? » L’Apôtre, craignant d’encourir le même reproche, di- sait : « Je châtie mon corps et je le réduis en servitude, de peur d’être ré- prouvé moi-même, après avoir réprouvé les autres. » En effet, quand on méprise la conduite de quelqu’un, on en vient vite à mépriser ses préceptes et ses leçons ; et si Ton est atteint soi-même du mal que l’on doit guérir, le malade ne manque pas de vous dire : « Médecin, guéris-toi toi-même. »

Que celui-là donc qui doit commander dans l’Église songe à la ruine que cause sa chute, puisque du même coup il précipite dans l’abîme tous ceux qui se trouvent au-dessous de lui. « Celui, dit la Vérité, qui violera le moindre de mes commandements, et qui apprendra aux autres à le faire, sera appelé le denûer dans le royaume des cieux. » Or, on viole les com- mandements de Dieu, quand on agit contre ses préceptes, et quand, cor- rompant les autres par son exemple, on devient dans la chaire un, maître de pestilence. Si donc celui qui se conduit de la sorte doit être relégué au der- nier rang dans le royaume des cieux, quel sera le rang du supérieur à la négligence duquel le Seigneur demandera compte i :on-seulement de son âme, mais de toutes celles qu’il avait à diriger ? C’est à ce sujet que la Sa- gesse fait ces judicieuses remarques : « Le pouvoir vous a été donné par Dieu, la vertu par le Très-Haut, qui interrogera vos œuvres et sondera vos cœurs, parce qu’étant les ministres de son royaume, vous avez mal jugé et sans observer les lois de la justice. Il apparaîtra même soudain devant vous dans sa rigueur, son jugement étant très-sévère à l’égard de ceux qui sont les chefs. C’est au petit seul qu’est accordée sa miséricorde : aux grands sont réservés de grands supplices ; les forts sont menacés des peines les plus fortes. •

A chacun il suffit de veiller aux péchés de son âme ; le supérieur encourt la mort pour le péché d’autrui. Les dettes augmentent en raison des dons, et plus on a reçu, plus on nous demande. Les proverbes nous avertissent de nous tenir en garde contre ce grave péril, dans ce passage : « Mon fils, si vous avez répondu pour votre ami, vous avez engagé votre main à un étran- ger ; vous vous êtes mis, par vos propres paroles, dans le filet, vous vous êtes enchaîné par vos propres discours. Faites donc ce que je vous dis, mon fils, et délivrez-vous vous-même, parce que vous êtes tombé dans les mains de votre prochain. Courez de tous côtés, hâtez-vous et réveillez-vous ; ne permettez pas à vos yeux de dormir ni à vos paupières de reposer. » Or nous nous rendons caution pour un ami, lorsque noire chanté reçoit quel- qu’un dans une communauté. Nous lui promettons vigilance, comme il nous promet obéissance ; nous lui engageons notre main, lorsque nous nous portons forts de consacrer notre sollicitude et nos soins à son salut ; et par là, nous tombons alors dans ses mains, en ce sens que, si nous ne nous teLETTRES D’ABÉLARD ET D’HÈLOlSE.

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doqs en garde contre lui, il deviendra le meurtrier de notre âme. C’est contre ce danger qu’est donné le conseil exprimé dans cette conclusion : « Gourez de tous côtés, hâtez-vous… » Il faut donc, à l’exemple d’un géné- ral prévoyant et infatigable, nous porter sans cesse çà et là, faire la ronde autour du camp, avoir l’œil partout, de peur que, par quelque négligence, l’accès du camp ne soit ouvert à celui qui, semblable au lion, rôde tout au- tour, cherchant qui il dévorera. Il faut qu’une prieure connaisse avant tout le monde les maux de sa maison, afin d’y porter remède avant que les autres en soient instruits et que les exemples les entraînent. Qu’elle prenne garde d’encourir le reproche que saint Jérôme fait aux imprévoyants et aux paresseux : « D’ordinaire nous sommes toujours instruits les derniers de ce qui se passe de mal dans notre maison, et nous ignorons les défauts de nos femmes et de nos enfants, quand déjà les autres les chantent. » Qu’une su- périeure ait donc toujours l’œil sur sa communauté ; qu’elle sache qu’elle a sous sa garde et des corps et des âmes.

La garde des corps lui est recommandée par ces paroles de l’Ecclésia ste : i Vous avez des filles, conservez leur corps, et ne leur montrez pas un vi- sage trop gai ; » et ailleurs : <t La fille du père est cachée ; sa vigilance et sa tendresse lui ôtent le sommeil, car il craint que sa fille ne soit souillée. » En effet, nous souillons nos corps, non-seulement par le commerce de la chair, mais par tout ce que nous commettons de contraire à la décence, tant par la langue que par tout autre partie dont nous abusons pour quelque satisfaction de vanité, ainsi qu’il est écrit : « La mort entre par nos fenê- tres, » c’est-à-dire le péché trouve accès dans notre âme par les cinq sens. Et est-il une mort plus terrible, est-il une garde plus dangereuse que celle des âmes ? g Ne craignez pas, dit la Yérité, ceux qui tuent le corps et qui n’ont aucun pouvoir sur l’âme. » D’après ce conseil, qui ne craindra la mort du corps plus que celle de l’âme ? Qui ne se gardera du glaive plus que du mensonge ? Et cependant, il est écrit ; « La bouche qui ment tue l’âme. •

En effet, quoi de plus facile à faire périr que l’âme ? Quelle flèche peut être fabriquée aussi vite que le péché ? Qui est seulement capable de se ga- rantir de sa pensée ? E»t-il quelqu’un qui soit de force à prévenir ses pro- pres péchés, bien loin de prévenir ceux d’autrui ? Quel pasteur temporel pourrait garder contre des loups spirituels des brebis spirituelles, un trou- peau invisible contre un ennemi invisible ? Peut-on ne pas craindre un ra- visseur qui ne cesse de rôder, qu’aucun retranchement ne saurait éloi- gner , aucune épée tuer ni même atteindre, qui est toujours là tendant ses pièges, et qui s’attache surtout à persécuter les religieux, suivant la parole d’Habacuc : i ses viandes sont choisies ? » Aussi l’apôtre saint Pierre nous exhorte-t-il à nous lieu défendre. « Votre ennemi, dit-il, c’est le démon qui, comme un lion rugissant, rôde cherchant celui qu’il dévo- rera. » Quelle ferme espérance il a de nous dévorer, le Seigneur lui-même l’a appris au saint homme Job. o II engloutira un fleuve, dit-il, et il n’en LETTRES D’ABÉLARD ET D’HÊLOÏSE.

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sera pas étonné ; il a la confiance que le Jourdain passerait par sa bouche. » Et que ne se ferait-il pas fort d’attaquer, celui qui a osé attaquer le Seigneur lui-même ? qui, dès le Paradis, a réduit en esclavage nos premiers pères, et qui a enlevé à la compagnie des apôtres celui-là même que le Seigneur avait choisi ? Quel lieu serait assez sûr contre lui, quelles barrières ne fran- chirait-il pus ? Est-il quelqu’un qui puisse se garder de ses embûches, résis- ter à ses assauts ? C’est lui qui, ébranlant d’un seul coup les quatre coins de la maison, a écrasé et anéanti sous ses ruines les fils et les filles du saint homme. Que pourra contre lui le sexe faible ? Et cependant qui doit plus que les femmes craindre ses séductions ? Car c’est la femme qu’il a séduite la première ; c’est par elle qu’il a séduit l’homme et réduit en esclavage toute leur postérité ! Le désir d’un plus grand bien a privé la femme d’un plus petit qu’elle possédait. C’est par cette même ruse qu’aujourd’hui en- core il séduira une femme, en lui faisant désirer de commander plutôt que d’obéir, et en lui suggérant des vues d’ambition ou de gloire. Mais les effets des sentiments en mettent les causes dans leur jour. Si une supérieure vit plus délicatement qu’une religieuse, ou si elle se permet quelque chose de plus que le nécessaire, il n’est pas douteux que c’est par concupiscence qu’elle s’est laissée choisir. Si elle recherche des ornements d’un plus grand prix que ceux qu’elle avait auparavant, c’est qu’elle a le cœur gonflé d’or- gueil. Ce qu’elle était au fond du cœur, les faits le feront éclater. Sa di- gnité nouvelle révélera si les sentiments qu’elle étalait étaient feinte ou vertu. Il faut qu’on soit obligé de la pousser à la prélaturc plutôt qu’elle n’y vienne, suivant la parole du Seigneur : « Tous ceux qui viennent sont au- tant de voleurs et de larrons. » — « Ils sont venus, » dit à son tour saint Jérôme, « parce qu’ils ne sont pas envoyés. » Mieux vaut que la dignité vienne au-devant de vous que d’aller au-devant de la dignité, c En effet, dit l’Apôtre, personne ne doit s’attribuer la dignité suprême, il n’y a que celui qui est appelé par Dieu, comme Aaron. » Que celle qui est élue gémisse, comme si elle était conduite à la mort ; que celle qui est repoussée se ré- jouisse, comme si elle était délivrée de la mort.

Nous rougissons lorsqu’on nous dit que nous valons mieux que les autres Nais quand, comme lorsqu’il s’agit d’un choix, les paroles se changent en faits, nous sommes impudemment sans pudeur : car qui ne sait que ce sont les meilleurs auxquels il faut accorder la préférence ? Aussi saint Grégoire dit-il au XXIVe livre de ses Morales : « Il ne faut se charger de la conduite des hommes que lorsqu’on connaît l’art de les diriger par de sages avis : il ne convient donc pas que celui qui est choisi pour reprendre les autres commette les mômes fautes qu’eux. »

Toutefois, si, par une feinte modestie, opposant du bout des lèvres au choix qu’on fait de nous un refus en paroles, nous acceptons en réalité la dignité qui nous est offerte, nous ne faisons que soulever contre nous l’accu- sation que cette modet lie n’a d’autre but que de paraître plus vertueux et

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plus dignes. Combien en ai-je tu, le jour de leur élection, verser des lar- mes, qui au fond du cœur étaient ravis ? Ils s’accusaient d’indignité : c’était une manière de cap 1er la faveur et le crédit des hommes ; ils connaissaient ce qui est écrit : « Le juste est le premier accusateur de lui-même ; » et, plus tard, quand accusés, l’occasion se présentait de se démettre, ils défen- daient avec acharnement et sans vergogne celte prélalure qu’ils n’avaient acoeplée que malgré eux, de fausses larmes dans Ses yeux, et en se char- geant d’accusations qui n’étaient que trop fondées. Combien avons-nous \u de chanoines dans l’Église résister à leurs évêques, qui les pressaient d’ac- cepter les ordres sacrés, proclamer qu’ils n’étaient point dignes d’un tel mi- îûstère et qu’ils ne pouvaient absolument se rendre ! Élevés ensuite, bien que simples clercs, à l’épiscopat, ils n’opposaient point de résistance ou à peine. La veille, ils refusaient le diaconat pour sauver leur âme, diraient- ils, et devenus justes en une nuit, ils ne craignaient plus le lendemain les abîmes d’un grade supérieur ! C’est de ces hommes qu’il est écrit dans les Proverbes : a L’homme insensé battra des mains, lorsqu’il aura répondu pour son ami. » Car ce malheureux rit alors de ce qui devrait le faire pleu- rer, puisque, se chargeant de la direction d’aulrui, il se trouve obligé, par son engagement, à veiller sur ses inférieurs, dont il doit se faire aimer plu- tôt que craindre.

Pour écarter, autant qu’il est en nous, un tel fléau, nous interdisons ab- solument à la diaconesse de vivre plus délicatement, plus mollement qu’au- cune religieuse. Elle n’aura point d’appartements particuliers pour manger ou pour dormir ; elle fera tout en commun avec le troupeau qui lui est con- fié ; elle connaîtra d’autant mieux ses besoins qu’elle ne cessera jamais d’y veiller. Nous savons bien que saint Benoît, dans un sentiment de charité pour les pèlerins et les hôtes, avait établi une table séparée pour eux et l’abbé. Mais cette mesure, fort respectable en elle-même, a été modifiée dans la suite par un règlement très-utile. Pour que l’abbé ne sorte pas du couvent, c’est un économe fidèle qui a été chargé de pourvoir aux besoins des pèlerins. Eu effet, c’est surtout à table que la faute est facile, et qu’il faut veiller à l’ol>servation de la règle. Certains abbés diocésains, sous prétexte de bien traiter leurs hôtes, ne songent qu’à se bien traiter eux-mêmes. De là les soupçons qu’excite leur absence et les murmures qu’elle soulève. Plus la vie d’un prélat est secrète, moins il a d’autorité. fit puis toute privation est supportable quand on voit tout le monde la partager, et surtout les supé- rieurs. Caton lui-même nous l’enseigne : comme lui, l’armée souffrait de la soif ; on lui offrit un peu d’eau, il la refusa, la versa à terre, et tout le monde fut satisfait.

Puis donc que la sobriété est particulièrement nécessaire aux supérieurs, ils doivent vivre avec d’autant plus de simplicité que leur exemple sert de règle aux autres. Pour ne point tirer vanité du don que Dieu leur a fait, c’est-à-dire de la prélalure qui leur a été confiée, et ne s’en point faire un LETTRES D’ABÊLARD ET d’Héloïse.

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moyen*d’insulter leurs inférieurs, qu’ils écoutent ce qui est écrit : « Ne soyez pas comme un lion dans votre maison, brusquant tous les serviteurs, écrasant ceux qui tous sont soumis : car l’orgueil est également haïssable à Dieu et aux hommes. Le Seigneur renversa les sièges des superbes, et mit à leur place les doux de cœur ; ils vous ont établi leur chef ; nu vous enor- gueillissez point ; soyez parmi eux comme l’un d’eux. » Qu’ils écoutent l’a- pôtre Timothée traçant la conduite à tenir vis-à-vis des inférieurs : « Ne maltraitez pas le vieillard, mais priez-le corn, me votre père ; traitez les jeunes gens en frères, les femmes âgées en mères, les plus jeunes en sœurs. »

« Ce n’est pas vous qui m’avez choisi, dit le Seigneur, c’est moi qui vous ai choisi. » Tous les autres prélats sont élus par les inférieurs ; ce sont eux qui les nomment et qui les établissent, parcs qu’ils ne sont pas élevés au rang de maîtres, mais de ministres. Dieu est le seul Seigneur véritable ; seul il a le don de se choisir des serviteurs parmi ceux qui lui sont soumis. Cependant il s’est montré plus ministre que maître ; il a confondu par son exemple ses disciples qui déjà aspiraient à l’honneur du premier rang. « Les rois des peuples sont leurs maîtres, dit-il, et ceux qui ont le pouvoir sur eux sont appelés bienfaisants ; mais il n’en est pas ainsi de vous. » C’est donc imiter les rois de la terre que de prétendre à être maîtres plutôt que mi- nistres ; de vouloir se faire craindre plutôt qu’aimer, et, tout enorgueillis de l’autorité de la prélature, de rechercher lu première place à table, le premier rang dans la synagogue, les saints de la foule sur la place publi- que, d’aimer à s’entendre appeler Habbi. Pour nous empêcher de nous glo- rifier de ces hommages et de ces titres, pour nous inviter à rester en toute chose fidèle à l’humilité, voici ce que nous dit le Seigneur : « Ne vous laissez pas appeler Habbi, ne vous laissez pas appeler père sur terre. » En- fin pour nous détourner de toute pensée d’orgueil, il ajo’ilc : « Celui qui s’élèvera sera abaissé. »

Il faut aussi prendre ses mesures pour que l’absence du pasteur ne com- promette pas le troupeau, et que l’observation de la règle n’en soit pas sus- pendue. Nous ordonnons donc que la diaconesse, plus occupée du soin des âmes que de celui des corps, ne sorte jamais du monastère pour vaquer aux affaires du dehors. Kl le veillera d’autant mieux aux besoins des religieuses qu’elle vivra plus assidûment au milieu d’elles, et elle sera d’autant plus respectée des hommes qu’elle se montrera à eux plus rarement, ainsi qu’il est écrit : « Éloignez-vous d’un puissant qui vous appelle ; il vous appel- lera d’autant plus. » Si les besoins du monastère exigent quelque mission, les moines ou les frères convers en seront chargés. C’es-t aux hommes de pourvoir aux nécessités des femmes. Plus la piété des femmes est grande, plus elles sont occupées de Dieu, plus elles ont besoin do recourir à l’assis- tance des hommes. C’est ainsi que l’ange avertit Joseph de prendre soin de la mère du Seigneur, qu’il ne lui fut pas cependant donné de connaître. \f> LETTRES D’ÀBÉLARD ET D’HÉLOlSE.

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Seigueur lui-même, en mourant, assure, pour ainsi dire, à sa mère un autre 61s, charge de pourvoir à ses besoins temporels. Quel soin les apôtres aussi ont pris des saintes femmes, on le sait et nous l’avons dit ailleurs : c’est pour elles qu’ils ont institué sept diacres. Suivant ces autorités, et confor- mément d’ailleurs aux exigences* de la nécessité, nous ordonnons que, à l’exemple des diacres, les moines et les frères convers rendent aux monas- tères des femmes tous les services qui touchent à l’extérieur ; les moines étant particulièrement employés pour le service de l’autel, les convers pour les œuvres manuelles.

Il faut donc, ainsi que nous lisons que cela avait lieu à Alexandrie sous la direction de l’évangéliste saint Marc, au temps de la primitive Église, il faut qu’il y ait des monastères de femmes et d’hommes vivant sous la même règle, et que les hommes rendent aux femmes de leur communion les ser- vices extérieurs. Alors assurément les femmes observeront bien plus fidèle- ment leur règle, si des religieux pourvoient à leurs besoins, si le même pas- teur conduit les béliers et les brebis, en sorte que le chef des hommes soit aussi le chef des femmes, suivant l’institution apostolique : « Que le chef de la femme soit l’homme, comme Jésus-Christ est le chef de l’homme, et Dieu de Jésus-Christ. » C’est ainsi que le monastère de sainte Scholastique, situé auprès de celui de son frère, était soumis à sa direction et à celle de ses religieux, qui, dans leurs fréquentes visites, apportaient des lumières et des consolations.

Saint Basile nous parle aussi, dans un endroit de sa Règle, de la sagesse de ce gouvernement. « Demande : faut-il que celui qui dirige le couvent des frères ait, indépendamment de celle qui dirige les sœurs, des entreliens d’édification avec les vierges ? — Réponse : oui, à condition qu’on observera ce précepte de l’Apôtre : « Que tout se fasse avec ordre et saintement. » Et dans le chapitre suivant : « Demande : convient-il que celui qui dirige le couvent des frères s’entretienne fréquemment avec celle qui dirige les sœurs, quand certains frères en sont scandalisés ? — Réponse : l’Apôtre dit qu’il ne convient pas aux autres de juger ce qui est libre. 11 est bon cepen- dant d’imiter l’Apôtre dans sa conduite ; « Je ne me suis pas tervi de mon pouvoir, dit-il, de peur de porter la moindre atteinte à l’Évangile du Christ. • Autant que faire se peut, il faut donc voir rarement les sœurs, et 1rs entre- tenir brièvement. »

Le concile de Se ville tient le même langage. < D’un commun accord, dit- il, nous avons décidé que les monastères de femmes de la Bétique seront placés sous l’administration et le gouvernement des moines. C’est rendre service aux vierges consacrées à Jésus-Christ que de leur choisir des pères spirituels, qui non-seulement tiennent le gouvernail de leurs affaires, mais dont les lumières puissent les édifier. Toutefois les précautions suivantes sont recommandées aux moines. Tenus loin de toute relation privée avec les religieuses, ils n’auront pas la liberté d’approcher même jusqu’au vestibule ; LETTRES D’ABÉLARD ET DHÉLOlSE.

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leur abbé ou celui qui le suppléera ne sera pas libre de pailer aux vierges du Seigneur en l’absence de leur supérieure ; il ne s’entretiendra jamais seul à seule avec celle-ci, mais toujours en présence de deux ou trois sœurs : visite rare, discours bref. A Dieu ne plaise, en effet, que nous tolérions la moindre familiarité entre les moines et les vierges ! Conformément aux rites de la Règle et des Canons, nous les séparons d’elles, nous les tenons à l’écart, et nous ne leur déléguons que les soins de l’administration ; nous voulons seulement qu’un moine éprouvé soit chargé de gérer leurs biens de la ville ou des champs, surveille les constructions et pourvoie à tous les autres besoins du monastère, en sorte que les servantes du Christ, n’ayant à songer qu’au salut de leur âme, appartiennent tout entières au culte divin, et se consacrent exclusivement à leurs œuvres. — 11 importe que le moine qui sera proposé par son abbé ait l’approbation de son évéque. En retour, les religieuses feront les habits des moines dont elles attendent protection, et à qui elles devront, comme je l’ai dit, les fruits de leurs travaux en même temps qu’une utile assistance. »

Suivant donc cette sage disposition, nous voulons que les monastères de femmes soient toujours soumis à des monastères d’hommes, en sorte que les frères prennent soin des sœurs, qu’un seul abbé préside, comme un père, aux besoins des deux établissements, et qu’il n’y ait, dans le Seigneur, qu’une seule bergerie et un seul pasteur. Cette fraternité spirituelle sera d’autant plus agréable à Dieu et aux hommes qu’elle pourra, parfaite en elle- même, offrir un asile aux conversions des deux sexes, c’esl-à-dire que les religieux recevront les hommes les religieuses les femmes, et que la com- munauté pourvoira ainsi au sort de toute âme songeant à son salut. Qui- conque voudra se convertir avec sa mère, sîKsœur, sa fille ou quelque autre dont elle a le besoin, trouvera là pleine consolation ; car les deux monastères seront unis entre eux par une charité d’autant plus grande, et d’autant plus disposés à s’assister l’un l’autre, que les personnes qui les composeront auront déjà entre elles des liens de patenté.

Mais si nous voulons que le supérieur des moines qu’on nomme abbé ait le gouvernement des religieuses, c’est eu telle sorte qu’il reconnaisse pour ses supérieures les épouses de Jésus-Christ dont il est le .’ervileur, et qu’il mette sa joie non à leur commander, mais à les servir. 11 doit être ce qu’est dans une maison roy.de l’intendant, qui ne fait pas sentir son pouvoir à sa maîtresse, et ne se pique que de jouer à son égard le rôle de providence. Il doit lui obéir sans tarder dans les choses justes ; n’entendre pas re qu’elle demande de nuisible ; régler les affaires du dehors, et ne pénétrer, que si on l’y invile, dans celles du gynécée. C’est de cette façon que nous voulons que le serviteur du Christ veille aux besoins des épouses du Christ : qu’il s’acquitte fidèlement du soin qu’il en doit prendre, traite de chaque chose avec la diaconesse, ne décide rien au sujet des servantes du Christ et de tout ce qui les concerne qu’après avoir pris son avis ; ne leur transmette ses insLETTRES D’ABELARD ET D’HÉLOÏSE. 283

tructions que par son intermédi tire, ne se risque jamais à leur parler. Toutes le* fois que la diaconesse le mandes qu’il ne se fasse pas attendre, qu’il ne tarde pas à exécuter, autant que faire se peut, ce qu’elle lui aura demandé pour elle ou pour ses religieuses. Lorsqu’il sera appelé, qu’il ne parle jamais à la diaconesse qu’en public et en présence de personnes éprouvées ; qu’il ne s’approche pas trop d’elle, et qu’il ne la retienne pas trop longtemps. Tout ce qui concerne le costume, la nourriture, l’argent même, s’il y en a, sera réuni et conservé chez les religieuses : elles pourvoiront, de leur su- perflu, au nécessaire des frères. Les frères s’occuperont donc de tous les soins extérieurs, et les sœurs de tout ce qu’il convient à des femmes de faire a l’intérieur,c’est-à-dire découdre les habits des frères, de les laver, de pé- trir le pain, de le mettre au four et de l’en tirer cuit ; elles auront le soin du lai Lige et de tout ce qui en dépend ; elles donneront à manger aux poules et aux oies ; elles feront enfin tout ce que dos femmes peuvent faire mieux que des hommes.

Le supérieur, dès qu’il aura été établi, jurera, en présence del’évêque et des sœurs, de leur être un* fidèle économe en Jésus-Christ, et de veiller ri- goureusement à ce que leur chasteté ne reçoive aucune atteinte. Si par ha- sard, ce dont Dieu le préserve, lévèque le trouve en défaut sur quelque point, il le déposera aussitôt comme parjure. Tous les frères, en faisant leurs vœux, prêteront aussi serment aux sœurs ; ils jureront de ne les laisser souffrir en rien, et de veiller également, dans la mesure de leur pou- voir, à leur pureté charnelle. Aucun moine n’aura donc accès auprès des sœurs sans la permission du supérieur, et ne reeewa que de In main du supérieur ce qui lui sera adressé par elles. Aucune sœur ne franchira l’en- ceinte du monastère ; tous les soins extérieurs, ainsi que nous l’avons dit, regarderont les frères : aux forts de s’occuper des travaux qui demandent de la force. D’un autre côté, aucun frère n’entrera dans l’enceinte du couvent des femmes, si ce n’est avec la permission du supérieur et de la diaconesse, et pour un motif de nécessité ou de bienséance. Celui qui enfreindra cet or- dre sera aussitôt expulsé. *

De peur cependant que les hommes n abusent de leur force pour opprimer les femmes, nous voulons qu’ils n’entreprennent rien contre la volonté de la diaconesse, et ne fussent rien qu’avec son consentement. Hommes et femmes, tous jureront obéissance à la diaconesse, en sorte que la paix soit d’autant plus solide et la concorde d’autant plus ferme, que les plus forts auront moins de pouvoir, et que les faibles, moins gênés par l’obéissance, auront moins à craindre la violence : il est certain que plus on s’humilie de- vant Dieu, plus on s’élève.

En voilà assez pour le moment sur les diaconesses ; venons maintenant aux ofiieières. LETTRES D’ABÉURD ET D’HÉLOlSE.

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VIII. La sacristine, qui, en même temps, sera trésorière, aura soin de l’église ; elle aura la garde des clefs et de tous les objets du culte, elle recevra les offrandes, elle pourvoira aux ornements, se chargera de les faire réparer et d’en fournir de nouveaux. Ce sera à elle encore de préparer les hoslies, les Tascs sacrés, les livres et la décoration de l’autel, les reliques, l’eucens, le luminaire, l’horloge, les cloches.

Ce sont les vierges, s’il est possible, qui feront les hosties, nettoieront le froment qui sert à les faire, et laveront les pales de l’autel. Quant aux reli- ques et aux pales des religieux, ni la sacristine, ni aucune religieuse n’aura le droit d’y toucher, à moins qu’on ne leur donne les pales à laver ; on ap- pellera et on attendra pour cela les moines ou leurs convers, et, s’il le faut, on en subordonnera pour cela à la sacristine quelques-uns qui soient dignes de les toucher : ils les prendront et les replaceront dans les armoires qu’elle aura ouvertes. 11 convient que celle qui a ainsi la garde du sanctuaire se dis- lingue far sa chasteté ; qu’elle soit, autant que possible, vierge de corps et d’âme, d’une abstinence et d’une continence éprouvées. Il est absolument in- dispensable qu’elle connaisse le comput de la lune, afin de parer l’église suivant l’ordre des temps.

La chantre aura la direction du chœur et vei]lera à la disposition des divins offices ; elle apprendra aux autres a chanter, à lire, à écrire et à dicter la musique. Elle aura aussi la garde de la bibliothèque, donnera et reprendra les livres, prendra soin des copies et des enlumiuures. Elle réglera la tenue du chœur, assignera les places, désignera celles qui devront lire ou chanter, et dressera la liste des semainières qui sera lue tous les samedis au chapitre. En vue de ces divers services, il convient donc qu’elle soit instruite et qu’elle connaisse particulièrement la musique. Sous les ordres de la diaco- nesse, elle tiendra la main à l’observation de la règle, et, en cas d’empêche- ment, c’est elle qui la remplacera dans ses fonctions.

L’infirmière aura le soin des malades et veillera aux tentations de leur âme, comme aux besoins de leur corps. Ce que leur état de santé exi- gera, aliments, bains ou toute autre chose, elle le leur donnera. On connaît le proverbe : a Ce n’est pas pour les malades que la loi a été faite. » On ne leur refusera donc jamais de la viande, si ce n’est les vendredis, les veilles des grandes fêtes, les Quatre-Temps et le Carême ; car il faut d’autant pins les préserver du péché qu’elles doivent davantage songera leur salut. C’est alors surtout qu’il faut s’étudier à garder le silence, où l’excès n’est jamais un défaut, et se livrer à la prière, ainsi qu’il est écrit : « Mon fils, ne vous abandonnez pas vous-même dans la maladie, mais priez le Seigneur, et il aura soin de vous. Détournez-vous du péché, élevez vos mains vers lui, et LETTRES D’ADÉLARD ET D’HÉLOÏSE. 287

purifiez voire cœur de toute iniquité. » Il faut aussi que l’infirmière fasse une garde vigilante auprès des malades, qu’elle soit toujours prête à venir à leur aide, en cas de besoin ; il faut que la maison soit fournie de tout ce qui est nécessaire. Elle doit s’approvisionner de médicaments, sui- vant les ressources de l’endroit : ce qu’elle fera d’autant mieux qu’elle connaîtra la médecine. A elle encore appartiendra de veiller à tout ce qui touche aux pertes périodiques des sœurs. H faut qu’elle sache saigner, pour que cette opération ne nécessite l’accès d’aucun homme auprès des reli- gieuses. L’infirmière réglera encore les heures des offices et la communion pour les malades, afin qu’elles n’en soient pas privées ; le dimanche, au moins, elles doivent communier, après préparation par la confession et la contrition dans la mesure du possible. Au sujet de l’extrême-onction, on veillera avec soin à l’observation du précepte de l’apôtre saint Jacques. Pour administrer ce sacrement à une malade désespérée, on introduira dans le monastère les deux plus vieux prêtres d’entre les moines"et le diacre ; ils apporteront avec eux les saintes huiles et feront la cérémonie de l’onction, toule la communauté y prenant part, mais séparés de la chambre de la ma- lade par une cloison. On fera de même toutes les fois qu’il sera nécessaire pour la communion. 11 faut donc que l’infirmerie soit disposée pour l’admi- nistration des sacrements, de telle sorte que les moines puissent entrer et sortir, sans voir la communauté ni en être vus.

Chaque jour, une fois au moins, la diaconesse, accompagnée de la cellé- rière, visitera les malades, comme elle ferait le Christ, afin de s’éclairer sur leurs besoins temporels ou spirituels et d’y pourvoir. Ainsi mériteront-elles d’entendre ces paroles du Seigneur : « J’étais malade et vous m’avez visité. > Que si une malade approche de sa fin et tombe dans les angoisses de l’agonie, aussitôt une de celles qui la veillent, parcourant le couvent avec la crécelle et la faisant tourner, annoncera la fin de la sœur ; alors la communauté en- tière, quelle que soit l’heure du jour ou de la nuit, se réunira auprès de la mourante, à moins que la célébration des offices ne l’en empêche. Dans ce cas, comme le service de Dieu doit passer avant tout, il suffira que la dia- conesse, accompagnée de quelques sœurs qu’elle choisira, fasse diligence ; lacommuuauté viendra ensuite. Celles qui auront été ainsi réunies à l’appel de la crécelle, réciteront les litanies, parcourant la liste entière des saints et des saintes ; puis les psaumes et les prières des morts. Combien sont bon- ne» ces visites aux malades ou aux morts, l’Ecclésiastc le fait remarquer avec soin : « Mieux vaut aller, dit-il, dans une maison où l’on pleure que dans une maison oh règne la joie d’un festin ; dans la première, ou apprend quelle est la fin de tous les hommes, et vivant, on pense à ce que l’on doit être un jour ; » et encore : « Le cœur du sage se plaît là où est la tristesse. » Dès que la malade a expiré, son corps doit être lavé par les sœurs ; on lui mettra une robe grossière, mais une chemise propre, et des sandales ; puis on la placera sur un brancard, la tête couverte de sou voile. Il faut que ses LETTRES D’ABÉLARD ET D’HELOlSE.

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vêtements soient solidement cousus ou attachés au corps, de manière qu’ils n’éprouvent aucun déraugement.’Le corps apporté dans l’église, les moines, lorsqu’il en sera temps, l’enterreront, et cependant les sœurs ne cesseront de psalmodier dans l’église ou de prier dans leurs cellules. Le seul honneur de plus accordé à la diaconesse, c’est que son corps doit être enveloppé dans un cilice, où elle sera cousue tout entière comme dans un sac.

La robière aura le soin de tout ce qui concerne l’habillement, tant pour les chanoines que pour le reste. Elle fera tondre les brebis, et recevra le cuir ; elle recueillera et gardera le lin et la laine ; elle prendra soin de la fabrication des toiles ; elle distribuera le fil, les aiguilles, les ciseaux ; elle aura la surveillance du dortoir et des lits ; elle sera chargée de diriger la taille, la couture, le lavage des nappes de table, des serviettes et de tout le linge du monastère. C’est surtout à elle que s’applique ce passage : « Elle a recueilli le lin et la laine, et les a travaillés de ses mains. Sa main a pris la quenouille, et ses doigts ont fait tourner le fuseau. Elle ne craindra pas le froid ou la neige pour sa maison, car tous ses serviteurs ont double vête- ment ; et, le jour de sa mort, elle sourira, car elle a toujours gardé le seuil de sa maison, et elle n’a pas mangé son pain dans l’oisiveté. Ses enfants se sont levés et ont annoncé qu’elle était bien heureuse. » Elle aura tous les instruments nécessaires à son emploi. Elle réglera la tâche de chacune des sœurs. C’est elle qui prendra soin des novices, jusqu’à ce qu’elles soient ad- mises dans la communauté.

La cellérière aura la charge de tout ce qui concerne la nourriture : cel- lier, réfectoire, cuisine, moulin, boulangerie, four, jardins, vergers et champs, ruches, troupeaux, animaux de toute sorte et oiseaux. C’est sur elle que l’on comptera pour tout ce qui touche à l’alimentation. Elle ne doit pas se montrer avare, mais toujours prête et empressée à donner ce qui est nécessaire. Dieu, est-il dit, aime celui qui donne gaiement. Défense lui est faite de songer à elle-même plus qu’aux autres dans les soins de sa charge, de se préparer des mets particuliers, de se réserver des douceurs. f Le meilleur économe, dit saint Jérôme, est celui qui ne se réserve rien. » Judas, ayant abusé de sa charge pour se faire un pécule, fut exclu du sénacle des Apôtres. Ananias aussi et Saphire, sa femme, ayant retenu ce qui ne leur appartenait pas, furent condamnés à mort.

Quant à la portière ou à l’ostiaire, ce qui est la même chose, à elle ap- partient le soin de recevoir les étrangers et tous ceux qui se présentent, de les annoncer, de les mener où il faut, et de pourvoir à tous les besoins de l’hospitalité. Il convient qu’elle soit d’un âge et d’un esprit sûrs, qu’elle sache donner et recevoir une réponse, et distinguer ceux qu’il faut de ceux qu’il ne faut pas recevoir. Placée à l’entrée du monastère comme dans le vestibule du Seigneur, c’est elle qui donnera la première impression : il est • 1P LETTRES D’ABÉLARD ET D’HÉLOÏSE.

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donc bon qu’elle fasse bonneur à la tenue de la maison, qu’elle ait la parole douce, l’abord agréable, afin, que ceux même qu’elle éconduira soient édi- fiés dans leur charité par la justesse des raisons qu’elle leur donnera. Car il est écrit : « Une réponse douce brise la colèrev et une parole dure fait mon- ter la fureur ; » et ailleurs : « Une parole douce multiplie les amis et apaise les ennemis. » Voyant plus souvent les pauvres et les connaissant mieux, c’est elle qui leur distribuera les aliments et les vêtements qu’on voudra leur donner. Dans le cas où elle aurait besoin, elle ou les autres offi- cieras, d’assistance et de soulagement, la diaconesse leur donnera des sup- pléantes qu’elle choisira particulièrement parmi les sœurs converses, pour qu’aucune sœur ne manque au service divin, au chapitre ou au réfectoire.

La portière aura un petit logement auprès de la porte, afin qu’elle ou sa suppléante soit toujours prête à répondre aux arrivants. Elles n’y devront pas rester oisives, et elles s’attacheront d’autant plus à observer le silence, que leur bavardage pourrait plus facilement arriver aux oreilles des per- sonnes du dehors. À la portière incombe le soin, non-seulement d’écarter les hommes, mais de fermer la porte aux bruits qui pourraient pénétrer dans le couvent : elle sera responsable de tous les abus de cette sorte. Si elle entend quelque chose qui mérite d’être su, elle ira en faire part secrète- ment à la diaconesse, qui prendra telles mesures qu’elle jugera opportunes. Dès qu’on a frappé ou appelé à la porte, elle doit se présenter, demander aux survenants ce qu’ils sont et ce qu’ils veulent, et leur ouvrir aussitôt, s’il y a lieu, pour les recevoir. Les femmes seules pourront être reçues dans l’intérieur du couvent ; les hommes seront dirigés chez les moines. Pour quelque motif que ce soit, aucun ne sera admis dans le couvent que sur l’avis et par l’ordre de la diaconesse. Quant aux femmes, elles auront im- médiatement porte ouverte. Les femmes accueillies, les hommes entrés pour un motif quelconque, la portière les fera demeurer dans sa cellule jus- qu’à ce que la diaconesse ou les sœurs, s’il y a nécessité ou convenance, viennent les recevoir. Si ce sont des pauvres à qui il faille laver les pieds* la diaconesse elle-même et les sœurs s’acquitteront avec empressement de ce devoir d’hospitalité. C’est en se livrant à cet humble service d’humanité que l’Apôtre a mérité le nom de Diacre, ainsi qu’il est dit dans la Vie des saints Pères : « L’Homme-Dieu s’est fait diacre pour vous : il s’est ceint d’un linge pour laver les pieds de ses disciples, et il leur a fait laver les pieds de leurs frères. » C’est ce qui a fait dire à l’Apôtre en parlant de la diaconesse : « … si elle a donné l’hospitalité, si elle a lavé les pieds des pauvres… » Et le Seigneur lui-même : « J’étais étranger et vous m’avez reçu. » Toutes les oflicières devront être instruites de ces devoirs qui n’ont pas de rapport avec les lettres, excepté la chantre, et celles, s’il s’en trouve, qui se livrent à l’étude des lettres, et qui n’en doivent pus être distraites.

IX. Que les ornements de l’église soient suffisants ; qu’ils n’aient rien de superflu ; qu’ils soient propres plutôt que précieux. Point de matière d’or LETTRES D’ABÉLARD ET D’HÉLOÏSE.

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ou d’argent, sinon nn calice ou plusieurs, s’il le faut. Point d’autres orne- ments en soie que les étôles et les manipules. Point d’images taillées : une croix de bois sur l’autel ; une peinture de l’image du Sauveur n’est pas in- terdite, mais les autels ne doivent avoir aucune autre image. Deux cloches suffisent au monastère. Un vase d’eau bénite sera placé à l’entrée de l’é- glise, au dehors, afin qu’avant d’entrer le matin, ou au moment de sortir, à coroplies, les religieuses puissent se sanctifier.

X. Nulle ne peut s’absenter aux heures canoniales ; au premier signal, toutes doivent tout quitter pour se rendre à l’office avec empressement, d’un pas modeste toutefois. En entrant dans l’église, que celles qui le pourront, disent : « Introibo in domum tuam, adorabo ad tcmplum sanctum tuum… » On n’aura point d’autres livres au chœur que celui qui sera utile pour l’of- fice du moment. Les psaumes seront récités à haute et intelligible voix, et la psalmodie ou le chant mis sur un ton qui permette aux voix les plus fai- bles de suivre. Il ne sera rien lu ni chanté dans l’église, qui ne soit tiré des écrits canoniques, du Nouveau ou de l’Ancieu Testament, et on aura soin de distribuer des lectures de façon que les Écritures soient lues en entier à l’Église dans le cours de l’année. Les sermons ou les exhortations des Pères de l’Église, tous les textes propres à l’édification seront lus particulière- ment au réfectoire ou au chapitre ; mais on en permettra la lecture partout où besoin sera.

Aucune religieuse ne se hasardera à lire ou à chanter, sans s’y être pré- parée. Si par hasard, malgré cette précaution, elle laissait échapper quel- que faute de prononciation à l’Église, elle s’en excusera aussitôt devant toutes ses sœurs en répétant elle-même au fond de son cœur : « Seigneur, pardonnez encore cette fois à ma négligence. »

Au milieu de la nuit, on se lèvera pour chanter les vigiles suivant l’in- struction du prophète, et, à cet effet, on se couchera de bonne heure, afin que les santés délicates puissent supporter cet exercice. D’ailleurs, tout ce qui appartient aux devoirs du jour doit finir avec le soleil, selon la règle de saint Benoît. Après matines, on entrera au dortoir pour n’en sortir qu’à laudes. Tout le reste de la nuit sera accordé aux exigences de la nature : le sommeil rafraîchit le corps, le rend propre au travail, le conserve sain et dispos. Celles qui ont besoin de méditer sur quelque psaume ou sur quel- ques lectures, suivant la règle de saint Benoît, doivent le faire, sans trou- bler le sommeil des autres. Voilà pourquoi saint Benoit dit méditation et non lecture, de peur que la lecture n’empêche les autres de dormir. Au reste, il n’oblige personne à cet exercice, puisqu’il dit : « Aux frères qui en ont besoin. » Si l’on a besoin d’apprendre à chanter, on devra s’imposer la même règle. v LETTRES D’ABÉLARD ET D’HÉLOlSE.

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Les matines se chanteront à la pointe du jour, et on les sonnera, s’il est possible, dès le crépuscule. Cet office fini, on retournera au dortoir. En été, les nuits étant courtes et les matinées longues, nous n’interdisons pas de dormir jusqu’à l’heure de primes, pourvu qu’au premier coup de cloche on soit debout. Saint Grégoire fait mention de ce repos après matinestdans son chapitre des Dialogues, lorsqu’il dit, en parlant du vénérable abbé Li- bertinus : « On devait, ce jour-là, prendre mie mesure importante pour le monastère : après matines, Libertinus vint au lit de l’abbé pour lui de- mander humblement sa bénédiction. » Il n’est donc pas interdit de reposer après matines, depuis la Pâque jusqu’à l’équinoxe d’automne, époque à par- tir de laquelle les jours diminuent.

Au sortir du dortoir, on se lavera les mains, on prendra les livres, et on restera dans le cloître à lire ou à chanter jusqu’au coup de primes. À l’is- sue de primes, on se rendra au chapitre, et là, toutes les sœurs étant réu- nies, on lira le martyrologe après avoir indiqué le jour de la lune ; ensuite il sera fait quelque entretien édifiant ou quelque lecture commentée de la règle ; enfin ce sera le moment de pourvoir aux réformes ou aux disposi- tions nouvelles, s’il y a lieu.

On doit comprendre qu’un monastère, pas plus qu’une autre maison, ne passe pour mal ordonné, parce qu’il s’y produit quelque désordre, mais parce que, le désordre produit, il n’y est pas diligemment porté remède. Quel est, en effet, le Heu où le péché n’ait sa place ? Saint Augustin était bien convaincu de cette vérité, quand dans un certain passage de son instruction a son clergé, il disait : « Quelque vigilante que soit la règle de ma maison, je suis homme, et je vis parmi les hommes, et je ne me flatte pas que ma maison vaille mieux que l’arche de Noé, où cependant sur huit hommes il y eut un réprouvé ; mieux que la maison d’Abraham, à qui il a été dit : • Chassez votre servante ; » mieux que celle d’Isaac, où Dieu a dit : « J’ai aimé Jacob et haï Esaû ; » mieux que celle de Jacob, où le fils a souillé le lit de son père ; mieux que celle de David, dont un fils a couché avec sa sœur, tandis que l’autre s’est révolté contre son père ; mieux que la compagnie de saint Paul, qui n’aurait pas dit, s’il n’eût habité que parmi des justes : « Au dehors les combats, au dedans les alarmes ; » et encore : « 11 n’y a per- sonne qui s’occupe cordialement de vous, chacun ne cherche que son bien ; » mieux que la compagnie de Jésus lui-même, auquel onze justes ont fait sup- porter la perfidie et les larcins de son douzième disciple, de Judas ; mieux enfin que le ciel dont les anges ont été précipités. » Le même Père qui nous encouragea suivre la règle du monastère ajoute : « J’avoue devant Dieu que, du jour où je me suis consacré à son service, je n’ai pas trouvé de meilleurs chrétiens que ceux qui vivent dans les monastères, conformément à leurs vœux ; mais je n’en ai pas non plus connu de pires que ceux qui ont failli dans les monastères. » En sorte que, si je ne me trompe, c’est de là qu’il LETTRES D’ABÉURD ET D’HÉLOlSK. S97

est écrit dans l’Apocalypse : « Le juste devient plus juste, et celui qui s’est souillé s’enfonce davantage dans la souillure. »

11 faut donc que la règle de la correction soit tendue de telle sorte, que si quelque religieuse a reconnu la faute d’une autre et l’a dissimulée, elle soit punie plus rigoureusement que la coupable. Nulle ne doit différer d’ac- cuser son péché ou le péché d’à ut mi. Celle qui préviendra l’accusation des autres en s’accusant elle-même, ainsi qu’il est écrit : « Le juste est le pre- mier à s’accuser, » encourra une peine plus douce, pourvu qu’elle ne re- tombe pas dans la même faute. Nulle ne doit prendre sur soi d’en excuser une autre, à moins que la diaconesse ne lui demande de lui faire connaître une chose que les autres ne sauraient pas. Nulle ne doit s’arroger le droit de faire la leçon aux autres, si ce n’est de la part de la diaconesse, car il est écrit, au sujet du règlement de la correction : « Mon ûls, ne rejetez point la correction du Seigneur, et ne vous abattez point lorsqu’il vous châtiera. Dieu châtie celui qu’il aime, et il se complaît en celui qu’il châtie comme un père en son fils. » Et encore : « Celui qui ménage la verge liait son fils ; celui qui l’aime, le corrige sans cesse. » En voyant le corrompu châtié, l’insensé deviendra plus sage. Le fouet est fait pour le cheval, la corde pour l’âne, et la verge pour les hommes qui se conduisent mal. Celui qui en châtie un autre trouvera dans la suite auprès de lui plus de reconnaissance que celui qui le trompe par les caresses de ses éloges. Toute correction, sur le mo- ment, semble pleine, non de joie, mais d’amertume ; mais un jour elle rap- portera à ceux qui en auront subi l’épreuve les fruits les plus doux de la vertu. La confusion d’un père est dans un enfant qui n’a pas été corrigé, et sa honte dans la mauvaise conduite de sa fille. Celui qui aime son fils le cor- rige sans cesse, afin d’être heureux dans sa vieillesse. Celui qui instruit son fils sera loué dans son fils, et glorifié en lui au milieu de toute sa mai- son. Un cheval qu’on ne dompte pas devient intraitable ; un fils auquel on a lâché les rênes devient insolent. Flattez votre fils, et il vous fera trembler ; jouez avec lui, et il vous contristera. »

Dans les délibérations du Conseil, chaque religieuse aura le droit de donner son avis ; mais tout ce que la diaconesse aura décidé sera tenu pour immuable ; c’est de sa volonté que tout dépend, dut-elle même, ce dont Dieu la préserve, se tromper et s’arrêter au mauvais parti. C’est ce qui a fait dire à saint Augustin dans son livre des Confessions : « Celui-là com- met un grand péché qui désobéit en quelque chose à ses supérieurs, alors même qu’il ferait mieux que ce qui lui est ordonné. » Mieux vaut, en effet, bien faire que faire le bien. Il faut moins se préoccuper de la chose en elle- même, que de la façon dont elle est faite et de l’esprit dans lequel on la fait. Tout ce qui est fait par obéissance est bien fait, encore que cela ne pa- raisse pas un bien. En tous points, il faut obéir aux supérieurs, quels que soient les inconvénients des choses, dès le moment qu’il n’y a point péril pour l’âme. C’est au supérieur de bien ordonner, puisqu’il suffit aux reliLETTRES D’ABÉLARD ET D’HÉLOÏSE.

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gieux de bien obéir, et de suivre, conformément à leurs vœux, non leur pro- pre volonté, mais celle de leurs supérieurs. Nous interdisons donc d’une manière absolue de jamais faire prévaloir la coutume sur la raison, et d’op- poser la coutume à la raison. C’est sur ce qui est bien, non sur ce qui est en usage, qu’il faut se régler, en sorte qu’un ordre soit accueilli d’autant plus volontiers qu’il paraît meilleur ; autrement, ce serait judaïser et préférer à l’Évangile l’ancienne loi.

Saint Augustin, s’appuyant du témoignage de saint Cyprien, dit en quel- que endroit : « Celui qui, au mépris de la vérité, prend sur lui de suivre la coutume, est assurément ou jaloux et envieux de ses frères auxquels la vé- rité a été révélée, ou ingrat envers Dieu, dont l’inspiration est la lumière de l’Église. » Et encore : a Jésus-Christ dit dans son Évangile : je suis la vé- rité, et non : je suis la coutume. Lors donc que la vérité a été manifestée, il convient que la coutume s’efface devant elle. » Et encore : « Lorsque la vé- rité a été révélée, il faut que l’erreur s’efface devant la vérité. Saint Pierre cessa de circoncire et céda le pas à Paul, lorsque Paul commença à prêcher la vérité. » Et ailleurs, dans son livre quatrième sur le baptême : « C’est en vain que ceux qui sont vaincus par la raison nous opposent la coutume, comme si la coutume était supérieure à la vérité, comme si dans les choses spirituelles, il ne fallait pas suivre ce que l’Esprit-Saint a révélé de meilleur. » C’est donc un point incontestable, qu’il faut faire passer la raison et la vé- rité avant la coutume. — « Assurément, écrivait saint Grégoire à l’évéque Vimond, assurément il faut, suivant la maxime de saint Cyprien, faire passer la vérité avant la coutume, quelque ancienne et quelque répandue que soit la coutume ; tout usage contraire à la vérité doit être détruit. »

Avec quel amour nous devons, même dans nos paroles, nous attacher à la vérité, l’Ecclésiaste nous l’apprend dans le passage où il dit : a Ne rougisses pas de dire la vérité pour le salut de votre âme. » Et encore : « Ne contrariez en rien la parole de vérité. » Et ailleurs : « Que la parole de vérité inspire toutes vos œuvres, et une ferme sagesse, vos actions. » Ne vous autorisez point de l’exemple de la foule, mais de l’approbation des sages. « Le norabro des insensés, dit Salomon, est infini, » et selon la parole de la Vérité même, i beaucoup sont appelés et peu élus. » Tout ce qui est précieux est rare ; l’abondance d’une chose en diminue le prix. Ne suivons donc pas le conseil du plus grand nombre, mais le meilleur. Ne considérons pas l’âge de l’homme, mais sa sagesse ; ne consultons pas l’amitié, mais la vérité. De là cette pensée du poète : « Il est permis de profiter des leçons même d’un ennemi. »

Toutes les fois qu’il y a quelque résolution à prendre, il ne faut point perdre de temps ; et si la délibération est grave, il faut assembler la com- munauté. Dans la discussion des affaires moins importantes, il suffit que la diaconesse réunisse quelques-unes des principales sœurs, car il est écrit au LETTRES D’ABÉLARD ET D’HÉLOÏSE.

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sujet du conseil : i Où il n’y a personne pour gouverner, le peuple périt ; le salut est là où il y a beaucoup de conseil ; la route est toujours droite aux yeux de l’insensé, mais le sage écoute les conseils. Mon fils ne faites rien sans prendre conseil, et vous n’aurez pas de regret. » Si quelque affaire réussit d’aventure sans qu’on ait pris conseil, la faveur de la fortune n’ex- cuse pas la présomption de l’homme ; si, au contraire, l’échec arrive après le conseil, le pouvoir qui a pris conseil ne saurait être accusé de présomp- tion : car celui-là est moins coupable qui a eu confiance, que ceux sur le mauvais avis desquels il s’était reposé.

Au sortir du chapitre, les religieuses se remettront chacune à leur ou- vrage, soit à la lecture, soit aux champs, soit à des travaux manuels, jus- qu’à l’heure de tierce. Après tierce, on dira la messe. Elle sera célébrée par un prêtre choisi à cet effet par les moines, pour la semaine, et assisté, si les moines sont en nombre, d’un diacre^et d’un sous-diacre qui le serviront et rempliront chacun leur office. Leur arrivée et leur départ auront lieu de telle sorte qu’ils ne soient point vus de la communauté. Dans le cas où un plus grand nombre de moines serait nécessaire, on y pourvoira, mais au- tant qu’il est possible, de telle façon que les messes des religieuses n’empê- chent pas les religieux d’assister aux offices divins dans leur couvent.

Pour la communion des sœurs, on choisira le prêtre le plus âgé. Il la leur donnera après la messe, après avoir fait sortir auparavant le diacre et le sous-diacre, pour supprimer toute occasion de tentation. La communauté entière communiera au moins trois fois l’an : à Pâques, à la Pentecôte, à Noël, ainsi que les Pères l’ont établi même pour les personnes qui vivent dans le siècle. Elle se préparera à cette communion générale par une péni- tence de trois jours précédée de la confession ; pendant ces trois jours, les re- ligieuses vivront de pain et d’eau, se purifieront incessamment par la prière faite avec humilité et tremblement, en se remettant devant l’esprit la terri- ble sentence de l’Apôtre : « Quiconque aura mangé le pain ou bu le calice du Seigneur, sans en être digne, sera coupable du corps et du sang de Jésus- Christ. Que l’homme se mette donc à répreuve, avant de manger ce pain et de boire ce calice. Car celui qui mange et boit sans eu être digne, mange et boit sa propre condamnation, pour n’avoir pas jugé que c’était le corps du Seigneur. C’est pour cela que l’on voit parmi nous tant de malades et de faibles, tant de gens endormis. Si nous nous jugeons nous-mêmes, nous y gagnerons de n’être pas jugés. »

Après la messe, les religieuses retourneront à leurs occupations jusqu’à sexte ; elles ne doivent point être oisives un seul moment ; chacune d’elles doit faire ce qu’elle peut et ce qu’il faut. Après sexte on dînera, si ce n’est pas jour de jeune, car, alors, il faudrait attendre après none, et, dans le ca- rême, après vêpres. En tout temps, on doit faire la lecture au réfectoire. Lorsque la diaconesse l’aura trouvée assez longue, elle dira : assez, et ausLETTRES D’ABÉLARD ET D’HÉLOlSE.

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sitôt tout le monde se lèvera pour les grâces. Dans l’été, après dîner, on se retirera jusqu’à none au dortoir, pour s’y reposer. ; après none, on reviendra à la besogne jusqu’à vêpres. Immédiatement après vêpres, on soupera, ou l’on fera collation, suivant l’ordre des temps. Les samedis, avant la collation, on se purifiera, c’est-à-dire qu’on se lavera les pieds et les mains. C’est la diaconesse qui s’acquittera humblement de ce service, avec les semainières de la cuisine. Après la collation, on se rendra aussitôt à compiles, puis on ira se coucher.

XI. Quant à la nourriture et à l’habillement, on observera le précepte de l’Apôtre qui dit : « Contentons-nous de nos aliments et de nos vêtements, » c’est-à-dire contentons-nous du nécessaire, sans chercher le superflu. On emploiera’ effectivement ce qu’il y a de moins coûteux, ce qu’on pourra se procurer le plus aisément et porter sans scandale. C’est seulement le scan- dale de sa propre conscience et de celle des autres que l’Apôtre recommande d’éviter dans la nourriture : il savait que le mal n’est point à manger, mais à manger avec gourmandise, i Que celui qui mange, dit-il, ne méprise pas celui qui ne mauge pas ; que celui qui ne mange pas, ne juge pas celui qui mange ; Dieu s’en est chargé. Qui êtes-vous, vous qui jugez le serviteur d’au- trui ? Celui qui mange, mange pour plaire au Seigneur, car il lui rend grâce, et celui qui ne mange pas, ne mange pas pour plaire au Seigneur, car il lui rend grâce aussi. Ne nous jugeons donc pas les uns les autres ; mais pensez plutôt que vous ne devez offrir à votre frère ni pierre d’achoppement, ni scandale. Je sais et je crois en Jésus-Christ, qu’il n’y a rien d’impur par soi, mais seulement par l’impureté qu’où y met, car le royaume de Dieu ne consiste pas dans le boire et le manger, mais dans la justice, dans la paix et dans la joie que donne l’Esprit-Saint. Tout est pur ; le mal est dans l’homme qui mange pour scandaliser les autres. Il vaut mieux ne point manger de chair et ne point boire de vin, ni rien faire qui puisse offenser ou scandaliser votre frère. » Le même Apôtre, après avoir parlé du scandale que l’on cause à sou frère, ajoute, au sujet du scandale que l’on se cause à soi-même en man- geant contre sa conscience : « Heureux celui qui ne se condamne pas lui-même, en ce qu’il veut faire ! Hais celui qui se demande s’il mangera, et qui mange, est condamné, parce qu’il n’agit pas par un acte de foi ; or, tout ce qui n’es^ pas acte de foi est péché, b

Nous péchons en tout ce que nous faisons contre notre conscience et notre croyance. Nous nous jugeons et nous nous condamnons nous-mêmes, au nom de la loi que nous avons reçue et acceptée, par cela seul que nous ap- prouvons, c’est-à-dire que nous mangeons tels aliments que, suivant celte loi, nous devons rejeter et condamner comme impurs» Telle est l’importance du témoignage delà conscience, qu’il suffit à nous excuser ou à nous accuser devant Dieu. C’est ce que rappelle saiut Jean dans sa première épître : a Mes LETTRES D’ABÉLARD ET D’HÉLOlSE.

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frères, dit-il, si notre cœur ne nous reproche rien, ayons confiance en Dieu, et tout ce que nous lui demanderons, nous le recevrons, si nous sommes fidèles à ses préceptes, et si nous ne faisons rien qui ne lui soit agréable. » C’est aussi avec raison que saint Paul avait dit auparavant, qu’il n’y a rien de commun, pour Jésus-Christ, si ce n’est ce qu’on croit devoir l’étrç, c’est- à-dire ce que l’on croit impur et interdit. En effet, nous appelons communs les aliments qui, selon la loi, sont appelés impurs, parce que la loi, les in- terdisant à ses fidèles, les expose, pour ainsi dire, et les met en vente pour ceux qui sont hors de la loi. De là vient que les femmes communes sont impures, et que tout ce qui est commun, tout ce qui est du domaine public, est vilou moins précieux. Saint Paul dit donc qu’il n’est point par Jésus* Christ de viande commune, c’est-à-dire impure, puisque la loi de Jésus- Christ n’en interdit aucune, si ce n’est, comme je l’ai dit, pour éviter le scan- dale de sa propre conscience et de celle d’autrui. Il dit ailleurs, à ce sujet : « C’est pourquoi, fi la viande que je mange scandalise mon frère, je n’en mangerai jamais, pour ne pas scandaliser mon frère. Ne suis-je pas libre ? Ne suis-je pas apôtre ? » Soit, en d’autres termes : n’ai-je pas cette liberté que le Seigneur a dounée aux apôtres, de manger de toutes sortes -de viandes et de recevoir toute espèce d’assistance ? En effet, il dit quelque part, en envoyant ses apôtres prêcher sa doctrine : « Mangez et buvez tout ce que vous trouverez chez eux. • Il ne faisait aucune distinction entre les aliments. L’Apôtre, fidèle à cette doctrine, la maintient en disant qu’il est permis aux chrétiens de manger toute espèce d’aliments, fussent-ce même des aliments des tinésaux infidèles ou offerts aux idoles, à la seule condition, je le répète, d’éviter le scandale, i Tout est permis, dit-Tl, mais tout n’est pas bon ; tout est permis, mais tout n’édifie pas. Que personne ne cherche son bien propre, mais le bien d’autrui. Mangez de tout ce qui se vend au marché, sans scrupule. La terre et tout ce qu’elle porte dans son sein est au Seigneur. Si quelque infidèle vous invite à sa table, et qu’il vous plaise d’y aller, mangez de tout ce qu’on vous servira, sans scrupule. Si l’on vous dit : t Ceci a été offert aux idoles, » n’en mangez pas, par respect pour le scrupule de celui qui fait la distinction, par respect pour la conscience d’autrui, dis-je, non pour la vôtre : ne blessez ni les juifs, ni les gentils, ni l’Église de Dieu. » De ces paroles de l’Apôtre il ressort clairement qu’aucun aliment ne nous est interdit, si nous en pouvons manger sans blesser notre propre conscience, ni celle des autres. Nous agissons sans blesser notre propre conscience, si nous croyons de bonne foi suivre le genre de vie qui doit nous conduire au salut ; sans blesser la conscience des autres, s’ils ont la confiance que notre genre de vie doit nous sauver. Et nous vivons de cette manière, si nous satisfaisons les besoins de la nature, en évitant le péché ; si, ne présumant pas trop de notre vertu, nous ne nous chargeons pas, par nos vœux, d’un joug sous lequel nous succomberions : chute d’autant plus grave que le degré auquel nous avaient élevés nos vœux serait plus haut.

80 LETTRES D’ABÉLARD ET D’HÉLOÏSE.

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Prévenant cette chute et les vœux d’un engagement irréfléchi, l’Ecclésiaste dit : « Si vous avez fait un vœu à Dieu, ne différez pas de vous en acquitter : tout engagement irréfléchi, et que Ton ne tient pas, lui déplaît ; quels que soient les vœux que vous avez faits, accomplissez-les : mieux vaut de beau- coup ne point faire de vœux, que de ne point tenir ceux qu’on a faits. » C’est aussi à ce péril que l’Apôtre veut remédier, quand il dit : « Je veux que les jeunes veuves se marient, qu’elles aient des enfants, qu’elles tiennent une maison, et qu’ainsi elles ne donnent à l’ennemi aucune occasion de [lé- cher ; car il en est qui sont retournées à Satan. » Considérant la faiblesse de l’âge, au danger d’une vie meilleure il oppose le remède d’une vie plus libre. Il conseille de se tenir en bas, de peur d’être précipité d’en haut.

C’est également le sentiment de saint Jérôme, dans les instructions qu’il donue à Eustochie. « Si celles, lui dit-il, qui sont restées vierges sont néanmoins condamnées pour d’autres péchés, qn’adviendra-t-il de celles qui auront prostitué les membres de Jésus-Christ, et qui auront changé en lieu de débauche le temple de 1 Esprit-Saint ? Mieux eût valu, pour l’homme, subir le mariage et suivre le chemin de la plaine, que de vouloir s’élever et d’être précipité dans les ublmes de l’enfer. »

Repassons en esprit tous les préceptes de l’Apôtre, nous verrons que c’est aux femmes seulement qu’il permet un second mariage ; pour les hommes, il les engage à 2a continence. « Si un homme est appelé circoncis, dit-il, qu’il ne se fasse pas gloire de montrer son prépuce. » Et ailleurs : « Êtes- vous veuf ? ne cherchez pas femme. » Moïse, au contraire, plus doux aux hommes qu’aux femmes, accorde à l’homme plusieurs femmes, tandis qu’il refuse à la femme plusieurs maris, et punit plus sévèrement l’adultère chez les femmes que chez les hommes. « La femme, dit l’Apôtre, à la mort dft son mari, est affranchie du lien qui l’attachait à lui ; elle n’est point adul- tère, en s’unissant à un autre homme. » Et ailleurs : « Je dis aux veuves et aux vierges qu’il est bon, pour elles, de rester dans cet état, ainsi que j’y reste moi-même. Mais, si elles ne peuvent garder la continence, qu’elles se marient : mieux vaut se marier que d’être brûlé des ardeurs du désir. » Et ailleurs : « La femme dont le mari est endormi du sommeil éternel est af- franchie ; elle peut épouser qui elle voudra, pourvu que ce soit au nom du Seigneur : mais elle sera plus heureuse, si, suivant mon conseil, elle reste veuve, i Ce n’est pas seulement un second mariage qu’il accorde aux femmes ; il ne leur assigne pas de limites : dès que celui qu’elles ont épousé est endormi du sommeil éternel, il les autorise à en épouser un autre. 11 ne fixe pas le nombre de leurs mariages, pourvu qu’elles évitent la fornication. Qu’elles se maiient plusieurs fois, plutôt que de forniquer une seule fois, de peur qu’après s’être livrées à un, elles ne payent à beaucoup d’autres la dette. Le payement de cette dette, même dans le mariage, n’est jamais com- plètement pur de péché ; mais on tolère les moindres péchés, pour éviter les plus grands. LETTRES D’ABÉLARD ET D’HÉLOlSE. 30J

Qu’y a-t-il donc d’étonnant que, pour ne pas exposer au péché, on accorde une chose qui n’en renferme aucun , c’est-à-dire qu’on permette, en lait d’aliments, tout le nécessaire, à la seule exclusion du superflu ? Car, je le répète, il n’y a point du mal à manger. Le mal est dans la gourmandise, c’est-à-dire qu’il consiste à vouloir ce qui n’est pas permis, à désirer ce qui est interdit, à prendre sans pudeur, comme il arrive parfois, ce qui peut causer un très-grand scandale.

XII. Parmi les aliments des hommes, en est-il un d’aussi dangereux, d’aussi contraire à nos vœux et au repos de la sainteté, que le vin ? Aussi le plus grand des sages nous détourne-t-il avec grand soin d’en user. « Le vin, dit-il, est une source d’intempérance ; l’ivrognerie est la mère du désordre. Quiconque se plaît à boire n’est pas sage. À qui malheur ? au père de qui malheur ? à qui les querelles ? pour qui les précipices ? pour qui les bles- sures sans sujet ? pour qui les yeux battus ? si ce n’est pour ceux qui s’at- tardent à boire et qui font étude de vider les coupes ? Ne regardez pas le vin et ses reflets d’or, quand son éclat resplendit dans le cristal. Il entre en ca- ressant, mais il finit par mordre comme la couleuvre ; semblable au basilic, il répand le poison. Vos yeux verront ce qui n’existe pas, votre cœur parlera à tort et à travers. Et vous serez comme un homme endormi en pleine mer, comme un pilote assoupi qui a lâché le gouvernail, et vous direz : c Us m’ont accablé de coups, et je ne m’en suis pas aperçu ; ils m’ont traîné, et je ne l’ai point senti. Et vous répéterez : quand me réveillerai-je et trouverai-je encore du vin ? 1 Et ailleurs : « Ne donnez pas, non, ne donnez pas du vin aux rois, Lamuel ; où règne l’ivresse, il n’y a plus de secret : le vin pourrait leur faire oublier la justice, et ils trahiraient la cause des enfants du pauvre. » Et dans l’Ecclésiaste : • L’ouvrier adonné au vin ne deviendra jamais riche ; celui qui néglige les petites choses, tom- bera peu à peu. Le vin et les femmes font apostasier les sages et condamner les gens sensés. >

Le prophète Isaïe, passant sur tous les autres aliments, signale le vin comme une des causes de la captivité du peuple, t Malheur, dit-il, à vous qui vous levez dès le matin pour vous livrer à l’ivresse et pour boire jus- qu’au soir, jusqu’à ce que le vin vous ait fait perdre le sens ! Le luth et la harpe, le tambour, la flùle et le vin, voilà ce qui règne à vos tables, et vous ne songez pas à l’œuvre de Dieu ; c’est pour cela que mon peuple a été conduit en captivité, parce qu’il n’a pas eu l’intelligence. Malheur à vous qui êtes puissants à boire et vaillants à vous enivrer ! » Du peuple il étend ses reproches jusque sur les prêtres et les prophètes. « Eux aussi, dit-il, ils sont tellement aveuglés par le vin qu’ils ne se connaissent plus : l’ivresse les fait trébucher. Le prêtre et le prophète, dans leur ivresse, ne se connaissent plus ; ils sont pris de viu, ils trébuchent, ils n’ont pas connu la prophétie, ils ont ignoré le jugement ; toutes les tables sont souillées des traces, de leurs dégoûtantes orgies ; il n’y a pas une place propre. A qui le LETTRES D’ABÉLARO ET D’HÊLOÏSE. 311

Seigneur enseignera-t-il sa loi ? à qui donnera-t-il l’intelligence de sa pa- role ? » Car il dit, par la bouche de Joël : « Réveillez-vous, ivrognes, et pleu- rez, vous qui buvez par plaisir. » Il ne défend pas, en effet, de boire par besoin, ainsi que l’Apôtre le conseille à Timothée, c à cause des faiblesses fréquentes de son estomac. » Remarquez toutefois qu’il ne dit pas seule- ment faiblesses, mais faiblesses fréquentes.

Noé, qui le premier planta la vigne, ignorait encore, sans doute, le mal de l’ivrognerie, et, s’étant enivré, il découvrit son corps ’ : la honte de la luxure est attachée à l’ivresse. Un de ses fils s’étant raillé de lui s’attira sa malédiction, et il fut réduit en servitude ; ce qui n’avait jamais encore été fait auparavant, que nous sachions. Les filles de Loth avaient bien prévu que ce saint homme ne pourrait être entraîné à un inceste que par l’ivresse. La bienheureuse veuve Judith savait bien qu’elle ne pouvait tromper et abattre que par ce moyen le superbe Hofopherne. Nous lisons que, lorsque les anges apparurent aux anciens patriarches, qui leur donnèrent l’hospita- lité, ils firent usage de viande, mais non de vin. Les corbeaux qui, matin et soir, portaient au grand Élie, notre chef, caché dans la solitude, du pain et de la viande pour se nourrir, ne lui portaient pas de vin.

Le peuple d’Israël, qui, dans le désert, se nourrissait de la chair si délicate des cailles, n’avait pas de vin, et nous ne lisons pas qu’il en ait même ja- mais désiré. C’est avec des pains et des poissons que Jésus-Chrit nourrit le peuple et répara ses forces dans le désert : il n’avait pas de vin. C’est seu- lement aux noces, pour lesquelles on se relâche de la règle, que fut accom- pli le miracle du vin, source de la luxure. Mais le déseit, qui est la demeure propre des moines, a connu le don de la chair plutôt que celui du vin.

C’était un point essentiel de la loi des Nazaréens, que ceux qui se consa- craient au Seigneur évitaient le vin et tout ce qui peut enivrer. Est-il, en effet, une vertu, est-il une qualité que les ivrognes puissent conserver ? Aussi lisons-nous que le vin et tout ce qui peut enivrer était interdit aux prêtres de l’ancienne loi. Voilà pourquoi saint Jérôme, écrivant à Népotien sur la conduite des clercs, s’indigne si vivement de ce que les prêtres de l’ancienne loi, s’abstenant de tout ce qui peut enivrer, étaient par là supé- rieurs à ceux de la nouvelle. « Ne sentez jamais le vin, dit-il, de peur qu’on ne vous applique ce mot du philosophe : ce n’est pas tendre la joue, c’est présenter la coupe. •

L’Apôtre condamne donc les prêtres adonnés au vin, et l’ancienne loi en interdit l’usage : c Ceux qui sont attachés au service de l’autel ne boiront jamais de vin ni de bière, dit-elle. » — Par bière, en langue hébraïque, on entend toute boisson qui peut enivrer, qu’elle soit le résultat de la fermen- tation de la levure, du jus de la pomme ou du miel cuit, qu’elle soit tirée du suc des herbes, des fruits du palmier et des fraises, qui, étendues dans l’eau ou passées au feu, donnent une liqueur douce et onctueuse. — LETTRES D’ABÉLARD ET D’HÉLOlSE.

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c Tout ce qui peut enivrer et ébranler la raison, fuyons-le à l’égal du vin. i D’après la règle de saint Pacôme, nul, à l’exception des malades, ne doit toucher au vin ou à une liqueur quelconque. Qui de vous ignore que le vin ne convient nullement aux moines, et que jadis les religieux l’avaient en telle horreur que, pour s’en détourner, ils l’appelaient Satan ? Aussi, lisons- nous dans les Vies des Pères : • Quelqu’un rapporta un jour à l’abbé Pas- teur qu’un certain moine ne buvait pas de vin, et il leur dit « Le vin ne c convient nullement aux moines. 1 Et quelques lignes plus bas : t Un jour qu’on célébrait des messes dans le monastère de l’abbé saint Antoine, on trouva un vase rempli de vin ; un des vieillards en versa dans une coupe qu’il porta à l’abbé Sisoï et qu’il lui offrit ; l’abbé Sisoï but ; on lui offrit une seconde coupe, il but encore. Mais lorsqu’on lui en offrit une troi- sième, il refusa, disant : t Assez, frère ; ne savez-vous pas que c’est Satan c qui est là dedans ?» Et ailleurs encore, au sujet de l’abbé Sisoï : « Le vieillard dit à ses disciples, qui lui demandaient si ce ne serait pas beau- coup boire, un jour de sabbat ou le dimanche, à l’église, que de boire trois coupes de vin : « Non, si ce n’était pas Satan, ce ne serait pas beaucoup. » Saint Benoît n’avait pas oubjié ce principe, lorsqu’il permettait le vin aux moines dans une certaine mesure, i Nous lisons bien, sans doute, dit-il, que le vin ne convient nullement aux moines ; mais c’est une chose qu’au- jourd’hui il serait difficile de leur persuader. »

11 n’est donc pas étonnant que saint Jérôme, qui n’autorisait l’usage du vin pour les hommes qu’avec restriction, le défende absolument aux fem- mes dont la nature est plus faible, bien qu’elle résiste mieux à l’ivresse. En effet, dans les règles de conduite qu’il donne à la vierge Eustochie pour conserver sa virginité, il lui tient ce chaleureux langage : a Si je suis ca- pable de donner quelque conseil, et si l’expérience mérite confiance, voici le premier avis, la première prière que j’adresse à une épouse du Christ : qu’elle fuie le vin comme un poison. Ce sont les premières armes des dé- mons contre la jeunesse. La cupidité ébranle moins profondément, l’orgueil rend moins superbe, l’ambition a moins d’attraits. Nous nous débarrassons aisément des autres vices : celui-ci est un ennemi enfermé au cœur de la place ; partout où nous allons, nous le portons avec nous. Vin et jeunesse, double foyer de volupté. Pourquoi jeter de l’huile sur le feu ? Pourquoi alimenter un brasier ardent ? > Cependant les expériences de la physique ont démontré que le vin a moins de prise sur les femmes que sur les hommes. Et Théodore Macrobe en donne la raison dans son livre des Saturnales, quand il dit : i Selon Aristote, les femmes s’enivrent rarement, les hom- mes souvent. La femme a le corps très-humide ; ce qui le prouve, c’est le poli et l’éclat de sa peau ; ce qui le prouve surtout, ce sont les purgations qui la débarrassent périodiquement d’un excès d’humeur. Lors donc que le vin qu’elle a bu tombe dans ce large courant d’humeur, il perd sa force, ses vapeurs s’éteignent et ne montent plus au cerveau. • Et encore : « Le corps LETTRES D’ABÉLARD ET d’Héloïse. 315

de la femme, purifié par de fréquentes purgations, est un tissu rempli de pores qui facilitent l’écoulement, et qui offrent un passage à l’humeur qui s’amasse et cherche à sortir. C’est par ces pores que la Tapeur du vin s’éva- pore en un instant. »

Pourquoi donc tolérer chez les religieux ce qu’on refuse aux religieuses ? Quelle folie d’autoriser l’usage du vin chez ceux auxquels il peut faire le plus de mal, et de l’interdire aux autres ? Quoi de plus insensé que de ne pas inspirer à des religieux l’horreur d’une chose qui est, plus que toute autre, opposée à l’esprit de religion, et capable d’éloigner de Dieu ? Quoi de plus im- prudent de ne pas exiger de s’abstenir, pour la perfection chrétienne, de ce qui est interdit aux rois et aux prêtres de l’ancienne loi, que dis-je ? d’y lais- ser trouver les plus grandes délices ? Qui ne sait, en effet, quel soin les clercs et les moines d’aujourd’hui mettent à remplir leurs celliers de toute espèce de vins, à y mêler des plantes, du miel et d’autres ingrédients qui les eni- vrent d’autant plus aisément que le mélange est plus agréable, et qui les excitent d’autant plus à la luxure qu’ils les échauffent davantage ? Ah ! c’est plus qu’une erreur, c’est du délire, que ceux qui ont fait vœude con- tinence ne fassent rien pour observer ce vœu, que dis-je ! fassent tout pour le rompre. Leurs corps sont retenus dans les cloîtres, mais leur coeur est plein de libertinage ; leur âme brûle de toutes les ardeurs de la fornication. i Ne buvez pas encore d’eau, mais prenez un peu devin, à cause des faiblesses fréquentes de votre estomac, écrivait l’Apôtre à Timothée. » C’est à cause de sa délicatesse qu’un peu de vin lui est permis : il est clair qu’en état de santé il n’en prendrait point. Si nous faisons vœu de vivre suivant la règle apo- stolique, si nous nous engageons particulièrement à faire pénitence, si nous voulons fuir le siècle, pourquoi faire nos plus grandes délices de ce qui est essentiellement contraire à notre dessein et de ce qu’il y a de plus délec- table dans tous les aliments ? Saint Ambroise, ce grand peintre de la péni- tence, ne blâme que le vin dans la nourriture des pénitents. « Est-il croyable, dit-il, qu’on fasse pénitence, quand on a l’ambition des hon- neurs, quand on use et abuse du vin, quand on se donne les jouissances du mariage ? Il faut renoncer au siècle. Il m’a été plus facile de trouver des hommes ayant conservé leur innocence, que des hommes faisant pénitence comme il faut. » Et ailleurs, dans le livre sur la Fuite du siècle : « Vous le fuyez bien, dit-il, si vos yeux évitent les coupes et les bouteilles, de peur de prendre le goût de la luxure en s’arrétant sur le vin. » Parmi les aliments à éviter, il ne cite, dans son ouvrage, que le vin : Fuir le vin, c’est assez, il l’affirme, pour fuir le siècle. Il semble, à son sens, que toutes les voluptés du siècle soient renfermées dans le vin. Et il ne dit pas : si votre bouche évite de le goûter, mais si vos yeux évitent de le voir ; de peur qu’à force de le regar- der, les attraits de la débauche et delà volupté ne vous saisissent. C’est aussi ce que Salomon veut dire dans le passage que j’ai cité plus haut : « Ne regar- dez pas le vin et ses reflets d’or, quand son éclat resplendit dans le cristal. • LETTRES D’ABÉLARD ET D’HELOÏSE.

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Que dirons-nous, je vous prie, nous qui, pour qu’il nous fasse plaisir à boire comme à voir, y mêlons du miel, des plantes, toute espèce d’ingrédients ? nous qui voulons boire encore par l’odorat ?

Forcé de tolérer l’usage du vin, saint Benoît disait : « Nous n’y consen- tons qu’à la condition expresse qu’on ne boira pas jusqu’à l’ivresse, mais avec mesure ; car le vin fait apostasier même les sages. » Plût à Dieu que nous en fussions à nous contenter de boire jusqu’à satiété, et que nous ne nous laissions pas aller, par une transgression plus grave, jusqu’à l’excès ! Saint Augustin, dans sa règle pour les monastères qu’il avait établis, dit : « Le samedi seulement et le dimanche, selon la coutume, on donnera du vin à ceux qui en voudront. » C’était autant par respect pour le dimanche et pour les vigiles du dimanche, qui ont lieu le samedi, que parce que les frères, dis- persés d’ordinaire dans leurs cellules, se réunissent ce jour-là, ainsi que saint Jérôme le rappelle dans la Vie des Pères, où il est dit eu parlant d’un mo- nastère qu’on appelle la Celle : « Chacun reste dans sa cellule ; le samedi et le dimanche seulement, on se rassemble à l’église, et là, tous se rangent comme réunis dans le ciel. » Voilà pourquoi c’était une tolérance convenable que celle qui procurait quelque plaisir à la communauté réunie, alors que les frères sentaient plus qu’ils ne disaient, « combien c’est chose bonne et douce d’habiter sous le même toit ! »

Actuellement, si nous nous abstenons de viande, est-ce un si grand mé- rite, quand nos tables sont chargées d’une quantité superflue d’autres ali- ments ? nous achetons à grands frais toute espèce de poissons ; nous mélan- geons les saveurs et des épices ; gorgés de vin, nous y ajoutons encore des liqueurs fortes : l’excuse de tout cclav c’est l’abstinence des viandes à vil prix, abstinence devant le monde, encore : comme si c’était la qualité et non la superfluité des aliments qui faisait la faute ! Ce que Dieu nous défend, c’est la gourmandise et l’ivrognerie, c’est-à-dire, la superfluité, et non la qualité de la nourriture et du vin.

Aussi saint Augustin ne craint-il dans la nourriture que le vin, et ne fait-il aucune distinction d’aliments ; il lui suffit qu’on s’abstienne de vin, ainsi qu’il le recommande en peu de mots. « Domptez votre chair par le jeùjie et par l’abstinence dans le boire et le manger, dit-il, autant que votre santé vous le permettra. » 11 avait lu, si je ne me trompe, ce passage des Exhortations de saint Athanase aux moines : « Pour les jeûnes aussi, on ne doit pas les mesurer à sa volonté, mais à la possibilité, qui s’étend en raison de l’effort. Que les jeûnes aient lieu tous les jours, sauf le dimanche ; qu’ils ne soient pas l’objet d’un vœu. » C’est comme s’il eût dit : si l’on a fait le vœu de jeûner, il faut le tenir en tout temps, excepté le dimanche. 11 n’assigne d’ailleurs aucune règle aux jeûnes : la mesure, pour chacun, c’est sa santé. « Il ne regarde qu’à la force du tempérament, » est-il dit ; « il permet à chacun de se fixer une règle, sachant qu’on ne pèche en rien, quand on observe U mesure en tout. » 11 tient ce langage, sans doute, pour que nous ne nous laissions par amollir par les voluptés, comme ce peuple nourri de la fleur du froment et du vin le plus pur, dont il est écrit : « Ce peuple chéri s’est engraissé et s’est révolté. » Il ne veut pas non plus que nous macérions notre corps par des abstinences, qui pourraient, sous le poids de l’épreuve, nous faire succomber et perdre, par nos murmures, le fruit du sacrifice, ou éveiller notre orgueil. C’est l’excès que l’Ecclésiaste veut prévenir, quand il dit : « Le juste périt dans sa justice. Ne soyez donc pas juste au delà de la mesure, ni sage plus qu’il ne faut ; » c’est-à-dire prenez garde de vous gonfler d’admiration pour votre vertu.

C’est à la sagesse, mère de toutes les vertus, de mesurer le poids des fardeaux ; de n’imposer à chacun que ce qu’il peut porter ; de suivre la nature, non de la traîner ; de ne jamais proscrire l’usage, mais seulement l’abus ; de ne supprimer que le superflu en respectant le nécessaire ; en un mot, de déraciner les vices sans blesser la nature. C’est assez, pour les faibles, d’éviter le péché : ils n’ont pas besoin d’atteindre la perfection. Il suffit d’avoir un coin dans le paradis pour ceux qui ne peuvent prendre place auprès des martyrs. Il est plus sûr de faire des vœux mesurés, afin que la grâce, par ses effets, y puisse ajouter quelque chose. C’est pourquoi il est écrit : « Lorsque vous aurez fait tout ce qui est ordonné, dites : nous sommes des serviteurs inutiles ; nous avons fait ce que nous devions. » — « La loi, dit l’Apôtre, produit la colère ; car où il n’y a point de loi, il n’y a point de prévarication. » Et ailleurs : « Sans la loi, le péché était mort, et moi je vivais autrefois sans loi ; mais, le commandement étant survenu, le péché est ressuscité, et moi je suis mort ; et il s’est trouvé que le commandement, qui était pour me donner la vie, m’a donné la mort ; car le péché, ayant pris occasion du commandement, m’a séduit et tué par ce commandement même ; en sorte que le péché est devenu, par le commandement, une cause de péché. » Saint Augustin disait de même à Simplicien : « La défense a augmenté le désir, qui est devenu plus doux et par cela même nous a trompés. » Et dans le livre des Questions, question soixante-septième : a Et le charme du péché est plus entraînant et plus vif, lorsqu’il y a défense. »

Toujours nous tendons vers ce qui nous est interdit et nous désirons ce qu’on nous refuse.

Que ces réflexions fassent donc trembler quiconque veut se soumettre au joug de quelque règle et s’engager dans les vœux d’une loi nouvelle. Qu’il choisisse selon ses forces ; qu’il évite ce qui les dépasse. On n’est coupable envers la loi, que lorsqu’on a fait serment de lui obéir. Réfléchissez avant de vous engager ; une fois engagé, observez votre engagement. Avant, l’acte est volontaire ; après, l’obéissance est nécessaire. « Dans la maison de mon Père, a dit la Vérité, il y a plusieurs demeures. » Ainsi y a-t-il aussi plusieurs voies qui y conduisent. On n’est pas condamné par le mariage ; seulement on est sauvé plus aisément par la virginité. Ce n’est pas pour nous sauver que les saints Pères ont institué des règles, mais pour que nous puissions faire plus facilement notre salut et nous consacrer plus purement à Dieu, « Une fille, dit l’Apôtre, ne pèche pas pour se marier ; mais, mariée, elle souffrira dans sa chair des maux que je veux vous éviter. » Et encore : « Une femme qui n’est point mariée et qui est vierge, ne pense qu’aux choses du Seigneur, en sorte qu’elle est sainte de corps et d’âme ; mais celle qui est mariée pense aux choses de ce monde, elle cherche comment elle plaira à son mari. Je vous le dis donc dans votre intérêt, non pour vous tendre un piège ; je vous le dis pour vous engager à ce qui est bien, à ce qui vous donnera la facilité de prier Dieu sans obstacle. »

Or, ou n’est jamais plus libre de le faire, que lorsque, s’éloignant matériellement du monde, on se renferme dans les cloîtres, de façon à ne plus être troublé par les bruits du siècle. Mais ce n’est pas seulement à celui qui se soumet à la loi, c’est à celui qui l’impose de prendre garde, en multipliant les commandements, de multiplier les péchés. En venant en ce monde, le Verbe de Dieu a abrégé la loi. Moïse l’avait développée, bien que, comme dit l’Apôtre, « ce ne soit pas la loi qui conduise à la perfection. » En effet, ses commandements étaient si nombreux et d’une observation si difficile, que l’apôtre Pierre déclare que personne n’a pu en soutenir le poids, f Mes frères, dit-il, pourquoi tenter Dieu, en imposant à vos disciples im joug que ni nos pères ni nous n’avons pu porter ? Nous croyons que la grâce de Notre-Seigneur Jésus-Christ nous sauvera et eux aussi. »

C’est en peu de mots que Jésus-Christ a prescrit à ses Apôtres les règles de la pureté des mœurs et de la sainteté de la vie, en peu de mots qu’il leur a enseigné la perfection. Écartant les préceptes austères et difficiles, il n’en a donné que de doux et de faciles, et il y a renfermé toute la religion. «i Venez â moi, dit-il, vous tous qui êtes fatigués et qui êtes chargés, et je vous réconforterai. Imposez-vous mon joug, apprenez de moi que je suis doux et humble de cœur, et vous trouverez le repos de vos âmes ; car mon joug est doux et mon fardeau léger. »

En effet, il en est souvent des œuvres de sainteté comme des choses du siècle. Ce sont bien souvent ceux qui peinent le plus qui gagnent le moins ; de même, ce ne sont pas toujours ceux qui paraissent le plus éprouvés, qui ont le plus de mérite devant Dieu : Dieu regarde les cœurs plutôt que les œuvres. Plus on est occupé aux choses du dehors, moins on peut vaquer au soin des choses du dedans ; d’autant que, plus on est connu des hommes qui jugent sur les dehors, plus on acquiert de gloire parmi le monde, plus on se laisse égarer et enfler par l’orgueil. C’est pour prévenir cet égarement que l’Apôtre rabaisse grandement le mérite des œuvres et augmente celui de la foi. « Si Abraham, dit-il, a été justifié par ses œuvres, il a de quoi se glorifier, mais non devant Dieu. En effet, que dit l’Écriture ? Abraham crut en Dieu, et cela lui a été imputé à vertu. » Et encore : « Que disons-nous donc ? que les gentils, qui ne cherchaient point la justice, ont atteint la LETTRES D’ABÉLARD ET D’HÈLOÏSE.

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justice, cette justice qui vient de la foi, tandis qu’Israël, en cherchant la loi de justice, n’est point parvenu i la loi de justice ? Pourquoi ? Parce que ce n’était pas par la foi, mais comme par les œuvres. » Ceux qui tiennent cette conduite ressemblent aux gens qui nettoient les dehors d’un plat ou d’un vase, mais qui ne s’occupent pas de la propreté de l’intérieur ; plus occupés de la chair que de l’âme, ils sont plus charnels que spirituels.

Pour nous, qui désirons que Jésus-Christ habite dans l’homme intérieur par la foi, nous faisons peu de cas des choses extérieures qui sont communes aux réprouvés comme aux élus, suivant ce qui est écrit : o Je porte en moi, Seigneur, tous les vœux et tous les hommages que je vous rendrai. » Aussi ne suivons-nous pas les préceptes d’abstinence extérieure de la loi, laquelle évidemment ne contribue en rien à la vertu. Le Seigneur ne nous a rien in- terdit en fait de nourriture, mais seulement la gourmandise et l’ivresse, c’est-à-dire l’excès. Ce qu’il a toléré en nous, il n’a pas rougi de l’autoriser par son propre exemple, sans s’occuper de ceux qui se scandalisaient et s’emportaient en reproches. Ce qui lui a fait dire de lui-même : « Jean est venu ne mangeant ni ne buvant, et ils ont dit : il est possédé du démon. Le Fils de l’homme est venu mangeant et buvant, et ils ont dit : voilà un gour- mand, un ivrogne. » Et même pour excuser ses disciples, qui ne jeûnaient pas comme saint Jean, et qui, pour manger, ne se mettaient pas en peine de laver leurs mains, il dit : « Les fiancés du Fils de l’homme ne peuvent prendre le deuil, tandis qu’il est fiancé avec eux. » Et ailleurs : « Ce n’est pas ce qui entre dans la bouche de l’homme qui le souille, c’est ce qui en sort. Or, ce qui sort de la bouche vient du cœur, et voilà ce qui souille l’homme ; mais de ne point se laver les mains pour manger, cela ne souille pas l’homme. »

Ce n’est donc pas la nourriture qui souille l’àme, c’est la convoitise de la nourriture défendue. Car, ainsi que le corps ne peut être souillé que par des choses corporelles, l’àme ne peut être souillée que par des choses spirituelles. Ce qui se passe dans notre corps n’est point à craindre, si l’âme n’y a point de part, et il n’y a pas à se glorifier de la pureté du corps, lorsque l’àme est intentionnellement corrompue. C’est dans le cœur que réside tout entière la mort ou la vie de l’âme. Ce qui fait dire à Salomon, daiis ses Proverbes : a Gardez votre cœur avec toute la vigilance possible, car il est la source de la rie. » Suivant cette déclaration de la Vérité, c’est du cœur que sort ce qui souille l’homme, parce que l’àme se perd ou se sauve par ses bons ou ses mauvais désirs. Mais comme l’àme et le corps sont intime- ment unis dans la même personne, il faut bien prendre garde que le plaisir du corps n’entraine le consentement de l’àme, et que, par trop d’indulgence pour la chair, la chair, abandonnée à elle-même, n’entre en lutte avec l’es- prit, et ne domine là où elle doit obéir. Or, nous éviterons ce danger si, LETTRES D’ABÉLARD ET D’HELOlSE.

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comme je l’ai dit, donnant satisfaction à tous les besoins du corps, nous en retranchons le superflu, et si nous accordons au sexe le plus faible l’usage de toute nourriture, ne lui en interdisant que l’abus. Qu’il soit permis de manger de tout, mais qu’il ne soit permis de manger de rien avec excès. •« Tout ce que Dieu a créé, dit l’Apôtre, est bon, et il ne faut rien rejeter de ce qui est reçu avec des actions de grâce ; car la parole de Dieu et la prière le sanctifient. En donnant cette règle à vos frères, vous vous montrerez bon ministre de Jésus-Christ, nourri des paroles de la foi et de la bonne doctrine à laquelle vous vous êtes attaché. »

Nous donc, suivant avec Timothée la doctrine de l’Apôtre, et, selon le précepte du Seigneur, n’évitant rien dans les aliments que la gourmandise et l’ivresse, usons de tous dans une mesure telle qu’ils servent à soutenir en nous la faiblesse de la nature, non à nourrir les vices. Portons surtout cette mesure dans l’usage de ceux qui, par leur superfluité, peuvent être les plus dangereux : il est plus grand et plus louable de manger sobrement que de jeûner tout à fait. Ce qui fait dire à saint Augustin, dans son livre du Bien du Mariage, là où il parle des aliments qui doivent soutenir le corps : « On n’use bien que des choses dont on peut se passer. Beaucoup, en effet, trou- vent plus aisé de n’en pas user du tout, que d’en régler sagement l’usage : il n’y a pas sagesse cependant là où il n’y a pas continence. » C’est de cette mesure que saint Paul disait : « Je sais supporter l’abondance et la priva- tion. » Souffrir la privation, c’est affaire à tous les hommes ; mais savoir souffrir la privation, est le trait des grands hommes. De même, il n’est per- sonne qui ne puisse commencer à vivre dans l’abondance ; mais savoir sup- porter l’abondance est le propre de ceux que l’abondance ne corrompt pas.

Quant au vin, qui, je le répète, est une source de luxure et de désordre, et qui, par là même, est aussi contraire à la continence qu’au silence, ou bien les femmes s’en abstiendront absolument pour l’amour de Dieu, comme les femmes des gentils s’en abstenaient par la crainte des adultères ; ou bien elles le tempéreront avec de l’eau, afin de pourvoir en même temps et à leur soif et à leur santé, sans qu’il puisse faire mal ; et il en sera-ainsi, si le mé- lange contient au moins un quart d’eau. Il est très-difficile de se ménager de façon à ne pas boire jusqu’à la satiété, ainsi que le recommande saint Benoit. Aussi pensons-nous qu’il est plus sur de ne pas interdire la satiété, pour ne pas nous exposer à un autre danger ; car ce n’est pas dans la satiété, je le répète, c’est dans la superfluité qu’est le mal. Quanta composer du vin avec des plantes, comme médicament, ou à prendre du vin pur, nous ne l’in- terdisons point ; mais à la condition que les malades seuls en goûtent, et que la communauté n’en use point.

Défense absolue de faire le pain avec du pur froment ; lorsqu’on aura du froment, on y devra mêler au moins un tiers de farine plus grossière. Poiot de pain tendre ; du pain qui soit cuit au moins delà veille. Quant aux autres aliments, la diaconesse y pourvoira ; c’est, comme je l’ai dit, en achetant les LETTRES D’ABÉLARD ET D’HÉLOlSE.

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choses les moins chères et les plus faciles à se procurer, qu’elle devra sub- venir aux besoins du sexe faible. Quelle folie, en effet, d’acheter aux autres, quand ce qu’on a soi-même suffit ? de chercher au dehors le superflu, quand on a chez soi le nécessaire ? de se donner de la peine pour avoir au delà du suffisant, quand on a le suffisant sous la main ?

Ces sages habitudes de mesure, ce sont moins les hommes que les anges, que dis-je ? c’est Dieu lui-même qui nous les enseigne et qui nous montre que ce qu’il nous faut pour cette vie de passage, ce n’est pas de rechercher la qualité des aliments, c’est de se contenter de ceux qu’on a près de soi. Les anges mangèrent des viandes qu’Abraham leur servit ; c’est avec des poissons trouvés dans le désert que Jésus-Christ rassasia une multitude à jeun. Ce qui prouve clairement que l’usage de la chair ou du poisson n’a rien de ré- préhensible en soi, et qu’il faut prendre la nourriture qui est pure du péché, qui s’offre d’elle-même et qui est de l’apprêt le plus facile, du prix le moins coûteux.

Sénèque, le plus grand des sectateurs de la pauvreté et de la continence, le plus éminent des prédicateurs de morale parmi les philosophes, disait : • Notre but est de vivre selon la nature. Or il est contre la nature de tour- menter son corps, de fuir la propreté, qui ne coûte rien, de se plaire dans la saleté, d’user d’une nourriture, non grossière, mais dégoûtante. Si chercher les choses délicates est le propre de la mollesse, c’est folie de se priver de celtes dont tout le monde use, et qui coûtent peu. La philosophie exige qu’on soit sobre, non qu’on se martyrise. Il peut y avoir une sage fru- galité ; c’est cette mesure qui me plaît. » C’est ce qui fait aussi que saint Gré- goire, dans son trentième livre des Morales, pour montrer que les hommes pèchent moins par la qualité des aliments que par celle des sentiments, dis- tingue ainsi les tentations de la gourmandise : c Tantôt elle cherche les ali- ments les plus délicats ; tantôt elle prendra la première chose venue, mais à la condition que la préparation en soit particulièrement soignée. C’est quelquefois ce qu’il y a de plus grossier qu’elle désire, et cependant, par la violence même de ce désir, elle pèche encore. •

Le peuple tiré d’Egypte succomba dans le désert, parce que, au mépris de la manne, il demanda des viandes, comme une alimentation plus délicate. Ésaû perdit la gloire de son droit d’aînesse, pour avoir ardemment désiré une nourriture grossière, un plat de lentilles. En vendant à ce prix son droit d’aî- nesse, il a trahi la violence de sa convoitise. Ce n’est pas dans la nourriture, c’est dans la convoitise qu’est le péché. Aussi pouvons-nous bien souvent manger les mets le3 plus délicats sans péché, tandis qu’il en est de grossiers, auxquels nous ne pouvons toucher sans que notre conscience nous accuse. Ésaû donc, je le répète, a perdu son droit d’aînesse pour un plat de lenLETTRES D’ABÉLARD ET D’RÉLOlSE.

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tilles, et Élie, dans le désert, a conservé la pureté de son corps, en man- geant de la viande. Aussi l’antique ennemi du monde, sachant bien que ce n’est pas l’aliment, mais la convoitise de l’aliment ’ qui est la cause de la condamnation, s’est assujetti le premier homme, non avec des viandes, mais avec une pomme. Le second, c’est également avec du pain, non avec de la viande, qu’il l’a tenté. Ainsi commettons-nous bien souvent le péché d’Adam, alors même que nous prenons des aliments vils et grossiers. 11 faut donc prendre ce que réclame le besoin de la nature, non ce que la passion de manger suggère. On désire avec moins d’ardeur ce qui a moins de prix, ce qui est moins rare et moins cher. Telles sont les viandes communes, qui, valant mieux que le poisson pour soutenir des tempéraments faibles, sont moins coûteuses et d’un plus facile apprêt.

Il en est de la viande et du vin comme du mariage : ce sont choses inter- médiaires entre les bonnes et les mauvaises, c’est-à-dire -indifférentes, bien que le commerce de la chair ne soit pas tout à fait sans péché, et que le vin soit le plus pernicieux de tous les aliments. Or, si, pris avec mesure, le vin n’est pas interdit au religieux, qu’avons-nous à craindre pour les autres aliments, dès le moment que nous ne dépassons pas la mesure ? Quand saint Benoit, tout en reconnaissant que le vin ne convient pas aux moines, se croit cependant obligé, en vue du refroidissement de la foi, d’en tolérer l’usage dans une certaine mesure, que ne devons-nous pas permettre aux femmes, auxquelles aucune règle n’interdit rien ? Quand les évêques eux-mêmes, quand les chefs de la sainte Église, quand, enfin, les commu- nautés religieuses peuvent, sans pécher, manger de la viande, parce qu’ils n’ont pas fait de vœux qui les en empêchent, qui pourra nous blâmer d’ê- tre aussi tolérants pour des femmes, alors surtout qu’elles sont soumises en tout le reste à une plus grande austérité ? 11 suffit, sans doute, au disciple de (aire comme le maître ; et ce serait une grande inconséquence que de re- fuser à des communautés de femmes ce qu’on accorde à des communautés d’hommes. Il n’est même que juste qu’avec la règle sévère de leur couvent, les femmes, jouissant de la permission de manger des viandes, n’aient pas dans leur zèle pieux, de moindres avantages que les pieux laïques, puisque, au témoignage de saint Jean Chrysostome, rien n’est permis aux séculiers qui ne soit permis aux réguliers, sauf le droit de se marier. Saint Jérôme aussi, jugeant que la conduite des clercs ne doit pas être inférieure à celle des moines, dit : « C’est comme si l’on prétendait que tout ce qui est en- joint aux moines ne s’étend pas aux clercs, qui sont les pères des moines. » Et qui peut méconnaître qu’il est contraire à toute règle de discernement d’imposer aux faibles la même charge qu’aux forts et d’obliger les femmes à la même abstinence que les hommes ? En veut-on une preuve, indépendam- ment des enseignements de la nature ? Que l’on consulte saint Grégoire. Ce chef, ce docteur éminent de l’Église, éclairant sur ce point les autres docteurs de l’Église, au chapitre vingt-quatrième de son Pastoral, s’exLETTRES D’ABÉLARD ET D’HÉLOÏSE. 3S1

prime ainsi : « Autres sont les instructions à donner aux hommes, autres celles qui conviennent aux femmes. Aux uns, on peut imposer un joug pe- sant, aux autres, il faut un joug plus doux ; à ceux-ci, les grandes épreuves, à celles-là, des épreuves plus légères, qui les convertissent doucement. Ce qui est peu de chose pour les forts est beaucoup pour les faibles. » Au sur- plus, l’usage des viandes communes flatte moins que celui de la chair des poissons ou des oiseaux. Cependant saint Benoit ne nous les interdit pas, et l’Apôtre, en faisant la distinction de toutes les espèces de viande, dit : c Toute chair n’est pas même chair ; celle des hommes n’est pas celle des animaux ; autre est celle des oiseaux, autre celle des poissons. » La loi du Seigneur a mis au nombre des chairs à lui offrir en sacrifice celle des ani- maux, celle des oiseaux, et point celle des poissons, afin qu’on ne croie pas que la chair du poisson est plus pure à ses yeux que celle des animaux. En effet, le poisson est une chair d’autant plus dispendieuse et plus onéreuse pour les pauvres, qu’elle est moins abondante et moins fortifiante ; elle coûte davantage et ne nourrit pas autant.

Prenant donc en considération les ressources des hommes et leur nature, nous n’interdisons « je le répète, que le superflu. Nous recommandons l’u- sage modéré des viandes et de tous les autres aliments, en telle sorte que l’abstinence soit plus sévère chez les religieuses, tous les aliments leur étant permis, que chez les religieux, à qui certains aliments sont interdits. Nous voulons que l’usage de la viande soit réglé de telle façon qu’elles n’eu mangent qu’une fois par jour ; qu’on ne serve jamais deux portions de viandes différentes a la même personne ; qu’on n’y ajoute aucune garniture de légumes, et qu’on ne puisse user de chair plus de trois jours par se- maine, savoir : le dimanche, le mardi et le jeudi, quelles que soient les fêtes qui tombent dans les intervalles ; car plus grande est la solennité, plus il la faut célébrer par l’abstinence. C’est à quoi saint Grégoire de Na- zianze, ce remarquable docteur, nous engage vivement dans son troisième livre de la Chandeleur ou de la seconde Epiphanie. • Célébrons, dit-il, cette fête, non en nous livrant aux plaisirs de la table, mais en nous abandon- nant aux pures joies de l’esprit. » Et ailleurs, au quatrième livre de son traité sur la Pentecôte et F Esprit-Saint ; « Ce jour est le jour de notre fête, dit-il ; amassons dans le trésor de nos cœurs quelque chose de durable, d’éternel, non de ces choses qui passent et se dissolvent. Le corps a assez de ses mauvais penchants, il n’a que faire de plus de matière ; c’est une bête insolente, gardons-nous de la rendre plus insolente par une abondante nourriture : elle nous tourmenterait plus violemment. » Il faut donc célé- brer les fêtes tout spirituellement. C’est aussi ce que recommande, dans sa lettre sur la Manière de recevoir les présents, saint Jérôme, fidèle à la doc- trine de son maître, i Nous devons moins nous inquiéter, dit-il, de célébrer les fêtes par l’abondance de la chère que par les joyeux tressaillements de l’esprit : il serait absurde d’honorer par des excès de table un martyr qui LETTRES D’ABÉLARO ET D’HÉLOlSE.

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s’est rendu agréable à Dieu par ses jeûnes. » Et saint Augustin, sur le Re- mède de. la pénitence : « Considérez ces milliers de martyrs • : pourquoi célébrer leurs fêtes par des repas de débauche, et ne pas plutôt imiter leur vie par une honnête conduite ? »

Les jours où on ne mangera pas de viande, il y aura deux portions de légumes quelconques : on pourra ajouter du poisson. Point d’assaisonne- ment recherché ; on se contentera de ceux qui sont produits par le pays. Point de fruits que le soir. Quant à celles qui ont besoin d’un régime, nous ne défendons point qu’on leur serve des herbes, des racines, des fruits, ou autre chose de ce genre.

Si quelque religieuse étrangère à laquelle on aura donné l’hospitalité prend part au repas, on lui offrira quelque portion supplémentaire, pour lui donner une idée de la charité de la maison. Elle sera libre de partager cette portion avec qui elle voudra. On la fera asseoir à la grande table, elle et les autres, si elles sont plusieurs. La diaconesse les servira ; elle prendra ensuite son repas avec les servantes de table.

Si quelque sœur veut dompter en elle les ardeurs de la chair en dimi- nuant la quantité de sa nourriture, qu’elle ne prenne point sur elle de rien faire sans permission ; cette permission ne devra jamais lui être refusée, si ce n’est point un caprice, mais un sentiment de vertu qui lui a inspiré ce désir de privation, et si son tempérament est de force à la supporter. Hais il ne sera jamais permis à qui que ce soit…, de demeurer un jour sans manger.

Les vendredis, on ne mangera jamais rien d’accommodé au gras ; on se contentera de la nourriture des jours de Carême, sorte d’abstinence qui sera comme une marque de sympathique compassion pour les souffrances de l’époux mort ce jour-là.

Il est encore une chose qu’il faut non-seulement défendre, mais avoir en horreur, bien qu’elle soit en usage dans la plupart des monastères : c’est que les religieuses essuient leurs mains ou leurs couteaux avec les mor- ceaux de paiu qui restent du diner et qui sont la part des pauvres : pour ménager le linge de table, on ne doit point salir le pain des pauvres, que diâ-je ? le pain de Celui qui a dit en parlant des pauvres : « Ce que vous faites au moindre des miens, c’est à moi que vous le faites, i

Relativement aux jeûnes, il suffira de suivre la règle générale de l’Église, car nous ne prenons pas sur nous d’imposer aux religieuses des pratiques plus sévères que celles des pieux laïques ; nous ne voulons pas mettre la faiblesse des femmes au-dessus de la force des hommes. Depuis l’équinoxe d’automne jusqu’à Pâques, à cause de la brièveté des jours, nous pensons qu’un seul repas suffit ; nous disons à cause de la brièveté des jours, et non eu égard à l’abstinence monastique. Nous ne ferons point ici de distinction d’aliments. LETTRES D’ABÊLARD ET D*HÉLOlSE.

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Quant aux vêtements, on évitera par-dessus tout les vêtements de prix, qui sont absolument condamnés par l’Évangile. Le Seigneur lui-même nous en détourne, en condamnant l’orgueil du mauvais riche, et en exaltant l’humilité de Jean. C’est ce qu’explique saint Grégoire dans sa quatrième Homélie sur les Évangiles. « Pourquoi, dit-il, se sert-il de ces paroles : « Les gens qui sont délicatement vêtus dans les maisons des rois, » si ce n’est pour démontrer clairement que ceux-là combattent pour le royaume de la terre, non pour le royaume des cieux, qui refusent de souffrir pour Dieu, et qui, adonnés tout entiers aux biens extérieurs, ne cherchent que les douceurs et les délices de la vie présente ? Et le même, dans sa onzième Homélie : « Il en est qui pensent que le goût des vêtements délicats et de grand prix n’est pas un péché. Si ce n’était pas une faute, la parole du Sei- gneur n’indiquerait pas aussi expressément que le riche qui souffrait les tortures de l’enfer était couvert de lin et de pourpre. On ne recherche des vêtements de luxe que pour la satisfaction d’une vaine gloire, que dans l’idée de s’attirer plus d’hommages. Ce qui le prouve, c’est qu’on ne se revêt pas d’habits de prix, là où l’on ne peut être vu du monde. »

Saint Pierre détourne également de cet abus les femmes séculières et ma* riées dans sa première Épitre : « Que les femmes soient soumises à leurs maris, en telle sorte que si les maris ne croient pas à la parole des femmes, ils soient gagnés par les exemples de leur commerce, et envisagent avec crainte ce que leur impose la pureté de ce commerce. Point de tresses de cheveux postiches, point de ceintures d’or, point de robes somptueuses ; qu’elles s’attachent à parer l’homme qui est au fond de leur cœur par l’in- corruptibilité d’un esprit calme et modeste, ce qui est le plus riche des vête- ments devant Dieu. » C’est avec raison qu’il a cru devoir détourner de cette vanité les femmes plutôt que les hommes, parce que leur esprit faible les y pousse d’autant plus que la luxure a plus de prise sur elles. Or si les femmes qui vivent dans le monde doivent être arrêtées sur cette pente, que convient-il de faire à l’égard des femmes vouées à Dieu, elles dont le véri- table ornement est de n’en avoir pas ? Pour elles, rechercher ces ajuste- ments ou ne pas les rejeter si on les leur offre, c’est perdre leur réputation de chasteté ; c’est se préparer moins à la religion qu’à la fornication ; c’est se mettre au rang, non des religieuses, mais des courtisanes. Pour elles la parure est comme l’insigne du libertinage, elle trahit la corruption de l’âme, ainsi qu’il est écrit : i L’habillement) le rire, la marche, révèlent l’homme. »

Nous voyons que le Seigneur a loué et exalté dans Jean-Baptiste la gros- sièreté des vêtements plutôt que l’austérité des aliments. « Qu’éles-vous allé voir, dit-il, dans le désert ? un homme vêtu d’habits délicats ? » Par* fois, en effet, la recherche dans les aliments peut avoir quelque utilité, mais dans les vêtements, jamais. Plus les vêtements Sont précieux, plus on les conserve. Moins ils servent, plus Us coûtent à celui qui les a achetés. Leur finesse même fait qu’ils se détériorent plus aisément et procurent au corps moins de chaleur.

Les habits seront d’étoffe de laine noire. Point d’autre couleur, c’est celle qui convient au deuil de la pénitence, et aucune fourrure ne va mieux que celle des agneaux aux épouses du Christ. Ce vêtement leur remettra en mémoire qu’elles doivent toujours paraître revêtues, ou se revêtir de l’Agneau, époux des vierges.

Les voiles ne seront pas de soie, mais de toile ou d’étoffe teinte. Il y en aura de deux sortes : les uns pour les vierges qui auront prononcé les vœux, les autres pour les novices. Les voiles des vierges consacrées seront marqués du signe de la croix, lequel témoignera par sa blancheur que leur corps est entièrement voué à Jésus Christ, et que la différence qui existe entre leur habit et celui des autres est en raison de leur consécration : en sorte qu’arrêtés par ce signe, les fidèles aient moins l’idée de porter sur elles un œil de concupiscence. Mais ce n’est qu’après la consécration de l’éveque que la vierge pourra porter sur le sommet de la tête cette croix de fil blanc, en signe de la pureté virginale : nul autre voile n’aura cette marque.

Elles porteront sur la peau des chemises de toile, quelles ne quitteront pas même pour dormir. Nous ne refusons pas à la délicatesse de leur nature l’usage des matelas et des draps. Elles mangeront et coucheront chacune séparément. Nulle ne trouvera mauvais que l’on passe à une de ses sœurs qui en a un plus pressant besoin les habits qui lui auraient été donnés à elle-même, les habits ou autre chose. Elle sera particulièrement heureuse, au contraire, d’avoir un témoignage de sympathie à offrir à sa sœur en peine, et de penser qu’elle vit non pour elle, mais pour les autres ; autrement, elle n’aurait plus droit d’appartenir à la communauté, elle serait coupable du sacrilège de propriété.

Nous croyons qu’il suffit, pour couvrir le corps, d’une chemise, d’une peau d’agneau et d’une robe, en ajoutant par-dessus, pendant la rigueur du froid, un manteau qui serve de couverture au lit. Pour prévenir par le lavage l’invasion de la vermine et l’encrassement, elles auront tous ces vêtements en double, ainsi que Salomon a dit, à la louange de la femme forte et sage : « Elle ne craint pas pour sa maison le froid de l’hiver, car tous ses serviteurs ont double vêtement. » La taille de l’habit sera mesurée ; il ne devra pas descendre au-dessous du talon, pour ne pas soulever la poussière. Les manches n’excéderont pas la longueur des bras et des mains. Les jambes seront couvertes de chausses, et les pieds de chaussons et de souliers. Jamais elles ne marcheront pieds nus, même sous prétexte de dévotion. Chaque lit aura un matelas, un traversin, un oreiller, une courte-pointe et un drap. La tête sera couverte d’une bandelette blanche avec un voile parLETTRES D’ABÉLARD ET D’HELOlSE.

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dessus ; lorsqu’il sera nécessaire, à cause de la tonsure, on ajoutera un bonnet de peau d’agueau.

XIII. Ce n’est pas seulement dans la nourriture et l’habillement qu’il faut éviter le superflu, c’est aussi dans les bâtiments et tous les autres biens. Quant aux bâtiments, s’ils sont plus spacieux ou plus beaux qu’il n’est né- cessaire, si nous les ornons de peintures ou de sculptures, ce ne sont plus des asiles de pauvres, ce sont des palais de rois, t Le Fils de l’homme n’a pas où reposer sa tête, dit saint Jérôme, et vous possédez de vastes portiques et des bâtiments immenses ? » Se plaire à avoir de beaux chevaux, des che- vaux de prix, ce n’est pas seulement de la superfluité, c’est évidemment une vanité pure. Multiplier ses troupeaux, étendre ses domaines, c’est donner carrière à l’ambition des biens extérieurs. Et plus nous possédons sur cette terre et plus nous sommes forcés de penser à ce que nous possédons, plus nous sommes détournés de la contemplation des choses du ciel. Notre corps a beau être enfermé dans un cloître : l’âme, attachée à ces possessions du dehors, est forcée de les suivre ; elle se répand çà et là avec elles. Nous sommes d’autant plus en proie à la crainte, que nous possédons plus de choses qui peuvent être perdues. Plus ces choses ont de valeur, et plus nous les aimons, plus elles tiennent notre misérable cœur enchaîné à leur poursuite.

11 faut donc songer à fixer une mesure aux dépenses de notre maison, de façon à ne rien chercher au delà du nécessaire, à ne recevoir aucune offrande, à ne garder aucuu dépôt. Tout ce qui dépasse le nécessaire, nous ne le pos- sédons qu’à titre de vol, et nous sommes coupables de la mort d’autant de pauvres que nous aurions pu en secourir avec ce superflu. Chaque année donc, après la récolte, il faudra assurer les besoins de l’année. Le reste, on le donnera, ou plutôt on le restituera aux pauvres.

11 en est qui, ignorant la mesure de la sagesse, se font honneur d’avoir une maison nombreuse, n’ayant que peu de revenus ; et pour subvenir à ces lourdes charges, ils vont impudemment mendier, quand ils n’arrachent pas violemment ce qu’on ne leur veut point donner. Tels nous voyous aujour- d’hui certains supérieurs, qui, fiers du nombre de leurs religieux, tiennent moins à en avoir de bons qu’à en avoir beaucoup, et s’estiment d’autant plus grands qu’ils sont grands au milieu d’un plus grand nombre. Pour attirer les novices dans leurs maisons, au lieu de leur annoncer des austé- rités, ils leur promettent toutes sortes de douceurs, et, les recevant sans examen ni épreuve, ils les perdent par l’apostasie. C’est contre eux, sans doute, que Jésus-Christ s’élevait par ces paroles : c Malheur à vous qui parcourez la mer et la terre pour faire un prosélyte, et qui, l’ayant fait, le rendez deux fois plus que vous digne de l’enfer ! » Certes ils seraieut moins fiers de la multitude de leurs religieux, s’ils cherchaient le salut des âmes plutôt que le nombre des prosélytes, et s’ils présumaient moins de leurs forces dans la conduite de leur oominuuauté. LETTRES D’ABELARD ET D’HÉLOÎSE.

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Le Seigneur avait choisi un petit nombre d’apôtres, et parmi ceux qu’il avait choisis, il se trouva un apostat, ce qui lui fait dire : c Ne vous ai-je pas choisis tous les douze ? et cependant il se trouve parmi vous un démon. » Tel avait été Judas parmi les disciples, tel fut Nicolas parmi les sept diacres. Lorsque les apôtres n’avaient encore réuni qu’un petit nombre de fidèles, Ànanias et Saphira, sa femme, méritèrent d’être frappés d’une sentence de mort. De tous ceux qui s’étaient d’abord attachés à suivre le Seigneur, beaucoup l’abandonnèrent et il n’en resta qu’un bien petit nombre ; car étroite est la voie qui conduit à la vie, et il en est peu qui savent y marcher ; large et spacieuse, au contraire, est la voie qui conduit à la mort, et il en est beaucoup qui s’y engagent. C’est que, selon la parole du Seigneur, « il est beaucoup d’appelés et peu d’élus. » — « Le nombre des insensés, dit Salomon, est infini. »

Qu’il tremble donc celui qui se réjouit de la multitude de ses religieux ! qu’il craigne que, selon la parole du Seigneur, il ne se trouve parmi eux peu d’élus, et que, multipliant sans mesure son troupeau, il ne puisse suf- fire à le garder, en sorte qu’il mérite cette parole du Prophète : « Vous avez multiplié ce peuple, mais vous n’avez pas augmenté sa joie ! » Tels sont, en effet, ceux qui sont fiers du nombre. Obligés pour leurs propres besoins et pour ceux de la communauté de sortir, de rentrer dans le siècle et d’aller çà et là mendier, ils s’embarrassent bien plus du soin des corps que du soin des âmes, et s’attirent plus de mépris que de gloire.

Une telle conduite serait pour des femmes une honte d’autant plus grande qu’il leur est plus dangereux de courir par le monde. Quiconque veut vivre honnêtement, tranquillement, se donner au service du Seigneur, se rendre cher à Dieu et aux hommes, doit craindre de rassembler plus de frères qu’il n’en peut soigner ; ne point compter, pour ses dépenses, sur la bourse d’autrui, songer à faire, non à demander l’aumône. L’apôtre saint Paul, le grand prédicateur de l’Évangile, avait, au nom de l’Évangile, le droit de recevoir assistance : il travaillait de ses mains, pour n’être à charge à per- sonne et ne point porter atteinte à sa gloire. Pour nous, dont le devoir est non de prêcher, mais de pleurer les péchés, quel serait notre aveuglement, notre honte d’aller mendier notre subsistance ! Comment pourrions-nous soutenir ceux que nous aurions inconsidérément réunis ? N’est-ce pas déjà assez de folie d’aller soudoyer des prédicateurs, faute de savoir prêcher, et conduisant à la rondo ces faux apôtres, de porter partout nos croix et nos reliques pour vendre aux simples et aux imbéciles non la parole de Dieu, mais les mensonges dorés du diable, pour leur tout promettre afin de leur escroquer leur argent ? Ah ! c’est déjà celte cupidité impudente à chercher les biens de ce monde et non ceux de Jésus-Christ, qui fait, ainsi que per- sonne ne l’ignore, qu’on n’a plus do respect ni pour cet ordre, ni pour la prédication de la parole de Dieu. LETTRES D’ABÊWRD ET D’HÉLOlSE.

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Aussi les abbés, les supérieurs des monastères qui se glissent avec im- porlunité chez les puissants du siècle et dans les cours des rois passent-ils plutôt pour des gens charnels que pour des cénobites. Tandis qu’ils poursui- vent par tous les moyens la faveur des hommes, ils s’habituent à converser avec le monde plutôt qu’à parler avec Dieu. Ils ont lu plus d’une fois sans doute, mais ils ont mal lu ; ils ont entendu, mais ils n’ont pas compris cet avertissement de saint Antoine : c Les poissons qui demeurent longtemps sur le sable meurent ; de même les moines qui vivent trop longtemps hors de leurs cellules et qui, dans le commerce des séculiers, rompent leur vœu de retr.iite. » Nous devons donc retourner en toute hâte à la cellule comme le poisson à la mer, de peur que, restés trop longtemps dehors, nous n’ou- bliions l’habitude de vivre au dedans.

Convaincu de cette vérité, l’auteur de la Règle monastique, saint Benoit, a catégoriquement enseigné par son exemple comme par ses écrits, qu’il faut que les abbés soient assidus au couvent et restent à veiller avec sollici- tude à la garde de leur troupeau. Il avait un jour quitté sa maison pour rendre visite à sa chère sœur sainte Scholastique, et celle-ci voulait le retenir auprès d’elle seulement une nuit pour profiter de ses instructions ; il déclara qu’il ne pouvait absolument rester hors de sa cellule ; il ne dit même pas : a Nous ne pouvons ; » mais : f Je ne puis ; » parce que les frères pouvaient le faire avec sa permission, tandis que lui ne le pouvait que sur l’ordre de Dieu, comme il l’a fait plus tard.

Aussi, dans sa Règle, ne parle-t-il nulle part des sorties de l’abbé, mais seulement de celles des frères. Il a, au contraire, si bien pris ses mesures pour assurer sa présence assidue, qu’aux vigiles des dimanches et des jours de fête, il veut que la lecture de l’Évangile et des instructions qui y sont jointes ne soit faite que par l’abbé. Dans son règlement sur la table à laquelle l’abbé doit s’asseoir avec les pèlerins et les hôtes, il lui permet, à défaut d’hôtes, d’inviter les frères qu’il lui plaît, en ayant soin seulement de laisser un ou deux des anciens avec les frères ; par là il fait entendre claire- ment que l’abbé ne doit jamais être absent du monastère à l’heure des repas, de peur qu’une fois habitué à la chère délicate des grands, il ne laisse le pain grossier aux religieux. C’est de ces abbés que la Vérité a dit : f Ils lient des fardeaux pesants et au-dessus des forces humaines, et ils les met- tent sur le dos des autres ; tandis que, pour eux, ils n’y veulent pas toucher du bout du doigt. » Et ailleurs, parlant des faux prédicateurs : « Gardez- vous des faux prophètes qui viennent vers vous. Ils viennent d’eux-mêmes, dit-il, sans que Dieu les envoie et les ait chargés d’une mission. » Jean-Bap. tiste, notre chef, à qui le pontificat revenait par héritage, s’éloigna de la ville ponr se retirer dans le désert, c’est-à-dire qu’il abandonna le pontificat pour le monastère, la vie des cités pour la solitude. Le peuple venait à lui, ce n’était pas lui qui allait chercher le peuple. Il était si grand qu’il fut pris pour le Christ et eut le pouvoir de réformer certains abus dans les villes. LETTRES D’ABÉLARD ET D’HÉLOlSB.

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Il était déjà dans le petit lit d’oii il était prêt à répondre au bien-aimé frap- pant à sa porte : « Je me suis dépouillé de ma robe, comment la reprendrai- je ? J’ai lavé mes pieds, puis-je les salir ? »

Quiconque désire vivre dans la solitude de la paix monastique doit donc se réjouir d’avoir un petit lit plutôt qu’un grand, car c’est de ce lit que la Vérité a dit : i Qu’on prenne l’un et qu’on laisse l’autre. » C’est que, ainsi que nous le lisons, le petit lit de l’épouse n’est autre chose que le lit d’une âme contemplative étroitement unie au Christ et s’atlachant à lui d’un sou- verain désir. Et ce lit, dès qu’on y est entré, on n’est jamais abandonne. t Eu veillant toute la nuit dans mon petit lit, dit-elle, j’ai cherché celui que chérit mon âme. » C’est de ce petit lit que, dédaignant ou craignant de se lever, elle fait au bien-aimé qui frappe la réponse que j’ai rappelée tout à l’heure. Uin de son lit, elle ne voit que des souillures dont elle craint de salir ses pieds.

Dina n’est sortie qu’une fois pour aller voir des étrangers, et elle s’est perdue ; et, comme un moine cloîtré nommé Halchus l’entendit un jour dire à sou abbt’s comme il en fit lui-même l’expérience, la brebis qui sort de la bergerie tombe bientôt sous la dent du loup.

Ne formons donc pas une communauté trop nombreuse dont les besoins nous invitent à sortir, que dis-je ? nous y obligent et nous fassent faire le bien des autres à notre détriment, semblables au plomb qu’on met dans le creuset pour conserver l’argent. Craignons, au contraire, qu’une fournaise trop ardente de tentations ne consume à la fois le plomb et l’argent. On objectera que Jésus-Christ a dit : « Je ne rejetterai pas celui qui sera venu à moi. » Mi nous non plus nous ne voulons pas rejeter ceux qui sont admis, mais nous voulons qu’on regarde à ceux qu’on recevra, en sorte qu’après les avoir admis, nous ne soyons pas exposés à être rejetés nous-mêmes à cause d’eux. Car si nous ne croyons pas que le Seigneur ait rejeté aucun de ceux qu’il avait admis, il en a repoussé qui se présentaient, puisqu’à celui qui , lui disait : « Maître, je vous suivrai partout où vous irez, » il a répondu :, « Les renards ont des tanières, etc. •

H nous avertit encore de calculer les dépenses de toute entreprise, avant de l’exécuter. « Quel est, dit-il, celui d’entre vous qui, voulant bâtir une tour, ne compte de sang-froid ce qu’elle lui coûtera et s’il aura de quoi la mener à bonne fin, de peur que, ne pouvant l’achever après en avoir jeté les fondemeuts, tous ceux qui la verraient ne se moquent de lui et ne disent : cet homme a commencé de bâtir et il n’a pu aller jusqu’au bout ? » C’est beaucoup pour chacun de faire son propre salut. 11 est dangereux de prendre à sa charge le salut de plusieurs, quand c’est à peine si l’on peut suflirc à la garde de soi-même. On ne garde, d’ailleurs, avec sollicitude, que lorsqu’on a pris l’engagement de le faire avec tremblement. Nul ne persévérera dans une entreprise, autant que celui qui a hésité et réfléchi avant de s’y lancer. Les femmes y doivent donc mettre d’autant plus de réflexion que leur faiblesse est moins à l’épreuve des lourds fardeaux, et que les douceurs de la vie tranquille leur sont plus nécessaires.

XIV. L’Écriture sainte est, sans contredit, le miroir de l’âme ; quiconque se nourrit de sa lecture, et profite de ce qu’il y voit, connaît la beauté de ses mœurs ou en découvre la laideur, en sorte qu’il peut accroître l’une et diminuer l’autre. C’est ce miroir que saint Grégoire, dans son Traité des Morales, livre second, nous rappelle dans le passage où il dit : « L’Écriture sainte est pour les yeux de l’âme un miroir qui nous est présenté, afin que nous voyions notre visage intérieur. C’est là, en effet, que nous connaissons nos actions honteuses, là que nous envisageons nos bonnes actions, là que nous jugeons ce que nous avons fait de progrès, et combien nous sommes éloignés d’en avoir fait. » Or celui qui regarde l’Écriture, sans la comprendre, est comme un aveugle qui aurait un miroir sous les yeux. II ne peut y voir ce qu’il est, ni y chercher les lumières qu’elle renferme. Il est devant l’Écriture, faute d’en savoir profiter, comme serait un âne devant une lyre. C’est un affamé auquel est servi un pain dont il ne sait pas manger. Incapable de pénétrer par lui-même le sens de la parole de Dieu, et n’ayant personne pour lui en préparer l’intelligence par ses instructions, il est pourvu d’une nourriture qui lui est absolument inutile.

Aussi l’Apôtre dit-il, nous engageant tous en général à l’étude de l’Écriture sainte : « Tout ce qui est écrit a été écrit pour notre instruction ; en sorte que les Écritures nous donnent patience, consolation, espoir. » Et ailleurs : « Remplissez-vous de l’Esprit-Saint, en vous entretenant vous-même dans les psaumes, les hymnes et les cantiques spirituels. » Or, c’est s’entretenir soi-même, que de comprendre ce que l’on dit et de savoir tirer le fruit de ses paroles. Le même apôtre dit à Timothée : « En attendant que je vienne, appliquez-vous à la lecture, à l’exhortation, à l’instruction. • Et ailleurs : « Quant à vous, demeurez ferme dans les choses que vous avez apprises et qui vous ont été confiées ; sachant de qui vous les avez apprises, et que vous avez été nourri, dès votre enfance, dans les lettres saintes qui peuvent vous instruire pour le salut, par la foi qui est en Jésus-Christ. Toute Écriture inspirée de l’Esprit-Saint est utile pour instruire, pour reprendre, pour corriger, pour s’élever dans la voie de la justice, eu sorte que l’homme de Dieu soit parfait, étant formé à toute espèce de bonnes œuvres. » Et dans sa lettre aux Corinthiens, il les invite à se pénétrer de l’intelligence de l’Écriture sainte, afin de pouvoir expliquer les passages qui seraient cités devant eux : « Attachez-vous, dit-il, à la charité ; cherchez à gagner les dons spirituels, surtout le don des prophéties ; car celui qui parle de la langue parle non pour les hommes, mais pour Dieu, tandis que celui qui prophétise édifie l’Église. C’est pourquoi celui qui parle de la langue demande qu’elle soit entendue. Je prierai en esprit, je prierai aussi de façon à être entendu. Je chanterai en esprit, je chanterai aussi de façon à être entendu. LETTRES D’ABÊLARD ET D’HÉLOtSE.

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Au surplus, si vous bénissez en esprit, qui pourra prendre le rôle du peuple ? Comment répondra-t-il amen à votre bénédiction, s’il ne sait ce que vous dites ? Votre action de grâces est bonne, mais nul n’en est édifié. Je rends grâces à Dieu de ce que je parle une langue que vous entendez tous, mais j’aimerais mieux, quant à moi, dire dans l’église cinq paroles intelligibles qui instruiraient les autres, que dix mille dans une langue étrangère. Mes frères, ne soyez pas enfants par l’intelligence, 6oyez enfants par la méchanceté ; par l’intelligence soyez parfaits. »

Parler une langue c’est former des sons, et non pas en donner l’intelli- gence aux autres. Prophétiser ou interpréter, c’est, à l’exemple des prophètes qu’on appelle voyants, c’est-à-dire intelligents, comprendre ce que l’on dit et en donner l’explication. Celui-là prie ou chante de cœur seulement, qui forme des mots, et en profère le bruit sans y appliquer son intelligence. Ainsi, lorsque c’est la bouche qui prie en nous, c’est-à-dire lorsque nous nous bornons à articuler des sons par le souffle de la prononciation, sans que le cœur conçoive ce qu’émettent les lèvres, notre âme n’en reçoit pas l’im- pression nécessaire pour que la prière nous élève, ’par l’intelligence des paroles émises, à l’amour de Dieu. C’est pour cette raison que l’Apôtre nous recommande de nous attacher à ce que nous disons, eu sorte que nous ne sachions pas seulement proférer des mots, comme beaucoup d’autres, mais que nous en ayons pleinement l’intelligence ; autrement, il le déclare, prière et chant seraient sans profit. Saint Benoit était aussi de cet avis : « Appli- quons-nous à chanter, dit-il, de façon que votre âme soit en harmonie avec votre voix. » C’est aussi le précepte du Psalmiste : c Chantez avec intelli- gence. » Il veut qu’à l’expression des mots l’assaisonnement de l’intelligence, qui donne le goût, ne manque pas, et que nous puissions en toute sincérité dire au Seigneur : « Que vos paroles sont douces à mon gosier ! » Et ail- leurs : « Ce n’est pas avec des flûtes que l’homme se rendra agréable à Dieu, » La flûte, en effet, émet des sons qui charment les sens, mais qui ne pénètrent pas dans l’intelligence ; aussi dit-on que ceux-là jouent bien de la flûte, mais ne sont pas agréables au Seigneur, qui se plaisent à produire des sons mélodieux, sans que l’intelligence en soit édifiée. Et comment, dit l’A- pôtre, commenta la bénédiction, dans les cérémonies de l’église, répondra- ton amen, si la formule de la bénédiction n’est pas comprise, si l’on ne sait si ce que demande la prière est bon ou non ? Ainsi voyons-nous souvent dans les églises des gens simples et ignorants faire, faute de savoir, des prières qui leur sont plus nuisibles qu’utiles. Quand* on dit par exemple : Ut sic transeamus per bona temporalia, ut non amittamus œterna, etc., il en est que l’affinité des mots presque semblables induit en erreur, et qui disent : Ut nos amittamus œterna, ou encore : Ut non admittamus œterna. C’est ce danger que l’Apôtre veut prévenir, quand il dit : i Au surplus) si vous bé- nissez en esprit, » c’est-à-dire si vous vous bornez à émettre des lèvres les mots de la bénédiction, sans prendre la peine d’en faire arriver le sens à 1£TTRES D’ABÉLARD ET D’HÉLOlSE.

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l’intelligence de l’auditeur, « qui prendra le rôle du peuple ? » c’est-à-dire qui parmi les assistants, dont le rôle est de répondre, se chargera de répondre pour le peuple, qui ne peut pas, qui ne doit pas le faire ? Comment dira-t-il amen, ne sachant si c’est daus une bénédiction ou dans une malédiction que vous l’engagez ? Enfin, comment ceux qui ne comprennent pas les Écritures pourront-ils se permettre des discours édifiants, exposer, interpréter la règle, ou en corriger les abus ?

Aussi ne sommes-nous pas peu étonnés, —c’est une inspiration du démon, — qu’il ne se fasse dans les monastères aucune étude pour l’intelligence des Écritures, qu’on s’occupe d’exercer au chant et à la prononciation des mots, et point d’en donner la compréhension ; comme, si pour la brebis, bêler était plus utile que paître. L’intelligence de la divine Écriture est l’ali- ment et la nourriture spirituelle de l’àme. C’est ainsi que le Seigneur, desti- nant Ézéchiel à la prédication, le nourrit d’un livre qui coula aussitôt de ses lèvres comme un doux miel. Nourriture dont il est écrit dans Jérémie : « Les enfants ont demandé du pain, et il ne s’est trouvé personne pour le leur rompre. » Car c’est rompre le pain aux enfants que de donner anx simples l’intelligence des lettres. Et ces enfants qui demandent du pain sont ceux qui désirent nourrir leur âme de l’intelligence de l’Écriture, ainsi que le dit ailleurs le Seigneur : « J’enverrai la faim sur la terre, non pas une faim de pain ni une soif d’eau, mais la faim d’entendre la parole de Dieu. »

Le démon, au contraire, a envoyé dans les cloîtres des monastères la faim et la soif d’entendre les paroles des hommes et les bruits du monde, en sorte qu’occupés d’un vain partage, nous repoussions la parole divine qui, faute des doux assaisonnements de l’intelligence, nous paraît sans goût. C’est de là que David disait, ainsi que je l’ai rapporté plus haut : « Que ces paroles sont douces à mou gosier ! elles sont plus douces que le miel à mes lèvres. » Et il explique aussitôt en quoi consiste cette douceur : « Vos préceptes m’ont donné l’intelligence ; » c’est-à-dire : « C’est par vos préceptes et non par ceux des hommes que j’ai reçu l’intelligence ; ce sont eux qui m’ont instruit et éclairé, i Quelle est l’utilité de cette intelligence, il n’oublie pas de la montrer. « C’est pour cela, ajoute-t-il, que j’ai haï toutes les voies d’ini- quité. J) 11 est, eu effet, beaucoup de voies d’iniquité si manifestement ou- vertes, qu’il est difficile que tout le monde n’en vienne pas à les haïr ou les mépriser ; mais ce n’est que par l’intelligence de la parole divine que nous pouvons connaître toutes celles qui existent, et les éviter. C’est de là que David dit encore : « J’ai caché mes paroles dans mon coeuf, afin de ne pas vous offenser. » Elles sont cachées dans notre cœur plutôt qu’elles ne ré- sonnent sur nos lèvres, lorsque la méditation en a fixé l’intelligence* Ainsi moins nous nous appliquons à cette intelligence, moins nous connaissons* moins nous évitons les voies d’iniquité, et moins nous pouvons nous pré- munir contre le péché. LETTRES D’ABÉLARD ET D’HÉLOlSE.

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Cette négligence est d’autant plus coupable chez des moines qui aspirent à la perfection, que la science leur est plus facile, grâce à l’abondance des livres saints dont ils sont pourvus, et aux loisirs dont ils jouissent. Aussi, dans les Vies des Pères, l’auguste vieillard accusait-il vivement ceux qui se glorifient de la multitude des livres qu’ils possèdent et qui ne prennent aucun soin de les lire. « Les prophètes ont écrit des livres, dit-il ; nos pè- res, qui sont venus ensuile, ont beaucoup travaillé sur ces livres, leurs successeurs en ont rempli leur mémoire ; puis est venue cette génération, la nôtre, qui les transmet sur des parchemins et des peaux, mais qui les laisse reposer dans les vitrines des bibliothèques ! » C’est pour cela que l’abbé Palladius aussi nous engage vivement à apprendre et à enseigner, c II faut qu’une âme qui veut vivre selon la volonté de Jésus-Christ, dit-il, apprenne sérieusement ce qu’elle ignore, ou enseigne clairement ce qu’elle sait. » Or, si elle ne sait ni l’une ni l’autre de ces choses, le pouvant, mais ne le vou- lant pas, c’est qu’elle est atteinte de folie. En effet, le premier principe de l’éloiguement de Dieu, c’est le manque de goût pour sa doctrine. Et com- ment peut-on l’aimer, quand on ne désire pas ce dont l’âme a toujours besoin ?

Aussi saint Athanase, dans son Exhortation aux moines, leur recom- mande-t-il le soin de la lecture et de l’étude jusqu’à leur permettre, pour s’y livrer, d’interrompre l’exercice de la prière. « Je vais, dit-il, tracer le chemin de notre vie. D’abord l’abstinence, le jeûne, la prière et la lecture assidues, ou, pour ceux qui ne seraient pas encore versés dans les lettres, le soin d’écouter, inspiré par le besoin d’apprendre ; voilà pour les nouveau- nés encore nourris à la mamelle, si je puis ainsi dire, les premiers éléments de la connaissance de Dieu. » Et après quelques explications : « Il faut, ajoute-l-il, incessamment prier : d’une prière à l’autre, qu’il y ait à peine l’intervalle d’un moment. Il ne doit y avoir d’interruption, dit-il ensuite, que pour la lecture. »

Saint Pierre ne dit pas autrement : « Soyez toujours prêts à rendre rai- son de votre foi et de vos espérances à qui vous interroge. » Et saint Paul : « Nous ne cessons de prier pour vous, afin que vous soyez remplis de la connaissance de Dieu en sagesse et en intelligence spirituelle. » Et encore : f Que la parole de Jésus-Christ demeure en vous avec la plénitude de sa sagesse. » Dans l’Ancien Testament, la loi recommande aussi aux hommes de s’instruire des préceptes sacrés. « Heureux l’homme, dit David, qui ne s’est pas laissé aller au conseil des impies, qui ne s’est pas arrêté dans la voie des pécheurs, qui ne s’est pas assis dans les chaires de pestilence, mais dont la volonté repose sur la loi du Seigneur. » Dieu lui-même dit à Jésus-Christ : « Ce livre ne sortira pas de vos mains, et vous le méditerez jour et nuit. »

Parmi les occupations du monastère s’introduisent souvent les mauvaises pensées, dont la pente est glissante ; et bien que notre application tienne

23 LETTRES D’ABÉLARD ET D’HÉLOlSE.

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notre esprit tendu vers Dieu, l’idée des choses du siècle a toujours prise sur nous et nous agite. Que si celui qui se livre avec zèle aux exercices reli- gieux est expose à ces tentations, comment celui qui ne fait rien y échap- pera-t-il ? Le pape saint Grégoire, dans son dix-neuvième livre des Morales, dit : « Nous gémissons de voir déjà arrivé le temps où nous trouvons dans l’Église tant de prélats qui ne veulent pas exécuter ce qu’ils comprennent, ou qui dédaignent même de connaître et de comprendre la parole divine. Car ils détournent leurs oreilles de la vérité pour écouter des fables ; ils cherchent tout ce qui est de ce monde, non ce qui est de Jésus-Christ. Par- tout on trouve les écrits qui renferment la parole de Dieu, partout on peut les lire. Mais les hommes dédaignent de les connaître, et nul, pour ainsi dire, ne cherche à savoir ce qu’il croit. »

Cependant la règle de chaque monastère et les exemples des saints Pères nous y exhortent. Saint Benoît ne donne aucun précepte sur rensei- gnement ou l’étude du chant, et il en donne un grand nombre sur la lecture ; il fixe même exactement les moments de lire comme ceux de travailler ; il règle si bien l’enseignement de la pictée et de la composition, que, parmi les objets nécessaires que les moines ont le droit d’attendre de l’abbé, il n’ou- blie ni le papier ni les plumes. Bien plus il prescrit, entré autres choses, au commencement du Carême, que tous les moines reçoivent un certain nom- bre de livres de la bibliothèque pour les lire à la suite et d’un bout à l’autre. Or, quoi de plus ridicule que de donner du temps à la lecture et de ne pas prendre le soin de comprendre ce qu’on lit ? On connaît le proverbe du Sage : « Lire sans entendre, c’est perdre son temps. » C’est à un tel lecteur qu’on -peut appliquer avec justesse ce mot du philosophe : « Un âne devant une lyre. » C’est, en effet, un âne devant une lyre qu’un lecteur qui tient un livre et qui n’en compreud pas le sens. Mieux vaudrait, pour ceux qui lisent ainsi, porter leur effort sur quelque chose d’utile, que de perdre leur temps à regarder des lettres et à tourner des feuillets. Ces sortes de lecteurs accom- plissent bien la prophétie d’Isaïe : « Toutes les visions des prophètes vous seront comme les caractères d’un livre fermé qn’on donnerait à un homme qui sait lire en lui disant : « lisez ce livre, et il répondra : « je ne puis, ce livre est fermé ; » alors on donnera le livre à un homme qui ne sait pas lire, eu lui disant : « lisez, » et il répondra : « je ne sais pas lire. » C’est pourquoi le Seigneur a dit : « Ce peuple s’approche de moi, mais seulement de bouche ; il me glorifie, mais seulement des lèvres ; quant à son cœur, il est éloigné de moi * il ne me craint que parc ï que les hommes l’ordonnent cl renseignent ainsi. Voici donc que je frapperai ce peuple d’admiration et d’étonncnient en accomplissant un grand prodige : la sagesse de ses sages périra, et l’entendement de ses habiles sera obscurci. »

On dit dans les cloîtres que ceux-là connaissent les lettres qui savent les prononcer. Pour ce qui est de l’intelligence, ils avouent qu’ils ignorent la loi ; et le livre qu’on leur doune est pour eux un livre fermé, comme pour LETTRES D’ABÉLARD ET D’HÉLOlSE.

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ceux qu’ils appellent illettrés. Eh bieu, ce sont ceux-là que le Seigneur accuse de s’approcher de lui de la bouche seulement et des lèvres, puisqu’ils ne peuvent comprendre les mots qu’ils savent, tant bien que mal, pronon- cer. Étrangers à la science des révélations divines, ils suivent plutôt, dans leur obéissance, la coutume des hommes que l’utilité de l’Écriture. C’est pour cela que le Seigneur menace d’aveugler ceux qui parmi eux passent pour sages et siègent comme docteurs.

Le grand docteur de l’Église, l’honneur de la vie monastique, saint Jérô- me, nous exhorte à l’amour des livres, quand il dit : « Aimez la science des lettres : c’est le moyen de ne pas aimer les péchés de la chair. » Combien il leur a consacré lui-même de temps et de peine, son témoignage nous l’ap- prend. Entre autres révélations qu’il nous fajt sur ses propres études, sans doute pour que son exemple nous serve de leçon, il dit, en certain pas- sage, à Pammachius et à Oceanus : « Quand j’étais jeune, j’étais dévoré d’une ardeur d’apprendre extraordinaire. Et je n’ai pas fait moi-même mon édu- cation, suivant les présomptueuses prétentions de quelques-uns : j’ai suivi les leçons d’Apollinaire à Antioche, je me suis attaché à lui, et il m’ins- truisait dans les saintes Écritures. Déjà des cheveux blancs parsemaient ma tête, et le rôle de maître me convenait mieux que celui de disciple : j’allai néanmoins à Alexandrie, je suivis les leçons de Didyme, et je lui rends grâ- ces de m’avoir appris bien des choses que j’ignorais encore. On croyait que j’en avais fini d’apprendre. Je retournai à Jérusalem et à Bethléem pour assister (au prix de quel travail et de quelles dépenses !) aux cours du doc- teur hébreu Barannias ; il les faisait la nuit, car il craignait les Juifs, et il se montrait pour moi comme un autre Nicodème. » 11 avait, sans doute, gravé dans la mémoire ce qu’il avait lu dans l’Ecclésiaste : c Mon fils, com- mencez à vous instruire dès votre jeunesse, et jusqu’en vos vieux ans vous trouverez la sagesse. » Et ce n’étaient pas seulement les paroles de l’Écriture, c’étaient aussi les exemples des saints Pères qui l’avaient instruit ; car par- mi les éloges qu’il donne à cet excellent monastère, il ajoute ceci au sujet de l’étude particulière qu’on y faisait des saintes Écritures : i Nous n’avons jamais vu tant d’application à la méditation, à l’intelligence, à l’étude des divines Écritures ; on aurait pris les moines pour autant d’orateurs appelés à l’enseignement de la sagesse divine. »

Saint Bède aussi, reçu fort jeune dans un monastère, disait, ainsi qu’il le rapporte dans son histoire d’Angleterre : c Pendant tout le temps de ma vie que j’ai passé dans le même monastère, je me suis livré à la méditation de l’Écriture, et dans les intervalles de loisir que me laissaient l’observance de la règle et le soin quotidien de chanter à l’église, j’ai fait mes délices d’apprendre, d’enseigner ou d’écrire. »

Aujourd’hui, ceux qui sont élevés dans les monastères se complaisent dans une telle ignorance, que, se bornant à émettre des sons, ils ne prennent aucun souci de comprendre ; ce n’est pas leur cœur, c’est leur LETTRES D’ABÉLARD ET D’HÉLOlSE.

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langue qu’ils s’attachent à former. C’est à eux que s’adresse clairement Salomon dans ses Proverbes, lorsqu’il dit : « Le cœur ’du sage cherche la science, et la bouche de l’insensé se repaît d’ignorance ; i cela, sans doute, quand il se plaît ù répéter des paroles qu’il ne comprend pas : « Et certes, ils doivent d’autant moins aimer Dieu et s’enflammer pour lui, qu’ils sont plus éloignés de le comprendre et d’entendre l’Écriture qui nous le fait comprendre. »

Deux causes particulièrement ont, selon nous, contribué à cette igno- rance : d’abord l’envie des frères laïques ou convers, et même des supé- rieurs ; ensuite le vain partage et l’oisiveté que nous voyons aujourd’hui régner dans la plupart des monastères. Dans leur désir de nous attacher avec eux aux choses de la terre plutôt qu’aux choses du ciel, ces moines ressemblent aux Philistins qui persécutaient Isaac, tandis qu’il creusait des puits, et qui comblaient ces puits avec de la terre pour l’empêcher d’avoir de l’eau. C’est ce que saint Grégoire définit dans son seizième livre des Morales, lorsqu’il dit : « Souvent, tandis que nous nous appliquons aux saintes Écritures, nous avons à lutter contre les embûches des esprits malins, qui jettent dans nos yeux la poussière des pensées de la terre et les fermeut à la lumière de la vue intérieure. » Ce que le Psalmiste n’avait que trop éprouvé, quand il disait : « Éloignez-vous de moi, esprits méchants, et je scruterai les commandements de mon Dieu : » faisant entendre par là clai- rement qu’il ne pouvait scruter les commandements de Dieu, tandis que son esprit était en lutte^avec les embûches des malins esprits.

C’est ce que marque aussi dans l’œuvre d’Isaac la méchanceté des Philis- tins, qui remplissaient de terre les fossés qu’il avait creusés. En effet, nous creusons des puits, lorsque nous pénétrons dans les profondeurs du sens des divines Écritures, et les Philistins les comblent secrètement, quand, parmi nos méditations profondes, ils nous suggèrent les pensées terrestres de l’es- prit du mal, et nous ferment, pour ainsi dire, les sources de la science divine que nous avons découvertes. Et comme personne ne peut triompher de tels ennemis par sa propre vertu, il est dit par Éliphas : < Le Tout-Puissant sera contre vos ennemis, et vous amasserez des trésors, n C’est comme s’il était dit : tandis que le Seigneur, par sa puissance, éloignera de vous les malins esprits, le trésor de la divine parole s’augmentera en vous. Il avait lu, sans doute, les homélies sur la Genèse du grand philosophe des chrétiens, d’Ori- gène, et il y avait puisé ce qu’il nous dit de ces puits. Car non-seulement c’était un foreur ardent des puits spirituels, non-seulement il nous engageait à venir boire de leur eau ; mais il nous exhortait à forer des puits nous- mêmes, ainsi qu’il le dit dans le développement de sa douzième Homélie : « Essayons de faire ce que la sagesse nous enseigne en disant : buvez de l’eau de vos fontaines et de vos puits, et ayez une fontaine à vous. » Et vous aussi, mon cher auditeur, tâchez d’avoir un puits, une source à vous, afin que, lorsque vous aurez pris un livre des saintes Écritures, vous puissiez LETTRES D’ABÉLARD ET D’HÉLOlSE.

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vous-même en interpréter le sens, conformément aux leçons que tous avez reçues dans l’Église. Tâchez, vous aussi, d’étancher votre soif à la source de votre esprit. Vous avez en vous un fonds d’eau vive, une source intarissable, un courant d’intelligence et de raison : ne les laissez pas combler par la terre et les pierres. Creusez votre terrain d’une main ferme, nettoycz-le, c’est-à- dire cultivez votre esprit, écartez-en la mollesse et l’engourdissement. Écoutez ce que dit l’Écriture : « Piquez votre œil et il en sortira des lar- mes ; piquez votre cœur, et il en sortira de l’intelligence. » Purifiez donc votre esprit, afin d’arriver à boire de l’eau vive de Jésus, et si vous la gardez fidèlement, elle deviendra pour vous une source jaillissante dans h vie éter- nelle, i Et encore, dans l’Homélie suivante sur les puits d’Isaac. « Ces puits, dit-il, qui avaient été comblés par les Philistins, ceux-là les comblent évi- demment qui ferment l’intelligence spirituelle, en sorte qu’ils n’y boivent pas eux-mêmes et qu’ils ne permettent pas aux autres d’y boire. Écoutez plutôt le Seigneur : t Malheur à vous, scribes et pharisiens qui avez perdu la clef de la science, qui n’êtes pas entrés vous-mêmes et qui n’avez pas laissé entrer ceux qui le voulaient I »

Pour nous, ne nous lassons pas de creuser des puits d’eau vive, approfon- dissons les anciens, creusons-en de nouveaux, prenons pour modèle ce scribe de l’Évangile dont le Seigneur a dit «t qu’il tira de son trésor des pièces de monnaie anciennes et nouvelles. » Et encore : imitons Isaac, et creusons avec lui des puits d’eau vive : les Philistins, dussent-ils s’y opposer et nous cher- cher querelle, n’en persévérons pas moins à creuser des puits avec lui, afin qu’il nous soit dit, à nous aussi : « buvez de l’eau de vos vases et de vos puits. » Creusons jusqu’à ce que l’eau déborde dans nos places publiques. Que la science des divines Écritures ne donne pas seulement satisfaction à nos pro- pres besoins ; éclairons les autres, apprenons-leur à boire. Que les hommes boivent et les animaux aussi, suivant cette parole du Prophète : « Seigneur, vous sauverez les hommes et les bêtes de somme. » Et quelques lignes plus bas : c Celui qui est Philistin et qui n’a que le goût de la scieuce terrestre ’ ne saurait pas plus trouver de l’eau dans le monde entier, que trouver le sens intelligent des choses ? »

A quoi bon la science, pour n’en pas faire usage ? À quoi bon la parole, pour ne s’en point servir ? C’est ressembler aux enfants d’Isaac qui creusaient partout des puits d’eau vi\e. Qu’il n’en soit pas ainsi de vous. Fuyez tout vain partage, et que celles d’entre vous auxquelles est échue la grâce d’ap- prendre s’attachent à s’instruire des choses de Dieu, ainsi qu’il est écrit du saint homme : « Sa volonté repose sur la loi de Dieu, et il méditera sur la loi nuit et jour. » Pour prouver l’utilité de celte étude assidue de la loi du Seigneur, il est dit ensuite : « Et il sera comme un arbre planté au bord d’un ruisseau. » En effet, ce qui n’est point arrosé par les eaux de la divine parole est comme un arbre sec et stérile, tandis qu’il est écrit de la sainte Ecriture : « Il coulera de son sein des fleuves d’eau vive, » LETTRES D’ABÉLARD ET D’HÉLOlSE.

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Ce sont ces fleuves que l’Épouse, dans le Cantique des cantiques, célèbre à la louange de l’Époux, quand elle dit : « Ses yeux sont comme des colom- bes sur le bord des ruisseaux, des colombes qui se baignent dans le lait et qui séjournent près des fleuves au large cours. » Et vous aussi, vous baignant dans ce lait, c’est-à-dire resplendissant du pur éclat de la chasteté, demeures comme les colombes auprès des fleuves, afin qu’y buvant à longs traits la sagesse, vous puissiez non-seulement apprendre, mais enseigner, et indi- quer la route aux autres du regard, voir le divin Époux et le montrer.

Nous savons qu’au sujet de l’Épouse qui mérita l’honneur singulier de concevoir l’Époux par l’oreille du cœur, il est écrit : « Marie conservait tou- tes ces paroles et les amassait dans son cœur. » Cette Mère du Verbe éternel avait donc, non sur les lèvres, mais dans le cœur, les paroles divines, et elle les gardait précieusement, méditant chacune d’elles avec zèle, les rappro- chant les unes des autres, étudiant leur harmonie. Suivant le’mystère de la loi, elle savait que tout animal est impur, sauf celui qui rumine et qui a la corne fendue. En effet, il n’y a d’âme pure que celle qui rumine autant qu’elle en est capable, par la méditation, les divins préceptes, et qui appli- que son discernement à les suivre, en sorte que non-seulement elle fasse le bien, mais qu’elle le fasse bien, c’est-à-dire avec une intention droite. Quant à la corne du pied fendue, c’est le discernement dont il est écrit : « Si vous offrez justement, mais que vous ne partagiez pas de même, vous péchez. •

« Celui qui m’aime, dit la Vérité, conservera ma parole. » Or, qui pourra garder par l’obéissance les paroles ou les enseignements du Seigneur, s’il n’a commencé par les comprendre ? On n’a de zèle pour exécuter, que lorsqu’on a été attentif à écouter, ainsi qu’il est écrit de cette sainte femme qui, dédai- gnant tout le reste, s’assit aux pieds du Seigneur, pour entendre sa parole, fans doute avec les oreilles de cette intelligence qu’il demande lui-même, quand il dit : • Que celui-là écoute, qui a des oreilles pour écouter. »

Que si vous ne pouvez être enflammées de la même ferveur de piété, imites du moins, dans l’amour et l’étude des saintes lettres, ces bienheureuses disciples de saint Jérôme, Paule et Jtastochie, à la demande desquelles ce grand docteur a, par tant d’ouvrages, éclairé l’Église.

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