Lettres d’Abélard et d’Héloïse/Tome 1/Lettre septième

Traduction par Victor Cousin.
Texte établi par Octave GréardGarnier frères (tome 1p. 173-237).

LETTRE SEPTIÈME
RÉPONSE D’ABÉLARD À HÉLOÏSE
SOMMAIRE
Abélard, à qui Héloïse, dans sa lettre précédente, avait demandé, tant en son nom qu’au nom de ses compagnes, de leur écrire touchant l’origine de l’ordre des religieuses, répond avec de larges développements à cette lettre et à ce désir. Faisant remonter l’origine de l’ordre à la primitive Église et jusqu’à la sainte association instituée par le Sauveur du monde, il passe en revue ce que Philon le Juif et ce que l’Histoire Tripartite rapportent des premiers ascètes. Partout, dans cette lettre, il exalte le sexe féminin, et il honore de ses louanges la virginité, non-seulement chez les chrétiennes et chez les juives, mais encore chez les femmes du paganisme. Enfin, ce morceau, dans son ensemble, n’est presque qu’un délicat panégyrique du sexe féminin. Abélard s’attache surtout à l’éloge de la virginité, dont il cite de remarquables exemples chez les païens.


Votre pieux zèle, très-chère sœur, m’a interrogé en votre nom et au nom de vos filles spirituelles sur l’ordre auquel vous appartenez ; vous désirez connaître l’origine des congrégations de religieuses : je vais vous répondre en peu de mots et aussi succinctement qu’il sera possible.

I. C’est de Jésus-Christ même que les ordres monastiques d’hommes et de femmes ont reçu la forme parfaite de leur constitution. Avant l’incarnation du Sauveur, il y avait bien eu, tant pour les hommes que pour les femmes, quelques essais de ces sortes d’établissements. Saint Jérôme, en effet, écrit à Eustochie : « Les fils des prophètes que l’Ancien Testament nous représente comme des moines, etc. » Saint Luc aussi rapporte qu’Anne, étant veuve, se consacra au service du temple, qu’elle mérita d’y recevoir le Seigneur, conjointement avec Siméon, et d’être remplie de l’esprit prophétique. Nais ce n’étaient que des ébauches. C’est Jésus-Christ, la fin de la justice et l’accomplissement de tous les biens, venu dans la plénitude des temps pour achever ce qui n’était qu’ébauche et faire connaître ce qui était inconnu, c’est lui qui, de même qu’il était venu pour racheter les deux sexes, a daigné les rassembler l’un et l’autre dans le véritable couvent de ses fidèles ; sanctionnant ainsi, pour les hommes et pour les femmes, le principe de la profession religieuse, et leur proposant à tous en exemple la perfection de sa vie.

Nous voyons, en effet, qu’avec les Apôtres et les autres disciples, avec sa Mère, de saintes femmes l’accompagnaient. En renonçant au monde, en faisant le sacrifice de tout bien pour ne posséder que Jésus, ainsi qu’il est écrit : « le Seigneur est un héritage, » elles n’avaient fait, sans doute, qu’accomplir pieusement ce que doivent faire, selon la règle prescrite par le Seigneur, tous ceux qui sortent du siècle pour participer à la communauté de la vie religieuse, « Nul ne peut être mon disciple, est-il dit, à moins de renoncer à tout ce qu’il possède. » Mais avec quel pieux amour ces saintes femmes, ces vraies religieuses ont suivi Jésus-Christ, de quelle grâce il a ensuite comblé leur piété, quels hommages il leur a rendus, ainsi que ses Apôtres, les saintes Écritures le racontent fidèlement.

Nous lisons dans l’Évangile que le Seigneur réprima les murmures du pharisien qui lui avait donné l’hospitalité, et mit au-dessus de son hospitalité l’humble hommage de la femme pécheresse. Nous lisons encore que Lazare, après sa résurrection, mangeant avec les autres convives, Marthe, sa sœur, était seule occupée à servir, et que Marie répandit alors une huile précieuse sur les pieds du Seigneur et les essuya ensuite avec ses cheveux, en sorte que toute la maison fut remplie de l’odeur du parfum ; et que Judas, dans un sentiment de convoitise, s’indigna, ainsi que les autres disciples, en voyant consommer en pure perte une chose d’un si grand prix. Ainsi, tandis que Marthe s’occupait des aliments, Marie préparait des parfums ; l’une pourvoit aux besoins du Seigneur, l’autre, par cette ablution, soulage sa lassitude.

L’Évangile ne nous montre que des femmes servant le Seigneur. Elles avaient consacré tous leurs biens à assurer sa nourriture de chaque jour et pris la charge de lui fournir les choses nécessaires. Lui-même se montrait le plus humble des serviteurs envers ses disciples ; il les servait à table, il leur lavait les pieds, et nous ne voyons pas qu’il ait jamais reçu d’aucun d’eux, ni d’aucun homme, de semblables services. Ce sont des femmes seules, je le répète, qui lui prêtaient leur ministère pour tous les besoins de l’humanité. Marthe a rempli l’un de ces devoirs, Marie l’autre, et Marie, en cela, montrait un dévouement d’autant plus pieux qu’elle avait été auparavant plus coupable.

C’est avec de l’eau mise dans un bassin que le Seigneur remplit envers ses disciples ce devoir d’ablution ; c’est avec les larmes de son cœur, avec les larmes de la componction, non avec une eau extérieure, que Marie l’accomplit envers lui. Le Seigneur essuya avec un linge les pieds des Apôtres, Marie, pour linge, se servit de ses cheveux, et elle y ajouta des onctions d’huiles précieuses, ce que nous ne voyons pas que Jésus-Christ ait jamais fait. Tout le monde sait que, dans sa confiance en la miséricorde du Seigneur, elle ne craignit pas de répandre aussi le parfum sur sa tête ; et ce parfum, elle ne le fit pas couler du vase, mais elle brisa le vase pour le verser, afin de mieux exprimer l’ardeur de son zèle, pensant, sans doute, qu’elle ne pouvait plus conserver pour un autre usage un vase qui avait servi à un tel hommage. Et par cet hommage elle accomplit la prophétie de Daniel, qui avait prédit ce qui devait arriver après l’onction du Saint des saints. Voici, en effet, qu’une femme est venue oindre le Saint des saints, et proclame, par ce fait, qu’il est à la fois et celui en qui elle croit et celui que le prophète avait désigné. Quelle est donc, je le demande, la bonté du Seigneur, ou plutôt quel est le mérite privilégié des femmes, pour que ce soit à des femmes seules qu’il laisse oindre et sa tête et ses pieds ? Oui, quel est le mérite privilégié du sexe le plus faible, pour qu’une femme vienne oindre Celui qui, dès sa conception, était l’oint du Saint-Esprit, consacrer, par ce sacre matériel, dans le Christ souverain, le roi et le pontife, le faire Christ, en un mot, c’est-à-dire oindre son corps matériellement ?

C’est, nous le savons, le patriarche Jacob qui, le premier, oignit une pierre comme image du Seigneur, et, dans la suite, il ne fut permis qu’aux hommes de faire les onctions des rois ou des prêtres et de conférer les autres sacrements, bien que les femmes puissent quelquefois baptiser. Le patriarche avait jadis sanctifié avec l’huile bénite la pierre qui était l’image du temple ; de même, aujourd’hui, c’est l’autel que bénit le prêtre. Les hommes ne consacrent donc que des emblèmes, tandis que la femme, c’est sur la Vérité même qu’elle a opéré, ainsi que la Vérité l’atteste en disant :« Elle a opéré sur moi une bonne œuvre. » C’est d’une femme que le Christ a reçu l’onction, tandis que les chrétiens la reçoivent des hommes : c’est une femme qui a sacré la tête ; les hommes ne sacrent que les membres. »

C’est par effusion et non goutte à goutte qu’on rapporte avec raison qu’elle a répandu le parfum, ainsi que l’Épouse l’avait auparavant chanté dans le Cantique des cantiques : « votre nom est une huile répandue. » Et David a mystérieusement prophétisé cette abondance de parfum qui coula de la tête du Sauveur jusqu’à son vêtement, lorsqu’il dit : « ainsi que le parfum répandu sur la tête d’Aaron, qui couvrit sa barbe et qui descendit jusqu’à son vêtement. »

Saint Jérôme nous rappelle, au sujet du xxvie psaume, que David reçut une triple onction ; tel Jésus-Christ, tels les chrétiens. En effet, les pieds du Seigneur, puis sa tête, ont reçu des parfums de la main d’une femme ; et, après sa mort, Joseph d’Arimathie et Nicodème, selon le récit de saint Jean, ont embaumé son corps avant de l’ensevelir. Les chrétiens aussi reçoivent trois onctions saintes : le baptême, la confirmation et l’extrême-onction. Qu’on juge par là de la dignité de la femme : par elle le Christ vivant a été oint deux fois, aux pieds et à la tête ; d’elle il a reçu l’onction du roi et du prêtre. La myrrhe et l’aloès, qui servent à embaumer les morts, ne font que figurer l’incorruptibilité future du corps de Jésus-Christ, incorruptibilité dont tous les élus jouiront à la résurrection. Mais les premiers parfums employés par la femme marquent la grandeur sans exemple du règne et du sacerdoce de Jésus-Christ ; l’onction de la tête s’applique au premier, celle des pieds au second. Voilà donc qu’il a reçu l’onction royale des mains d’une femme, lui qui s’est refusé à accepter la royauté que lui avaient offerte des hommes, lui qui s’enfuit parce qu’ils voulaient le contraindre à l’accepter ; et c’est comme roi du ciel, non comme roi de la terre, qu’une femme l’a sacré, suivant ce qu’il a dit lui-même : « mon royaume n’est pas de ce monde. »

Les évêques se glorifient, alors qu’aux applaudissements des peuples, ils oignent les rois de la terre, ou que, revêtus d’habits magnifiques et ruisselants d’or, ils consacrent des prêtres mortels, bénissant trop souvent ceux qui sont maudits de Dieu. C’est une humble femme qui, sans changer de vêtement, sans aucun appareil, et au milieu de l’indignation des Apôtres, confère au Christ ces deux sacrements, non par devoir d’état, mais par zèle de dévotion. Ô merveilleuse fermeté de la foi ! ô inappréciable ferveur d’amour « qui croit tout, espère tout et souffre tout ! » Le pharisien murmure de ce qu’une pécheresse oint les pieds du Seigneur ; les Apôtres s’indignent hautement de ce qu’une femme ne craint pas de toucher à sa tête. La foi de la femme demeure inébranlable ; elle a confiance dans la bonté du Seigneur, et l’approbation du Seigneur ne lui fait défaut ni pour l’une ni pour l’autre onction ; il témoigne lui-même combien ces parfums lui ont été agréables, avec quelle reconnaissance il les a reçus, en demandant qu’on lui en réserve et en disant à Judas indigné : « laissez-la m’en conserver pour le jour de ma sépulture. » C’est comme s’il eût dit : ne détournez pas de moi cet hommage tandis que je vis, de peur de m’enlever du même coup les témoignages de sa piété après ma mort.

Il n’est pas douteux, en effet, que ce soient les saintes femmes qui ont préparé les parfums pour embaumer son corps, et Marie se serait moins empressée d’être du nombre, si elle eût alors éprouvé la honte d’un refus. Au contraire, tandis que les disciples s’indignaient de la hardiesse de cette femme et murmuraient contre elle, comme dit saint Marc, après les avoir apaisés par des réponses pleines de douceur, il fit l’éloge de son offrande et voulut que mention en fût insérée dans son Évangile, afin que ce fait fût, avec l’Évangile, répandu par toute la terre, en mémoire et à l’honneur de cette femme qu’ils accusaient de présomption. Et nous ne voyons pas que Dieu ait jamais honoré et sanctionné d’une telle recommandation aucun des hommages qui lui furent rendus.

Il a encore témoigné combien il avait pour agréable la piété des femmes, en préférant à toutes les offrandes du temple l’aumône de la pauvre veuve. Autre exemple : Pierre se fait honneur d’avoir, lui et ses compagnons, tout abandonné pour le Christ. Zachée, ayant reçu le Seigneur, suivant son désir, donna la moitié de son bien aux pauvres et restitua le quadruple à ceux à qui il avait pu faire quelque tort. Beaucoup d’autres ont fait de plus grandes dépenses encore, soit pour le Christ, soit pour l’amour du Christ ; pour lui rendre hommage, ils ont sacrifié, ils ont laissé des choses infiniment plus précieuses. Cependant, ils n’ont pas obtenu du Seigneur les mêmes louanges, les mêmes recommandations que les femmes.

Leur conduite à sa mort prouve clairement quelle avait toujours été la grandeur de leur pieux dévouement. Le chef des Apôtres le reniait ; son bien-aimé s’était enfui, les autres s’étaient dispersés : seules elles demeurèrent intrépides : crainte, douleur, rien ne put les séparer du Christ, pendant sa passion ni au moment de sa mort. En sorte que c’est à elles particulièrement que parait s’appliquer cette parole de l’Apôtre : « qui nous séparera de l’amour du Seigneur ? sera-ce la persécution ou la douleur ? » C’est pourquoi saint Mathieu, après avoir rappelé sa fuite et celle des autres, en disant : « alors tous les disciples l’abandonnèrent et s’enfuirent, » ajoute, au sujet de la fidélité des femmes qui l’assistaient jusque sur la croix, autant qu’on les laissait faire : « il y avait là plusieurs femmes venues de loin, qui avaient suivi Jésus depuis la Galilée, et qui le servaient. » Le même Évangéliste nous les peint inébranlablement attachées à la pierre du tombeau : « Marie-Madeleine et l’autre Marie étaient là, dit-il, assises auprès du tombeau. » Saint Marc dit également en parlant de ces femmes : « il y avait aussi des femmes qui regardaient de loin ; parmi elles étaient Madeleine et Marie, mère de Jacques le Mineur et de Joseph, et Salomé ; elles l’avaient suivi en Galilée, et elles le servaient, ainsi que beaucoup d’autres qui étaient montées avec lui à Jérusalem. » Jean, qui d’abord s’était enfui, raconte qu’il se tint au pied de la croix et assista le crucifié ; mais avant la sienne il fait passer la fermeté des femmes, comme si c’était leur exemple qui eût rappelé et ranimé son courage. « Au pied de la croix se tenaient, dit-il, la mère de Jésus, la sœur de sa mère Marie, femme de Cléophas, et Marie-Madeleine. Quand donc Jésus vit sa mère et son disciple au pied de la croix… »

Cette fermeté des saintes femmes et cette défection des disciples, longtemps auparavant le saint homme Job les avait prophétisées dans la personne de Jésus-Christ, lorsqu’il disait : « mes os se sont attachés à ma peau, mes chairs se sont consumées, et il ne me reste que les lèvres autour des dents. » Dans les os, en effet, qui soutiennent et portent la chair et la peau, réside la force du corps. Or dans le corps de Jésus-Christ, qui est l’Église, il entend par l’os le fondement de la foi chrétienne ou cette ardeur d’amour dont il est dit dans le Cantique : « des torrents d’eau n’ont pu éteindre son amour, » et dont l’Apôtre dit aussi : « elle supporte tout, elle croit tout, elle espère tout, elle souffre tout. » La chair est, dans le corps, la partie intérieure ; la peau, la partie extérieure. Les Apôtres sont occupés à répandre la foi, c’est-à-dire la nourriture de l’âme, et les femmes qui veillent aux besoins du corps sont comparées à la chair et à la peau. Lors donc que les chairs du Seigneur ont été consumées, l’os du Christ s’est attaché à la peau, parce que les Apôtres, scandalisés dans sa passion et désespérés de sa mort, le dévouement des saintes femmes demeura inébranlable et ne quitta point l’os de Jésus-Christ ; parce qu’elles ont persévéré dans la foi, l’espérance et la charité, au point de ne l’abandonner, ni de corps ni d’âme, après sa mort. Naturellement les hommes sont, de corps et d’âme, plus forts que les femmes : d’où, avec raison, la chair qui est plus voisine des os figure la nature de l’homme, tandis que la peau représente la faiblesse de la femme.

D’un autre côté, les Apôtres, dont le devoir est, pour ainsi dire, de mordre les hommes en les reprenant de leurs fautes, sont appelés les dents du Seigneur. Mais il ne leur restait plus que les lèvres, c’est-à-dire des paroles plutôt que des actions ; car, tandis qu’ils désespéraient, ils parlaient de la mort de Jésus-Christ beaucoup plus qu’ils n’agissaient pour Jésus-Christ. Tels étaient assurément ces disciples qui allaient à Emmaüs, s’entretenant de tout ce qui était arrivé, et auxquels il apparut pour les blâmer de ce qu’ils désespéraient. Enfin, Pierre et les autres disciples eurent-ils autre chose que des paroles, quand vint le moment de la passion ? Bien que le Seigneur leur eût prédit lui-même que ce moment serait pour eux un sujet de scandale : « et quand tous seraient scandalisés à cause de vous, dit Pierre, moi je ne le serai jamais ; » et ailleurs : « quand je devrais mourir avec vous, je ne vous renierai pas. Et tous les disciples dirent de même. » Oui, ils le dirent, mais ils ne le firent point. Lui, le premier, le plus grand des Apôtres, qui, en paroles, avait témoigné une telle fermeté qu’il avait dit au Seigneur : « je suis prêt à marcher avec vous en prison, à la mort ; » lui à qui le Seigneur avait alors particulièrement confié son Église, en lui disant : « à vous, enfin converti, d’affermir vos frères dans la foi, » sur un mot d’une servante, il ne craint pas de le renier. Et cela non pas une fois, mais trois, tandis qu’il vivait encore ; et tandis qu’il vivait encore, les autres disciples aussi s’enfuirent en un instant et se dispersèrent, au lieu que, même après sa mort, les femmes ne se séparèrent de lui ni de corps ni d’âme.

Parmi elles, cette bienheureuse pécheresse le cherchant après sa mort et le confessant pour son Dieu, dit : « Ils ont enlevé le Seigneur de son tombeau ; » et ailleurs : « Si vous l’avez enlevé, dites-moi où vous l’avez mis et je l’emporterai. » Les béliers, que dis-je ? les bergers mêmes du troupeau du Seigneur s’enfuient, les brebis demeurent, intrépides. Jésus-Christ reproche à ses Apôtres la faiblesse de la chair, parce que, à l’article de sa passion, ils n’ont pu veiller une heure avec lui ; les femmes, au contraire passèrent la nuit entière au pied du tombeau et méritèrent de voir les premières la gloire de sa résurrection. Dans cette fidélité après sa mort, elles ont prouvé, par des actes et non par des paroles, combien elles l’avaient aimé pendant sa vie. Aussi est-ce à leur sollicitude pour lui pendant sa passion et après sa mort, qu’elles durent de goûter les premières la joie de sa résurrection.

En effet, tandis que, selon saint Jean, Joseph d’Arimathie et Nicodème enveloppaient dans des linges le corps du Seigneur et l’ensevelissaient avec des parfums, Marie-Madeleine et Marie-Joseph, au rapport de saint Marc, remarquaient avec soin l’endroit où il était déposé. Saint Luc fait aussi mention de ce point. « Les femmes qui avaient suivi Jésus depuis la Galilée, dit-il, virent son tombeau et la manière dont le corps avait été déposé ; et, s’en retournant, elles préparèrent des parfums. » Elles ne crurent pas ceux de Nicodème suffisants ; elles voulurent y ajouter les leurs. Le jour du sabbat, elles se tinrent tranquilles et n’exécutèrent pas leur dessein. Mais, selon saint Marc, le jour du sabbat passé, dès le matin, Marie-Madeleine, Marie, mère de Jacques et Salomé, vinrent au tombeau le jour même de la résurrection.

Maintenant que nous avons montré leur pieux zèle, montrons quelle en fut la récompense. D’abord un ange leur apparut pour les consoler, en leur annonçant l’accomplissement de la résurrection ; ensuite elles virent avant tout le monde le Seigneur lui-même et le touchèrent, Marie-Madeleine la première, dont la ferveur était plus ardente ; puis les autres avec elle : je veux dire celles dont il est écrit qu’après l’apparition de l’ange : « Elles sortirent du tombeau et coururent annoncer aux apôtres la résurrection du Seigneur. Et voici que Jésus vint au-devant d’elles, disant : « Je vous salue. » Et elles s’approchèrent de lui, et elles touchèrent ses pieds et elles l’adorèrent. Alors Jésus dit : « Allez et annoncez à mes frères qu’ils aillent en Galilée ; là ils me verront. »

Saint Luc, poursuivant ce récit, ajoute : « C’étaient Madeleine et Jeanne, et Marie, mère de Joseph, et les autres femmes qui étaient avec elles, qui disaient cela aux Apôtres. » Saint Marc ne laisse pas ignorer non plus que ce furent elles que l’ange envoya d’abord porter cette nouvelle aux Apôtres, dans le passage où l’ange, parlant aux femmes, il est écrit : « Il est ressuscité, il n’est plus ici ; mais allez, et dites à ses disciples et à Pierre qu’il les précédera en Galilée. » Le Seigneur lui-même, lorsqu’il apparut pour la première fois à Marie-Madeleine, lui dit : « Allez à mes frères, et dites-leur que je monte vers mon Père, » D’où nous concluons que ces saintes femmes furent, pour ainsi dire, les apôtres des Apôtres, puisque ce sont elles qui furent envoyées par le Seigneur ou par les anges pour porter aux disciples cette grande joie de la résurrection attendue de tous : c’est par elles que les Apôtres apprirent ce qu’ils durent ensuite prêcher dans le monde entier. L’évangéliste a rapporté, en outre, que le Seigneur, après sa résurrection, venant à leur rencontre, les salua ; il voulut, par cette apparition et ce salut, leur montrer combien il avait pour elles de sollicitude et d’amour. Nous ne voyons pas, en effet, qu’il ait jamais employé vis-à-vis de qui que ce soit cette formule : « Je vous salue. » Bien plus, il l’avait interdite à ses disciples, en leur disant : « Vous ne saluerez personne dans le chemin. » Il semble qu’il eût voulu réserver pour les saintes femmes ce privilège, et en faire lui-même l’application lorsqu’il jouirait de la gloire de l’immortalité.

Les Actes des Apôtres, lorsqu’ils rapportent qu’aussitôt après l’ascension de Notre-Seigneur ses disciples revinrent du mont des Oliviers à Jérusalem, et qu’ils décrivent fidèlement le pieux zèle de leur sainte communion, ne passent pas non plus sous silence la fermeté du dévouement des saintes femmes. « Ils étaient tous, est-il dit, persévérant unanimement en prières avec les femmes et Marie, mère de Jésus. »

II. Mais ne parlons plus des femmes juives, qui, converties à la foi, du vivant du Seigneur et par sa parole, ont jeté les bases du genre de vie que vous avez embrassé ; voyons les femmes grecques que, dans la suite, les Apôtres convertirent. Avec quelle attention, avec quelle sollicitude ne les traitèrent-ils pas ! Pour les servir, c’est le glorieux enseigne de la milice chrétienne, c’est Étienne, le premier martyr, qu’ils constituèrent avec quelques autres personnages inspirés de Dieu. D’où il est écrit dans les mêmes Actes : « Le nombre des disciples se multipliant, un murmure s’éleva des Grecs contre les Hébreux, parce que leurs veuves étaient mal traitées dans la répartition des secours de chaque jour. Et les douze Apôtres, ayant convoqué tous leurs disciples, dirent : il n’est pas juste que nous quittions la parole de Dieu pour nous occuper du service des tables. Choisissez donc parmi vous, mes frères, sept hommes d’une réputation sans tache, remplis de sagesse et de l’Esprit-Saint, pour que nous les préposions à ce soin ; quant à nous, nous nous livrerons exclusivement à la prière et au ministère de la parole. Et ce discours plut à toute l’assemblée, et ils choisirent Étienne, qui était plein de foi et de l’Esprit-Saint, avec Philippe, et Prochore, et Nicanor, et Timothée, et Parménas et Nicolas d’Antioche ; ils les amenèrent aux pieds des Apôtres, qui leur imposèrent les mains en priant. » Grande preuve de la continence d’Étienne, que d’avoir été choisi pour veiller aux besoins et aux désirs des saintes femmes ; grande preuve aussi de l’excellence de ce ministère et de ses mérites aux yeux de Dieu comme aux yeux des Apôtres, que cette prière spéciale, cette imposition des mains, par lesquelles les Apôtres semblaient adjurer ceux qu’ils y commettaient de s’en acquitter avec zèle, en leur apportant l’appui de leurs prières et de leurs bénédictions.

Saint Paul ne réclamait-il pas lui-même cette fonction comme la plénitude de son apostolat ? « N’avons-nous pas, dit-il, comme les autres Apôtres, le pouvoir de mener avec nous une femme qui soit notre sœur ? » C’est comme s’il eût dit clairement : Est-ce qu’il ne nous est pas permis d’avoir et de mener avec nous, dans notre prédication, un cortège de saintes femmes comme les Apôtres, aux besoins desquels elles pourvoyaient de leurs biens ? Ce qui a fait dire à saint Augustin, dans son livre du Travail des moines : « Pour cela, ils avaient de saintes femmes, riches des choses de ce monde, qui allaient avec eux, les nourrissaient de leurs biens et ne les laissaient manquer d’aucune des choses nécessaires à la vie ; » et encore : « Que quiconque se refuse à croire que les Apôtres permissent à de saintes femmes de les accompagner partout où ils prêchaient l’Évangile, lise l’Évangile, et il reconnaîtra qu’ils agissaient ainsi à l’exemple du Seigneur ; car il est écrit dans l’Évangile : « Jésus, dès lors, allait dans les villes et les bourgades, annonçant le règne de Dieu, et douze hommes étaient avec lui et aussi quelques femmes, qui avaient été guéries d’esprits immondes et d’infirmités, Marie, surnommée Madeleine, et Jeanne, femme de Cuza, intendant d’Hérode, et Suzanne et beaucoup d’autres, qui l’aidaient de leurs biens. » Ce qui prouve que le Seigneur lui-même, dans sa mission temporelle, a été assisté par des femmes, et qu’elles étaient attachées à lui et aux Apôtres comme des compagnes inséparables. »

Enfin le goût de la vie religieuse s’étant, dès la naissance de l’Église, répandu chez les femmes comme chez les hommes, elles eurent, comme eux, des couvents particuliers. L’Histoire ecclésiastique rapportant l’éloge que Philon, ce juif si éloquent, ne s’est pas borné à faire, mais qu’il a écrit en termes magnifiques, de la grandeur de l’Église d’Alexandrie sous saint Marc, ajoute, au chapitre xvi du IIe livre : « Il y a dans le monde beaucoup d’hommes de cette sorte ; » et quelques lignes après : « dans chacun de ces lieux-là se trouvent des maisons consacrées à la prière, qu’on appelle monastères ; » puis plus bas : « et non seulement ils comprennent les anciens hymnes les plus subtils, mais ils en composent de nouveaux en l’honneur de Dieu, qu’ils chantent en toutes sortes de modes et de mesures, avec une mélodie grave et qui n’est pas sans charme. » Dans le même endroit, après avoir parlé de leur abstinence et des saints offices de leur culte, il ajoute : « Avec les hommes dont je parle il y a aussi des femmes, parmi lesquelles se trouvent nombre de vierges déjà fort âgées qui ont conservé leur pureté sans tache et leur chasteté, non par force, mais par pieux zèle, et qui, dans leur ardeur pour l’étude de la sagesse, se consacrent corps et âme à Dieu, regardant comme indigne de livrer au plaisir un vase préparé pour recevoir la sagesse, et d’enfanter pour la mort quand on aspire au sacré et immortel commerce du Verbe divin et à une postérité qui ne doit point être soumise à la corruption de la nature mortelle. » Le même Philon dit encore, au sujet des congrégations : « Les hommes et les femmes vivent séparément dans les monastères, et ils célèbrent des offices de nuit, comme nous avons coutume de le faire. »

C’est aussi à l’éloge de la philosophie chrétienne, c’est-à-dire de la vie monastique, ce que dit l’Histoire Tripartite au sujet de ce genre de vie embrassé par les femmes comme par les hommes. On y lit, en effet, au chapitre xi du livre Ier : « les chefs de cette éminente philosophie furent, au témoignage de quelques-uns, le prophète Élie et Jean-Baptiste. » Philon le Pythagoricien rapporte de son côté que, de son temps, des Hébreux d’un rare mérite se réunissaient dans une maison de campagne bâtie aux environs de l’étang Maria, sur une colline, et qu’ils philosophaient. Ce qu’il fait connaître de leur demeure, et de leur nourriture et de leurs entretiens est tout à fait conforme à ce que nous voyons aujourd’hui chez les moines d’Égypte. D’après lui, ces hommes ne mangeaient jamais avant le coucher du soleil, s’abstenaient de vin et de viande, vivaient de pain, de sel, d’hysope et d’eau ; et des femmes vierges et déjà parvenues à la vieillesse, qui avaient renoncé d’elles-mêmes au mariage, par amour pour la philosophie, habitaient avec eux.

Tel est encore le témoignage que saint Jérôme, dans son livre des Hommes illustres, au chapitre viii, rend au sujet de saint Marc et de son Église. « Saint Marc, qui, le premier, annonça le Christ à Alexandrie, y fonda, dit-il, une église telle par la pureté de sa doctrine et la chasteté de ses mœurs, qu’elle força tous les sectateurs du Christ à imiter son exemple. Enfin, Philon, le plus éloquent des Juifs, voyant que la première Église d’Alexandrie judaisait encore, écrivit un ouvrage à la louange de sa nation sur la conversion des juifs ; et de même que saint Luc rapporte que les chrétiens de Jérusalem avaient tout en commun, de même il raconte ce qui se passa sous ses yeux dans l’Église d’Alexandrie dirigée par saint Marc. » Saint Jérôme dit encore, chapitre xi : « Philon le Juif, né à Alexandrie d’une famille de prêtres, est mis par nous au rang des écrivains ecclésiastiques, parce que, dans le livre qu’il a composé sur la première Église d’Alexandrie, fondée par l’évangéliste Marc, il s’étend sur l’éloge de nos frères, et fait connaître qu’il y en avait beaucoup d’autres dans un grand nombre de provinces, et que les maisons qu’ils habitaient s’appelaient monastères. »

Il est donc évident que c’est ce genre de société des premiers chrétiens que les moines d’aujourd’hui se proposent pour modèle et cherchent à reproduire, lorsqu’ils se donnent pour règle de ne rien posséder, de n’avoir parmi eux ni riches ni pauvres, de distribuer leur patrimoine aux malheureux, de se livrer à la prière, au chant des psaumes, à la prédication et à la continence ; et tels furent, en effet, au rapport de saint Luc, les premiers croyants de Jérusalem.

III. Feuilletons l’Ancien Testament, et nous y trouverons qu’en tout ce qui concerne Dieu et les actes particuliers de la religion, les femmes n’ont jamais été séparées des hommes. Non-seulement elles chantaient, mais elles composaient même comme eux de divins cantiques ; les saintes Écritures en font foi. En effet, elles ont commencé par chanter en commun avec les hommes le cantique sur la délivrance d’Israël, et, dès ce moment, elles eurent le droit de célébrer les offices divins dans l’église, ainsi qu’il est écrit : « Marie la prophétesse, sœur d’Aaron, prit un tambour dans sa main, et toutes les femmes sortirent derrière elle avec des tambours et en formant des chœurs, après qu’elle eût entonné ce cantique : « Chantons en l’honneur du Seigneur, car sa grandeur a éclaté glorieusement. » Et il n’est pas question, en cet endroit, que Moïse ait fait acte de prophète ; il n’est point dit qu’il ait entonné le cantique avec Marie, ni que des hommes aient pris le tambour et formé des chœurs comme les femmes. Quand donc Marie, entonnant le cantique, est appelée prophétesse, cela veut dire qu’elle a moins entonné ou chanté ce cantique qu’elle ne l’a produit en prophétisant. Si elle est représentée l’entonnant avec les autres, c’est pour montrer l’ordre et l’harmonie qui régnaient dans leurs chants. Quant aux tambours qui accompagnaient les voix et aux chœurs qu’elles formaient, ce n’est pas seulement le signe de la grande piété des femmes, c’est aussi le symbole mystique de la célébration du divin office dans nos communautés monacales. Aussi le Psalmiste nous exhorte-t-il à les imiter : « Louez-le Seigneur, dit-il, avec des tambours et des chœurs, » c’est-à-dire par la mortification de votre corps et par cet accord de charité dont il est écrit : « La multitude des fidèles n’avait qu’un cœur et qu’une âme. » Il n’est pas jusqu’à ce qu’elles ont fait pour chanter le Seigneur qui ne renferme un sens mystique : leur allégresse est une figure de la vie contemplative. En effet, l’âme, en s’attachant aux choses du ciel, abandonne, pour ainsi dire, la tente du terrestre séjour ; et, du fond de sa douce contemplation, elle entonne triomphalement l’hymne spirituel en l’honneur de Dieu.

Nous trouvons encore dans l’Ancien Testament les cantiques de Débora, d’Anne et de Judith la veuve, comme dans l’Évangile celui de Marie, mère du Seigneur. En effet, Anne offrant au tabernacle Samuel, son jeune enfant, donna aux monastères, par cet exemple, le droit de recevoir des enfants. C’est pourquoi Isidore, écrivant à ses frères établis dans le couvent d’Honorat, leur dit, au chapitre cinq de ses instructions : « Que quiconque sera présenté par ses parents dans un monastère sache qu’il doit y rester toujours ; car Anne a présenté son fils Samuel au Seigneur, et il est demeuré fidèle dans le temple aux fonctions auxquelles il avait été attaché, fidèle au service auquel il avait été consacré. » Et il est notoire que les filles d’Aaron participaient, comme leur frère, au service du sanctuaire et au privilège héréditaire de la tribu de Lévi, si bien que le Seigneur assura leur entretien, ainsi qu’il est écrit au livre des Nombres, dans le passage où il dit lui-même à Aaron : « Toutes les prémices du sanctuaire offertes par les enfants d’Israël, je vous les ai données, à vous, à vos fils et à vos frères, pour toujours. » Il ne parait donc pas qu’il ait jamais été fait aucune distinction entre la condition religieuse des hommes et celle des femmes. Loin de là, il est constant que les hommes et les femmes avaient entre eux le lien du nom, puisque nous avons des diaconesses comme des diacres, les deux noms répondant, pour ainsi dire, à la tribu de Lévi et aux Lévites.

Nous trouvons dans le même livre que le vœu si grave et la consécration des Nazaréens étaient également institués pour les deux sexes, selon les paroles que le Seigneur lui-même adresse à Moïse : « Tu parleras aux fils d’Israël et tu leur diras : hommes ou femmes, tous ceux qui auront fait vœu de sanctification et voudront se consacrer au Seigneur, s’abstiendront de vin et de tout ce qui peut enivrer. Ils ne boiront ni vinaigre fait avec le vin ni toute autre boisson faite avec le jus de la vigne. Ils ne mangeront ni raisins nouveaux ni raisins secs, pendant tout le temps de leur consécration. Tout ce qui sort de la vigne, depuis le grain jusqu’au pépin, tout le temps de leur séparation, ils n’en mangeront pas. » — Elles étaient, sans doute, astreintes à ce vœu, les femmes veillant à la porte du temple, et dont Marie transforma les miroirs en un vase où Aaron et ses fils se purifiaient, ainsi qu’il est écrit : « Marie fit placer un vase d’airain dans lequel Aaron et ses fils se purifiaient, et ce vase avait été fait avec les miroirs des femmes qui veillaient à la porte du temple. »

L’ardeur de leur pieux zèle est peinte exactement par ce fait que, le temple fermé, elles restaient au dehors, attachées à la porte, et célébraient les saintes vigiles, passant la nuit en prières, et n’interrompant même pas pendant la nuit le service du Seigneur, tandis que les hommes reposaient. La porte du temple qui est fermée figure heureusement la vie des pénitents qui sont séparés du reste du monde, afin de pouvoir se soumettre aux mortifications d’une pénitence plus rigoureuse ; et telle est particulièrement l’image de la vie monastique, qui n’est qu’un régime de pénitence plus douce. Quant au temple à la porte duquel veillaient les femmes, c’est l’emblème mystique de celui dont parle l’Apôtre en écrivant aux Hébreux : « Nous avons un autel qui ne nourrit point les desservants du tabernacle ; » c’est-à-dire auquel ne sont pas dignes de participer ceux qui s’adonnent voluptueusement aux plaisirs du corps, dans lequel ils servent ici-bas comme dans un camp. La porte du tabernacle est la fin de la vie présente, le moment où l’âme s’échappe de ce corps mortel pour entrer dans l’éternité. À cette porte veillent ceux qui sont inquiets de la sortie de ce monde et de l’entrée dans l’autre, et qui se préparent à cette sortie de la pénitence pour entrer dans l’éternité. C’est au sujet de cette entrée de tous les jours dans la sainte Église et de cette sortie, que David faisait cette prière : « Que le Seigneur veille à votre entrée et à votre sortie. » Et il veille à la fois à notre entrée et à notre sortie, lorsque, au sortir de cette vie, si nous sommes purifiés par la pénitence, il nous reçoit aussi dans l’autre. C’est avec raison qu’il nomme l’entrée avant la sortie, considérant moins l’ordre que l’importance des choses ; en effet, on ne sort de cette vie qu’avec douleur, tandis qu’on entre dans l’autre avec allégresse. Quant aux miroirs des femmes, ils sont les œuvres extérieures dans lesquelles on voit la laideur et la beauté de l’âme, comme on juge par un miroir matériel de la nature du visage. De ces miroirs on fait un vase dans lequel se purifient Aaron et ses fils, en ce sens que les œuvres des saintes femmes, l’inébranlable fermeté du sexe faible dans le service de Dieu, condamnent la mollesse des pontifes et des prêtres, et leur arrachent des larmes de componction ; en ce sens que, s’ils prennent soin de ces femmes, comme ils le doivent, les bonnes œuvres qu’elles accomplissent préparent aux fautes qu’ils ont commises le pardon qui les purifie. C’est de ces miroirs que saint Grégoire se faisait un vase de componction, alors qu’admirant la vertu des saintes femmes et les triomphes du sexe faible dans le martyre, il s’écriait en soupirant : « Que diront ces barbares, en voyant de tendres jeunes filles supporter de tels tourments pour le Christ, un sexe si délicat sortir victorieux d’une telle lutte ? Car les femmes ont remporté souvent la double couronne de la virginité et du martyre. »

À ces femmes qui veillaient à la porte du temple, et qui, comme des Nazaréennes, avaient consacré au Seigneur leur virginité, je ne doute nullement qu’il faille joindre Anne, cette sainte qui mérita, conjointement avec Siméon, de recevoir dans le temple le véritable Nazaréen de Dieu, Jésus-Christ, d’être saisie d’un esprit plus que prophétique à la même heure que Siméon, de saluer le Sauveur, de faire connaître sa venue et de l’annoncer publiquement. C’est son éloge que développe l’Évangéliste, lorsqu’il dit : « Et il y avait une prophétesse nommée Anne, fille de Phanuel, de la tribu d’Aser ; elle était fort avancée en âge, et elle n’avait vécu que sept ans avec son mari, qui l’avait épousée vierge ; et elle avait gardé le veuvage jusqu’à l’âge de quatre-vingt-quatre ans, ne quittant pas le temple, jeûnant, priant, et ne cessant nuit et jour de servir Dieu. Étant donc survenue en cet instant, elle annonçait la venue du Seigneur et en parlait à tous ceux qui attendaient la rédemption de Jérusalem. »

Observez tout ce que dit l’Évangéliste ; voyez quel zèle il déploie dans l’éloge de cette veuve et combien il exalte sa sainteté. Il parle du don de prophétie dont elle jouissait depuis longtemps, de son père, de sa tribu, des sept années qu’elle avait vécu avec son mari, de son long veuvage consacré au Seigneur, de son assiduité au temple, de ses jeûnes, de ses prières incessantes, des actions de grâce par lesquelles elle confessait la gloire de Dieu, de sa prophétie publique sur la promesse et la naissance du Sauveur. Et le même Évangéliste, en parlant plus haut de Siméon, avait célébré en lui le don de vertu, mais non le don de prophétie ; il ne dit point qu’il eût poussé si loin la continence, l’abstinence, la sollicitude du service divin ; il n’ajoute point qu’il eût annoncé le Seigneur à personne.

Cette vie de pieux zèle et de dévouement me parait être aussi le partage de ces veuves dont parle l’Apôtre dans sa lettre à Timothée : « Honorez les veuves qui sont vraiment veuves, » dit-il ; et encore : « Que celle qui est vraiment veuve et abandonnée espère en Dieu, qu’elle persévère nuit et jour dans la prière, et cela surtout pour qu’elle demeure sans tache ; » et encore : « Si quelque fidèle a des veuves, qu’il les secoure ; que l’Église n’en soit pas chargée, afin qu’elle puisse subvenir aux besoins des véritables veuves. » Or, il appelle véritables veuves celles qui n’ont pas déshonoré leur veuvage par un second mariage et qui, persévérant dans cet état par esprit de piété, non par nécessité, se sont consacrées au Seigneur. Il les appelle abandonnées, parce qu’elles ont renoncé à tout, ne se sont réservé aucune consolation sur la terre et n’ont personne pour prendre soin d’elles. Ce sont celles-là qu’il ordonne d’honorer et d’entretenir aux dépens de l’Église, comme sur le revenu propre du Christ leur époux.

IV. Il indique aussi expressément quelles sont celles d’entre les veuves qui peuvent être choisies pour le ministère du diaconat : « Choisissez pour diaconesse, dit-il, une femme qui n’ait pas moins de soixante ans, qui n’ait eu qu’un mari, dont on puisse rendre le témoignage qu’elle a fait le bien, élevé des enfants, donné l’hospitalité, lavé les pieds des saints, secouru les affligés, accompli toutes sortes de bonnes œuvres. Évitez les veuves trop jeunes. » Et saint Jérôme développant ce dernier point : « Évitez, dit-il, pour le service du diaconat, les veuves qui sont trop jeunes, de peur qu’elles ne donnent le mauvais exemple au lieu du bon : elles sont plus exposées à la tentation, plus faibles, et faute de cette expérience, qui est le fruit de l’âge, elles pourraient être un sujet de scandale pour celles dont elles devraient être l’édification. » Ces scandales des jeunes veuves, au sujet desquels l’Apôtre était si bien éclairé, il les fait expressément connaître, il en prévient le danger. Après avoir dit : « Évitez les jeunes veuves, » indiquant aussitôt le motif de cette prescription, et avec la prescription le remède, il ajoute : « Après avoir joui de leur union en Jésus-Christ, elles veulent se remarier et encourent la damnation en violant leur foi ; d’autre part, s’adonnant à l’oisiveté, elles s’accoutument à courir de maison en maison ; et elles ne sont pas seulement désœuvrées, elles sont causeuses, curieuses, parlent de ce dont elles ne devraient pas parler. J’aime donc mieux que les jeunes veuves se remarient, qu’elles aient des enfants, qu’elles gouvernent un ménage et qu’elles ne donnent à nos ennemis aucune occasion de nous diffamer ; car il en est déjà qui ont quitté le Christ pour suivre Satan. »

Saint Grégoire s’inspirait aussi de la sagesse de l’Apôtre au sujet du choix des diaconesses, quand il écrivait, en ces termes, à Maxime, évêque de Syracuse : « Nous vous interdisons très-expressément de nommer de jeunes abbesses ; que votre fraternité ne permette donc à aucun évêque de donner le voile à aucune vierge qui ne soit sexagénaire, et dont la vie et les mœurs n’aient été mises à l’épreuve. » On appelait autrefois diaconesses celles que nous nommons aujourd’hui abbesses ; on les considérait comme des servantes plutôt que comme des mères. Diacre, en effet, signifie serviteur, et l’on pensait que les diaconesses devaient recevoir leur nom de leur service plutôt que de leur rang, selon que le Seigneur l’a lui-même institué et par ses exemples et par ses paroles. « Celui qui est le plus grand parmi vous, dit-il, sera votre serviteur. » Et encore : « Quel est le plus grand, de celui qui est à table ou de celui qui sert ? Pour moi, je suis au milieu de vous comme celui qui sert. » Et ailleurs : « De même que le Fils de l’Homme n’est pas venu pour être servi, mais pour servir. »

Aussi saint Jérôme osa-t-il, fort de l’autorité du Seigneur, censurer énergiquement ce nom d’abbé dont il avait appris que quelques-uns se faisaient gloire. Il rappelle ce passage où il est écrit, dans l’épitre aux Galates : « Clamantem : Abba pater. » — « Abbé, dit-il, est un mot hébreu qui signifie père. Puis donc qu’il a cette signification en langue hébraïque et syriaque, et que le Seigneur ordonne dans l’Évangile que nul ne soit appelé père, si ce n’est Dieu, j’ignore de quelle autorité nous donnons ou nous laissons donner ce nom à d’autres dans les monastères. Assurément celui qui avait établi ce précepte est le même qui avait défendu de jurer. Si nous ne jurons pas, ne donnons donc pas non plus à personne le nom de père ; ou bien, si nous assignons un autre sens à ce titre de père, nous serons forcés de changer de sentiment aussi sur la défense de jurer. »

Il est certain que parmi ces diaconesses était Phœbé, que l’Apôtre recommande avec zèle aux Romains, et en faveur de laquelle il les supplie. « Je vous recommande Phœbé, notre sœur, dit-il, qui est attachée au service de l’Église de Cenchrées, afin que vous la receviez au nom du Seigneur d’une manière digne des saints, et que vous l’assistiez dans toutes les choses où elle pourrait avoir besoin de vous ; car elle en a elle-même assisté plusieurs, et je suis du nombre. » Cassiodore et Claude, en expliquant ce passage, estiment qu’elle était diaconesse de cette Église. « L’Apôtre, dit Cassiodore, fait entendre qu’elle fut diaconesse de l’Église mère, selon l’espèce d’apprentissage militant qui est encore en usage aujourd’hui chez les Grecs ; et cette Église ne leur refuse pas non plus le pouvoir de baptiser. » — « Ce passage, dit Claude, prouve que les femmes ont été attachées par l’autorité apostolique au service de l’Église, et que ces fonctions ont été confiées dans l’Église de Cenchrées à Phœbé, que l’Apôtre loue et recommande si hautement. »

Le même Apôtre, dans sa lettre à Timothée, comprenant les femmes parmi les diacres, les soumet à la même règle de vie. Là, en effet, réglant la hiérarchie des services ecclésiastiques, après être descendu de l’évêque aux diacres, il dit : « Que les diacres également soient chastes, point doubles dans leurs paroles, point adonnés au vin, point avides d’un gain honteux ; qu’ils conservent le mystère de la foi dans une conscience pure ; » puis : « Qu’ils soient soumis préalablement à une épreuve, et qu’ils ne soient admis au saint ministère que s’ils sont sans reproche. Que les femmes aussi soient chastes, point médisantes, sobres, fidèles en toutes choses. Qu’on prenne pour diacres ceux qui n’ont épousé qu’une seule femme, qui ont bien élevé leurs enfants, bien dirigé leur maison. Car ceux qui serviront bien le Seigneur s’élèveront et acquerront une grande fermeté dans la foi, qui est en Jésus-Christ. » Or, ce qu’il dit des diacres : « Qu’ils ne soient point doubles dans leurs paroles, » il le dit aussi des diaconesses : « Qu’elles ne soient pas médisantes. » Ce qu’il dit des uns : « Qu’ils ne soient pas adonnés au vin, il le dit des autres : « Qu’elles soient sobres. » Enfin, il renferme tous les autres préceptes en deux mots : « Qu’elles soient fidèles en toutes choses. » De même qu’il ne veut pas que les évêques et les diacres aient contracté deux fois mariage, de même il établit que les diaconesses ne doivent avoir été mariées qu’une fois, ainsi que nous l’avons rappelé plus haut. « Choisissez pour diaconesse une veuve qui n’ait pas moins de soixante ans, dit-il, qui n’ait eu qu’un mari, dont on puisse rendre le témoignage qu’elle a fait le bien, élevé ses enfants, donné l’hospitalité, lavé les pieds des saints, assisté les malheureux, accompli toutes sortes de bonnes œuvres : évitez les veuves trop jeunes. »

Par cette peinture des diaconesses, ou plutôt par cette règle, il est aisé de voir combien il se montre plus sévère pour le choix des diaconesses que pour celui des évêques et des diacres. Car ce qu’il dit des diaconesses, « qu’on doit pouvoir rendre le témoignage qu’elles ont fait le bien, donné l’hospitalité, etc., » il n’en parle pas au sujet des diacres. Ce qu’il ajoute, « qu’elles aient lavé les pieds, etc., » il n’en dit pas un mot au sujet des évêques et des diacres. Il se contente de dire que les évêques et les diacres « soient sans reproche. » Mais, pour elles, il veut non-seulement qu’elles soient sans tache, mais « qu’elles aient accompli toutes sortes de bonnes œuvres. » Il fixe même avec soin le degré de maturité de leur âge pour qu’elles aient plus d’autorité, en disant : « Qu’elles n’aient pas moins de soixante ans ; » en sorte que, non-seulement la pureté, mais encore la longueur de leur vie, éprouvée en maintes choses, inspire plus de respect.

Voilà pourquoi le Seigneur lui-même, malgré sa tendresse pour Jean, lui préféra Pierre ainsi qu’aux autres, parce qu’il était plus âgé. En général, on souffre moins de voir à sa tête un vieillard qu’un jeune homme, et nous obéissons plus volontiers à celui que la nature et l’ordre du temps, non moins que l’excellence de sa vie, ont mis au-dessus de nous.

C’est ainsi que saint Jérôme, dans son premier livre contre Jovinien, dit, au sujet de l’élection de saint Pierre : « Un seul est choisi, afin que l’établissement d’un chef écarte toute occasion de schisme. Mais pourquoi Jean n’a-t-il pas été élu ? Parce que Jésus-Christ a déféré à l’âge, parce que Pierre était plus vieux, et pour ne pas donner à un jeune homme, presque à un enfant, la préférence sur des vieillards : en bon maître qui devait enlever à ses disciples toute occasion de querelle, et qui aurait craint de paraître fournir un motif de jalousie contre son bien-aimé. »

C’est aussi par cette considération que cet abbé, dont il est parlé dans les Vies des Pères, ôta la prélature à un frère plus ancien dans l’ordre, mais plus jeune, pour la donner à un plus âgé ; sa seule raison était qu’il était son aîné. Il craignait que ce frère, encore engagé dans les liens de la chair, ne souffrit de se voir préférer un plus jeune que lui ; il se souvenait du mécontentement que les Apôtres eux-mêmes avaient éprouvé contre deux d’entre eux, pour qui l’intervention de leur mère avait obtenu quelque privilége auprès du Christ, l’un d’eux, surtout, étant beaucoup plus jeune que tous les autres, je veux dire Jean, dont nous venons de parler.

V. Ce n’est pas seulement dans le choix des diaconesses que l’Apôtre a recommandé le plus grand soin ; on voit à quel degré il pousse l’attention en tout ce qui touche les veuves animées du désir de se consacrer à Dieu ; il veut supprimer pour elles toute occasion de tentation. Après avoir dit : « Honorez les veuves, les véritables veuves, » il ajoute aussitôt : « Mais si quelque veuve a des enfants ou des petits-enfants, qu’elle apprenne d’abord à conduire sa maison et à faire pour ses parents ce qu’ils ont fait pour elle. » Et quelques lignes plus bas : « Si quelqu’un n’a pas soin des siens, et surtout de ceux de sa maison, il renie la foi ; il est plus coupable qu’un infidèle. » Par ces paroles, il satisfait en même temps aux devoirs de l’humanité et aux exigences de la profession religieuse. Il veut empêcher que, sous prétexte de profession religieuse, de pauvres orphelins ne soient abandonnés, et que le sentiment de l’humaine compassion envers des malheureux ne trouble la résolution des saintes veuves, ne ramène leurs regards en arrière, ne les entraîne même parfois dans le sacrilège, et ne les induise à détourner de la communauté pour donner à leurs proches.

Il était donc bien nécessaire d’avertir celles qui sont dans les liens de la famille de commencer par rendre ce qu’elles ont reçu, avant de passer au vrai veuvage et de se consacrer sans réserve au service de Dieu, c’est-à-dire de pourvoir à l’éducation de leurs enfants, comme elles ont été élevées elles-mêmes par les soins de leurs parents. Pour porter plus haut encore la perfection des veuves, l’Apôtre leur recommande de se livrer incessamment à la prière nuit et jour.

Également préoccupé de leurs besoins, il dit : « Si quelque fidèle a des veuves, qu’il les assiste, que l’Église ne les ait pas à sa charge, afin qu’elle puisse secourir les véritables veuves. » C’est comme s’il disait : s’il est des veuves qui aient une famille capable avec ses ressources de subvenir à leurs besoins, qu’elle y pourvoie, afin que les revenus communs de l’Église puissent soutenir les autres. De ces préceptes, il ressort clairement que, s’il en est qui se refusent à secourir les veuves qui leur appartiennent, il faut les contraindre, de par l’autorité apostolique, à s’acquitter de cette dette. L’Apôtre ne s’est pas borné à pourvoir aux besoins des autres, il a voulu assurer les égards qui leur étaient dus : « Honorez, dit-il, les veuves qui sont véritablement veuves. »

Telles furent, sans doute, celle que l’Apôtre appelle sa mère, et celle que l’Évangéliste nomme sa maîtresse, par respect pour la sainteté de leur état. « Saluez, dit saint Paul écrivant aux Romains, saluez Rufus, qui est élu dans le Seigneur, et sa mère, qui est aussi la mienne. » Et Jean, dans sa seconde épître : « Le vieux Jean à sa maîtresse élue et à ses enfants… » etc. ; puis il ajoute plus bas, lui demandant son amitié : « Et maintenant, je vous demande, ô maîtresse ! que nous nous aimions l’un l’autre. »

C’est aussi avec l’appui de cette autorité que saint Jérôme, dans sa lettre à Eustochie, qui avait fait les mêmes vœux que vous, ne rougit pas de l’appeler maîtresse ; bien plus, il se croit obligé de le faire, et il en donne aussitôt la raison. « J’appelle Eustochie maîtresse, dit-il, parce que je dois appeler maîtresse l’épouse de notre Maître, etc. » Et plus bas, dans la même lettre, élevant l’excellence de ce saint état au-dessus de toutes les gloires de la terre : « Je ne veux pas de commerce avec les femmes du monde, dit-il ; je ne veux pas que vous fréquentiez les maisons des nobles, je ne veux pas que vous les voyiez, puisque, renonçant au monde, vous avez voulu être vierge. Si l’ambition des courtisans les pousse aux pieds de l’impératrice, pourquoi feriez-vous injure à votre époux ? Épouse de Dieu, pourquoi porteriez-vous vos hommages à l’épouse d’un homme ? Pénétrez-vous en ceci d’un saint orgueil : sachez que vous êtes au-dessus d’elle. »

Le même, écrivant à une vierge consacrée à Dieu, au sujet du bonheur réservé dans le ciel et sur la terre aux vierges consacrées à Dieu, dit : « Quel bonheur est réservé dans le ciel à la sainte virginité, indépendamment des témoignages de l’Écriture, l’Église, par ses usages, nous l’enseigne ; elle nous apprend qu’un mérite particulier est attaché aux consécrations spirituelles. En effet, bien que la multitude des croyants ait également droit aux dons de la grâce, et que tous se glorifient de participer aux mêmes sacrements, les vierges ont un privilège spécial, puisque, à cause des mérites de leur intention, elles sont choisies par le Saint-Esprit, dans le saint et pur troupeau de l’Église, comme des victimes et plus saintes et plus pures, pour être offertes par le grand-prêtre sur les autels de Dieu, » Et encore : « La virginité possède quelque chose que les autres n’ont pas, puisqu’elle obtient spécialement la grâce et jouit du privilège d’une consécration particulière, consécration telle, qu’à moins de danger de mort imminente, elle ne peut être célébrée à d’autres époques que l’Épiphanie, l’octave de Pâques et la fête des Apôtres, et qu’il n’appartient qu’au chef des prêtres, c’est-à-dire à l’évêque, de bénir les vierges ainsi que les voiles qui doivent couvrir leurs têtes sanctifiées. » Pour les moines, bien qu’ils appartiennent à la même profession, au même ordre, et qu’ils soient d’un sexe plus élevé, fussent-ils aussi purs, ils peuvent recevoir, chaque jour et des mains de leur abbé, la bénédiction pour eux-mêmes et pour leur habit, c’est-à-dire pour leur capuce ; les prêtres aussi et les clercs d’ordre secondaire peuvent être ordonnés aux Quatre-Temps, et les évêques, tous les dimanches ; mais la consécration des vierges, d’autant plus précieuse qu’elle est plus rare, est réservée pour les allégresses des grandes solennités.


L’Église entière tressaille de joie pour célébrer la vertu admirable des vierges, ainsi que le Psalmiste l’avait prédit en ces termes : « Des vierges seront amenées au Roi ; » et ensuite : « Elles lui seront présentées avec des transports de joie et d’allégresse ; elles seront amenées dans le temple du Roi. » On croit même que c’est l’apôtre et évangéliste saint Matthieu qui a composé on dicté le rituel de cette consécration, ainsi qu’on le lit dans les actes du martyre qu’il subit pour la défense de la virginité religieuse. Au contraire, sur la consécration des clercs et des moines, les Apôtres ne nous ont laissé aucune règle écrite.

C’est aussi du nom de la sainteté que les religieuses ont reçu leur nom, puisque c’est du mot sanctimonia, c’est-à-dire sainteté, qu’elles ont été appelées sanctimoniales ou saintes moinesses. En effet, le sexe des femmes étant plus faible, leur vertu est d’autant plus agréable à Dieu, d’autant plus parfaite, ainsi qu’en témoigne le Seigneur lui-même, en exhortant l’Apôtre à combattre pour la couronne. « Ma grâce vous suffit, dit-il ; car c’est dans la faiblesse que la vertu arrive à sa perfection. »

C’est ainsi encore qu’en parlant, par la bouche du même Apôtre, des membres de son corps, c’est-à-dire de l’Église, il lui fait dire, dans cette même Épître aux Corinthiens, comme s’il voulait recommander les égards pour les membres les plus faibles : « Les membres de notre corps qui nous paraissent les plus faibles sont les plus nécessaires, et ceux que nous regardons comme les moins nobles sont précisément ceux pour lesquels nous avons le plus de ménagements ; les parties les moins honnêtes sont les plus honnêtement traitées ; celles qui sont honnêtes n’ont besoin de rien. Dieu a disposé le corps de telle sorte, qu’on ait le plus d’égards pour les membres les plus faibles, et qu’il n’y ait point de schisme dans le corps, mais que les membres conspirent mutuellement à s’aider les uns les autres. » Peut-on dire que la grâce divine ait dispensé ses trésors à qui que ce soit aussi largement qu’au sexe le plus faible, que le péché originel autant que sa nature avait rendu méprisable ? Examinez-en les divers états, considérez non-seulement les vierges, les veuves, les femmes mariées, mais encore celles qui vivent dans les abominations du libertinage, et vous trouverez en elles les plus larges dons de la grâce divine ; en sorte que, selon la parole de Jésus-Christ et de l’Apôtre : « les derniers sont les premiers, et les premiers les derniers, et que là où il y a eu abondance de péché, il y a surabondance de grâce. »

VI. Que si nous reprenons à l’origine du monde l’histoire des dons de la grâce divine chez les femmes et des égards dont elles ont été l’objet, nous verrons que sa création lui a constitué certains avantages de supériorité. Elle a été créée dans le Paradis, tandis que l’homme a été créé hors du Paradis ; ce qui doit rappeler aux femmes que le Paradis est leur patrie naturelle, et qu’elles doivent chercher dans le célibat une vie conforme à celle du Paradis. C’est ce qui fait dire à saint Ambroise, dans son livre du Paradis : « Dieu prit l’homme qu’il avait fait et l’établit dans le Paradis. » Vous le voyez, il a pris celui qui était déjà, pour le placer dans le Paradis. Ainsi l’homme a été fait hors du Paradis, et la femme dans le Paradis. L’homme, qui a été créé dans un lieu moins noble, se trouve le meilleur, et la femme, qui a été créée dans un lieu supérieur, se trouve la moins bonne.

D’autre part, le Seigneur a racheté dans la personne de Marie la faute d’Eve, origine de tous les maux de ce monde, avant que celle d’Adam eût été réparée par Jésus-Christ. Et, de même que la faute, la grâce nous est venue par la femme, et les saints priviléges de la virginité ont refleuri. Déjà Anne et Marie avaient offert aux veuves et aux vierges le modèle de la profession religieuse, quand Jean et les Apôtres donnèrent aux hommes des exemples de vie monastique.

Que si, après Eve, nous considérons la vertu de Débora, de Judith et d’Esther, nous conviendrons qu’elle est pour le sexe fort un sujet de honte singulière. Débora, en effet, juge d’Israël au défaut des hommes, livra bataille, vainquit les ennemis, délivra le peuple de Dieu et remporta le plus complet des triomphes. Judith, sans armes, accompagnée d’une seule servante, attaqua un ennemi terrible, trancha de son propre glaive la tête d’Holopherne, seule enfin, tailla en pièces une armée entière et délivra son peuple qui désespérait. Esther, par une inspiration secrète de l’Esprit-Saint, bien qu’unie contre la loi à un prince idolâtre, prévint le dessein de l’impie Aman et le cruel arrêt du roi, et, en moins d’un instant, pour ainsi dire, retourna contre son adversaire la sentence prononcée par la volonté royale. On regarde comme un prodige de valeur que David, avec une fronde et une pierre, ait attaqué et vaincu Goliath : Judith n’était qu’une veuve, et elle n’avait ni pierre, ni fronde, ni arme d’aucune sorte, quand elle marcha contre une armée ennemie pour la combattre. C’est par la parole seule qu’Esther délivra son peuple, et tournant contre ses ennemis le décret de proscription, les précipita dans le piège qu’ils avaient tendu : délivrance insigne, en souvenir de laquelle les Juifs célèbrent tous les ans une fête solennelle, honneur que n’obtint aucun homme par ses actions, si éclatantes qu’elles aient été.

Qui n’admirerait l’incomparable fermeté de la mère que, selon l’histoire des Machabées, l’impie Antiochus fil saisir avec ses sept enfants, et essaya vainement de contraindre à manger, contre la loi, de la chair de porc ? Cette mère, oubliant tous les sentiments de la nature et de l’humanité, pour ne plus voir que Dieu, après avoir glorieusement subi le martyre dans chacun de ses enfants que, par ses saintes exhortations, elle envoya devant elle à la couronne qui les attendait, consomma son propre martyre. Feuilletons tout l’Ancien Testament : que trouvons-nous qui puisse être rapproché de la fermeté de cette femme ? Le démon, après avoir épuisé toutes ses violentes tentations contre le saint homme Job, connaissant la faiblesse de la nature humaine aux approches de la mort, dit : « L’homme donnera la peau d’autrui pour conserver la sienne, et tout ce qu’il possède pour sauver sa vie. » En effet, l’horreur naturelle que nous inspirent les suprêmes angoisses de la mort est si vive, que souvent nous sacrifions un membre pour sauver l’autre, et qu’au prix de la vie il n’est pas de mal que nous appréhendions. Et cette mère a eu le courage de livrer non-seulement tout ce qu’elle avait, mais sa vie et celle de ses enfants, pour ne pas violer un point de la loi. Et quel point, je vous prie ? Voulait-on la contraindre de renoncer à Dieu, ou de sacrifier aux idoles ? Non ; il s’agissait de manger des viandes dont la loi interdisait l’usage. Ô mes frères, ô vous qui avez embrassé la vie monastique, vous qui, tous les jours, transgressant sans pudeur les statuts de la règle et les vœux de notre profession, aspirez après ces viandes qu’ils vous défendent, que direz-vous de la fermeté de cette femme ? Avez-vous si bien perdu toute vergogne qu’un tel exemple ne vous pénètre pas de confusion ? Sachez, mes frères, le reproche que le Seigneur fait aux incrédules en parlant de la reine du Midi : « La reine du Midi se lèvera, au jour du jugement, contre cette génération et la condamnera. » La fermeté de cette femme déposera contre vous d’autant plus haut, que ce qu’elle a fait est plus grand, et que les vœux qui vous enchaînent à la règle sont plus étroits. Aussi a-t-elle mérité que l’Église instituât une messe et des prières commémoratives en l’honneur de la lutte que son courage a soutenu : privilége qui n’a été accordé à aucun des saints antérieurs à la venue du Seigneur, bien que, suivant la même histoire, Éléazar, ce vénérable vieillard, un des premiers scribes de la loi, eût déjà, pour la même cause, obtenu les palmes du martyre. Mais nous l’avons dit : plus le sexe de la femme est faible, plus sa vertu est agréable à Dieu, plus elle est digne de récompense ; et le martyre du pontife, auquel aucune femme ne participa, n’a point obtenu les honneurs d’une fête spéciale, parce que l’on ne s’étonne pas que le sexe le plus fort ait à subir les plus fortes épreuves. Aussi l’Écriture dit-elle, se répandant en louanges sur cette femme : « Cependant cette mère admirable au-dessus de toute mesure, et digne de l’éternel souvenir des fidèles, cette mère, qui vit périr ses sept fils en un même jour, supportait leur mort avec calme, à cause de l’espérance qu’elle avait en Dieu ; elle les encourageait virilement les uns après les autres, remplie de l’esprit de la sagesse et alliant à la tendresse de la femme un mâle courage. »

La fille de Jephté ne suffirait-elle pas seule à l’honneur des vierges, elle qui, pour que son père ne fût pas coupable d’avoir manqué a un vœu même irréfléchi, pour que la victime promise acquittât le don de la grâce divine, l’excita elle-même, après la victoire, à lui percer le sein ? Qu’aurait-elle donc fait dans l’arène du martyre, si les infidèles avaient voulu la contraindre à renier Dieu et à abjurer sa foi ? Interrogée au sujet du Christ avec le chef des Apôtres, aurait-elle répondu comme lui : « Je ne connais pas cet homme ? » Laissée libre par son père pendant deux mois, elle revint vers son père, à l’expiration du délai, s’offrir au sacrifice. Elle va au-devant de la mort, elle vient la chercher, loin de la craindre. Elle paye de sa vie le vœu insensé de son père, elle le dégage de sa parole au prix de son sang, par respect pour la vérité. Quelle horreur n’eût-elle pas eu elle-même pour le parjure, elle qui n’en peut supporter la pensée chez son père ? Quelle n’était pas l’ardeur virginale de son amour pour son père charnel et pour son père spirituel ! Par sa mort, en même temps qu’elle épargne à l’un le parjure, elle satisfait à la promesse faite à l’autre. Aussi cette grandeur de courage dans une jeune fille a-t-elle mérité, par exception, que chaque année, les filles d’Israël, se rassemblant en un même lieu, célèbrent ses funérailles par des hymnes solennels, et versent de pieuses larmes de commisération sur le sacrifice de l’innocente victime.

Sans nous arrêter à d’autres exemples, qu’y a-t-il eu de plus nécessaire à notre rédemption et au salut du monde entier que le sexe féminin, qui a donné le jour au Sauveur ? C’est cet insigne honneur que la femme, qui la première osa forcer la tente de saint Hilarion, opposait à sa surprise : « Pourquoi détourner les yeux ? dit-elle ; pourquoi éviter ma prière ? ne songez pas que je suis femme, mais que je suis malheureuse : c’est mon sexe qui a donné le jour au Sauveur. »

Est-il une gloire comparable à celle que ce sexe a acquis dans la personne de la Mère du Seigneur ? Le Rédempteur aurait pu, s’il l’eût voulu, naître d’un homme, lui qui a formé la femme du corps de l’homme ; mais il a voulu faire tourner à l’honneur du sexe le plus faible la gloire insigne de sa propre humilité. Il aurait pu, pour naître, choisir dans la femme une partie plus noble que celle qui sert à la fois à la conception et à l’enfantement des autres hommes ; mais, pour la gloire incomparable du sexe le plus faible, il a ennobli l’organe générateur de la femme par sa naissance, bien plus qu’il n’avait fait celui de l’homme par la circoncision.

Et maintenant, laissons la dignité particulière des vierges, et passons à d’autres femmes, suivant le plan que j’ai annoncé.

Voyez la grandeur de la grâce que la venue du Christ a aussitôt répandue sur Élisabeth, qui était mariée, et sur Anne, qui était veuve. Zacharie, mari d’Elisabeth et grand-prêtre du Seigneur, n’avait pas encore recouvré la parole que son incrédulité lui avait fait perdre, quand, à l’arrivée et à la salutation de Marie, Élisabeth, remplie de l’esprit de Dieu, et ayant senti son enfant tressaillir dans son sein, prophétisa la première que Marie avait conçu et devint ainsi plus que prophète. Elle l’annonça sur-le-champ et engagea la Mère du Seigneur à remercier Dieu des grâces dont il la comblait. Le don de prophétie ne paraît-il pas plus accompli dans Élisabeth, qui a connu aussitôt la conception du Fils de Dieu, que dans saint Jean qui ne l’annonça que longtemps après sa naissance ? J’ai appelé Marie-Madeleine l’apôtre des Apôtres ; je n’hésiterais pas à appeler de même Élisabeth le prophète des prophètes, elle ou cette bienheureuse veuve, Anne, dont j’ai déjà longuement parlé.

VII. Que si nous examinons jusque chez les Gentils ce don de prophétie, que la Sibylle paraisse ici la première et qu’elle nous dise ce qui lui a été révélé au sujet de Jésus-Christ. Si nous comparons avec elle tous les prophètes et Isaïe lui-même, lequel, selon saint Jérôme, est moins un prophète qu’un évangéliste, nous verrons encore dans cette grâce la prééminence des femmes sur les hommes. Saint Augustin, invoquant son témoignage contre les hérétiques, dit : « Écoutons ce que dit la Sibylle, leur prophétesse, au sujet de Jésus-Christ : « Le Seigneur, dit-elle, a donné aux hommes fidèles un autre Dieu à adorer ; » et ailleurs : « Reconnaissez-le pour votre Seigneur, pour le Fils de Dieu. » Dans un autre endroit, elle appelle le Fils de Dieu symbolon, c’est-à-dire conseiller. Et le prophète dit : « Ils l’appelleront l’admirable, le conseiller. » Dans le XVIIIe livre de la Cité de Dieu, saint Augustin écrit encore : « Quelques-uns rapportent que, dès ce temps-là, la Sibylle d’Érythrée, d’autres disent la Sibylle de Cumes, avait fait une prédiction en vingt-sept vers, qui ont été traduits en latin et qui contiennent ce passage : — En signe de jugement, la terre se mouillera de sueur ; un Roi qui doit vivre dans tous les siècles descendra du ciel, revêtu de chair, pour juger l’univers. — Et en réunissant les premières lettres de chaque vers grec, on trouve : Jésus-Christ, Fils de Dieu, Sauveur. »


Lactance cite aussi plusieurs prophéties de la Sibylle au sujet de Jésus-Christ, « Il tombera ensuite, dit-elle, entre les mains des infidèles ; de leurs mains sacrilèges, ils donneront à Dieu des soufflets, de leur bouche impure, ils lui cracheront des crachats empoisonnés. Et lui, il tendra humblement ses épaules sacrées à leurs coups ; il recevra en silence leurs soufflets, de peur qu’on ne reconnaisse le Verbe et que l’enfer ne l’apprenne. Ils le couronneront d’épines. Pour nourriture, ils lui donneront du fiel ; pour boisson, du vinaigre : telle sera la table de leur hospitalité. Nation insensée ! tu n’as pas compris que ton Dieu méritait les hommages de toute la terre, et tu l’as couronné d’épines, tu as mêlé pour lui le fiel et le vinaigre. Le voile du temple se déchirera, et, au milieu du jour, la nuit couvrira la terre pendant trois heures ; il mourra, et après trois jours de sommeil, sortant des enfers, il apparaîtra à la lumière pour montrer aux hommes le principe de la résurrection. »

Virgile, le plus grand de nos poètes, connaissait, sans doute, et avait médité cet oracle de la Sibylle, quand, dans sa IVe églogue, il prédit, sous le règne de César-Auguste et le consulat de Pollion, la naissance miraculeuse d’un enfant envoyé du ciel sur la terre pour effacer les péchés du monde entier et ouvrir aux hommes une ère pleine de merveilles ; il le dit lui-même, il avait été éclairé à ce sujet par l’oracle de Cumes, c’est-à-dire par la Sibylle. Et il semble, par ces vers, convier les hommes à se réjouir, à chanter et à écrire sur la naissance future de ce sublime enfant ; auprès de ce fait, tous les autres sujets lui paraissent faibles et grossiers : « Muses de Sicile, dit-il, élevons un peu le sujet de nos chants ; les arbrisseaux et l’humble bruyère ne plaisent pas à tout le monde. Voici que sont arrivés les temps prédits par l’oracle de Cumes ; les siècles vont se dérouler dans un ordre nouveau. Déjà reviennent et la Vierge et le règne de Saturne. Déjà une race nouvelle descend du haut des cieux. » Pesez toutes les paroles de la Sibylle : quel résumé clair et complet de ce que la foi chrétienne doit croire de Jésus-Christ ! Elle n’a rien oublié, ni sa divinité, ni son humilité, ni sa venue pour les deux jugements ; le premier par lequel il a été injustement condamné aux tourments de la passion, le second par lequel il viendra dans sa majesté juger le monde suivant les lois de la justice. Elle fait mention et de sa descente aux enfers et de la gloire de sa résurrection ; et en cela, elle s’élève au-dessus des prophètes, que dis-je ? au-dessus des évangélistes eux-mêmes, qui, de la descente aux enfers ne disent presque rien.


VIII. Peut-on ne pas admirer l’entretien aussi familier qu’étendu dont Jésus-Christ daigna seul à seule honorer la Samaritaine, une païenne, avec tant de bonne grâce que les Apôtres eux-mêmes n’en retenaient point leur étonnement ? Après l’avoir réprimandée sur son aveuglement et sur la multitude de ses amants, il voulut lui demander à boire, lui qui, nous le savons, ne demanda jamais d’aliments à personne. Les Apôtres se présentent aussitôt et lui offrent des vivres qu’ils viennent d’acheter. Maître, mangez, disent-ils. Mais, nous le voyons, il refuse, en leur disant, pour les remercier de leur service : « J’ai à manger une nourriture que vous ne connaissez pas. » Il demande à boire à cette femme, et celle-ci décline une telle faveur. « Comment, vous qui êtes Juif, dit-elle, me demandez-vous à boire, à moi qui suis Samaritaine ? les Juifs n’ont pas commerce avec les Samaritains ; vous n’avez rien, d’ailleurs, ajoute-elle, pour puiser de l’eau, et le puits est profond. » Ainsi il demande à boire à une femme infidèle qui lui en refuse, et il ne se soucie pas des aliments que lui offrent ses apôtres. Quelle grâce témoignée au sexe faible, je vous prie, que de demander de l’eau à cette femme, lui qui donne la vie à tout le monde ! Quel est le but de cette leçon, si ce n’est de montrer que la vertu des femmes lui est d’autant plus agréable que leur nature est plus faible, et qu’il a d’autant plus soif de leur salut que leur vertu est plus admirable ? Aussi, quand il demande à boire à une femme, fait-il entendre que ce qu’il veut surtout, c’est qu’elle étanche sa soif pour le salut des femmes. Il appelle cette boisson nourriture. J’ai à manger, dit-il, une nourriture que vous ne connaissez pas, et il donne l’explication de cette nourriture, en disant : « Ma nourriture, c’est de faire la volonté de mon Père, » désignant par là que la volonté particulière de son Père, c’est de travailler au salut du sexe le plus faible.

Nous lisons dans la sainte Écriture que le Seigneur eut aussi un entretien familier avec Nicodème, le chef des Juifs, qu’il le reçut même secrètement et qu’il l’éclaira sur son salut ; mais Nicodème n’en recueillit pas sur-le-champ un si grand fruit. La Samaritaine, au contraire, fut aussitôt remplie du don de prophétie, et elle annonça la venue du Christ non-seulement chez les Juifs, mais chez les Gentils, en disant : « Je sais que le Messie qui s’appelle Christ, va venir, et lorsqu’il sera venu, il nous annoncera tout. » Et, sur ces paroles, nombre de personnes coururent vers le Christ, crurent en lui et le retinrent deux jours, lui qui, cependant, dit ailleurs à ses disciples : « Éloignez-vous de la voie des Gentils, n’entrez pas dans la ville des Samaritains. »

Saint Jean rapporte bien que Philippe et André annoncèrent à Jésus-Christ que plusieurs Gentils, qui étaient montés à Jérusalem pour célébrer un jour de fête, désiraient le voir ; mais il ne dit pas qu’il les ait reçus ni qu’il leur ait accordé, sur leur prière, une grâce aussi considérable que celle qu’il a faite à la Samaritaine, qui ne demandait rien de pareil. C’est par elle qu’il commence sa prédication chez les Gentils ; non-seulement il la convertit elle-même, mais, par elle, il gagne une foule de prosélytes. Les Mages, à peine éclairés par l’étoile et convertis, attirèrent à Jésus-Christ, dit-on, un grand nombre d’hommes par leur enseignement et leurs exhortations ; mais seuls ils l’approchèrent. Quelle autorité Jésus-Christ ne donna-t-il donc pas à la Samaritaine parmi les Gentils, à la Samaritaine qui annonça sa venue, et, prêchant ce qu’elle avait entendu, fit en si peu de temps, dans ceux de son peuple, une si riche moisson !

Feuilletons l’Ancien Testament et l’Évangile ; nous trouverons que les grâces de résurrection les plus éclatantes ont été accordées à des femmes, et que les miracles ont été accomplis sinon pour elles, au moins sur leur prière. Élie et Élisée ressuscitèrent des enfants à la sollicitation de leur mère ; et c’est à des femmes que le Seigneur lui-même, en ressuscitant le fils d’une veuve, la fille du chef de la synagogue et Lazare, sur la demande de ses sœurs, a fait la faveur de ce grand miracle. Aussi l’Apôtre, dans son Épître aux Hébreux, dit-il : « Les femmes ont recouvré leurs morts par la résurrection. » En effet, cette jeune fille ressuscitée recouvra son propre corps, et les autres femmes eurent la consolation de voir revivre ceux dont elles pleuraient la mort. Ce qui prouve encore quelle grâce le Seigneur a toujours accordée aux femmes : il les comble de joie d’abord, en les ressuscitant elles-mêmes, elles et ceux qui leur étaient chers, puis il les rend les premières, par un insigne privilège, témoins de sa propre résurrection. Ce privilége, les femmes l’ont mérité peut-être par la tendresse de la compassion qu’elles témoignèrent au Seigneur, au milieu d’un peuple de persécuteurs. Car, ainsi que Luc le rappelle, tandis que les hommes le conduisaient pour le crucifier, les femmes le suivaient, pleurant sur son sort et se lamentant. Et lui, se retournant vers elles, et comme si, à l’article de la mort, il eût voulu reconnaître leur pieux dévouement par sa miséricorde, il leur prédit les malheurs de l’avenir, afin qu’elles pussent s’en garantir. « Filles de Jérusalem, dit-il, ne pleurez pas sur moi, mais pleurez sur vous et sur vos fils ; car voici que les jours viendront dans lesquels on dira : heureuses les femmes stériles, heureuses les entrailles qui n’ont point enfanté ! »

Saint Mathieu rapporte que la femme du juge inique qui l’avait condamné s’était employée avec zèle à le délivrer. « Tandis qu’il siégeait sur son tribunal, sa femme envoya lui dire : ne vous mêlez en rien de l’affaire de ce juste, car j’ai été aujourd’hui étrangement tourmentée par une vision à cause de lui. » C’est encore une femme qui, tandis qu’il prêchait, seule, du milieu de la foule, éleva la voix pour entonner sa louange et s’écrier : « Bienheureux le sein qui l’a porté, bienheureuses les mamelles qui l’ont nourri ! » Par quoi elle mérita que, blâmant doucement ce pieux élan de foi, bien qu’il fût fondé sur une vérité, il répondit aussitôt : « Dites plutôt : bienheureux ceux qui écoutent la parole de Dieu et qui la gardent fidèlement ! »

Seul, entre tous ses Apôtres, saint Jean obtint le privilége d’être appelé le bien-aimé. Et ce même Jean dit de Marthe et de Marie : « Jésus chérissait Marthe, Marie, sa sœur, et Lazare. » Le même Apôtre, qui seul jouit du privilége d’être le bien-aimé du Seigneur, ainsi qu’il le rappelle, accorde à des femmes l’honneur de ce même privilège qu’il ne reconnaît à aucun autre Apôtre. Et s’il y associe le frère de ces femmes, il les nomme avant lui, comme étant les premières dans l’amour du Seigneur.


Je veux, revenant aux femmes chrétiennes, publier en admirant et admirer en publiant les effets que la miséricorde divine a accomplis jusque dans des filles publiquement vouées à la prostitution. Est-il rien de plus abject que la conduite de Marie-Madeleine et de Marthe l’Égyptienne dans leur première vie ? et en est-il que la grâce divine ait élevées, après leur conversion, à un plus haut degré d’honneur et de mérite ? L’une, nous l’avons dit, ne quitte plus la communauté des Apôtres ; l’autre, ainsi qu’il est écrit, déploie une vertu surhumaine dans les épreuves des anachorètes ; en sorte que le courage de ces saintes femmes l’emporte sur celui des solitaires des deux sexes, et que les paroles du Seigneur aux incrédules : « Les courtisanes vous précéderont dans le royaume de Dieu, » peuvent être appliquées même aux hommes fidèles, et que les derniers, suivant la différence de sexe et de vie, deviendront les premiers, les premiers les derniers. »

Enfin, qui ne sait que ce sont des femmes que les exhortations de Jésus-Christ et le conseil de l’Apôtre ont enflammées d’un tel zèle de chasteté que, pour conserver à la fois la pureté de l’âme et du corps, elles s’offrirent elles-mêmes en holocauste au martyre et s’efforcèrent, en conquérant cette double couronne, de suivre dans toutes ses voies l’Agneau, époux des vierges ? Cette perfection de vertu, rare chez les hommes, nous la trouvons fréquemment chez les femmes. Quelques-unes ont poussé si loin ce zèle de chasteté de la chair, qu’elles n’ont pas craint de se défigurer pour ne pas perdre la pureté immaculée dont elles avaient fait vœu, et arriver vierges à l’Époux des vierges.

Et lui, il a montré combien ce pieux dévouement des saintes femmes lui était agréable : dans une éruption de l’Etna, un peuple entier d’infidèles recourant à la protection de la bienheureuse Agathe, il permit qu’en opposant le voile de la sainte aux flots de la lave, le peuple fût sauvé corps et âme du terrible incendie. Nous ne voyons pas qu’aucun capuchon de moine ait jamais eu le don d’opérer un tel prodige. Nous savons bien que, touchées par le manteau d’Élie, les eaux du Jourdain se divisèrent, et que le même manteau servit à ouvrir à Élisée un passage à travers la terre. Mais c’est une foule immense de Gentils que le voile de cette vierge a sauvés corps et âme, et c’est le chemin du ciel qu’il leur a ouvert par leur conversion.

Une chose encore relève singulièrement la dignité de ces saintes femmes, c’est qu’elles se consacrent elles-mêmes par ces paroles : « Il m’a engagée par son amour ; c’est à lui que je suis fiancée. » Telles sont, en effet, les paroles de sainte Agnès, et la formule par laquelle les vierges prononcent leurs vœux et s’unissent à Jésus-Christ.

IX. Veut-on suivre chez les Gentils l’histoire des établissements de votre ordre et se rendre compte de la considération dont ils jouirent, pour en tirer des exemples propres à vous encourager ? On reconnaîtra sans peine qu’il s’est fait parmi eux certains essais de cette nature, l’esprit de la foi excepté, et qu’il existait, chez eux comme chez les Juifs, maintes pratiques que l’Église a conservées en les améliorant. Qui ne sait, en effet, que l’Église a emprunté à la synagogue toute la hiérarchie ecclésiastique, depuis le porteur jusqu’à l’évêque, ainsi que l’usage de la tonsure, qui est le caractère du clerc, et les jeûnes des Quatre-Temps, et la fête des Azymes, et tous les ornements sacerdotaux, et certaines cérémonies de dédicace, et d’autres formes de consécration ? Qui ne sait que, par la plus utile des mesures, elle a maintenu chez les peuples convertis la hiérarchie des dignités séculières, celle des rois et des autres princes, certaines dispositions de la loi des Juifs gentils, certains préceptes de leur morale ; bien plus, qu’elle leur a pris divers grades de dignités ecclésiastiques, la pratique de la continence et le vœu de la pureté corporelle ? Nos évêques, en effet, et nos archevêques actuels tiennent le rang que tenaient chez eux les flamines et les archiflamines, et les temples qu’ils avaient élevés aux démons ont été consacrés au Seigneur et dédiés à la mémoire des Saints.

Nous savons aussi que la virginité a été particulièrement en honneur chez les Gentils, tandis que l’anathème de la loi forçait les Juifs à se marier, et que, chez les Gentils, cette vertu ou pureté de la chair était en telle considération, que leurs temples étaient remplis d’assemblées de femmes qui se vouaient au célibat. C’est ce qui fait dire à saint Jérôme, dans son épître aux Galates, livre III : « Que devons-nous faire, nous autres chrétiens, quand nous voyons, à notre honte, que Junon a ses femmes consacrées, Vesta, ses vierges, et d’autres idoles, leurs fidèles voués à la continence ? » Il distingue les femmes et les vierges, faisant entendre par là que les unes avaient connu des hommes, tandis que les autres étaient vierges, c’est-à-dire avaient vécu seules ; car μσνος (seul) et monachus (moine), c’est-à-dire solitaire, ont le même sens. Le même, dans son premier livre contre Jovinien, après avoir cité un grand nombre d’exemples de la continence des femmes païennes, ajoute : « Je sais que j’ai multiplié les exemples de ces femmes ; c’est afin que les femmes chrétiennes, qui font bon marché de la vie évangélique, apprennent du moins la chasteté à l’école des païens. » Plus haut, dans le même passage, il exalte la vertu de continence, à ce point qu’il semble que ce soit cette pureté de la chair que Dieu ait eu particulièrement pour agréable chez tous les peuples, et qu’il ait voulu signaler par des grâces ou des récompenses, par des prodiges même, chez les infidèles : « Que dirai-je, continue-t-il, de la Sibylle d’Érythrée, de celle de Cumes et des huit autres, ou des dix autres, suivant Varron ? Leur vertu caractéristique était la virginité, et le don de prophétie était la récompense de cette virginité. Et encore : « On rapporte que Claudia, vierge vestale, soupçonnée de libertinage, conduisit avec sa ceinture un vaisseau que des milliers d’hommes n’avaient pu traîner. » Prodige auquel l’évêque de Clermont, Sidoine, dans son épître à son livre, fait allusion en ces termes : « Telle ne fut point Tanaquil, ni celle dont tu fus le père, ô Tricipitin, ni cette vierge consacrée à Vesta Phrygienne, qui, sur les eaux gonflées du Tibre, traîna un vaisseau avec les tresses de ses cheveux. »

D’autre part, saint Augustin, au livre XXII de la Cité de Dieu, dit : « Si nous en venons aux miracles qui ont été faits par leurs dieux et qu’ils opposent à nos martyrs, ne trouverons-nous pas qu’ils militent pour nous et sont complètement au profit de notre cause ? Certes, parmi les grands miracles de leurs dieux, le plus grand est celui que cite Varron au sujet de cette vestale qui, accusée injustement de s’être déshonorée, remplit un crible de l’eau du Tibre et l’apporta devant ses juges sans qu’il s’en échappât une goutte ? Qui a sooutenu le poids de cette eau à travers tant d’ouvertures ? N’est-ce pas Dieu qui, dans sa toute-puissance, a ôté la pesanteur à un corps terrestre et en a fait un corps vivifié, lui, l’esprit vivifiant ?

Ne soyons pas surpris si, par ces miracles et par d’autres, Dieu a exalté la chasteté des infidèles eux-mêmes, ou s’il a permis qu’elle fût exaltée par le démon : c’était pour exciter les fidèles à pratiquer cette vertu avec d’autant plus de zèle, qu’ils la verraient plus honorée chez les infidèles. Nous savons que c’est à la dignité et non à la personne de Caïphe que le don de prophétie a été accordé, et que si les faux apôtres ont joui de l’honneur éclatant de faire des miracles, ce n’est pas à leur personne, mais à leur ministère qu’ils le doivent. Qu’y a-t-il donc d’étonnant que le Seigneur ait accordé cette faveur, non à la personne des femmes infidèles, mais à la vertu de continence qu’elles pratiquaient, pour sauver l’honneur d’une vierge et mettre à néant l’accusation d’impudeur dont elle était l’objet ? Il est certain que l’amour de la continence est une vertu même chez les infidèles, tout comme le respect de la foi conjugale est un don de Dieu chez tous les peuples. Et il ne faut pas s’étonner que Dieu honore, non l’erreur des infidèles, mais ses dons, par les prodiges qu’il leur accorde, alors surtout que ses prodiges sont, comme je l’ai dit, un moyen de sauver l’innocence accusée et de con- fondre la malice des méchants ; sans compter que c’est pour les fidèles un motif d’autant plus pressant d’atteindre une vertu si hautement glorifiée, qu’ils ont moins de mérite que les infidèles à s’abstenir des plaisirs charnels.

C’est de là que saint Jérôme, d’accord avec la plupart des docteurs, a conclu, non sans raison, contre l’hérétique Jovinien, cet ennemi de la chasteté dont j’ai parlé plus haut, qu’il devait rougir de trouver chez les païens ce qu’il ne trouvait pas chez les chrétiens. Peut-on méconnaître, en effet, les dons du Seigneur dans la puissance des rois infidèles, alors même qu’ils en mésusent, dans l’amour de la justice, dans la mansuétude qu’ils ne tiennent que des lumières de la loi naturelle, et dans les autres vertus royales ? Peut- on dire que ce ne soient pas des vertus, parce qu’elles sont mêlées de vices ? Et cela, quand, suivant le raisonnement de saint Augustin et l’évident témoignage de la raison, il ne peut y avoir de vices que dans une bonne nature ? Comment, en effet, ne pas approuver la maxime du poète : « Les gens de bien fuient le mal par amour pour la vertu ? » Ne fût-ce que pour encourager les princes à imiter de telles vertus, combien ne vaut-il pas mieux accepter que contester le miracle accompli, selon Suétone, par Vespasien, quand il n’était pas encore parvenu à l’empire, au sujet de cet aveugle et de ce boiteux qu’il guérit, ou ce que saint Grégoire raconte de l’âme de Trajan ! Les hommes savent trouver une perle dans un bourbier et séparer le grain de la paille. Dieu peut-il méconnaître les dons qu’il a faits aux infidèles et maudire en eux ses bienfaits ? Plus les signes de ces bienfaits sont éclatants, plus il prouve qu’il en est l’auteur et que la méchanceté des hommes ne saurait en altérer le caractère, mieux il montre quelles doivent être les espérances des fidèles, en voyant la façon dont sont traités les infidèles.

De quel respect était entourée, chez les infidèles, la chasteté des vierges vouées au service des temples, la punition réservée à celles qui la violaient le fait connaître. Juvénal, parlant de cette punition dans sa IVe satire, dit de Crispinus, qui en est l’objet : « Hier encore auprès de lui était couchée, couronnée de bandelettes, une vestale qui va descendre toute vive sous la terre. » Ce qui a fait dire à saint Augustin, dans sa Cité de Dieu, livre III : « Les anciens Romains eux-mêmes enterraient toutes vives les prêtresses de Vesta coupables d’incontinence, tandis que les femmes adultères, ils se contentaient de les frapper de quelque peine, mais jamais de la peine capitale. » Tant il est vrai qu’ils vengeaient plus sévèrement ce qu’ils regardaient comme le sanctuaire des dieux, que la couche des hommes !

Chez nous, les princes chrétiens ont veillé avec d’autant plus de soin à la chasteté monastique, qu’on ne peut douter qu’elle soit encore plus sacrée. C’est ce que prouve la loi de l’empereur Justinien. « Si quelqu’un, dit-il, ose, je ne dis pas ravir, mais seulement essayer de séduire, en vue du mariage, les vierges consacrées à Dieu, qu’il soit puni de mort. » La discipline ecclésiastique cherche plutôt le repentir du pécheur que sa perte ; avec quelle sévérité, cependant, elle prévient les chutes ! Le pape Innocent, écrivant à Victricius, évêque de Rouen, lui disait (chapitre XIII) : « Si celles qui épousent Jésus-Christ spirituellement et qui reçoivent le voile des mains du prêtre viennent à se marier publiquement, ou à se livrer secrètement à un commerce illicite, elles ne devront être admises à la pénitence qu’après la mort de l’homme avec lequel elles auront vécu. » Quant à celles qui, n’ayant pas encore reçu le voile, auraient feint de vouloir vivre dans l’état de virginité, bien qu’elles n’aient pas reçu le voile, elles devront être, pendant un certain temps, soumises à la pénitence, parce que le Seigneur avait reçu leur serment.

En effet, si un contrat passé entre des hommes ne peut être rompu sous aucun prétexte, combien moins un pacte fait avec Dieu pourra-t-il être impunément violé ? Saint Paul dit que les femmes qui ont rompu le veuvage qu’elles s’étaient promis de garder ont mérité condamnation pour avoir violé leur engagement : que sera-ce donc des vierges qui n’ont pas gardé la foi qu’elles avaient jurée ? C’est ce qui a fait dire au fameux Pelage, dans sa lettre à la fille de Maurice : « La femme adultère vis-à-vis de Jésus-Christ est plus coupable que celle qui s’est rendue adultère vis-à-vis d’un homme. Aussi l’Église romaine a-t-elle eu raison de prononcer récemment sur un tel crime une sentence si sévère, qu’elle juge à peine digne de la pénitence les femmes qui souillent, par un commerce impur, un corps consacré à Dieu. »

X. Que si nous voulons examiner quels soins, quelles attentions, quelle tendresse les saints Pères, sollicités par l’exemple du Seigneur et des Apôtres, ont toujours eus pour les femmes consacrées à Dieu, nous verrons qu’ils les ont soutenues, encouragées avec un zèle plein d’amour dans leurs pieuses résolutions, et qu’ils ont incessamment éclairé, échauffé leur foi par des instructions sans nombre et des encouragements multipliés. Sans parler des autres, il me suffira de citer les principaux docteurs de l’Église, Origène, Ambroise, Jérôme. Le premier, le plus grand philosophe des chrétiens, se voua avec tant de zèle à la direction des religieuses, qu’il alla jusqu’à se mutiler lui-même, au rapport de l'Histoire ecclésiastique, pour écarter tout soupçon qui aurait pu l’empêcher de les instruire ou de les exhorter. D’autre part, qui ne sait quelle moisson de divins ouvrages saint Jérôme a laissée en réponse aux demandes de Paule et d’Eustochie ? Il déclare lui-même que son sermon sur l’Assomption de la Mère du Seigneur a été composé à leur prière. « Je ne puis, dit-il, rien refuser à vos sollicitations, enchaîné que je suis par ma tendresse ; j’essaierai donc ce que vous voulez. » Nous savons cependant que plusieurs grands docteurs, aussi élevés par leur rang que par la dignité de leur vie, lui ont souvent écrit pour lui demander quelques lignes, sans pouvoir les obtenir. C’est ce qui fait dire à saint Augustin, dans son second livre des Rétractations : « J’ai adressé aussi au prêtre Jérôme, qui demeure à Bethléem, deux livres : l’un, sur l’origine de l’âme ; l’autre, sur cette pensée de l’apôtre Jacques : « Quiconque, observant d’ailleurs toute la loi, la viole sur un seul point, est coupable comme s’il l’avait violée tout entière. » Je voulais avoir son avis sur les deux ouvrages ; dans le premier, je me bornais à poser la question sans la résoudre ; dans le second, je ne cachais pas ma solution ; mais je désirais savoir s’il la trouvait bonne, et je lui demandais ce qu’il en pensait. Il a répondu qu’il approuvait les questions, mais qu’il n’avait pas le loisir d’y répondre. Je n’ai pas voulu faire paraître ces ouvrages tant qu’il a vécu, dans la pensée qu’un jour, peut-être, il me répondrait, et que je pourrais publier sa réponse en même temps. Ce n’est qu’après sa mort que je les ai publiés. » Voilà donc ce grand homme qui, pendant de longues années, attend de saint Jérôme quelques mots de réponse. Et nous avons vu que, sur la prière de ces pieuses femmes, saint Jérôme s’est épuisé soit à écrire de sa main, soit à dicter nombre d’ouvrages considérables, leur témoignant en cela plus de respect qu’à un évêque. S’il soutient leur vertu avec tant de zèle, s’il n’ose la contrister, n’est-ce pas par égard pour la fragilité de leur nature ? Le zèle de sa charité pour elles est parfois si grand, qu’il semble franchir les bornes de la vérité dans ses éloges, comme s’il avait éprouvé lui-même ce qu’il dit ailleurs : « La charité n’a pas de mesure. » C’est ainsi qu’au début de la vie de sainte Paule, il s’écrie, comme pour captiver l’attention du lecteur : « Alors même que tous mes membres se changeraient en langues et que toutes les parties de mon corps parleraient le langage des hommes, je ne saurais rien dire qui fût digne des vertus de la sainte et vénérable Paule. » Cependant il a écrit aussi les Vies de certains Pères vénérables, qui brillent de tout l’éclat des miracles, et dans lesquelles se trouvent des prodiges bien plus étonnants ; mais il n’est personne qu’il paraisse exalter aussi haut que cette veuve. D’autre part, dans une lettre à la vierge Démétriade, tel est l’éloge dont il marque son entrée en matière, qu’il semble tomber dans une flatterie excessive. « De tous les sujets que j’ai abordés, dit-il, depuis mon enfance jusqu’à ce jour, soit de ma main, soit en m’aidant de la main de mes secrétaires, celui que j’entreprends de traiter aujourd’hui est le plus difficile : il s’agit d’écrire à Démétriade, vierge du Christ, qui tient dans Rome le premier rang et par sa noblesse et par ses richesses ; si je veux rendre justice à toutes ses vertus, je risque de passer pour un flatteur. »

C’était sans doute, pour le saint homme, une tâche bien douce d’encourager par quelque artifice de parole le sexe faible dans l’exercice austère de la vertu. Mais les actes sont, en telle matière, des preuves plus sures encore que les paroles. Or, il a entouré ces pieuses femmes d’une prédilection si marquée, que cette prédilection, malgré sa sainteté incomparable, n’a pas laissé d’imprimer une tache à sa réputation. Il nous le fait connaître lui-même dans sa lettre à Asella, en parlant de ses faux amis et de ses détracteurs. « Il en est qui me regardent comme un criminel couvert de toutes les ignominies, dit-il ; vous faites bien, néanmoins, de considérer comme bons ces méchants, en les jugeant d’après votre conscience. Il est dangereux de juger le serviteur d’autrui ; qui calomnie le juste sera difficilement pardonné. J’en ai connu qui me baisaient les mains et qui, par derrière, me déchiraient avec une langue de vipère. Ils me plaignaient du bout des lèvres ; au fond du cœur, ils se réjouissaient. Qu’ils disent s’ils ont trouvé en moi d’autres sentiments que ceux d’un chrétien. On ne me reproche que mon sexe, et l’on ne songerait pas à me le reprocher, si Paule ne venait à Jérusalem. » Et encore : « Avant que je connusse la maison de sainte Paule, c’était sur mon compte, dans la ville entière, un concert de louanges. Il n’y avait qu’une voix pour me reconnaître digne du pontificat. Mais du jour où, pénétré du mérite de cette pieuse femme, j’ai commencé à lui rendre hommage, à la fréquenter, à la prendre sous ma tutelle, de ce jour-là toutes les vertus m’ont abandonné. » Et quelques lignes plus bas : « Saluez, dit-il, Paule et Eustochie ; quoi qu’on dise, elles sont à moi en Jésus-Christ. » Nous lisons que la familiarité que le Seigneur témoigna à la bienheureuse pécheresse inspira de la défiance au Pharisien qui l’avait invité à sa table. « Si cet homme était prophète, dit-il, il saurait bien ce qu’est cette femme qui le touche. » Est-il donc étonnant que, pour gagner de telles âmes, les saints, qui sont les membres de Jésus-Christ, sollicités par son exemple, ne reculent pas devant le sacrifice de leur réputation ? Ce fut pour éviter de tels soupçons qu’Origène, dit-on, eut le courage de faire le sacrifice d’une partie de son corps.

Ce n’est pas seulement par leur enseignement et leurs exhortations qu’a éclaté l’admirable charité des saints pour les femmes. Parfois aussi cette charité s’est manifestée dans les consolations qu’ils leur ont adressées avec un tel zèle de compassion, que, pour calmer leur peine, ils ont été jusqu’à leur promettre des choses contraires à la foi. Tel est le caractère de la consolation adressée par saint Ambroise aux sœurs de Valentinien après la mort de cet empereur. N’osa-t-il pas garantir que leur frère était sauvé, lui qui n’était que cathécumène, quand il mourut ? ce qui est bien peu conforme à la foi chrétienne et à la vérité évangélique. Mais ces saints docteurs savaient combien la vertu du sexe le plus faible a toujours été agréable à Dieu.

Aussi, tandis que nous voyons des vierges sans nombre se proposer pour modèle la chasteté de la Mère du Seigneur, nous connaissons peu d’hommes qui aient obtenu le don de cette vertu et qui aient pu suivre l’Agneau sans tache dans toutes ses voies. Quelques-unes, dans leur pieux zèle, se sont donné la mort afin de conserver cette pureté de la chair qu’elles avaient consacrée à Dieu ; et non-seulement ce sacrifice n’a pas été l’objet d’un blâme, mais ce martyre d’elles-mêmes leur a généralement mérité la canonisation de l’Église.

Bien plus, si des vierges fiancées, avant de s’unir charnellement à leurs maris, prennent la résolution d’embrasser la vie monastique et de renoncer à leur époux terrestre pour prendre le céleste Époux, liberté leur en est laissée : ce qui n’a jamais été, que nous sachions, accordé aux hommes. Quelques-unes furent enflammées d’un tel zèle de chasteté, que non-contentes de prendre, malgré la défense de la loi, un habit d’homme, elles se retirèrent parmi des moines, où l’éminence de leurs vertus les a rendues dignes de devenir abbés. Telle sainte Eugénie, avec la complicité de l’évêque Hélénus, que dis-je ? sur son ordre, revêtit l’habit d’homme, et après avoir été baptisée par lui, fut admise dans un monastère de religieux.

Je pense, très-chère sœur en Jésus-Christ, avoir suffisamment répondu à la première de vos récentes demandes, je veux dire à celle qui était relative à l’autorité de votre ordre et à la considération due à sa dignité : vous embrasserez maintenant les devoirs auxquels vos vœux vous obligent avec d’autant plus de zèle que vous en connaissez mieux l’excellence. Je répondrai à la seconde demande, s’il plaît à Dieu ; que vos mérites et vos prières m’en obtiennent la grâce. Adieu.