Lettres choisies du révérend père De Smet/ 23

Victor Devaux et Cie ; H. Repos et Cie (p. 332-344).
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XXIII


Namur, le 30 janvier 1857.

Je vous ai narré, dans une de mes lettres, la conversion de Watomika, L’homme aux pieds légers, et sa vocation à la vie religieuse, dans la compagnie de Jésus. Une courte notice sur ses parents vous intéressera. La voici.

Watomika est né au village de Muskagola, dans le territoire indien. Son père, appelé Kistalwa, ou L’homme qui parcourt le sentier de la montagne, était petit-fils de Hobokou, La Pipe à tabac, chef et guerrier distingué de la fameuse tribu des Delawares, ou Lenni-Lennapi. Ketchum, son cousin, est le chef actuel des Delawares et le successeur de Kistalwa.

Durant les quinze dernières années de sa vie, Kistalwa exerça les fonctions de grand chef. Dans maintes occasions, il prouva, par sa hardiesse à la chasse des ours, des chats-tigres (poumas) et des buffles, et surtout par sa bravoure à la guerre, qu’il était digne tout à la fois de la haute position qu’il occupait dans sa nation, et du titre de descendant d’une longue suite de chefs et de guerriers illustres. Elevé dans le paganisme, Kistalwa ignorait la religion chrétienne. Il ne voyait dans ces blancs qui visitaient sa tribu que les usurpateurs des terres de ses ancêtres, qui sans cesse le refoulaient plus avant dans des régions inconnues  ; que des agents d’un gouvernement qui, peu à peu, et à mesure qu’il étendait son vaste empire, parviendrait à la fin à exterminer toute la race indienne. Il voyait s’introduire au milieu des siens des hommes qui, avec une apparence d’amitié, venaient leur tendre la main, leur adressaient des paroles douces et flatteuses, encourageaient les Indiens à boire les liqueurs, ou l’eau de feu, les enivraient pour mieux les tromper, et fomentaient partout les vices les plus abjects. Il avait été témoin des fatales influences que ces hommes pervers et hypocrites exerçaient dans sa tribu. Est-il donc surprenant qu’il haït non-seulement ces individus, mais jusqu’à la religion à laquelle ils prétendaient appartenir, jusqu’au nom de chrétien qu’ils osaient porter  ? Comme le vieux Amilcar, père d’Annibal, Kistalwa ne cessa d’inspirer au jeune Watomika une haine implacable contre la race perfide des blancs.

La mère de Watomika était d’origine européenne. D’après le récit de cette femme, ses parents sont venus de la province d’Auvergne vers l’année 1794, et, après avoir traversé l’Océan, ils se sont établis dans une belle et riche vallée sur les bords du Rio-Frio, tributaire de la rivière Nueces, au Texas, qui faisait alors partie du Nouveau-Mexique. De vertes plaines, dont la vallée abonde, servaient de pâturages à des troupeaux innombrables de bestiaux sauvages et à des milliers de chevaux marrons. Le Comanche,[1] non moins sauvage, y venait de temps à autre faire sa grande chasse aux animaux et se pourvoir de ces coursiers fougueux qui le rendent la terreur de ses ennemis à la guerre. C’est dans cette contrée que Marie Bucheur, mère de Watomika, est née. Elle avait un frère, appelé Louis, de trois ans plus âgé qu’elle, né en France.

Des années s’étaient passées sans que le calme eût été troublé dans la cabane solitaire du Français intrépide, comme fut appelé le grand-père maternel de Watomika. Il n’avait d’autres voisins que des sauvages nomades qui, dans certaines saisons de l’année, le visitaient, lui témoignaient beaucoup d’amitié, et lui apportaient leurs pelleteries et des provisions, recevant en échange les objets qui pouvaient le plus leur convenir et leur plaire. Cette petite famille vivait tranquille et heureuse dans le désert, à l’abri des commotions politiques, et des orages sociaux qui vers la fin du siècle dernier semaient l’épouvante, le désordre et la ruine dans la belle France. Mais, hélas  ! les rêves de bonne fortune sont bien trompeurs et toujours bien courts  ! Les visions de félicité ici-bas sont illusoires, incertaines  ; elles passent pour la plupart avec la vitesse de l’éclair, et ne peuvent que nous éblouir un instant  ! L’intrépide Français comptait sur une longue suite de jours heureux. Huit années s’étaient déjà écoulées que la paix et le bonheur n’avaient cessé de régner dans son petit ménage. Les sauvages du pays paraissaient lui être sincèrement attachés  ; il était leur ami, leur bienfaiteur  ; il se croyait assuré contre n’importe quel danger de leur part.

Soudain, un événement imprévu vint anéantir ses plus belles espérances. Un parti de chasseurs comanches avait été massacré par des Espagnols sur les bords du Rio-Grande[2]. Aussitôt le cri de guerre et de vengeance retentit dans tous les camps de la tribu. Déjà les guerriers indiens battent les plaines et les forêts à la recherche de chevelures de blancs et avides de s’abreuver de leur sang. Ils avaient cherché en vain depuis plusieurs semaines, lorsque le souvenir du solitaire de Rio-Frio se présente à la pensée d’un des plus farouches de la bande. Il propose de faire le coup  ; c’est accepté. Dans leur rage frénétique, ils méconnaissent la bienveillance et l’amitié dont ils avaient sans cesse reçu des preuves dans la cabane de l’honnête Français et de sa fidèle compagne  ; ils oublient jusqu’aux caresses innocentes des deux petits enfants.

À la faveur des ténèbres d’une profonde nuit, ils approchent de cette demeure hospitalière. Tandis que la famille était plongée dans un paisible sommeil, le cri de guerre de ces barbares vint la troubler. Armés de massues, les lâches agresseurs s’élancent et enfoncent les portes. Avant que les blancs aient eu le temps de se remettre de leur terreur, les sauvages ont saisi le père, la mère et les enfants. Ils conduisent les captifs à une petite distance de la maison, afin qu’ils soient les témoins désolés de la destruction par le feu de tout ce que les ennemis ne peuvent enlever.

Mais ce n’était que le commencement de leurs malheurs. La colère et la vengeance indiennes, enflammées par toutes les injures reçues jadis des autres blancs, devaient, en l’absence des vrais coupables, descendre sur ces innocentes victimes. Ils les chargèrent d’insultes et les accablèrent de cruautés. Après une marche pénible et précipitée, continuée pendant plusieurs jours, presque sans qu’ils pussent prendre le moindre repos et avec très-peu de nourriture, ils arrivèrent au village du grand chef comanche, proche parent des chasseurs massacrés par les Espagnols.

Le camp avait été averti d’avance de l’approche des fameux guerriers  ! Ils y furent reçus avec tous les honneurs d’un vrai triomphe, consistant en danses de chevelures, en chants et en festins, comme si ces misérables s’étaient réellement distingués par une action héroïque et dans une bataille rangée. Pendant que le conseil était en séance dans la loge du chef, pour délibérer sur le sort des prisonniers, ceux-ci furent conduits autour du village, au milieu des injures les plus atroces que chaque guerrier avait le droit de leur infliger. Le chef enfin proclama la sentence de mort, aux acclamations de toute la multitude. Le poteau fut aussitôt élevé dans le centre du camp et entouré de fagots. Le Français et sa femme y furent attachés ensemble pour y périr dans les flammes. Les sarabandes sauvages, les gestes frénétiques, les cris, les vociférations et les hurlements horribles de ces Indiens furieux augmentaient encore les angoisses profondes et l’affreuse agonie de leurs malheureuses victimes. Le père et la mère ne cessèrent, jusqu’au dernier soupir, de conjurer leurs lâches bourreaux d’avoir au moins pitié de leurs pauvres et innocents enfants. Le petit Louis et la petite Marie furent épargnés à cause de leur bas âge  ; le premier avait dix ans  ; la fille n’en avait que sept. Ils furent toutefois forcés d’assister au supplice barbare de leurs chers parents, qu’ils ne pouvaient ni secourir, ni consoler. Ils tremblaient de tous leurs membres, versaient des torrents de larmes, appelaient leur père et leur mère par les noms les plus doux, et suppliaient, mais en vain, les hommes cruels et sans pitié d’épargner leur vie. Les gémissements du père, au milieu de ses affreuses tortures, et les cris étouffés de la mère mourante déchiraient les tendres cœurs des jeunes enfants. Ceux-ci, dans leur désespoir, se seraient jetés aux pieds de leurs parents, à travers les flammes, si les monstres qui les entouraient ne les en eussent empêchés.

Immédiatement après cette scène tragique et lamentable, les deux malheureux orphelins furent soumis à une nouvelle épreuve, non moins dure et affligeante dans les tristes circonstances où ils se trouvaient. Jusqu’alors ils avaient passé tranquillement les jours heureux de leur première enfance  ; ils avaient eu ensemble tous leurs amusements et fait de même toutes leurs courses  ; aujourd’hui qu’ils désiraient partager en commun la plus profonde amertume, ils étaient impitoyablement séparés pour ne plus se revoir. Marie fut arrachée des bras de son frère, le seul objet de tendresse qui lui restât sur la terre. Le fils unique d’un des chefs présents à cette scène était récemment tombé à la guerre. Ce chef réclama Louis pour prendre la place de son enfant, le mit sur un beau coursier et l’emmena dans son pays. On n’a jamais entendu parler de lui depuis. S’il vit encore, il remplace probablement aujourd’hui son père adoptif en qualité de chef comanche, et parcourt, avec ses frères les Peaux-rouges, les vastes plaines du Texas, du Nouveau-Mexique et du Grand-Désert.

Marie fut adoptée dans la famille d’un grand guerrier comanche qui la traita comme son propre enfant et qui reprit bientôt après le sentier de son pays, situé au nord du Texas. Elle était dans cette famille depuis environ sept ans lorsqu’elle accompagna ses parents indiens à un poste de traite, établi dans la partie supérieure de la rivière Rouge. Ils y rencontrèrent un grand parti de Delawares, conduit par le jeune et brave Kistalwa, fils du grand chef Buckongahela. Les deux partis échangèrent aussitôt les compliments ordinaires entre Indiens et fumèrent le calumet de la paix et de la fraternité.

Marie attira l’attention du parti delaware, surtout de Kistalwa, qui chercha à avoir un entretien avec elle. Elle consentit à l’accompagner à la loge de Buckongahela, pourvu que ses parents adoptifs donnassent leur approbation. Kistalwa s’empressa de proposer l’affaire au vieux Comanche. Celui-ci surpris rejeta la proposition avec sévérité et ne voulut plus en entendre parler. Il prit même ses mesures pour empêcher toute entrevue entre le jeune Delaware et sa fille adoptive. Kistalwa avait du caractère  ; il ne se laissa pas intimider facilement, et ce premier refus ne servit qu’à l’encourager à persister dans sa demande à tout risque. L’histoire de la jeune fille blanche avait vivement touché son cœur. Il voulait absolument la reprendre, l’arracher, s’il le fallait, des mains d’un des bourreaux du malheureux père et de l’infortunée mère de Marie. Il revint donc à la charge avec une telle détermination et avec des arguments si positifs, que le Comanche commença à réfléchir sur les conséquences d’un second refus et à craindre pour la sécurité de toute sa famille. L’affaire prit une nouvelle tournure : le fier sauvage prêta une oreille plus attentive au discours du jeune guerrier. Kistalwa s’en aperçut  ; il mit aussitôt à ses pieds son calumet et du tabac. Selon les usages indiens, si la partie adverse ne fait aucune attention au calumet, c’est un signe qu’elle rejette tout arrangement. Mais le Comanche, au grand contentement de son hôte, s’empressa d’allumer le calumet et l’offrit au Grand Esprit et à tous les manitous de son calendrier, comme une marque de son bon vouloir et de sa sincérité. Le calumet passa ensuite d’une bouche à l’autre : c’était la conclusion du traité. L’un promit sa fille  ; l’autre, en témoignage de sa reconnaissance, fit présent au père de deux beaux chevaux, d’une ample quantité de tabac et de munitions.

Kistalwa ne tarda pas à faire ses préparatifs de départ et fit avertir la fille blanche. Elle eut de la peine à quitter ses parents comanches, auxquels elle s’était sincèrement attachée. Marie, par sa douceur, son intelligence et toutes les autres bonnes qualités qui la distinguaient, avait su gagner tous les cœurs de la famille peau-rouge. Celle-ci, de son côté, avait eu pour Marie, durant le long séjour qu’elle avait fait dans leur loge, tous les égards et toute l’affection de vrais parents, de sœurs, de frères. La séparation fut donc pénible  ; la peine mutuelle se manifesta par une abondance de larmes, surtout au moment des derniers adieux. Aussi, en se séparant de Marie, le vieux Comanche implorait ses manitous de protéger le sentier qu’elle allait parcourir  ; et l’ayant placée sous leur sauvegarde, il remit la jeune fille entre les mains de Kistalwa et de sa bande de guerriers.

Fiers du trésor qu’ils emportaient, ils reprirent, comme en triomphe, le chemin de leur pays. Le soleil brillait avec éclat  ; les vertes plaines fourmillaient d’animaux  ; la chasse était abondante  ; nul ennemi ne venait leur disputer le passage  ; tout fut propice pendant le long voyage.

Marie, à son arrivée parmi les Lenni-Lennapi, désormais devenus comme sa propre nation, y fut reçue, avec toutes les marques de tendresse et d’affection, par le grand chef Buckongahela. Il lui donna le nom de Monotawan, ou la gazelle blanche, à cause de ses formes délicates et de son admirable candeur.

Deux années après, Monotawan fut mariée à Kistalwa, avec les cérémonies et les rites en usage dans la tribu. Voici les détails de ce genre de solennité : lorsqu’un jeune homme désire entrer en ménage, il déclare son intention au père et à la mère de la fille, et, à leur défaut, aux plus proches parents et amis. Ce sont eux qui décident de la convenance du mariage. Le jeune homme prend alors son fusil, son sac à plomb et sa corne à poudre, et passe trois jours de suite à la chasse dans les plaines et les forêts voisines. S’il obtient du succès et s’il retourne avec des chevaux chargés de gibier, c’est un présage certain de bonheur et de paix pour le nouvel état dans lequel il va s’engager  ; si, au contraire, il retourne à la loge les mains vides ou avec de misérables animaux, l’augure est défavorable et les parents remettent souvent le mariage à un temps plus heureux. Le chasseur, à son retour, choisit les morceaux les plus délicats de sa chasse  ; il les place à l’entrée de la loge de sa future, et se retire sans dire une parole à qui que ce soit. Lorsque le présent est accepté, c’est un signe qu’il n’est fait aucune objection à l’union projetée, de la part des parents ou des alliés de la famille. Aussitôt les deux partis font les préparatifs qui préludent au mariage. Le jeune homme et la jeune fille se barbouillent soigneusement la figure de différentes couleurs, et se revêtent de leurs plus beaux ornements qui consistent en bracelets, colliers de grains de cristal ou de porcelaine, belles plumes d’oiseaux, habits de peaux de gazelle et de chevreuil, richement brodés et travaillés en piquants de porc-épic de nuances variées. Le futur s’attache des queues de loup ou de renard aux deux talons et aux genoux, en forme de jarretières et insère des plumes d’aigle dans ses cheveux. Ces plumes sont la marque d’une grande distinction dont on s’est rendu digne par des exploits à la guerre et la hardiesse à la chasse. Les principaux jongleurs font une offrande de tabac à Wahkon-Tanka, ou le Grand Esprit, afin d’obtenir ses faveurs pour le jeune couple, et lui présentent une peau de castor en sacrifice, comme signe de leur reconnaissance pour les bienfaits futurs. Les amis et les proches parents préparent ensemble le grand festin de noce. Là, le jeune homme est présenté à la famille par le grand maître des cérémonies. Celui-ci remet à chacun des deux fiancés une peau de castor. Ils l’échangent entre eux, et ratifient ainsi leur consentement mutuel au mariage. Le repas commence  ; les convives font honneur aux mets  ; ils dansent et chantent au son du tambour et de la flûte, et c’est au milieu de ces amusements et des récits de belles histoires que se termine la cérémonie des noces parmi les Lenni-Lennapi.

Monotawan donna le jour à deux fils ; l’aîné fut appelé Chiwendota, ou le loup noir, le cadet reçut le nom de Watomika, ou le pied léger.

Agréez etc.

P. J. De Smet, S. J.
  1. Comanches ou Camanches, nation indienne qui occupe un vaste territoire an N. O. du Texas (États-Unis). Ils ont été longtemps la terreur des colons espagnols du pays. Grands, robustes, d’un rouge foncé, avec des cheveux d’un noir de jais, ils ont au-dessus du coude un large anneau de cuivre ou d’or grossièrement travaillé, auquel ils suspendent les chevelures de leurs ennemis. Montés sur d’excellents chevaux, ils portent au loin leurs ravages. On en compte encore environ 2 000. (Note de la présente édition.)
  2. Rio-Grande ou Hondo, rivière du Mexique (Yucatan), a sa source sur les frontières du Guatemala. Cours 400 kilomètres. (Note de la présente édition.)