Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 95

Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 214-215).

95. — DE Mme DE SÉVIGNÉ À Mme DE GRIGNAN.

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À Paris, mercredi 13 avril 1672.

Je vous l’avoue, ma fille, je suis très-fâchée que mes lettres soient perdues ; mais savez-vous de quoi je serais encore plus fâchée ? ce serait de perdre les vôtres : j’ai passé par là, c’est une des plus cruelles choses du monde. Mais, mon enfant, je vous admire ; vous écrivez l’italien comme le cardinal Ottobon[1] et même vous y mêlez de l’espagnol ; manera n’est pas des nôtres ; et pour vos phrases, il me serait impossible d’en faire autant : amusez-vous aussi à le parler, c’est une très-jolie chose ; vous le prononcez bien, vous avez du loisir ; continuez, je serai tout étonnée de vous trouver si habile. Vous m’obéissez pour n’être point grosse, je vous en remercie de tout mon cœur ; ayez le même soin de me plaire pour éviter la petite vérole. Votre soleil me fait peur : comment, les têtes tournent ! on a des apoplexies comme on a des vapeurs ici, et votre tête tourne comme les autres ! Madame de Coulanges espère conserver la sienne à Lyon, et fait des préparatifs pour faire une belle défense contre le gouverneur[2]. Si elle va à Grignan, ce sera pour vous conter ses victoires, et non pas sa défaite : je ne crois pas même que le marquis prenne le personnage d’amant ; il est observé par gens qui ont bon nez, et qui n’entendraient pas raillerie. Il est désolé de ne point aller à la guerre ; je suis très-désolée aussi de ne point partir avec M. et madame de Coulanges ; c’était une chose résolue, sans le pitoyable état où se trouve ma tante : mais il faut avoir encore patience ; rien ne m’arrêtera, dès que je serai libre de partir : je viens d’acheter un carrosse de campagne, je fais faire des habits ; enfin je partirai du jour au lendemain. Jamais je n’ai rien souhaité avec tant de passion ; fiez-vous à moi pour n’y pas perdre un moment : c’est mon malheur qui me fait trouver des retardements où les autres n’en trouvent point.

Je voudrais bien vous pouvoir envoyer notre cardinal ; ce se« rait un grand amusement de causer avec lui : je ne vous trouve rien qui puisse vous divertir ; mais, au lieu de prendre le chemin de Provence, il s’en va à Commerci. On dit que le roi a quelque regret du départ de Canaples : il avait un régiment, il a été cassé ; il a demandé dix abbayes, on les lui a toutes refusées ; il a demandé de servir d’aide de camp cette campagne : il est refusé ; sur cela il écrit à son frère aîné une lettre pleine de désespoir et de respect tout ensemble pour Sa Majesté, et s’en va sur le vaisseau du duc d’York[3], qui l’aime et l’estime : voilà l’histoire un peu plus en détail. On ne parle plus que de guerre et de partir : tout le mond e pst triste, tout le monde est ému.

Le maréchal de Gramont était l’autre jour si transporté de la beauté d’un sermon de Bourdaloue, qu’il s’écria tout haut, en un endroit qui le toucha : Mordieu, il a raison ! Madame éclata de rire ; et le sermon en fut tellement interrompu, qu’on ne savait ce qui en arriverait. Je ne crois pas, de la façon que vous dépeignez vos prédicateurs, que si vous les interrompez, ce soit par des admirations. Adieu ma très-chère et très-aimable ; quand je pense au pays qui nous sépare, je perds la raison, et je n’ai plus de repos. Je blâme Adhémar d’avoir changé de nom ; c’est le petit dénaturé.


  1. Ottoboni fut depuis le pape Alexandre VIII.
  2. Le marquis de Villeroi.
  3. Depuis Jacques II, roi d’Angleterre.