Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 92

Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 205-210).

92. — DE Mme DE SÉVIGNÉ À Mme DE GRIGNAN. modifier

À Paris, mercredi au soir, 9 mars 1672.

Ne me parlez plus de mes lettres, ma fille ; je viens d’en recevoir une de vous qui enlève, tout aimable, toute brillante, toute pleine de pensées, toute pleine de tendresse : c’est un style juste et court, qui chemine et qui plaît au souverain degré, même sans vous aimer comme je fais. Je vous le dirais plus souvent, sans que je crains[1] d’être fade ; mais je suis toujours ravie de vos lettres sans vous le dire : madame de Coulanges l’est aussi de quelques endroits que je lui fais voir, et qu’il est impossible de lire toute seule. Il y a un petit air de dimanche gras répandu sur cette lettre, qui la rend d’un goût nonpareil.

Il y avait longtemps que vous étiez abîmée : j’en étais toute triste ; mais le jeu de l’oie vous a renouvelée, comme il l’a été par les Grecs : je voudrais bien que vous n’eussiez joué qu’à l’oie, et que vous n’eussiez point perdu tant d’argent. Un malheur continuel pique et offense ; on hait d’être houspillé parla fortune ; cet avantage que les autres ont sur nous blesse et déplaît, quoique ce ne soit point dans une occasion d’importance. Nicole dit si bien cela ! enfin j’en hais la fortune, et me voilà bien persuadée qu’elle est aveugle de vous traiter comme elle fait ; si elle n’était que borgne, vous ne seriez point si malheureuse.

Vous me demandez les symptômes de cet amour[2] : c’est premièrement une négative vive et prévenante ; c’est un air outré d’indifférence qui prouve le contraire ; c’est le témoignage des gens qui voient de près, soutenu de la voix publique ; c’est une suspension de tout ce mouvement de la machine ronde ; c’est un relâchement de tous les soins ordinaires, pour vaquer à un seul ; c’est une satire perpétuelle contre les vieilles gens amoureux ; vraiment il faudrait être bien fou, bien insensé : quoi, une jeune femme ! voilà une bonne pratique pour moi ; cela me conviendrait fort ; j’aimerais mieux m’être rompu les deux bras. Et à cela on répond intérieurement : Et oui, tout cela est vrai ; mais vous ne laissez pas d’être amoureux : vous dites vos réflexions ; elles sont justes, elles sont vraies, elles font votre tourment ; mais vous ne laissez pas d’être amoureux : vous êtes tout plein de raison, mais l’amour est plus fort que toutes les raisons : vous êtes malade, vous pleurez, vous enragez, et vous êtes amoureux. Si vous conduisez à cette extrémité M. de Vence[3], je vous prie, ma fille, que j’en soise la confidente ; en attendant, vous ne sauriez avoir un plus agréable commerce : c’est un prélat d’un esprit et d’un mérite distingué ; c’est le plus bel esprit de son temps : vous avez admiré ses vers, jouissez de sa prose ; il excelle en tout ; il mérite que vous en fassiez votre ami. Vous citez plaisamment cette dame qui aimait à faire tourner la tête à des moines : ce serait une bien plus grande merveille de la faire tourner à M. de Vence, lui dont la tête est si bonne, si bien faite et si bien organisée : c’est un trésor que vous avez en Provence, profitez-en ; du reste, sauve qui peut !

Je vous défends, ma chère enfant, de m’envoyer votre portrait : si vous êtes belle, faites-vous peindre, mais gardez- moi cet aimable présent pour quand j’arriverai : je serais fâchée de le laisser ici ; suivez mon conseil, et recevez en attendant un présent passant tous les présents passés et présents ; car ce n’est pas trop dire : c’est un tour de perles de douze mille écus ; cela est un peu fort, mais il ne l’est pas plus que ma bonne volonté : enfin regardez-le, pesez-le, voyez comme il est enfilé, et puis dites-m’en votre avis : c’est le plus beau que j’aie jamais vu ; on l’a admiré ici. Si vous l’approuvez, qu’il ne vous tienne point au cou, il sera suivi de quelques autres ; car pour moi, je ne suis point libérale à demi : sérieusement, il est beau, et vient de l’ambassadeur de Venise, notre défunt voisin. Voilà aussi des pincettes pour cette barbe incomparable ; ce sont les plus parfaites de Paris. Voilà aussi un livre que mon oncle de Sévigné[4] m’a priée de vous envoyer ; je m’imagine que ce n’est pas un roman : je ne lui laisserai pas le soin de vous envoyer les contes de la Fontaine, qui sont… vous en jugerez.

Nous tâchons d’amuser notre bon cardinal[5] : Corneille lui a lu une pièce qui sera jouée dans quelque temps, et qui fait souvenir des anciennes Molière lui lira samedi Trissotin, qui est une fort plaisante chose. Despréaux lui donnera son Lutrin et sa Poétique : voilà tout ce qu’on peut faire pou» son service. Il vous aime de tout son cœur, ce pauvre cardinal ; il parle souvent de vous, et vos louanges ne finissent pas si aisément qu’elles commencent. Mais, hélas ! quand nous songeons qu’on nous a enlevé notre chère enfant, rien n’est capable de nous consoler : pour moi, je serais très-fâchée d’être consolée ; je ne me pique ni de fermeté, ni de philosophie ; mon cœur me mène et me conduit. On disait l’autre jour (je crois vous l’avoir mandé) que la vraie mesure du mérite du cœur, c’était la capacité d’aimer : je me trouve d’une grandeélévation par cette règle ; elle me donnerait trop de vanité, si je n’avais mille autres sujets de me remettre à ma place.

Adhémar m’aime assez, mais il hait trop l’évêque, et vous le haïssez trop aussi : l’oisiveté vous jette dans cet amusement ; vous n’auriez pas tant de loisir, si vous étiez ici. M. d’Uzès m’a fait voir un mémoire qu’il a tiré et corrigé du vôtre, dont il fera des merveilles ; fiez-vous-en à lui ; vous n’avez qu’à lui envoyer tout ce que vous voudrez, sans craindre que rien ne sorte de ses mains, que dans le juste point de la perfection. Il y a, dans tout ce qui vient de vous autres, un petit brin d’impétuosité, qui est la vraie marque de l’ouvrier : c’est le chien du Bassan[6]. On vous mandera le dénoûment que M. d’Uzès fera à toute cette comédie ; j’irai me faire nommer à la porte de l’évêque, dont je vois tous les jours le nom à la mienne. ÎSe craignez pas, pour cela, que nous trahissions vos intérêts. Il y a plusieurs prélats qui se tourmentent de cette paix ; elle ne sera faite qu’à de bonnes enseignes. Si vous voulez faire plaisir à l’évêque, perdez bien de l’argent, mettez-vous dans une grande presse ; c’est là qu’il vous attend.

Voici une nouvelle ; écoutez-moi : le roi a fait entendre à messieurs de Charost qu’il voulait leur donner des lettres de duc et pair, c’est-à-dire qu’ils auront tous deux, dès à présent, les honneurs du Louvre, et une assurance d’être passés au parlement la première fois qu’on en passera. On donne au fils la lieuteuance générale de la Picardie, qui n’avait pas été remplie depuis très-longtemps, avec vingt mille francs d’appointement, et deux cent mille francs de M. de Duras, pour la charge de capitaine des gardes du corps, que MM. de Charost lui cèdent. Raisonnez là-dessus, et voyez si M. de Duras ne vous paraît pas plus heureux que M. de Charost. Cette place est d’une Wk\e beauté, par la confiance qu’elle marque et par l’honneur d’être proche de Sa Majesté, qu’elle n’a point de prix. M. de Duras, pendant son quartier, suivra le roi à l’armée, et commandera à toute la maison de Sa Majesté. Il n’y a point de dignité qui console de cette perte ; cependant on entre dans le sentiment du maître, et l’on trouve que messieurs de Charost[7] doivent être contents. Que notre ami Noailles prenne garde à lui, on dit qu’il lui en pend autant à l’œil ; car il n’a qu’un œil aussi bien que les autres.

On parle toujours de la guerre : vous pouvez penser combien j’en suis fâchée : il y a des gens qui veulent encore faire des almanachs[8] ; mais pour cette campagne, ils sont trompés. Toute mon espérance, c’est que la cavalerie ne sera pas exposée aux sièges que l’on fera chez les Hollandais ; il faut vivre pour voir démêler toute cette fusée. J’ai vu le marquis de Vence : je le trouvai si jeune, que je lui demandai comment se portait madame sa mère ; M. de Coulanges me redressa : le cardinal de Retz interrompit notre conversation, mais ce ne fut que pour parler de vous. Je souhaite toujours Adhémar, pour meredire encore mille fois que vous m’aimez : vous m’assurez que c’est avec une tendresse digne de la mienne ; si je ne suis contente de cette ressemblance, je suis bien difficile à contenter.

Je viens de recevoir votre lettre du jour des Cendres : en vérité, ma fille, vous me confondez par vos louanges et par vos remercîments ; c’est me faire souvenir de ce que je voudrais faire pour vous, et j’en soupire, parce que je ne me contente pas moi-même ; et plût à Dieu que vous fussiez si pressée de mes bienfaits, que vous fussiez contrainte de vous jeter dans l’ingratitude ! Nous avons souvent dit que c’est la vraie porte pour en sortir honnêtement, quand on ne sait plus où donner delà tête ; mais je ne suis pas assez heureuse pour vous réduire à cette extrémité : votre reconnaissance suffit et au delà. Que vous êtes aimable ! et que vous me dites plaisamment tout ce qui se peut dire là-dessus ! Au reste, quelle folie de perdre tant d’argent à ce chien de brelan ! c’est un coupe-gorge qu’on a banni de ce pays-ci, parce qu’on y fait de sérieux voyages : vous jouez d’un malheur insurmontable, vous perdez toujours ; croyez-moi, ne vous opiniâtrez point, songez que tout cet argent s’est perdu sans vous divertir : au contraire, vous avez payé cinq ou six mille francs pour vous ennuyer, et pour être houspillée de la fortune. Ma fille, je m’emporte ; il faut dire comme Tartufe : C’est un excès de zèle. À propos de comédie, voilà Bajazet : si je pouvais vous envoyer la Champmêlé, vous trouveriez la pièce bonne ; mais, sans elle, elle perd la moitié de son prix. Je suis folle de Corneille ; il nous donnera encore Pulchérie, où l’on reverra

La main qui crayonna

La mort du grand Pompée et l’âme de Cinna[9].

Il faut que tout cède à son génie. Voilà cette petite fable de la Fontaine, sur l’aventure du curé de M. de Bouffi ers, qui fut tué tout roide en carrosse auprès de son mort [10] : cet événement est bizarre ; la fable est jolie, mais ce n’est rien au prix de celles qui suivront. Je ne sais ce que c’est ce que Pot au lait [11].

J’ai souvent des nouvelles de mon pauvre enfant ; la guerre me déplaît fort, pour lui premièrement, et puis pour les autres que j’aime. Madame de Vaudemont est à Anvers, nullement disposée à revenir ; son mari est contre nous. Madame de Courcelles[12] sera bientôt sur la selette ; je ne sais si elle touchera il petto adamantino de M. d’Avaux[13] ; mais jusqu’ici il a été aussi rude à la Tournelle que dans sa réponse. Ma fille, j’écris sans mesure, encore faut-il finir : en écrivant aux autres, on est aise d’avoir écrit ; et moi, j’aime à vous écrire par-dessus toutes choses. J’ai mille ami’ tiés à vous faire de M. delà Rochefoucauld, de notre cardinal, de Barillon, et surtout de madame Scarron, qui vous sait bien louer à ma fantaisie ; vous êtes bien selon son goût. Pour M. et madame de Coulanges, M. l’abbé, matante, ma cousine, la Mousse, c’est un cri général pour me prier de parler d’eux ; mais je ne suis pas toujours en humeur de faire des litanies ; j’en oublie encore : en voilà pour longtemps. Le pauvre Ripert est toujours au lit : il me vient des pensées sur son mal ; que diantre a-t-il ? J’aime toujours ma petite enfant, malgré les divines beautés de son frère.

Adieu, ma chère enfant, j’embrasse votre comte ; je l’aime encore mieux dans son appartement que dans le vôtre. Hélas ! quelle joie de vous voir belle taille, en santé, en état d’aller, de trotter comme une autre. Donnez-moi le plaisir de vous revoir ainsi.


  1. Ancienne locution ; on dirait maintenant sans que je craigne.
  2. L’amour de d’Hacqueville pour une fille du maréchal de Gramont.
  3. Antoine Godeau, évêque de Vence, mort le 21 avril 1672.
  4. Renaud de Sévigné s’etait retiré à Port-Royal des champs, où il passa les dernières années de sa vie dans les exercices de la plus haute piété. Il y mourut le 19 mars 1676.
  5. Le cardinal de Retz.
  6. Le Bassan faisait figurer son chien dans la composition de presque tous ses tableaux.
  7. Armand de Béthune, marquis de Charost, avait épousé Marie Fouquet, fille du surintendant.
  8. C’est-à-dire des pronostics. On donnait alors ce sens au mot almanach à cause des prédictions qu’on y trouvait.
  9. Allusion à ces vers de la dédicace d’Œdipe, à M. Fouquet :
    Et je me sens encor la main qui crayonna
    L’âme du grand Pompée et l’esprit de Cinna.
  10. Voyez la fable xi du livre VII, le Curé et le Mort.
  11. Autre fable de la Fontaine, dont la moralité est la même que celle du Curé et du Mort. Voyez la fable x du livre VII.
  12. L’une des plus belles femmes de son temps, et des moins sages. Elle était fille de Joachim de Lénoncourt, marquis de Marolles, et d’Isabelle-Claire-Eugénie de Cromerg.
  13. Le président de Mesmes, père du premier président de ce nom.